dimanche 17 juin 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps… 56

Siemp vécut des jours heureux. Ils progressaient vite et bien. Résal et Koubaye suivaient. Le soir les tribus Oh’Men les accueillaient. Ils pouvaient se reposer sans risque et manger à leur faim. Il n’y eut qu’une alerte. Ils s’étaient rapprochés du fleuve et avaient croisé une route. Les seigneurs y passaient fréquemment. La tribu Oh’Men qui campait à proximité leur confirma qu’ils étaient toujours recherchés. Ils durent patienter avant de pouvoir traverser selon les conseils du chef. Un groupe armé de seigneurs était passé vers le nord. Les coureurs, porteurs de nouvelles, sillonnaient le pays. Ils signalaient tous les mouvements des occupants.
    - Les seigneurs sont partis vers le puits de Dounev. Certains des leurs s’arrêtent le long de la route. Ils viennent voir les troupeaux qui traversent. Ils comptent nos bêtes et surveillent nos mouvements. Attendez un peu. Le coureurs nous diront.
On les avait logés sous une grande tente. Siemp disparaissait toute la journée, laissant Résal et Koubaye seuls sous la toile. Koubaye profitait de ce repos forcé pour entrer en contact avec la pierre. Il méditait. Si son corps était au repos, il avait l'impression que son cerveau entrait en ébullition. En suivant ce que lui montrait la pierre, il traversait des temps oubliés, suivant des cordes depuis longtemps usées.
Résal, de son côté dormait, rêvant de lac et d'eau. Cette fraîcheur le réconfortait. Le monde des Oh’men était trop sec pour lui. Il avait promis à la déesse de suivre Koubaye. Il le faisait. Il prenait conscience que les évènements allaient lui faire vivre des moments qu’il n’avait pas envie de vivre.
Ce temps dura quatre jours. Siemp leur annonça après le repas du soir qu’ils repartiraient le lendemain. Ils allaient longer le fleuve et remonter vers le territoire de la tribu Monao. Siemp respirait la joie en disant cela. Koubaye fut heureux pour lui. Il allait retrouver sa famille.
A l’aube, trois coureurs, porteurs de nouvelles, s’élançaient vers le fleuve, alors qu’un groupe mené par un seigneur venait compter les bêtes du troupeau. Personne ne fit attention à eux. Vêtus des tuniques des Monao avec leur capuchons rouges, ils filèrent. Une demi-journée plus tard, Résal déclara :
   - Ça sent l’eau !
Ils ne leur fallut pas longtemps pour atteindre le sommet de la colline proche et voir les boucles du fleuve qui s’étalaient en bas.
   - On va au fleuve ?
   - Non, Résal, désolé, mais là-bas, répondit Siemp en tendant le doigt vers une des courbes, il y a le port d’Ibim et les seigneurs. On s’approchera de l’eau plus loin. Ne restons pas là. Les coureurs, porteurs de nouvelles, ne s’arrêtent jamais...
Ils se remirent en marche. La proximité de l’eau remplissait Résal d’énergie. Il menait le train à toute allure. Koubaye dit à Siemp :
   - On voit qu’il a hâte d’arriver au bord de l’eau.
Ce dernier acquiesça en riant.
D’autres coureurs se joignirent à eux. Tout en avançant, ils commencèrent à parler avec Siemp, lui donnant des nouvelles de sa parenté, des plus proches, au plus lointain des cousins. Ils arrivèrent au campement bien avant la nuit. Siemp fut accueilli en fils prodigue. Le banquet était prêt. Les coureurs gardiens étaient postés. Les seigneurs ne pourraient pas approcher sans être repérés.
On leur montra leur tente. Elle était grande et richement décorée. Siemp leur expliqua que cette tente n’était montée que pour les invités de marque. La tribu des Manao rendait ainsi hommage à Koubaye qui leur ramenait un des leurs. Résal écouta à peine. Il avait vu non loin, un bras du fleuve et ne désirait qu’aller le voir.
La soirée fut festive. Siemp se retrouva à une place d’honneur. Koubaye et Résal se retrouvèrent entourés de Oh’men parlant leur langue. On leur demanda de raconter le vaste monde. Résal se révéla un excellent conteur. Il racontait Sursu et ses histoires glauques captivant son auditoire y compris Koubaye qui apprit ainsi ce qui lui était arrivé. La nuit, il en rêva. Il vit comme un tas de cordes, de fils et de ficelles de toutes sortes qui lui tombaient dessus.  En entrant à Sursu, il s’était retrouvé comme un moucheron pris dans une toile d’araignée.
Le lendemain, Siemp fut debout aux aurores. Il était impatient. Les siens allaient arriver. Koubaye le vit aller et venir en permanence. Siemp guettait au bord du camp. Au milieu de la matinée, il chaussa ses échasses et s'élança vers le nord. Koubaye se retira sous la tente et ouvrit le coffret. Il ne se lassait pas de voir Rma filer. Ce jour-là, il grimaça. La trame du temps risquait de se déchirer. Riak était en danger. Koubaye s’approcha du tas de fils préparés pour tisser et en intervertit deux en espérant qu’il ne ferait pas de mal. Il avait encore en tête le souvenir de la falaise de Tiemcen. La navette de Rma courut. Le fil cassa et Rma répara la trame du temps, changeant la suite de son tissage. Koubaye eut peur. Rma avait-il vu ce qu’il avait fait ?
   - Koubaye ! Koubaye ! Siemp arrive !
Résal venait de secouer Koubaye. Il ouvrit les yeux et mit un instant à savoir où il était. Puis il se leva et sortit rejoindre Résal qui partait à la rencontre de Siemp. Ils le virent arriver au milieu d’un groupe de grands marcheurs. Koubaye n’avait jamais vu autant de gens perchés sur des échasses. Cela lui évoqua une forêt en marche. Il entendit les rires et les chants de ceux qui arrivaient. Les voir déchausser, dans un parfait ensemble, eût pour lui quelque chose d’irréel. Siemp se dirigea vers eux au milieu des siens. Il présenta à Koubaye sa famille. Il était heureux, lui qui ne les avait pas vus depuis si longtemps. À la fin des présentations, il dit à Koubaye à voix basse :
   - Nous repartons demain. Un groupe de seigneurs se dirige vers nous, mais ce soir…
Il éleva la voix,
   -… Chantons et réjouissons-nous car le clan est réuni.
Le chef de la tribu s’était avancé et avait échangé les salutations avec le père de Siemp qui était le chef du clan. De nouveau, Koubaye écouta, étonné de cette manière de parler de tout et de rien. Il entendit dans le flot de la conversation qu’un groupe important et bien armé serait là, demain, dans la matinée ou au plus tard en début d’après-midi. Les échanges se faisaient entre différents intervenants donnant une joyeuse cacophonie qui se dirigeait vers la grande tente de réception. De nouveau la fête dura la nuit. Koubaye s’endormit dans un coin, bien avant la fin. Il avait pensé toute la soirée à ce qu’il avait fait. Il s’interrogeait sur la manière de faire de Rma. Comment filait-il le temps ?
Le soleil se leva avant qu’il n’ait la réponse. Quand il sortit de la tente, il fut étonné de voir que le campement avait quasiment disparu. Les bêtes étaient déjà presque toutes parties. Des Oh’men chargeaient celles qui restaient avec les tentes démontées et leurs affaires. Siemp s’approcha de lui avec des sacs à dos :
   - Ne traînons pas. Plus nous serons loin, mieux cela sera. Résal est en train de chausser.
   - Où sont-ils tous passés ?
   - Ils nous protègent. Nous allons suivre leurs traces et quand nous serons assez loin, nous les quitterons. Les seigneurs ne pourront pas nous pister.
Ils chaussèrent à leur tour les échasses et prirent le chemin vers le nord que tous les Oh’men avaient pris. Effectivement, le nombre de traces rendait l’identification d’une trace impossible, d’autant plus que les bêtes suivaient le même chemin et brouillaient tout.
Le vent s’était levé, soulevant des nuages de poussières et faisant de petits tourbillons. Siemp les fit ralentir. Ils avaient quitté la piste principale depuis un moment et marchaient de nouveau vers l’ouest. Il incita Résal à la prudence. S’il se faisait happer par une de ces mini-tornades, il se retrouverait à terre avec tous les risques que comporte une chute brutale. Quand arriva le soir, avec la fatigue, Résal tomba. Siemp et Koubaye déchaussèrent rapidement. Résal se redressait déjà jurant contre sa maladresse. Quand ils furent près de lui, ils firent le bilan des dégats. Résal avait mal un peu partout. Il ne pouvait plus bouger son bras droit, et le long bâton, qui l’aidait à tenir son équilibre comme les trop jeunes ou les trop vieux, était cassé en plusieurs morceaux. Pendant que Koubaye aidait Résal, Siemp regardait autour de lui. Ils étaient à une heure de marche du premier arbre pour rechausser, la nuit tombait et le premier abri possible était encore plus loin. Ils allaient devoir marcher à pied jusque-là. Avec de la chance, ils trouveraient un nouveau bâton long pour Résal. Ils se retourna vers les autres. Résal était plutôt pâle.
   - Il a mal, dit Koubaye.
   - Je vois, répondit Siemp, mais on ne peut pas rester ici. Nous avons beaucoup de marche pour atteindre un abri.
   - Je vais l’aider.
   - OK, je prends son sac et les échasses.
Dans le soleil qui déclinait, trois silhouettes avançaient vers l’ouest, marchant sur leurs ombres qui s’allongeaient.
Alors que se levaient les premières étoiles, Résal butait dans les cailloux malgré l’aide de Koubaye. Son bras droit pendait immobile.
   - Il faut qu’on s’arrête, déclara Koubaye.
   - Il faudrait qu’on atteigne l’abri, répondit Siemp.
   - Impossible, répliqua Koubaye.
Siemp jura dans sa langue mais désigna un petit repli de terrain non loin de là. Le vent continuait sa sarabande autour d’eux. Ils mangèrent les galettes qu’ils transportaient. La nuit venue, ils s’allongèrent comme ils purent, se protégeant la tête avec leurs manteaux. Selon Siemp, ils auraient dû arriver à un campement hier soir. Les Oh’men les attendaient. Avec l’épaule de Résal, ils allaient devoir marcher un moment à pied sans les échasses. Koubaye sentit combien cela le contrariait de perdre encore du temps.
   - Balima doit t’attendre, lui dit-il.
   - C’est surtout toi qu’il attend. Nous avons beaucoup de retard sur ce qu’il avait prévu.
   - On ne sait jamais si ce qui arrive va être favorable ou défavorable. C’est peut-être un mal pour un bien.
   - Comment cela ?
   - Seul Rma tisse l’avenir, et tant qu’il n’est pas tissé, qui peut dire ce qu’il sera ?
Le lendemain, ils se levèrent aux premières lueurs de l’aube. Ils avaient froid. Ils se réchauffèrent en marchant. Résal ne pouvait plus bouger son bras, mais il avait moins mal. Siemp pensait qu’il s’était démis l’épaule. Le soleil se levait quand ils atteignirent le premier arbre à rechausser. C’est alors qu’ils virent deux grandes silhouettes au loin. Rapidement les deux grands coureurs furent près d’eux. Ils prirent des nouvelles. Siemp leur résuma la situation. Le plus vieux des deux déclara connaître le marabout qui savait guérir les gens comme Résal. Le plus jeune explique que Talad, le chef de clan saurait quoi faire.
   - On va aller vers l’ouest tout droit, déclara Siemp.
   - Bien, dit le plus vieux, on vous rejoindra là où vous serez.
Ils repartirent aussi vite qu’ils étaient arrivés. L’un vers le nord et l’autre vers le sud-est. La matinée passa doucement. Résal s’essoufflait vite. Ils s’arrêtaient pour lui laisser le temps de récupérer. Le prochain poteau à rechausser était encore loin quand Koubaye signala l’approche de grands coureurs. Ils n’étaient pas seuls, pensa-t-il. Il y avait trop de poussière. Quand ils furent plus près, Siemp eut un sourire :
   - Ils ont amené un bœuf !
Résal ne comprit pas en quoi cet animal allait les aider. C’était une bête massive aux pattes épaisses. Quand elle fut à côté de lui, Résal vit qu’elle était aussi haute que lui et portait un harnachement. Siemp s’entretenait avec ses cousins.
   - Voilà un fils de Chtin, le taureau du clan. Il est solide et rapide. Il est bon que tu puisses tenir ta parole.
Siemp remercia ses cousins, leurs famille, le chef de clan qui était son oncle puis les autres oncles. Cela fit sourire Koubaye de voir tout ce que les Oh’men se disaient pour la moindre des choses. Si cela était nécessaire à la solidarité, cela avait un côté rigide et formel.
Ils installèrent Résal sur le bât que portait l’animal, Siemp et Koubaye de mirent de l’autre côté. Les cousins de Siemp le guidèrent. S’ils étaient secoués, ils allaient aussi vite que les grands marcheurs. Ils furent rapidement près d’un poteau à rechausser. Les cousins quittèrent Siemp quand il eut rechaussé après moult salutations.
Koubaye fut heureux de découvrir un campement au loin, alors que le soleil se couchait dans leur dos. Il était épuisé. Le bœuf était un excellent marcheur. Il avait soutenu un rythme de grand coureur, porteur de nouvelles. Résal s'était finalement installé dans une sorte de hamac, sur le flanc de l'animal. Il s'était laissé bercer par le mouvement. Il avait dormi pendant un bon moment. Les guetteurs les avaient vus. Bientôt tout le camp se mit en devoir de les accueillir. Ils étaient heureux de les rencontrer. Tout le pays Oh’men parlait d’eux. Les seigneurs les cherchaient ce qui en faisait des héros. Les nouvelles du nord étaient arrivées. L’histoire du sauvetage à Tiemcen avait beaucoup impressionné les Oh’men. De nouveau on donna à Koubaye le surnom de Grafbigen.
Ils partirent le lendemain avec des provisions et de l’eau. Heureusement qu’ils avaient le bœuf. Il portait sans rechigner tout ce qu’on lui mettait sur le dos. Il avait bu et mangé la veille. Il pouvait affronter plusieurs jours de privations, ce qui n’était pas le cas des hommes. Ils remontaient vers le nord pour éviter le plus possible le fief du baron Corte. Ce boucher ventru, comme on l’avait surnommé, rendait la vie impossible aux pauvres hères qui n’avaient pas réussi à fuir. 
Le paysage se modifiait. La steppe devint collines. Au loin, les collines devenaient montagnes. Ils étaient entrés dans le territoire du baron Corte. Son fief s’étendait de part et d’autre du fleuve et commandait la seule voie de passage qu’aurait pu prendre une armée venant de l’ouest.
Arrivé en haut d’une colline, Koubaye regarda tout autour de lui. Le mont des vents était là-bas dans les montagnes. On ne le distinguait pas encore. Derrière lui, il jeta un regard sur les steppes qu’il venait de traverser et vit au loin un groupe de grands marcheurs lui faire des grands signes. Il appela Siemp qui, déjà, descendait avec le bœuf.
Il fallut mettre pied à terre. Quand les Oh’men arrivèrent à leur tour, Koubaye reconnut celui qui avait déclaré connaître un marabout. Il en conclut que, parmi les autres, il y avait le marabout. Après les salutations d’usage, un Oh’men entre deux âges, s’approcha de Résal. Il lui examina l’épaule. Il se tourna vers les autres et dit :
   - On va avoir besoin du casque.
Immédiatement, un des assistants mit son sac à terre. Koubaye le vit extraire une sorte de calotte faite de branches entrelacées. Un autre, sur les ordres du marabout, prépara des cordes et des rondins. On installa Résal le dos à un rocher. Le marabout lui mit le casque, cherchant la meilleure position pendant que ses assistants déroulaient les cordes. Résal s’interrogeait sur ce qu’on lui préparait, vaguement inquiet de ne pas comprendre. Un des Oh’men cria. Résal tourna la tête brusquement pour voir ce qu’il se passait. Le marabout profita de l’instant pour lui asséner un violent coup sur le crâne. Immédiatement Résal perdit connaissance. Rapidement, on lui passa des cordes autour du tronc et sous le bras blessé. Le marabout lui attrapa la main et tira brutalement tout en faisant un mouvement de rotation. Koubaye admira la technique. L’épaule, comme par miracle, retrouva son aspect habituel. Le marabout vérifia que le bras bougeait dans tous les sens et se mit en devoir de ranger ses affaires. Il se tourna vers Siemp pendant que Résal reprenait ses esprits.
   - Je lui ai attaché le bras. Il ne faut pas lui enlever la corde avant quatre jours. Sinon, il se redéboitera l’épaule.
Koubaye admira la manière dont ils rechaussèrent leurs échasses sans arbre à rechausser. Deux Oh’men tenaient les échasses et le troisième grimpait. Puis, quand deux furent chaussés, ils tinrent les grands bâtons de marche qu’on appelle “les hérons”, et les Oh’men restés au sol s’en servirent pour grimper comme on grimpe à un arbre.
Quand le marabout fut parti, Siemp examina Résal. Sa tête dodelinait un peu.
   - On va attendre un peu, dit Siemp à Koubaye. Le refuge pour ce soir n’est pas très loin. Il faut qu’il récupère.
Koubaye approuva de la tête. Le bœuf broutait tranquillement non loin de là. Il avait le caractère paisible. Quand Koubaye le touchait, il sentait un mélange de puissance et de calme.
Petit à petit, Résal émergea. Il interrogea Siemp qui lui expliqua la manière d’anesthésier chez les Oh’men. Il fut moins heureux d’apprendre qu’il ne pourrait pas bouger son bras pendant quatre jours, ni faire d’effort avec, pendant toute une lunaison. Siemp l’aida à se relever. Ils chargèrent le bœuf avec Résal et les échasses, et ils se mirent en route.
   - On chaussera quand on trouvera un endroit convenable.
Koubaye fut content d’entendre Siemp parler comme cela. Il ne se voyait pas jouer les acrobates comme les autres Oh’men.
Ils remontaient la colline quand ils entendirent des aboiements au loin.
   - Des loups ?
   - Non, Résal, des chiens, répondit Siemp. Ça, c’est la meute à Corte. Il chasse.
   - Le marabout, court-il vite ? demanda Koubaye.
   - Pourquoi ?
Tout en posant la question Siemp comprit la réponse. Corte chassait le Oh’men.
Koubaye avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, il ajouta :
   - Ils sont trop loin pour Corte. Mais nous… nous sommes sur son territoire. Quand il s’apercevra qu’il ne peut rattraper les Oh’men, il se mettra sur notre piste.

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