samedi 20 avril 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...79

La grande barque voguait tranquillement au milieu du fleuve. Koubaye et Résal tiraient sur leurs avirons en cadence. Non loin d’eux, l'embarcation de Corte suivait le même trajet. Ils avaient quitté Ibim depuis deux jours. Le temps était froid. La neige tombait par moment. Il leur faudrait cinq à six jours pour rejoindre la capitale si tout se passait bien. Le fleuve n’était pas toujours calme. Il avait reçu les eaux de la grande rivière venant des plaines du sud. Tsuel, le capitaine, faisait du transport sur le fleuve. Il allait de Ibim à Canfoo. Il transportait essentiellement des gens et des petites marchandises. Moyennant supplément, il fermait les yeux sur ce qui était à son bord et avait des caches toutes prêtes à différents endroits. Au ras de l’eau, il y avait les bancs de nage. On ne s’y déplaçait que plié en deux. Ceux qui voyageaient là ne payaient que leur nourriture, en contrepartie, ils venaient renforcer l’équipe des rameurs. Sur le pont d’au-dessus, le voyage était beaucoup plus confortable mais beaucoup plus cher. Protégés du vent et de la pluie, le voyageur disposait d’une micro cabine protégée par un paravent léger. Tsuel s’arrêtait dans tous les villages, débarquant et embarquant ceux qui attendaient.
Quand Tsuel avait rencontré Koubaye, il l’avait regardé comme un maquignon juge une bête. Puis il s'était tourné vers Résal en lui disant en langue tréïben :
   - Il n’est pas bien impressionnant. Es-tu sûr de ton coup ?
Koubaye avait repris la parole en lui disant :
   - Si au quatrième jour, tu fais une pause, tu gagneras ton voyage. Si tu ne veux pas perdre cette journée, alors tu perdras tout et surtout ce qui est sous ta cabine...
Tsuel avait sursauté en entendant ces paroles et avait répliqué d’un ton dur en mettant la main sur son coutelas :
   - Que sais-tu ?
   - Calme-toi, Tsuel, était intervenu Résal. Les “grands savoirs” sont des gens habitués au secret. Il te dit cela pour que tu sois gagnant.
Les deux hommes s’étaient éloignés un moment. Résal avait dû user de diplomatie pour calmer la peur de Tsuel. Quand Résal avait demandé à Koubaye ce qui mettait Tsuel dans tous ses états, Koubaye avait répondu qu’il valait mieux pour Résal qu’il l’ignore.
Tsuel avait demandé au maître de nage de garder un œil sur Koubaye. C’était un nain répondant au nom de Mussed. Il était le seul à pouvoir se déplacer sans se baisser dans l’espace étroit des rameurs. C'était son royaume. Il ne le quittait que rarement. Il avait installé Koubaye et Résal sur un banc un peu à part et les surveillait tout en donnant le rythme de nage.  
Au quatrième jour, Tsuel fit échouer la barque. Il accusa le bas niveau de l’eau et rassura ses passagers en leur disant qu’on allait bientôt repartir. La journée traîna en longueur. Koubaye, depuis son banc de nage, entendit les passagers venir se plaindre à Tsuel du temps perdu. Le seul qui ne se plaignait pas venait s’assurer de la bonne tenue de ses provisions. Koubaye comprit que cet homme était le vrai propriétaire des affaires cachées. Tsuel lui répondit que c’était justement pour que ses provisions se portent bien qu’il avait ainsi fait halte. L’homme remercia Tsuel de tant de sollicitude et s’éloigna en sifflotant. La barque fut libérée tard le soir et ne put beaucoup progresser avant la levée de l’étoile de Lex. Résal au moment de s’allonger dit :
   - Corte doit être arrivé à Stradel.
   - Tu as raison, répondit Koubaye. Et Tsuel a bien fait de ne pas être présent. Entre les policiers et les buveurs de sang, il aurait eu des ennuis. Nous quitterons la barque à Stradel. La rivière Lebchelle remonte vers les canyons. Il nous faudra la suivre. Pour le moment le mieux est de dormir...
L'arrivée à Stradel se fit dans la matinée. L'embarcation de Corte occupait la meilleure place. Tsuel fit accoster sa barque un peu à l'écart. La brume, qui occupait le fleuve, avait masqué leur approche. Comme personne ne s'occupait d'eux, Tsuel fit ce qu'il avait à faire. Il fut étonné de ne pas voir les policiers pour le contrôler. Les gens débarquèrent rapidement profitant de cette absence. Koubaye et Résal firent de même. Ils se dirigèrent par des rues secondaires jusqu'à la maison d'un treïben dont Résal avait les coordonnées. C'est là qu'ils apprirent que la veille, il y avait eu un affrontement entre les policiers et les buveurs de sang à propos d'un prisonnier du baron Corte. Leur hôte leur raconta que tous les bateaux avaient été fouillés de fond en comble par les policiers :
   - On voyait bien qu'ils cherchaient quelqu'un. Ils ont été les premiers à monter sur la barque de Corte. Quand ils ont voulu emmener le prisonnier, le baron s'est opposé à eux. Les policiers étaient plus nombreux et ils auraient sûrement réussi sans l'arrivée des buveurs de sang.
Avec force détails, il leur raconta l'affrontement. Si des armes avaient été sorties, elles n'avaient pas été utilisées. Chacun avait montré sa force. Le chef des policiers avait lâché l'affaire... Pour le treïben, il avait des ordres. Il avait vu partir les prisonniers avec Corte et les buveurs de sang. Non, il ne savait pas vers où ils étaient partis. Telle fut sa réponse à la curiosité de Résal. Ce qu’il savait se résumait à la dette qu’il avait envers Résal pour une sombre histoire de trafic. Résal l’avait sorti d’un bien mauvais pas et il ferait ce qui était en son pouvoir pour assurer la suite du voyage.
C’est ainsi que deux jours plus tard, il remontait la Lebchelle dans un canoë. Koubaye avait dit qu’il allait vers Solaire. Résal savait qu’ils allaient plus sud vers les canyons et vers Nérav. Le froid devenait chaque jour plus vif. La neige tombait régulièrement dans ces régions. Si l’affluent qui venait de Solaire restait libre, le reste de la Lebchelle était souvent couverte de glace. Ni la marche, ni le froid n’effrayaient Koubaye. Résal, pour la première fois de sa vie, affrontait un voyage dans une région de glace et de froid. Dès qu’ils eurent dépassé le défilé de l’arbre mort, le froid devint intense. On appelait ainsi ce passage que la Lebchelle s’était creusée dans les collines. Elles formaient une barrière naturelle qui bloquait le froid venu de la région des canyons. Stradel et Solaire se trouvaient du côté le moins froid, Nairav subissait chaque hiver des températures à fendre la pierre. Ils durent s’arrêter peu après. La rivière était gelée. Ils tirèrent au sec le canoë.
   - Il va falloir continuer à pied, déclara Koubaye. Nous allons rester ici pour ce soir et nous préparer. La suite va être difficile.
Résal avait acquiescé. Le froid lui faisait claquer les dents. Koubaye explora le terrain près d’un épaulement. Il cherchait un abri. Il le trouva quelques centaines de pas plus loin. Non loin, il y avait une forêt dense de résineux. Il sourit. Il pourrait faire du feu en utilisant tout le bois déjà à terre. En retournant près de la rivière, il regarda le ciel. Youlba arrivait. Il le sentait. Il pressa Résal. Quand la nuit tomba, le vent se leva et avec lui, arrivèrent les nuages de neige.

Corte était content. Son prisonnier valait de l’or. Pour la première fois, un “grand savoir” comme disaient les indigènes venait de se faire prendre. Il allait enfin pouvoir compter. Depuis des années, il maudissait ses aïeux qui avaient choisi cette terre pauvre et au bout du monde. Les monts du vent étaient impropres à la culture et ne recelaient aucune mine. Quant au pays des Oh’mens, même s’ils lui payaient un tribut, il ne les contrôlait pas. Sa rage de n’être qu’un petit baron sans importance perdu au fond d’un pays sans richesse était alimentée par son orgueil. Il était certain d’avoir un rôle à jouer et ce Balima allait bien le servir. Il avait envoyé un message au vice-roi Reneur. Lui, au moins, serait capable de reconnaître son mérite. Il avait pu vivre dans ses rêves jusqu’à Stradel. L’arrivée de la police l’avait pris par surprise. Il avait maudit ce nouveau chef de la police dont il avait oublié le nom. Dans son fief, Corte avait mal vécu sa nomination. Il y avait eu un avant et un après. Avant la police locale le laissait faire ce qu’il voulait. Après, était arrivé un jeune baron fier d’être au service de cette “nouvelle” police. Lors de leur première rencontre, ce jeune blanc-bec lui avait bien fait comprendre que les temps avaient changé et qu’il était prêt à défendre son territoire contre toute ingérence. Ils s’étaient heurtés plusieurs fois et à chaque fois Corte avait dû céder. À Stradel, les policiers avaient été les premiers à monter sur le bateau. Heureusement, les buveurs de sang étaient arrivés rapidement avant que les policiers n’aient pu prendre son prisonnier. Corte avait vécu la brusque montée de tension entre les deux corps d’armée. Les mains s’étaient crispées sur les épées sans que personne n’ose passer à l’acte. Les deux groupes se défiaent. Corte comprit que la bataille était imminente :
   - Le vice-roi attend le prisonnier !
Les deux chefs de groupe cessèrent de se jauger pour regarder Corte qui venait de parler. Ce dernier s’était mis debout et s’interposa entre les deux.
   - Cet homme est un des “grands savoirs” des indigènes, peut-être le plus grand. Il sait que la révolte couve. Il en a les preuves. Il faut que le général Batogou l’interroge.
Il se tourna vers le policier :
   - Vous avez quelque chose contre ?
À ce moment-là, il y eut des cris et du remue-ménage suivis d’un bruit de corps tombant à l’eau. Un homme se mit à crier :
   -IL S’ENFUIT ! IL S’ENFUIT !
Tous les regards se braquèrent dans la direction des cris. Ceux qui avaient des arcs se mirent en devoir d’abattre l’homme qui avait plongé dans le fleuve. Corte regarda tout autour et fut soulagé de voir que Balima était encore à bord. Ce n’était que son serviteur qui venait de profiter de la confusion pour s’enfuir. Le chef des buveurs de sang fit un geste de commandement. Immédiatement, deux de ses hommes vinrent se saisir de Balima qui resta impassible. Dans l’eau Siemp se débattait comme il pouvait. Entraîné par le courant, il s’éloignait de l'embarcation.
   - Je l’ai eu !
Corte ne vit que la flèche qui dépassait du corps du fuyard. Ce dernier cessa de se débattre et coula. Reportant son attention vers l'intérieur, il toisa le policier :
   - Je pense que vous n’avez plus rien à faire ici. Le lieutenant va s’occuper du prisonnier.
D’une voix emplie d’une colère sourde, le chef de police dit :
   - Je vais faire un rapport au colonel Sink ! Ça ne se passera pas comme cela !
   - C’est ça, allez faire votre rapport !
Le jeune gradé fit un signe à ces hommes et le détachement de police débarqua, laissant Corte avec les buveurs de sang. Corte était très fier de lui. Il se tourna, plein de suffisance, vers le lieutenant et lui demanda de le conduire auprès du général.
    - Il n’en est pas question ! Mes ordres ne concernent que le prisonnier !
Corte resta sans voix. Une telle injustice le sidéra. Il n'allait pas se laisser voler sa chance. Il déclara d'une voix forte, alors que le lieutenant donnait les ordres pour le départ :
   - Cet homme ne va nulle part sans moi !
Le lieutenant se tourna brusquement vers Corte :
   - Et vous allez faire quoi ? C'est pas vos soldats de parade qui vont vous aider… ils font déjà dans leur froc.
Là-dessus, le lieutenant était parti s’occuper du transfert de Balima. Corte s’était repris rapidement. Il l’avait rattrapé pendant que celui-ci faisait fabriquer une chaise-à-porteurs. Il avait négocié et obtenu le droit d’accompagner Balima. C’est la rage au cœur qu’il avait pris la route, entouré de son escorte. Les buveurs de sang étaient partis au petit trot, se relayant pour porter Balima balloté dans l’étroit espace de sa prison portée. Si les deux groupes suivaient la même route, Corte vit rapidement que sa troupe, qu’il pensait digne d’une armée, ne pouvait se comparer aux buveurs de sang. Ses soldats étaient surclassés en tout par les buveurs de sang. Ils n’arrivaient pas à suivre le rythme. Le soir venu, quand Corte donna l’ordre de bivouaquer, il y a longtemps qu’ils avaient perdu de vue l’autre groupe.
Le général faisait route vers Solaire. Le lieutenant devait lui amener le prisonnier dans un village en bordure de la grande forêt. Il tint le délai imparti et arriva à l’heure prescrite. Batogou avait fait dresser les tentes en bordure du village. Elles furent rapidement entourées de palissades formant un camp assez retranché pour faire face à une attaque. Balima n’eut aucun répit. À peine arrivé, il fut conduit devant le général. Poussé plus qu’accompagné, Balima entra dans la tente. Il eut un mouvement de recul vite arrêté par une bourrade dans le dos d’un de ses gardiens. Il était épuisé d’avoir été mené à un train d’enfer. L'atmosphère de la tente était pesante. En regardant le général, il ressentit une intense impression de brutalité. Sur le côté, il découvrit une autre tente accolée, emplie d’instruments de torture.
Il n’attendit pas qu’on lui parle.
   - Je suis là de mon plein gré, affirma-t-il. J’ai choisi de venir pour vous mettre en garde.
Batogou leva un sourcil, l’air vaguement étonné.
   - Parle, je t’écoute.
Balima se lança alors dans un vrai discours, soutenu par sa peur. Tout en se demandant intérieurement s’il avait fait le bon choix, il parla du Sachant qui venait d’être reconnu et de la révolte que cela allait induire. De question en question, il fut amené à parler de tous les “grands savoirs”. Batogou notait les noms et les détails et Balima parlait, parlait…
Quand Corte arriva au camp, déjà des messagers partaient en tous sens. L’effervescence était à son comble. Batogou le fit attendre longtemps et ne le reçut que quelques minutes, le temps de s’assurer que Corte mettait son fief au service des buveurs de sang. Sous le regard aigu du général, il n’osa ni refuser, ni demander quoi que ce soit. Batogou lui annonça, maigre consolation, qu’une fois que les buveurs de sang auraient nettoyé le massif du mont des vents, le territoire lui reviendrait. Tout le temps de son attente, Corte avait entendu des bribes de conversations et compris que les buveurs de sang allaient nettoyer le pays de toutes ces croyances et surtout de tous ces prétendus grands-savoirs. Quant aux rebelles de la région de Nairav, Batogou allait s’en occuper personnellement. Dès que les troupes attendues seraient là, il lancerait l’assaut décisif pour rayer toute rébellion de la carte, y compris cette cheveux-blancs qui se croyait à l’abri là-bas.
“Koubaye avait raison”, pensa Siemp. Il se laissa aller et se mit à couler. Siemp n’était pas d’accord avec son maître mais il l’avait suivi. Avant son départ, il avait rencontré Koubaye en secret pour essayer de lui expliquer ce qu’il ressentait. Ce dernier l’avait laissé parler simplement et lui avait juste annoncé : “ Quand la douleur te vrillera la poitrine, laisse-toi aller, ne bouge plus et tu vivras”. Il n’avait pas eu le temps de poser une question, son maître l’avait appelé. Siemp était parti le lendemain, suivant Balima. A Ibim, son incompréhension avait été totale. Jamais son maître ne s’était conduit comme cela. Leur arrestation en avait été la conséquence immédiate. Les seigneurs les avaient maltraités mais pas trop. Ibim était trop près des clans de Oh’mens. Et puis l’attitude de leurs gardiens avait changé après la rencontre entre Balima et Corte. Siemp ne savait pas ce qui avait été dit. Il s’en doutait un peu. Il avait senti combien Balima était en colère et déçu par Koubaye. Il n’était pas, et il ne serait jamais celui qui conduirait Balima à la place suprême dans la hiérarchie des grands savoirs. La colère est mauvaise conseillère. Siemp se doutait que la rencontre entre Corte et son maître avait tourné à la négociation entre deux assoiffés de pouvoir. Dans la prison le soir, il avait entendu un de ses cousins lui donner des nouvelles. Des messagers prioritaires étaient partis vers la capitale. Ce qui l’avait le plus étonné fut d’entendre que, si certains messages émanaient de Corte, d’autres venaient du chef de la police.
Le séjour en bateau lui avait permis de se reposer. Balima semblait content et rencontrait Corte tous les jours. Les Tréïbens ne se mêlaient de rien. Ils ne s’occupaient que du bateau. Les gardes de Corte restaient calmes. La navigation les rendait mal à l’aise. C’est en arrivant à Stradel qu’il avait été surpris de voir les policiers envahir le bateau. Ils avaient été sortis sans ménagement de leur cabine. Encore plus surprenante fut l’arrivée des buveurs de sang. La bousculade qui s’en était suivie lui avait donné l’opportunité. Il avait sauté à l’eau.
La flèche lui avait transpercé la poitrine alors qu’il essayait de ne pas couler et de reprendre son souffle. Koubaye avait raison. La douleur était intense. Il se laissa couler. Le Sachant l’avait dit. Se laisser couler pour vivre. Il sentit qu’on le poussait. Il ne bougea pas. La poussée devint régulière. Il perdit connaissance.
Il y eut une lumière. Siemp fit un effort pour bouger.
   - Reste tranquille. Tu as eu de la chance. Un dugon t’a ramené à la rive.
Siemp mit tout son énergie à dire :
   - La mort est pour les savoirs.
Il y eut un remue-ménage autour de lui. Il entendit vaguement les gens réagir. Il sombra à nouveau dans l’inconscience l’esprit en paix. Il avait dit les mots nécessaires. Tous ceux qui avaient été initiés au quatrième savoir les connaissaient. Jamais employés bien que toujours enseignés, ces mots étaient l’ultime enseignement du dernier Sachant. “Quand, au bord de la mort, un homme prononcera ces mots, alors le sang des gens de grands savoirs coulera. Malheur à celui qui ne pourra fuir.” Les mots avaient été dits, il fallait organiser la fuite.

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