mercredi 14 août 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...85

Riak contemplait le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Elle était épuisée et avait la nausée. Depuis son départ de Nairav, accompagnée des bayagas noires, elle avait vécu un long massacre. Quand elle se battait avec un des buveurs de sang, les bayagas en décimaient des dizaines. Leur rage était telle qu’ils ne se contentaient pas de les tuer. À chaque fois, il y avait la même explosion de colère. Ce n’était plus une bataille, c’était une boucherie où les buveurs de sang se faisaient hacher menu. Maintenant que tous ces ennemis étaient morts, Riak se retrouvait seule à patauger dans un charnier. Partout des corps déchiquetés, des ruisseaux et des flaques de sang et surtout cette odeur douceâtre et nauséeuse des viscères emplissant les canyons. Derrière elle, Jirzérou semblait aussi écoeuré. Ils retrouvèrent Narch un peu plus loin. Il essayait encore de vomir le contenu d’un estomac vide.
   - Allons dans un tunnel, dit Riak.
Elle prit conscience qu’elle était couverte de sang et de sanies. Ses vêtements en étaient imprégnés. Elle regarda les autres. Ils lui ressemblaient.
    - On ressemble à des spectres, déclara Jirzérou.
    - Il faut qu’on aille ailleurs, reprit Riak. C’est irrespirable.
Elle appela Wardsauw.
   - Emmène-nous à une source, où nous pourrons nous reposer.
En disant cela, elle se rappelait le bosquet d’arbres près duquel elle avait rencontré le léopard des neiges.
   - Je vois l’endroit, fille de Thra.
L’ombre noire avait à peine fini de parler qu’ils se trouvaient sur le tapis fleuri d’une vallée épargnée par les combats. Un peu en contrebas glougloutait une source alimentant une vasque. Ils s’en approchèrent. Riak sursauta. Deux silhouettes de femmes se profilaient sous les arbres.
   - Par la Dame Blanche ! Dans quel état vous êtes !
Riak reconnut la voix de Mitaou.
   - Venez par-là dame Riak, je vais m’occuper de vous !
Bemba se leva à son tour pour accueillir Jirzérou et Narch.
   - Le Sachant a dit de vous attendre ici. J’ai des tenues pour vous.
Elle les détailla des pieds à la tête. Les deux hommes semblaient épuisés. Elle se focalisa sur Narch qui semblait le plus ébranlé.
   - Je ne pensais pas que cela se passerait comme ça, dit le jeune homme en se laissant tomber à terre. Je ne pensais pas…
   -  Maintenant,  c'est fini,  dit Bemba.
   - Oui… mais j'ai les images.  Les bayagas… c'était horrible… plus cela allait et plus ça prenait corps… aucun n'est resté entier en face… et puis cette odeur… cette odeur…
Pendant que Bemba essayait de réconforter les deux hommes,  Mitaou avait pris Riak en main. Son aspect était effrayant.
   - Le Sachant m'a prévenue. J'ai préparé un endroit pour vous reposer. 
Tout en parlant,  Mitaou la conduisit vers un abri léger qu'elle avait fait. Un brasero diffusait de la chaleur. Il y avait même un grand baquet. Riak ne semblait rien voir.  Elle était ailleurs.  Mitaou parlait sans s'arrêter.  Elle racontait ce que lui avait dit Koubaye et tous ses préparatifs.
   - Asseyez-vous,  Dame Riak. Vous allez voir,  un bain chaud vous fera du bien.
Joignant le geste à la parole, elle jeta les pierres qui chauffaient dans le brasero.  L'abri fût empli de sifflements et de vapeur. Riak se laissa faire quand Mitaou lui retira ses habits et la conduisit dans le baquet. Elle se laissa aller. Les souvenirs du premier bain qu'elle avait pris au temple lui revinrent à l'esprit. Des larmes lui montèrent aux yeux et se mirent à couler. Où était l'enfant de ce temps-là ? Mitaou babillait à ses oreilles tout en la baignant comme on baigne un enfant. Cela faisait comme une musique réconfortante à ses oreilles. Bientôt, elle s'endormit. 
Mitaou regarda celle qui avait bouleversé sa vie. Elle pensa que sans cette rencontre,  elle ne serait qu'une obscure novice ou pire une "renvoyée",  indigne de servir la Dame Blanche. Une vague d'amour la submergea. Elle aimait Riak. Pour elle,  Mitaou pourrait donner sa vie. Dehors elle entendait les hommes qui se lavaient dans la source et Bemba qui leur expliquait que la mère supérieure faisait nettoyer le temple et ses environs. Tous les valides, nonnes ou pas, s'occupaient à effacer les traces de la bataille.
Au bout d'un moment, alors que dehors Jirzérou et Narch se rhabillaient, Mitaou appela doucement Riak :
   - Dame Riak !  Dame Riak ! Réveillez-vous…
Riak ouvrit les yeux.
   - J'ai rêvé…
Elle n'alla pas plus loin. Narch venait de pousser un cri d'alarme. Mitaou assista à ce spectacle incroyable de Riak bondissant hors de l'eau, se drapant dans un linge tout en attrapant son épée.
Jirzérou vit jaillir la frêle silhouette blanche. Il avait son arme à la main. Narch et Bemba faisaient face à un danger que Riak ne remarqua pas tout de suite. Sur sa poitrine, le médaillon irradiait une douce chaleur. C'est alors qu'elle les vit. Un couple de léopards des neiges approchait tranquillement. Riak avança à leur rencontre. Elle admira la démarche souple de ces grands animaux. Elle ne les quittait pas des yeux. Que venaient-ils faire ? Le mâle feula doucement. Riak affermit sa prise sur la garde de son épée :
   - Tu sais que tu ne me fais pas peur, lui dit-elle.
Elle soupesa le risque de voir bondir le fauve. Elle était maintenant devant les autres, l’épée fermement en main, sentant la douce chaleur de son médaillon. La scène avait quelque chose d'irréel. Les deux animaux continuèrent leur progression. C’est alors que Riak vit les deux petits qui couraient vers elle. Les deux boules de poils vinrent se frotter contre ses jambes nues.  Elle baissa sa garde pendant que les adultes approchaient à leur tour. Sous les yeux ébahis des autres témoins, le mâle glissa sa tête sous la main libre de Riak, cherchant la caresse. La femelle s’allongea au sol et bailla de toute sa gueule, pendant que ses petits venaient jouer contre ses flancs.
Leur retour à Nairav fit sensation. Riak avançait seule devant, suivie des deux léopards adultes, alors que les jeunes gambadaient tout autour. Quelques pas derrière, Jirzérou et Narch marchaient d’un même pas. Mitaou et Bemba fermaient la marche, tirant sur un traîneau les affaires dont elles avaient eu besoin.
Gochan en personne vint les accueillir, mais elle recula en voyant le léopard des neiges passer le premier la porte du temple. Quand Riak passa sous le linteau, elle eut la surprise de voir la vieille femme mettre genou à terre. Autour d’eux, les autres prenaient le large devant l’apparition des deux animaux sauvages. Interloquée, Riak s’arrêta :
   - Qu’est-ce à dire, ma mère ?
   - La prophétie avait raison. Tu es celle que Rma a choisie pour tisser à nouveau les fils du royaume de Landlau. Je te dois obéissance.
   - Relevez-vous, lui répliqua Riak avec agacement.
Comment dire à cette femme qu’elle se sentait encore enfant, débordée par tout ce qui arrivait ? Après ce qu’elle venait de vivre, se battre ne l’amusait plus. Elle sentait encore l’odeur du sang et de la mort flotter autour d’elle. Elle s’interrogeait sur ce voulait filer Rma. Koubaye ! Il fallait qu’elle voie Koubaye.
   - Où est Koubaye ?
La question prit Gochan au dépourvu. Elle regarda autour d’elle en balbutiant qu’elle ne savait pas. Le léopard était revenu sur ses pas et se frotta contre les jambes de Riak. Il avança de quelques pas et se retourna vers elle en s’immobilisant. Riak comprit qu’il voulait qu’elle le suive. Il s’engagea dans l’escalier qui montait à la cour. Quand ils débouchèrent dans la lumière, Riak dut s’arrêter pour laisser ses yeux s’habituer. Au milieu de la cour, il y avait le piédestal avec le diadème et à côté Koubaye. Si le reste de la cour était vide, les gens étaient montés sur le chemin de ronde pour regarder ce qui arrivait.
Riak avança un léopard de chaque côté, Jirzérou sur ses talons. Narch les suivait avec Mitaou et Bemba. Gochan, qui avait peiné à se relever, déboucha dans la cour quand Riak s’approcha de Koubaye. Elle remarqua qu’il ne semblait nullement effrayé par la présence des fauves.
   - Je t’attendais, dit-il à Riak.
   - Que …
   - L’heure est venue et elle est là. Demain est le jour de la grande fête.
Des souvenirs inondèrent l’esprit de Riak. La fête, tout avait commencé là. La fête revenait et elle était à Nairav, bien loin des montagnes.
   - Tu ne peux y aller comme cela !
Riak sursauta. De quoi parlait Koubaye ? Aller à la fête lui sembla impossible. Pourtant Koubaye continuait à parler :
   - Il te faut te préparer.
Gochan et les autres s’étaient rapprochés et formaient un cercle autour d’eux. Les léopards s’étaient allongés près du socle où reposait le diadème.
   - Rma a repris de très vieux fils, continua Koubaye. Dans la bataille qui vit la disparition du roi Riou, il y avait son dernier frère. Tout le monde l’a cru mort. Tel ne fut pas le cas. Il fut recueilli mourant par une vieille femme qui le cacha et le soigna. Revenu à la vie, il avait perdu la mémoire de qui il était. Quand la vieille mourut, il épousa une jeune femme du cru enracinant sa lignée dans la vallée. Tu es la dernière représentante de cette lignée et la première à arborer la chevelure blanche de la famille royale.
Koubaye se tut un instant. Dans tout le temple le silence régnait. Riak était abasourdie.
   - Aujourd’hui est venu le temps pour Rma de retisser le royaume de Landlau.
Quand Koubaye posa le diadème sur la tête de Riak, les deux léopards vinrent s'asseoir de part et d’autre d’elle. Puis Koubaye mit un genou à terre, imité par tous les présents.
On improvisa une fête. Les gens se laissèrent aller. On fêtait la fin des buveurs de sang mais aussi l’arrivée d’une reine. Le royaume allait revivre. Nul ne savait comment. Le Sachant l’avait dit, cela se ferait.
Riak s’était assise le dos contre le piédestal. De chaque côté les léopards des neiges s’étaient couchés en ronronnant. Elle avait reçu les hommages de tous les présents et cela avait pris une bonne partie de la nuit. Elle était fatiguée. Koubaye vint s’asseoir à côté d’elle.
   - Tu as fait de moi une reine… lui dit Riak, mais je ne saurai jamais faire.
   - Tu as le diadème mais tu n’es pas encore reine…
   - Que veux-tu dire ?
   - Le peuple doit te reconnaître !
   - Et comment cela va-t-il arriver ?
   - Le soleil va bientôt se lever… il est temps. Appelle Wardsauw.
Koubaye se leva, imité par Riak. L’ombre noire sembla sortir du piédestal.
   - Parle, Fille de Thra.
   - Fais ce que Koubaye demande.
   - Allons voir se lever le soleil, répliqua Koubaye.
 Riak connut à nouveau ce flottement propre à la magie de déplacement de Wardsauw. Elle ne reconnut pas l’endroit immédiatement. La lumière du soleil allait bientôt inonder le rocher sur lequel elle était. De part et d’autre d’elle, les léopards avaient suivi le mouvement. Ils allèrent se placer près d’un plat dans le rocher qui faisait comme un siège.
   - Assieds-toi, lui dit Koubaye.
Riak obéit tout en regardant autour d’elle. Ce paysage lui était familier. Assise sur la pierre froide, elle examina le paysage dans la pâle lueur de l’aube. Mais… bien sûr !!! Elle se leva brusquement pendant que le soleil pointait à l’horizon. Elle fut illuminée de ses rayons. Elle comprit qu’elle était sur le rocher du roi Riou. C’est alors que monta une clameur depuis la plaine :
   - Le roi ! Le roi est revenu !

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