dimanche 29 décembre 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...88

Riak fut réveillée par ceux qui criaient : " Au feu! ". Elle se leva et sortit rapidement. Le feu léchait la falaise. La ville basse était la proie des flammes.
   - Même si on pouvait réparer les passerelles, on ne pourrait pas descendre.
   - Ils ne peuvent pas monter non plus, répondit Riak. Ça va nous donner un  peu de temps. Établissez un tour de garde. Il ne faut pas que le feu atteigne la ville haute. Quand il diminuera, prévenez-moi.
   - Bien, ma reine.
Riak vit arriver le général.
   - Ah, Costané, venez, il faut qu'on s'organise.
Riak s'était installée dans la maison qu'un bourgeois de Cannfou avait mise à sa disposition.
   - Ce n'est pas le tout de gagner une bataille… il faut gagner la guerre. Toute la vallée est sous notre contrôle. Il faut maintenant libérer le reste du royaume.
   - Mais tout le peuple va vous suivre…
   - Et se faire massacrer. Je ne suis pas  reine pour cela. Koubaye m'a dit que la victoire ne serait à nous qu'en épargnant au mieux le peuple. Je veux être sa reine, pas son croque-mort. J'ai demandé à celui qui a le dernier savoir de tenir le peuple pour éviter toute révolte inutile.
   - Les bayagas pourront-elles nous aider ?
   - Non, seules les bayagas noires avaient ce pouvoir. Il faut tester et entraîner ceux qui se sont battus tous ces derniers jours et ne garder que les meilleurs. Tous ceux qui veulent partir doivent pouvoir partir. Nous allons nous battre contre de vrais soldats, entraînés bien mieux que les nôtres.
   - Mais, ma reine, il ne va pas rester grand monde…
   - Je sais, Costané, je sais. Mais la victoire est à ce prix-là.
Ils continuèrent à prévoir l'organisation de l'armée, malgré leur manque de savoir-faire. À ce moment-là, la grande prêtresse demanda une audience. Elle la fit introduire dans tarder. Quand Riak la vit s'agenouiller devant elle, elle lui expliqua que le protocole l'ennuyait au plus haut point.
   - Je sais, Majesté, mais ces rituels sont indispensables aux hommes.
À côté de la grande prêtresse, la mère Keylake fulminait intérieurement. Comment une gamine mal élevée et arrogante pouvait-elle être la reine ? Elle vivait cela comme une pure injustice. La grande prêtresse poursuivit en disant :
   - Vous savez ce qui doit être fait pour que règne la justice. La magie qui était en vous lors de notre dernière rencontre atteint sa maturité. Des messagères sont parties pour que tous les temples se mettent à votre service.
   - Je vous remercie et j'apprécierais vos conseils. Aujourd'hui, le temps est à la guerre.
   - Bien sûr, Majesté, mais il faut préparer la paix.
Riak se sentait en décalage. Elle pensa que le présence de Koubaye lui serait bien utile. Elle entendit un doux feulement et vit disparaître la femelle. Les deux mères conseillères sursautèrent en voyant disparaître le fauve blanc. Elles firent un vrai bond en arrière quand le léopard des neiges sauta dans la pièce suivi de Koubaye.
   - Bonjour Riak, tu désirais me voir.
   - Oui mais…
   - Les Léopards des neiges sont en totale connexion avec toi. Tu désirais me voir, ils sont venus me chercher. Pense à Lascetra, son grand savoir sera utile.
À peine avait-elle commencé à évoquer le maître du dernier savoir qu'un des léopards s'était levé et d'un bond avait disparu.
Koubaye se tourna vers la grande prêtresse.
   - Je vous salue, Mère de toutes les mères. Vous avez fait les justes gestes. Soyez-en remerciée. Rma tisse les vieux fils de la lignée du roi Riou.
Puis, se tournant vers mère Keylake et mère Algrave, il les salua aussi :
   - Mère Keylake, Mère Algrave, je vous salue. J’admire en vous cette fidélité malgré votre colère et vos doutes. En cela vous rejoignez certains de vos proches comme le prince Khanane. Vous connaissez le pendentif du roi. Je ne parle pas de la reproduction que détient le prince Khanane, mais du vrai pendentif, celui qui fut perdu à la Funeste Bataille, celui qui est porteur de la magie de Landlau...
Pendant que Koubaye parlait, Mère Keylake mit la mains sur sa poitrine.
   -  Oui, oui, vous en portez la reproduction. Sortez-le que tout le monde le voie.
Mère Keylake se tourna vers la grande prêtresse qui lui fit un signe positif de la tête. Doucement, elle tira un pendentif de sous son vêtement. Riak le regarda avec étonnement, il ressemblait au sien. Elle mit la main sur sa poitrine et entendit Koubaye dire :
    - Montre-le !
Riak regarda Koubaye et, doucement, défit les premiers boutons de sa tunique. Au milieu de sa poitrine, à hauteur de la naissance des seins, le pendentif pulsait comme un coeur. Dès que la lumière le toucha, il se mit à briller comme une étoile. Il y eut un claquement sec et le cri de mère Keylake. Son bijou venait d’éclater.
   - Thra, lui-même vient de répondre à vos interrogations, dit alors Koubaye. La magie du vrai bijou ne supporte pas ces pâles imitations.
Mère Keylake se mit à trembler de tous ses membres puis elle se mit à genou et en pleurs déclara :
   - Reine, vous êtes ma reine !
Mère Algrave fit de même, elle se mit à genoux et baissa la tête. Koubaye reprit :
   - Rien de tout cela n’était prévu dans les plans du prince Khanane, n’est-ce pas Mère Algrave. Pourtant sa femme lui a raconté ses visions lors de son retour et comment elle avait reconnu en Riak, celle qui viendrait vêtue de blanc…
D'un mouvement fluide, le léopard revint dans la pièce. Lacestra regarda un peu étonné autour de lui et reconnut Riak. Il mit genou à terre :
   - Majesté !
Riak eut un geste d’agacement :
   - Relevez-vous. Koubaye a jugé que votre présence nous serait précieuse.
   - En quoi puis-je vous être utile, Majesté.
   - Il nous faut préparer l’organisation du Royaume dès maintenant. Après la victoire, trop de gens voudront se mêler du pouvoir, déclara Koubaye.
   - Qu’on dresse une table et qu’on amène des sièges, dit Riak. Et puisqu’il faut le faire, alors faisons-le.
Ce fut une journée longue et difficile pour Riak qui dut rester immobile à réfléchir à des questions dont elle avait du mal à saisir l’importance et auxquelles elle n’avait jamais pensées.
Quand la lumière déclina, elle se leva brusquement et déclara :
   - J’en ai assez, continuez sans moi. 
Tout le monde l’imita et Koubaye dit :
   - Riak, nous avons quelque chose encore à faire. Tu peux faire confiance. Entre la sagesse du temple et l’étendue du savoir de ceux qui savent, les lois sont entre de bonnes mains. Accompagne-moi.
Riak regarda Koubaye d’un air étonné :
   - Qu’est-ce qu’on a à faire ?
   - Viens, et tu verras.
Les léopards s’étaient déjà dressés, regardant Riak et Koubaye.
   - Allons, dit-elle.
Ils disparurent de la pièce. Riak ne reconnut pas tout de suite l'endroit. Et puis le souvenir lui revint. Ils étaient derrière le Rocher du Trône, à l'endroit même où elle avait tué son premier seigneur. C'était le lieu de la découverte du pendentif. Elle regarda Koubaye. Une intuition lui vint à l'esprit. Sous leurs pieds reposait la dépouille du roi Riou. Elle ressentit une émotion intense. Sans l’attaque, elle ne serait jamais devenue reine. Alors qu’elle méditait, Koubaye l’appela :
   - Viens !
Il était déjà plus loin dans la pente. Elle courut pour le rattraper. Les chemins lui étaient familiers. Ils allaient arriver au bosquet de ronces qui portaient, à la bonne saison, des baies succulentes. Puis ils prendraient le chemin à droite qui se dirigeait vers la maison.
Ils arrivèrent devant la porte massive juste avant le lever de l’étoile de Lex. Koubaye frappa à la porte.
   - Qui vient ? demanda une voix à l’intérieur
   - Un voyageur qui cherche protection, répondit Koubaye.
C’était la formule de politesse de ceux qui se faisaient surprendre loin d’un abri à l’heure de l’étoile. La voix qui lui répondit était jeune et quand la porte s’ouvrit, il découvrit le visage d’une femme encore jeune. Riak, derrière lui, fut encore plus étonnée. La femme regarda Koubaye et Riak d'un air interrogatif.
   - Ne le laisse pas dehors, Magnie. L'heure de Lex arrive.
   - Entrez, entrez, dit-elle en se reculant légèrement.
Ils pénétrèrent la pièce. Il y faisait chaud et l’odeur de la soupe emplissait la pièce. Un homme remuait le contenu du chaudron en tournant le dos aux arrivants. Koubaye nota qu’il était plus vouté que dans son souvenir. La porte du fond s’ouvrit laissant entrer une femme aux cheveux blancs les bras chargés de provisions. Elle s’arrêta brusquement en voyant Riak et Koubaye. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle posa tout ce qu’elle portait sur la grande table sans se soucier du comment et se précipita sur les arrivants en criant à moitié :
   - Mes petits ! Par Thra que vous êtes beaux !
Le grand-père se tourna en entendant sa femme. Son regard se voila d’une brume de larmes et il s’avança vers eux. Il mit un genou à terre avant que quelqu’un ait pu dire une parole et salua, avec les mots qu’il faut, la reine et le sachant.
Magnie regardait cela l’air effaré puis quand Koubaye se tourna vers elle, elle dit d’une voix enrouée :
   - Koubaye ?
Koubaye fit quelques pas vers elle et, alors qu’elle écartait les bras, il se précipita pour l’enlacer. Il mit son nez dans son cou et tout en pleurant de joie, dit :
   - Maman !
De son côté Riak s’était retrouvée dans les bras de la grand-mère. Cela dura un moment puis le grand-père d’un air bourru déclara :
   - On ne va quand même pas recevoir la reine comme ça ! Asseyez-vous ! Notre table est pauvre mais nous partageons avec joie.
Ce fut le début d’une joyeuse cacophonie parsemée de rires et de pleurs d’émotions. Bribes par bribes, Riak et Koubaye racontèrent leurs errances, interrompus par les exclamations de leurs hôtes. Puis ce fut au tour de Magnie de raconter comment elle avait échappé à la vindicte de ceux qui étaient venus pour nettoyer le château de tous les indésirables, seigneurs ou collaborateurs.
L’étoile de Lex était presque couchée, quand ils allèrent se reposer.
Riak fut réveillée par le cri de Magnie. Elle découvrit couché à ses pieds les deux petits léopards. Elle écarta les rideaux pour découvrir les deux adultes regardant Magnie. La grand-mère laissa son ouvrage pour venir voir ce qu’il se passait.
   - N’aie pas peur, Ce sont les gros chats qui accompagnent Riak. Ils sont gentils comme tout. Ils étaient avec elle sur le rocher.
   - Tu as vu leurs dents ?
   - Tout à l’heure le mâle est venu ronronner contre mes jambes. Je t’assure qu’ils sont gentils.
Riak descendit de son alcôve en riant.
   - Grand-mère a raison. Ils sont très gentils… tant qu’on ne veut pas me toucher.
La grand-mère regarda Riak avec un grand sourire.
   - La soupe est prête. Elle chauffe.
Puis elle se tourna vers sa belle-fille :
   - Viens, Magnie, on va aller s’occuper des bêtes.
Riak resta seule dans la pièce avec ses léopards. Elle se servit un grand bol de soupe. Elle s’assit et prit le temps de déguster le brouet épais avec la une galette recouverte de miel. Elle pensa à Pramib et à sa famille. Elle trouva excellente l’idée d’aller leur dire bonjour. La journée était belle. Riak sortit, accompagnée par les fauves. Elle descendit la pente en se guidant sur la fumée qu’elle voyait monter derrière le repli de terrain. Elle découvrit que la maison de Burachka avait été reconstruite. Elle en fut heureuse. Elle remarqua que l’enclos était bien rempli, ce qui était aussi un bon signe. En se rapprochant de la bâtisse, elle vit que la grange où elle avait vécu l’hiver avait été, elle aussi, retapée et agrandie. Elle décida d’aller voir si sa famille y habitait encore. Elle sursauta quand la porte de Burachka s’ouvrit brusquement. Résiskia s’arrêta en la voyant :
   - Iak ! Iak, t’es evenue !
Il se mit à rire de joie. Il rentra en courant :
   - Urach A ! Urach A ! IAK ES EVENUE !
Riak vit sortir Burachka qui vint la serrer dans ses bras.
   - J’ai craint pour toi quand tu t’es retrouvée au temple. Pramib m’a raconté ton histoire. Je suis heureuse que tu aies pu revenir.
Burachka la prit par les épaules pour la regarder :
   - Tu as bonne mine et tu as tellement grandi. Tu es devenue une vraie femme maintenant. Et Koubaye,  qu’est devenu Koubaye ?
Riak se mit à sourire devant ce flux de paroles. Sans la laisser répondre à ces questions, Burachka se mit à lui raconter la vie dans la vallée. Tchuba et Pramib avaient beaucoup aidé à la reconstruction. Elle leur avait donné la grange pour qu’ils en fassent leur maison. Résiskia était resté aussi pour aider et puis, de fil en aiguille, elle lui avait demandé de rester définitivement. Sorayib lui avait cédé une partie de ses troupeaux à un bon prix. Il n’avait plus la force de s’occuper de toutes ses bêtes. Il avait juste gardé assez de têtes de bétail pour sa femme et pour lui.  Elle exprima à nouveau son inquiétude pendant tous ces mois sans nouvelles…
   - Mais je parle, je parle et les tiens doivent encore s’inquiéter. Va vite les voir et tu reviendras me voir.
Riak était toute souriante en partant de chez Burachka. Elle arriva devant la grange au moment où Séas sortait. Il avait pas mal grandi et surtout avait pris les muscles de ceux qui travaillent dur. Il s’arrêta interdit en voyant Riak, puis brusquement avant qu’une parole ne soit dite, il se retourna et rentra dans la grange en criant :
   - M’man, ya l’autre qu’est revenue !
Riak entendit Pramib faire des remontrances à Séas sans comprendre ce qu’elle lui disait. Elle sortit rapidement tout en s’essuyant les mains. Son sourire s’effaça dès qu’elle vit Riak :
   - Ah ! C’est toi. Je comprends mieux Séas. Tu sais que ton départ ne nous a pas aidés… J’espère que tu reviens avec l’idée de faire ta part de travail.
Riak eut un sourire las.
   - Je n’étais pas tout à fait revenue pour entendre cela.
Séas était arrivé derrière sa mère.
   - Tu vois, je te l’avais dit… Elle a pas changé ! C’est toujours une tête brûlée, une cheveux blancs qui va nous amener que des ennuis.
Il avança sur elle, menaçant, les poings serrés :
   - Maintenant fous le camp ! T’as rien à faire dans nos vies ! Depuis que t’es petite, tu portes malheur !
Quand il leva la main, il entendit un bruit sourd qu’il ne connaissait pas derrière lui. Deux fauves blancs le regardaient prêts à bondir.
   - Sorcière ! T’es qu’une sorcière, hurla-t-il tout en reculant vers sa maison.
Pramib se replia sur la maison :
   - Séas a raison, ne reviens jamais ici. J’ai fait mon devoir. Ne me demande pas en plus de t’aimer.
Là-dessus, elle claqua la porte. Une larme coula sur la joue de Riak. Les deux léopards vinrent se frotter contre ses jambes en ronronnant. Elle leur caressa machinalement la tête. Puis elle se redressa, essuya sa joue et fit demi-tour. Maintenant, elle savait. En remontant, elle passa près de Burachka qui allait traire les brebis. Elle lui prit un des seaux et lui proposa de l’aider. Burachka accepta avec plaisir et babilla pendant toute la traite. Riak ne fit qu’acquiescer de temps en temps. Burachka lui raconta qu’après son départ, les soldats avaient fouillé toute la région à la recherche de la cheveux blancs. Ils étaient même montés une ou deux fois ici et Tchuba qui avait un peu trop parlé au goût du chef d’escouade avait été roué de coups. Il lui avait fallu de longs mois pour s’en remettre. Pramib et Séas s’étaient retrouvés seuls pour faire le travail. Cela avait été très dur pour eux. Séas était particulièrement amer et jaloux de Riak. Lui bossait comme un esclave pendant que Riak se tournait les pouces à réciter des prières inutiles dans un couvent confortable… Alors qu’elles se levaient pour ramener le lait, Burachka lui demanda si elle restait. Riak répondit par la négative.
   - Dis-moi, Riak, il y a eu de grandes clameurs dans la plaine pendant les jours de la grande fête. Que s’est-il passé ?
   - Le trône était occupé, répondit Riak qui sourit en voyant le regard étonné de Burachka.
C’était la première fois qu’elle la voyait sans voix.
   - Les gens ont découvert qu’une reine leur avait été donnée par les dieux. Il y a eu des combats. Aujourd’hui, il n’y a plus de seigneurs dans toute la vallée.
    - C’est pour ça que Magnie est revenue. Je croyais qu’elle avait été renvoyée quand je l’ai vu arriver sans bagages avec juste un balluchon…
   - Comme beaucoup, elle a fui les combats. Maintenant la paix est dans la vallée, mais la guerre menace le reste du royaume. On m’a demandé de revenir à Cannfou. Je vais repartir.
Burachka ne demanda pas qui était ce “on”. Elle avait bien vu que Riak portait de beaux habits et qu’elle avait pris une assurance certaine. Elle ne la questionna pas plus. Riak l’avait trop impressionnée.
Quand Riak arriva à la maison de Sorayib, elle le vit redescendre de l’enclos des brebis. Dès qu’il la vit, il mit un genou au sol. Riak lui adressa un sourire :
   - Vous n’allez quand même pas faire ça à chacune de nos rencontres ?
   - Tu… Vous êtes la reine !
   - Alors, je vous donne l’ordre de rester celui qui m’a accueillie et qui m'appelait “Riak”.
   - Mais, Majesté…
   - Non, grand-père, “Riak”, c’est un ordre.
   - Mais, Riak, ce n’est pas possible, quand tu seras dans ton palais, je ne pourrai pas…
Riak se mit à rire :
   - Dans mon palais ! On en est très loin, grand-père. Cannfou est comme un verrou. L’armée des seigneurs doit nous attendre en bas.
   - C’est ce que Koubaye m’a laissé entendre.
   - Ah oui, Koubaye ! Où est-il d’ailleurs ?
   - Il est parti avec sa mère.
   - Ils sont partis où ?
   - Koubaye a parlé d’une cascade… et de son père…  
Riak, en voyant changer l’expression du vieil homme,  comprit que le sujet était sensible. Koubaye l’avait prévenue. Il devait emmener sa mère dans les tunnels pour qu’elle voie ce qu’il y avait découvert.
   - Vous lui direz que je retourne à Cannfou. Il m’y rejoindra quand il le pourra.
   - Je lui dirai, Majes… Riak.
Riak salua le grand-père et, encadrée de ses léopards, elle partit au petit trot.

Magnie, juste éclairée par son feuluit, suivait Koubaye. Il l’avait conduite dans la grotte des longues pattes. Habillés chaudement et portant des provisions pour plusieurs jours, Koubaye avait entraîné sa mère pour lui montrer sa découverte. Magnie se sentait oppressée par tout ce noir autour d’elle. Dans la grotte écroulée, elle avait écouté les récits de son fils racontant ses rencontres avec les bayagas. Ils avaient passé la nuit dans l'alcôve. Koubaye avait même réussi l’exploit de faire regarder à sa mère le ballet des bayagas. À ses yeux, elles avaient perdu leur aspect atroce pour une évanescence colorée beaucoup plus pacifique. Le lendemain, ils s’étaient enfoncés sous la terre en suivant un tunnel tortueux et froid. Koubaye les avait guidées jusqu’à rejoindre un ruisseau. Il savait ce qu’il allait voir mais cela lui fit le même choc que la première fois. Le vent soufflait fort dans ce tunnel, glaçant l’atmosphère et l’eau des vasques. Quand sa mère le rejoignit, elle poussa un cri.
   - Singuel !
   - Oui, mère, Singuel que tu croyais parti pour une autre femme.
   - Mais comment ?
   - À cette époque vous habitiez le village, non loin de l’auberge de Gabdam.
   - Oui, la vie était heureuse malgré les seigneurs. Singuel était beau et fort. Il travaillait pour Gyré le charron. Il gagnait peu mais cela nous suffisait. Tu n’étais pas encore né.
   - Je sais, mère. C’est pourtant à cette période que tu as commencé à avoir peur.
   - Tu sais, Koubaye, combien de gens passaient chez Gyré. Sa renommée attirait de nombreuses personnes. Mais quand j’ai vu cette femme arriver et que j’ai vu le regard que Singuel lui a jeté, c’est vrai que la peur s’est insinuée en moi. Elle s’est prétendument installée à l’auberge le temps de faire réparer son attelage. Les hommes se sont mis à aller de plus en plus souvent chez Gabdam. J’ai vu mon époux me laisser pour fréquenter l’auberge. Il rentrait tard et souvent, il avait trop bu. Et puis, un soir, il n’est pas rentré. J’ai appris le lendemain que cette femme avait quitté le village et Singuel avec elle. Je l’aurais suivi, si je n’avais pas été aussi malade. J’étais enceinte et la grossesse commençait mal. Je vomissais tout et sans l’aide de la vieille Brana, je ne sais pas si j’aurais survécu. Quand j’ai été mieux, je voulais partir à sa recherche, mais les seigneurs étaient sur le pied de guerre poursuivant un groupe de révoltés et bouger était trop dangereux. Gabdam et Brana m’ont convaincue d’attendre. Quand tout est redevenu calme, il était trop tard pour partir, tu arrivais.
   - Oui, mère et tu as fait tout ce qui était nécessaire et même plus. Mais tu ne sais pas tout et surtout ce que tu sais n’est pas la vérité. Ton époux ne t’a jamais trompée. Il s’est fourvoyé sur un chemin qui l’a conduit ici. Il repose dans la glace depuis toutes ces années. Tu te souviens bien de cette femme, de sa beauté et de son influence sur les hommes. Elle s’appelait Cavita. Elle venait de la capitale et non de Cannfou comme elle l’a dit partout. La réputation de Gyré n’avait rien à voir avec sa venue. Elle était là pour enrôler des soldats au nom du prince Khanane. Une prophétie disait que la libération viendrait de notre vallée. Et le prince Khanane, qui se serait bien vu roi, a fomenté la révolte. Cavita était comme un serpent au regard hypnotiseur. Elle avait cette capacité à convaincre les autres qui la rendait redoutable. Quand elle est repartie, une dizaine d’hommes l’ont suivie. Elle les a conduits près de Msevelg, presque sous les yeux du baron Vrenne. Khanane fournissait les armes et un ancien renégat les a instruits. C’est à la fin de la saison des petites pluies qu’ils commencèrent leurs actions.
Magnie, en entendant ce récit, s’était appuyée sur la paroi. Dans l’obscurité à peine transpercée des deux feuluits, des larmes coulaient sur ses joues. Elle ne pouvait détacher ses yeux de la silhouette de l’homme allongé dans la vasque glacée. Pendant ce temps, Koubaye continuait à raconter comment son père avait fini sa vie. De combats en combats, ils avaient été repoussés vers les montagnes. La traque avait continué jusqu’à l’hiver. Mal équipé et sans provision, il avait essayé de trouver refuge dans les tunnels. Dans la grande grotte encore couverte à l’époque, il avait pris le mauvais tunnel. C’est en arrivant près de la cascade qu’il avait compris son erreur. En voulant faire demi-tour, il avait glissé et sa tête avait heurté la pierre. Perdant connaissance, il était tombé dans la vasque gelée. Le froid avait fait son oeuvre. Depuis toutes ces années, il reposait là, victime du rêve d’un autre.

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