mercredi 24 juillet 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...84

Kaja était fatigué. Par l’Arbre Sacré, que la journée avait été longue : son second, Selvag l’avait réveillé avant l’aube. Le noctambule baron Zwarch avait prévenu que quelque chose de grave se passait. Kaja, entouré d’une escouade de gayelers, avait pris la route vers une des maisons discrètes où l’on accueillait ceux qui voulaient faire la fête sans contrainte. À son arrivée, un policier l’attendait. Il se mit au garde-à-vous :
   - Le lieutenant est à l’intérieur, Mon Colonel !
Autour, tout semblait calme. Le quartier était composé de belles demeures entourées de jardins et, plus ou moins protégées par de hauts murs. Devant lui, Kaja découvrit un porche. On ne découvrait la maison qu’une fois la porte poussée. Il y avait une vaste cour permettant aux carrosses et berlines de manœuvrer. Elle était vide. La maison, sans grâce, devait dater du siècle dernier. Kaja nota que l’entretien extérieur laissait à désirer. Il monta quatre à quatre les marches du perron. un autre policier lui ouvrit la porte. Kaja entra. Il n’eut aucun doute. Cela sentait la mort.
   - Où, demanda-t-il ?
   - En haut, Mon Colonel !
Kaja allait se précipiter dans l’escalier quand un lieutenant vint à sa rencontre. Après un bref salut, il s’adressa à Kaja :
   - J’ai été prévenu au deuxième tiers-temps de la nuit, Mon Colonel. Quand nous sommes arrivés, nous avons rapidement circonscrit le début d’incendie, mais j’ai manqué d’hommes pour poursuivre les fuyards.
Kaja tiqua. le lieutenant reprit :
   - Nous ne sommes qu’une petite unité. Ce quartier est d’habitude très calme. Il n’y a que des bourgeois et cette maison de plaisir.
   - Continuer les faits, Lieutenant.
   - Oui, Mon Colonel. Des hommes fuyaient par les jardins. Ils sont passés de propriété en propriété. Quand ils ont passé le ruisseau plus bas, ils ont retiré ce qui servait de pont. C’est à ce moment-là que mes deux hommes les ont perdus.
   - Bien, Lieutenant, l’interrompit Kaja qui se tourna vers un de ses adjoints. Talpen, vous prenez des hommes et vous suivez la piste.
Puis se retournant vers le lieutenant, il l’invita à continuer.
   - Dès que le feu fut sous contrôle, nous avons fouillé la maison. Dès le palier nous avons trouvé des corps.  
Kaja, qui avait atteint le palier, regarda le spectacle qui s’offrait à ses yeux. On avait procédé là à un massacre systématique. Il dévisagea un ou l’autre des personnages. S’ils n’étaient pas très en vue, c’étaient de bonnes lames. Ceux qui avaient fait cela étaient nombreux et très bien entraînés. La tenue plus que légères des hommes et les corps à moitié dénudés des femmes montraient que l’attaque avait eu lieu pendant une de ces orgies coutumières dans cette maison.
   - Nous avons trouvé la tenancière dans ce salon, dit le lieutenant en désignant une porte. Mais le plus grave est dans le boudoir après le grand salon.
Kaja suivit son subordonné dans la grande pièce d’apparat. Partout, il découvrait le même spectacle,  des corps entremêlés, gisant sur les nombreux canapés ou à même le sol.
   - Pas de survivants ?
   - Non, Mon Colonel. Ceux qui ont fait cela, ont bien pris soin d’achever tout le monde.
   - Un coup au cœur ?
   - Pour la plupart, quelques uns ont été égorgés.
Kaja suivit le lieutenant jusqu’au boudoir. On appelait ainsi, une pièce encore plus discrète que les autres où se vivait tout ce qu’on pouvait désirer… Il fut étonné de ne voir que des corps habillés et aucune femme. Le lieutenant le conduisit jusqu’à la cheminée. Il fit signe au policier présent de retourner le corps. Kaja sursauta. L’épée à la main, Jobau gisait dans une mare de sang.
   - C’est la seule pièce, où ils ont essayé de se défendre. 
   - Il est habillé, fit remarquer Kaja. Il n’était pas la pour la bagatelle, pas plus que les autres.
   - Ils venaient peut-être d’arriver, fit remarquer un sergent.
   - Non, Sergent, le Baron Jobau commençait ses fêtes dès la tombée de la nuit.
Kaja se tourna vers Selvag :
   - Il m’avait parlé d’empêcher Reneur d’arriver au pouvoir. N’était-il pas en train de comploter ?
   - Ceux qui le surveillaient n’entraient pas dans les officines privées comme celle-ci. Je vais me faire amener les rapports et relire. 
Kaja désigna Jobau et demanda :
   - Qui sait ?
   - Seulement ceux qui sont dans cette pièce et moi, Mon Colonel.
Kaja se tourna vers le lieutenant :
   - Bien, Lieutenant. Sur votre vie, vous êtes tenus au secret jusqu’à ce que la nouvelle soit publique. Nous n’avons pas besoin d’une guerre civile.
Puis il se pencha sur Jobau et examina ses plaies.
   - Au moins, ils ne l’ont pas égorgé, dit-il en découvrant la fine trace de la blessure de la poitrine.
Il écarta un peu les vêtements et découvrit, maculé de sang une lettre que la lame avait traversée. Il la récupéra et la déplia. Bien que tachée, on pouvait en lire la majeure partie.
   - Y-t-il d’autres documents ?
   - Pas ici, Mon Colonel, mais ils ont essayé d’en brûler en bas.
   - Bien , allons voir, dit Kaja puis se tournant vers Selvag, il ajouta : mettez tout le monde en alerte.
Kaja redescendit l’escalier et suivit le lieutenant dans les pièces communes. Les serviteurs gisaient dans des mares de sang. Ici les exécuteurs avaient fait le travail au sabre et non à la dague. Plus ils avançaient dans les couloirs et plus on sentait la fumée.
   - Le feu a été mis ici, dit le lieutenant, en désignant un coin de la grande cuisine.
Au premier regard, Kaja ne comprit pas pourquoi avec tout le bois sec présent, le feu n’avait pas pris davantage..
   - Pendant qu’un des leurs mettait le feu, les autres massacraient les cuisiniers. C’est probablement en plantant son sabre dans ce poteau, qu’il a fait basculer les réserves d’eau stockées. Sur les autres étagères, il y a de l’huile ou des alcools...
Kaja regarda ce qui restait de toutes les étagères et suspentes et sans plus s'appesantir sur leur chance, il alla voir les restes de parchemins trouvés dans le foyer. L’eau avait tout trempé. Sur les lourdes feuilles, l’encre coulait. Il donna des ordres pour qu’on les mette à plat et qu’on les emmène sous bonne garde au quartier général. Peut-être y aurait-il des explications sur ces documents ? Il soupçonnait Jobau d’avoir comploté contre Reneur et de s’être fait surprendre par ce dernier. Les seuls à pouvoir faire une action pareille étaient les buveurs de sang. Les manières de faire collaient bien.
Il lui fallait prévenir Gérère.
Suivi de Selvag, il partit vers le palais du vice-roi. Des messagers étaient en route. Kaja avait décidé de contrôler tout la région. Avant la fin de la matinée, toutes ses unités seraient sur le pied de guerre.
Il arriva en milieu de journée à la capitale. Le palais du vice-roi Gérère était dans le quartier des barons sur la colline près du fleuve. Ils traversèrent une bonne partie des faubourgs avant de l’atteindre. Il vit qu’il y régnait une certaine agitation. Tout en avançant, il donna des ordres à un de ses lieutenants pour que se déploient toutes les garnisons. Plus ils se rapprochaient des hauts quartiers, plus Kaja sentait le danger. Ils furent presque bloqués au passage des remparts. Tout le monde semblait vouloir sortir. Kaja pensa au pire. Reneur avait-il décidé de tuer Gérère après avoir tué son fils? Il forcèrent le passage, bousculant toute la piétaille qui d’habitude se pressait près des palais pour obtenir quelques subsides. Kaja s’arrêta au niveau du poste et interpella le policier :
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - Les gens hurlent qu’on se bat dans les palais, mais personne ne sait rien !
Kaja éperonna sa monture et se lança dans la montée vers le palais de Gérère. Curieusement, plus il s’en approchait, plus les rues étaient calmes. Quand il fut à proximité, il fut rassuré de voir le palais dans son aspect habituel. Seul un garde se tenait à l’entrée. Kaja l’interrogea. Il apprit que le vice-roi n’était pas là. Un cavalier était arrivé très tôt dans la matinée et peu après, Gérère et toute sa garde personnelle étaient partis, harnachés pour le combat. Dans le palais, ne restaient que les serviteurs et une poignée de gardes. Kaja blémit. Gérère aurait-il mis sa menace à exécution ? Il l’avait souvent entendu dire après une réunion houleuse qu’un jour, il éliminerait manu militari cet imposteur de Reneur.
   - Vite ! Au Grand Palais !
En haut de la colline, se dressait le Grand Palais. On appelait ainsi le siège du gouvernement. Gérère y avait des appartements mais il préférait sa demeure familiale. C’est vers elle que Kaja avait dirigé ses pas en premier. Gérère avait dû apprendre la mort de son fils et décider de le venger. Kaja et ses hommes partirent à bride abattue vers le Grand Palais. Ils entendirent le bruit des combats avant de les voir. La situation était confuse. Des hommes se battaient. Il y avait des corps allongés et du sang partout. Kaja s’interposa entre deux combattants.
   - Baron Tougfou ! Baron Kétil ! Qu’est-ce à dire ?
   - Cette engeance de vipères tente de prendre le pouvoir. Le Vice-roi est retranché dans la grande salle.
L’autre tint à peu près le même discours. Kaja les fit taire et posa des questions. L’un était pour Reneur et l’autre pour Gérère. Kaja les connaissait. C’était des barons de petites fortunes. Ils suivaient la cour et étaient allés chercher leurs gardes quand ils avaient entendu les premiers combats. Chaque clan avait fait de même. Bons derniers à arriver sur les lieux, ils avaient commencé à se battre sans trop savoir où en était le reste de l’affrontement.
Kaja vit entrer une première unité de policiers. Il leur fit prendre position dans la cour. Il avait fait désarmer les deux barons et leurs quelques gardes. Et quand sa garde de gayelers arriva, ils pénétrèrent dans le Grand Palais. Leur irruption mit fin aux combats, au fur et à mesure qu’ils progressaient. Les gayelers réduisaient par la force tous ceux qui refusaient de poser les armes. Kaja, à leur tête, monta quatre à quatre le grand escalier enjambant les corps. Il reconnut la livrée de la garde personnelle de Gérère. Les combats avaient été violents. Il repéra un ou deux cadavres de buveurs de sang. Il pensa que Batogou ne les avait pas tous emmenés à sa chasse aux rebelles. Il espérait ne pas avoir à les affronter. Il arriva dans l’antichambre de la grande salle. Les portes étaient grandes ouvertes, il n’y avait plus aucun serviteur visible. Kaja, l’épée à la main, s’avança. Au fond de la salle, un des deux trônes était renversé et sur l’autre, Reneur faisait un discours, en face de lui pêle-mêle des barons, des gardes, des buveurs de sang. Dans un coin, rassemblés comme des prisonniers, d’autres barons, des fidèles de Gérère, et leurs hommes étaient gardés par des buveurs de sang. Tous écoutaient :
   - En ce jour néfaste, où le baron Gérère a tenté de prendre le pouvoir par la force...
Kaja s’arrêta entre les deux battants de la porte. On s’était battus dans la grande salle. Il y avait de nombreux corps à terre. Il fit signe à ses gayelers de passer par les couloirs latéraux et de prendre position. Il chercha des yeux Gérère parmi les prisonniers sans le voir. Personne ne faisait attention à lui. Tous écoutaient Reneur continuant à discourir sur la nécessité qui avait été la sienne de défendre le royaume contre les ennemis de l’intérieur qui s’étaient révélés au grand jour. Kaja pensa qu’il s’écoutait parler. Il suivit la progression de ses hommes qui, furtivement, entouraient la grande salle de réception. Il sursauta en entendant Reneur continuer à parler :
   - … et la mort de ce renégat qui depuis toutes ces années abusait de son autorité, détournant à son profit les biens réservés au roi, nous libère d’un joug, nous redonnant la liberté face à cette populace qu’il laissait prospérer. Nous allons pouvoir avec la fin de son règne, rétablir le droit du roi et acquérir ce qui nous revient sans se laisser détourner …
Gérère était mort. Vu le discours de Reneur, cela ne faisait aucun doute. Kaja vit rouge. L’épée à la main, il allait s’avancer quand il entendit Reneur commencer à prononcer les paroles du serment de commandement :
   - … et aujourd’hui, je prête le serment d’assumer cette fonction pour le bien du peuple et la gloire du roi. Si quelqu’un s’y oppose qu’il le dise maintenant ou se taise à jamais !
Alors que les premiers applaudissements s’élevaient, Kaja déclara d’une voix forte :
   - Moi, je m’y oppose.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
   - Que...? Que…, bafouilla Reneur.
   - Si je suis chef de la police,  je suis aussi le gardien de la loi. Et la loi dit qu'une enquête doit avoir lieu quand meurt un vice-roi.
Reneur changea. Se reprenant, le vice-roi se tourna vers le buveurs de sang et cria :
   - EMPAREZ-VOUS DE LUI ! Il EST À LA SOLDE DE GÉRÈRE !
Immédiatement les buveurs de sang se mirent en mouvement. Il y eut un grand remue-ménage quand les gayelers sortirent des couloirs pour investir la grande salle. Les archers furent les premiers à entrer en action et les quelques buveurs de sang qui s’étaient rapprochés de Kaja furent transpercés de plusieurs flèches.
Les buveurs de sang, sûrs de leur victoire, se ruèrent en avant. Le choc fut d’une extrême violence. Les gayelers les égalaient au combat. Kaja avait fait se déplacer toutes ses forces. S’il avait donné ordre de quadriller la ville, il avait aussi donné l’ordre d’envoyer tout le régiment des gayelers au Grand Palais. Leur nombre et leur vaillance au combat fit la différence. Pour la première fois, les buveurs de sang combattaient des gens qui n’avaient pas peur d’eux. Certains, parmi les gens de cour, participèrent à la bataille, d’autres tentèrent de fuir les lieux sans y parvenir. Toutes les issues étaient gardées. C’est ainsi que fut arrêté Reneur, qu’un groupe de fidèles, voyant la tournure des événements, essayait de mettre à l’abri. 
La bataille du Grand Palais dura jusqu'à la nuit.  Kaka avait quitté les lieux avant, laissant Selvag en finir avec les buveurs de sang. Il emmenait Reneur prisonnier, ainsi que les barons qui l’avaient aidé. Dans la caserne des gayelers, les cellules se remplirent. Pendant que ses adjoints s’en occupaient, Kaja fit le tour des généraux. Il leur mit le marché en main. Soit ils ne participaient à rien et on ne touchait pas à leurs prébendes, soit ils prenaient parti et ils rejoignaient Reneur. Un seul répondit qu’au nom de sa fidélité à Reneur et Batogou, il préférait la prison. Les autres, devant le coup de force des policiers qui maintenant quadrillaient la capitale, bloquant toute possibilité de rébellion, choisirent de rester neutres. Kaja étudiait les documents pris le matin sur les lieux de la mort de Jobau quand Selvag entra. Kaja l’interrogea du regard :
   - Tout est calme et sous contrôle, Colonel.
   - Je viens de parcourir ces parchemins. Les choses étaient bien plus avancées que nous le pensions. Jobau était bien près de déclencher une révolte.
Selvag tendit d’autres documents à Kaja :
   - Reneur savait. Voici les preuves…
Kaja se pencha sur ce que lui tendit Selvag. Ils étudièrent les rapports d’enquêtes qui arrivaient petit à petit. La victoire des gayelers sur les buveurs de sang avait fait l’effet d’un électrochoc sur la population. Les invincibles étaient vaincus. Un vice-roi était mort, l’autre aux arrêts. Partout des patrouilles de police sillonnaient la capitale. Un de ses aides de camp entra.
   - Mon colonel, j’ai trouvé cela dans le palais de Gérère…
De nouveau Kaja se pencha sur les documents qu’on lui ramenait. Son visage s’assombrit au fur et à mesure de sa lecture. Il découvrit que Gérère lui-même, préparait un coup d’état… Il pensa que tout était pourri dans ce royaume. Il toucha sous sa chemise la branche de son Arbre Sacré qui ne le quittait jamais. Qu’allait-il pouvoir faire ?
   - Mon colonel, commença Selvag, le code de la Loi est clair. Vous devez assurer la stabilité et la sécurité du royaume en attendant que les enquêtes soient terminées.
Kaja le regarda. Il le sentit rayonner. Il soupira. Il douta un instant de la fidélité de Selvag. Lui aussi avait-il projeté de prendre le pouvoir ?
   - Mon Colonel ?
   - Oui, Fraimag, répondit Kaja à son serviteur.
   - Il se fait tard, Mon Colonel. J’ai préparé vos appartements dans la caserne. Puis-je me retirer ?
   - Tu as raison, Fraimag. Il se fait tard. Tout cela peut attendre demain.
Kaja se leva et dit :
   - Messieurs, allons nous reposer, demain nous prendrons les décisions qui s’imposent.
Il distribua ses ordres pour la nuit. L’heure de l’étoile de Lex était passée depuis longtemps. Le temps du calme était arrivé. Une fois dans ses appartements, il s’assit sur le lit. Il était fatigué. Par l’Arbre Sacré, que la journée avait été longue...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire