lundi 24 février 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...89

Dans la capitale, le moral était bas chez les seigneurs. Ils regardaient autour d’eux cherchant des signes de révolte sans en trouver. Le peuple semblait mener sa vie comme d’habitude. Mais parfois sans savoir qui prononçait ces mots, ils entendaient : “ Attendez que la reine arrive! ”
Les buveurs de sang étaient tous morts. L’armée ne valait rien. Le seul corps constitué et entraîné était la police. Elle n’avait qu’un défaut. Elle ne comprenait pas que des seigneurs. L’utiliser dans les batailles revenait à prendre le risque de la trahison et de la défaite. Kaja avait raison, ils allaient devoir se battre eux-mêmes. Leur dernier espoir reposait sur le roi. Kaja le tenait au courant de ce qui se passait et il avait promis d’envoyer l’ost de Tisréal. Il fallait le temps de le réunir et jusque-là, il leur faudrait tenir avec leurs seules forces. Kaja courait partout, motivant les uns, entraînant les autres. Un détachement était parti pour Clébiande afin d’assurer la sécurité de la capitale en verrouillant le passage.
    - Est-ce que cela suffira ?
Le baron Zwarch accompagnait Selvag.
   - Le colonel Sink fait tout ce qui est en son pouvoir. Mais il faut que les barons fassent leur devoir. Certains sont prêts à se battre mais d’autres voudraient la paix et pensent qu’il serait possible de négocier avec cette reine. Khanane les pousse à cela.
    - Khanane ! Mais il était prêt à tout pour prendre le pouvoir ! On lui doit la révolte dans la vallée de Cannfou. Aujourd’hui, il serait devenu un artisan de paix.
Selvag se mit à rire :
   - Bien sûr que non, Zwarch. Il sait qu’il ne peut prétendre au trône alors que cette reine est apparue. Il voudrait jouer un rôle majeur en servant d’intermédiaire…
    - Que sait-on d’elle ?
    - Rien ou presque. Elle a massacré les buveurs de sang à elle toute seule selon la rumeur. Un des policiers qui a réussi à fuir a rapporté des faits étranges. Des guerriers aussi noirs que la nuit de la bataille ont participé à la défaite des nôtres.
   - Des bayagas ?
   - Peut-être, il n’est pas resté pour voir. Leur sang a coulé comme un fleuve. Il raconte qu’il est passé sous des cataractes rouges en fuyant par les passerelles.
   - Il n’est pas bon qu’il raconte cela…
   - Ne vous inquiétez pas, Zwarch, il est au secret.
   - Et qu’en dit Sink ?
   - Le colonel y voit une exagération mais il reste prudent. Il dit que le jour sera notre allié…
Il fut interrompu par Kaja qui jaillit d’une porte :
   - Ah, Selvag ! Dans mon bureau, j’ai des nouvelles du roi !
Selvag fit un signe de tête au baron Zwarch et s’empressa de suivre son chef. Le baron repartit, pensif.
Kaja avait entraîné Selvag dans son bureau.
   - Ce que je craignais est arrivé !
   - Elle a lancé son attaque ?
   - Non, pire ! Le roi vient de me nommer vice-roi !
Selvag eut du mal à cacher sa joie. Les choses ne se passaient pas comme il le pensait, mais la prophétie se réalisait. Sink était vice-roi. Une peur prit naissance dans son esprit. La prophétie disait clairement que Sink serait le dernier vice-roi. Les versets suivants étaient obscurs et parlaient de la colère de Thra et de Youlba dont Rma ferait son fil de chaîne. Selvag en avait conclu, en écoutant les prêtres de l’arbre sacré, que Rma donnerait un souverain au royaume de Riou et que ce souverain serait Sink. Aujourd’hui, il doutait. Cette reine venait bouleverser sa compréhension de la prophétie. Que conclure ?

À Clébiande, le colonel qui commandait les forts, avait décidé de ne pas bouger. Son rôle était de verrouiller le passage, pas de faire la guerre à cette reine. Il fut heureux de voir le détachement arriver de la capitale. Pas assez nombreux à son goût, il les envoya patrouiller le long du fleuve jusqu’à Cannfou, heureux d’entendre les rapports lui racontant que rien ne bougeait. Ces satanés rebelles ne descendaient pas. Il ne restait qu’à attendre l’ost de Tisréal et laisser ce Talpen, qui avait manifestement la confiance du colonel Sink faire le gros du travail. Il avait fait renforcer la discipline et mis toutes ses troupes en alerte. Il avait séparé ses contingents en fonction de leur origine. Les points clés étaient tenus par des seigneurs. La passivité des gens du cru l’étonnait. S’il avait été à leur place, il se serait révolté. Il restait méfiant, sentant leur passive hostilité. Pour lui, jamais les locaux n’auraient dû être admis dans l’armée. Le prédécesseur de Sink les avait employés par centaines. On les payait nettement moins que les seigneurs. Si Sink n’avait pas changé cela, il avait nettement diminué la différence. 

Talpen faisait un rapport tous les jours. Il s’y tenait malgré le manque de nouvelles. Il écrivait aussi ses impressions. Le pays était sous tension. Partout où il passait, il la sentait. Personne ne leur manquait de respect. Personne ne s’opposait à ses ordres, mais personne ne coopérait spontanément. Il allait régulièrement au confluent du fleuve et de la rivière de Cannfou. Sur la berge du royaume de Tisréal, les premiers barons de l’Ost arrivaient avec armes et bagages. Talpen avait fait plusieurs fois la traversée pour aller les saluer. Les treîbens qui dirigeaient les bacs faisaient grise mine. S’ils ne s’opposaient pas à la traversée de Talpen, ils demandaient des sommes folles pour faire le retour. Talpen avait utilisé leurs services deux fois, puis s’était adressé aux capitaines des barges de l’Ost. De jour en jour, l’armée royale se renforçait. On attendait le roi. Il réglait des conflits entre barons au nord et au plus tard, à la prochaine lune, arriverait au bord du fleuve. 
Sa mission l'amenait régulièrement à Cannfou. Une bonne partie avait été dévastée par l'incendie. Ceux qui étaient le plus près de la falaise n'avaient pas eu le droit de revenir. Leurs maisons et leurs granges étaient autant de moignons noircis dépassant d'un sol fait de débris calcinés. Plus personne n'y habitait. Seuls les noirs oiseaux cherchaient encore leur pitance dans les charognes brûlées. Talpen y faisait quand même son inspection. Il scrutait la falaise à la recherche de signes avant-coureurs d'activité. Les rebelles allaient-ils descendre pour se battre dans la plaine ? À chaque visite, il faisait la même constatation, rien ne bougeait. Le colonel Sink, qui réunissait les barons en une armée, lui avait fait part de sa volonté d'aller les chercher s'ils ne descendaient pas. Talpen profitait de son séjour pour préparer cette éventualité. Dans des ateliers, protégés des regards, des charpentiers construisaient les passerelles qui seraient nécessaires à l'assaut. Il poussait tous les ouvriers pour que tout soit prêt pour l'arrivée du roi. .
Il voyait bien le rempart de bois que les rebelles avaient fabriqué. Il dépassait de la falaise et permettait à leurs guetteurs de ne pas se montrer. Il les comprenait. Ses archers avaient blessé plusieurs des leurs qui étaient restés un peu trop longtemps à regarder en bas. Il comprenait tout en calculant comment il pourrait faire investir le plateau pour vaincre les rebelles. Il ne connaissait que deux routes, une par Cannfou mais il y avait le rempart et l’autre par le col de Difna qui pouvait se tenir avec une poignée d’hommes. Tous les autres chemins n’étaient que des sentiers muletiers impropres au passage rapide de troupes nombreuses. Même si sa confiance en Sink était grande, il ne voyait pas comment ils allaient pouvoir faire. Sans compter qu’on ignorait combien étaient réellement les rebelles. De nombreux hommes avaient disparu de chez eux à la suite de la purge qu’avaient organisée les buveurs de sang. Talpen les pensait sur le plateau, prêts à en découdre. Et puis, encore plus inquiétant, il pensait à ces guerriers noirs décrits par quelques policiers lors de la bataille de Cannfou. Qui étaient-ils ? Et combien étaient-ils ? Etaient-ce des bayagas ? Comme à chaque fois, il repartit faire son rapport sans en savoir plus. Il fut arrêté par Tienlou. Il avait vu brûler ses possessions dans Cannfou. Il en avait développé une colère contre les rebelles. Il avait fait construire des abris pour les archets. Il invita Talpen à venir admirer sa dernière construction. Il lui montra les pièges qu’il avait prévus si les rebelles descendaient. Talpen l’écouta et admira l’inventivité de son hôte. Ils se déplacèrent ainsi le long de la ville. Comme le soleil se couchait, Talpen donna l’ordre à ses hommes de trouver un abri pour la nuit et lui-même se dirigea vers le bâtiment que Tienlou avait refait. Il lui montra le stock d’armes qu’il avait préparé.
   - On les attend de pied ferme comme vous voyez, lui dit Tienlou.
   - Et vous avez combien d’hommes ?
   - Une bonne centaine ! Ils s’entraînent tous les jours. Forts comme nous sommes, nous ne craignons personne !
Talpen eut la politesse de ne pas mettre en doute ce qu’il disait. Il savait que les buveurs de sang s’étaient fait tailler en pièces et il voyait mal comment ce ramassis de commerçants allait pouvoir résister aux rebelles. Il ne retenait qu’un avantage à leur engagement. Ils serviraient de retardateur lors de l’attaque ce qui donnerait du temps à l’armée pour intervenir. Ils continuèrent à discuter tout en partageant un repas. L'heure de Lex était passée quand un des gardes de Tienlou se présenta.
   - Qu'est-ce qui se passe, demanda-t-il ?
   - Il y a des lumières en haut de la falaise.
   - Des bayagas ?  
   - Peut-être mais depuis l’incendie, on n’en avait pas revu.
Tienlou et Talpen se levèrent de table et suivirent le garde. De passages souterrains en couloirs, ils atteignirent le poste de guet. Par l’étroite fente, ils scrutèrent le rempart des rebelles. Ils virent des lumières dansantes orangées couronnant la palissade.
   - Je n’ai jamais vu des bayagas comme cela, dit Tienlou. Ça fait penser à des torches.
   - Ce ne sont pas des torches, affirma Talpen. La lumière bougerait moins.
Le garde qui était en retrait prit la parole :
   - Certains disent qu’elle commande aux bayagas et que ce sont les bayagas qui ont massacré tout le monde là-haut.
Tienlou se retourna furieux vers l’homme :
   - N’importe quoi ! Personne ne commande aux bayagas. C’est juste le mal qui se promène.
Talpen surenchérit :
   - Ce sont des bayagas, mais si nous respectons la nuit, nous ne risquons rien. Par contre, les voir réapparaître, ce n’est pas bon signe. Il faudra que j’en informe le colonel !
Il se tourna vers le garde et déclara :
   - Vous allez me surveiller cela et ne pas les quitter des yeux. Ce n’est peut-être rien, mais ça peut être parce que là-haut, ils se préparent à la bataille. L’ost et le roi arrivent bientôt. Quant à l’armée des barons, le colonel s’en occupe. Notre rôle est de surveiller et de faire en sorte qu’ils ne descendent pas tant que nos troupes ne sont pas là. Si quelque chose arrive, venez immédiatement me faire un rapport.

Le départ de l’armée des barons fut une grande fête dans la capitale. Si dans les familles des barons, on  pleurait, les gens de la rue acclamaient les braves qui partaient au combat. Sink en était mal à l’aise. Étaient-ils heureux de les voir partir se faire tuer à la guerre ? Ou profitaient-ils simplement du spectacle rare des barons en grande tenue défilant dans les rues ? De tout le pays, les groupes allaient arriver et se joindre au cortège. Kaja avait calculé pour arriver un peu avant la prochaine lune et ainsi attendre le roi de Tisréal quand il traverserait avec l’ost.
Sa première déception survint à Frill. Ceux qui devaient arriver des montagnes de fer et de Madine étaient en retard. Ils durent attendre une journée avant de repartir pour Sursu. Kaja discuta longuement avec Selvag pour savoir comment rattraper le temps perdu.
   - Votre nomination comme Vice-roi, mon Colonel, en a dérangé plus d’un. Même si le roi a mis cette limite au temps de la guerre, certaines ambitions ont été contrariées.
   - Mais les clans ont été décimés dans cette espèce de guerre entre Gérère et Reneur.
   - Je sais, mon Colonel, mais cela n’a pas suffi à calmer l’ambition des autres. Ils sont nombreux à penser qu’ils méritaient plus le titre que vous.
   - Ils sont stupides, ou quoi ? Ne se rendent-ils pas compte du danger qui nous menace ?
   - Non, mon Colonel. Autour d’eux, rien ne bouge. Ils ne semblent pas sentir la tension qui règne dans le peuple. Mes informateurs m’ont prévenu. Les sachants sont revenus en catimini et ont donné l’ordre de ne pas bouger. C’est la reine et elle seule qui doit délivrer le  “royaume”. Leurs prophéties sont formelles.
Sink réfléchit un moment avant de reprendre la parole.
   - Envoie des messages à Sursu. Il faut faire préparer des barges. Nous avancerons plus régulièrement. Le temps que nous fassions le tour du défilé des roches noires, elles pourront se préparer.
Sa deuxième déception fut en arrivant à Sursu. La ville tout entière était pavoisée pour accueillir son nouveau vice-roi. Quand Selvag parvint à rejoindre Sink, il lui annonça la mauvaise nouvelle, les barges n’étaient pas prêtes. Plus exactement, il n’y en avait pas assez pour toutes les troupes. Kaja dut cacher sa mauvaise humeur sous un masque de contentement. De nombreux barons l'attendaient avec leurs hommes. Sans eux, l'armée ne ferait pas le poids face à l'ost de Tisréal. Tout en saluant la foule qui faisait la fête dans la ville, il réfléchissait au nombre de jours qu'ils allaient perdre.
Ce n’est que deux jours plus tard qu’ils purent reprendre leur voyage. Sink avait décidé d’envoyer tous les barons par le fleuve sur les barges pendant que lui prendrait des barques rapides pour arriver à temps. Il avait dû négocier avec les tréïbens des baisses de taxes et des garanties en cas de victoire, ainsi qu’un prix important pour le transport.
Les jours qui suivirent le rassurèrent. Ils progressaient assez vite pour rattraper un peu le temps perdu. À leur arrivée à Riega, ils avaient largement distancé les barges, mais sa flottille de barques longues lui avait fait regagner deux jours. Sink se sentait mieux. Ils atteindraient le point de rendez-vous avec peu de retard. Il était certain que l’Ost aurait traversé et que ce n’est pas lui qui accueillerait le roi sur la terre du royaume de Landlau mais le roi de Tisréal qui accueillerait le vice-roi pour lui venir en aide.
La fête à Riega fut de courte durée. Sink fit un discours aux barons présents. Ils partiraient le lendemain et, à marches forcées, rejoindraient le gros de l’armée pour mater la rébellion.
Le lendemain matin, le temps était gris. La pluie et le vent se mirent de la partie rendant la navigation désagréable.
   - Le vent va souffler de plus en plus fort jusqu’à Clébiande, mon colonel. Vous devriez rester à l’abri. Et puis les courants vont nous chahuter. On va être secoué.
Sink regarda le capitaine de sa barcasse. Puis il alla se mettre à l’abri de l’auvent. La vallée allait en se resserrant jusqu’à Clébiande. Le capitaine avait raison, cet endroit était un couloir où le vent pouvait se mettre à hurler. Pour économiser ses rameurs, il avait fait établir une petite voile qui les emmenait à bonne allure. Cela le fit sourire. De Clébiande à la confluence où traversait l’Ost, il y avait à peine une demi-journée de navigation. Ce soir, il serait arrivé à la sortie du défilé. Il avait prévu de dormir au fort et de repartir dès potron-minet. Il pourrait alors se présenter devant le roi avant que le soleil ne soit au zénith.
La navigation ne fut pas une partie de plaisir. Entre la pluie et les vagues, qui parfois giflaient le bateau, ils arrivèrent trempés mais à temps pour débarquer avant le lever de l’étoile de Lex. Le colonel de Clébiande fut surpris de les voir à la porte de son fort. Sink, qui ne l’avait pas prévenu avant, fut heureux de voir la bonne tenue de la place forte.
La soirée fut conforme à l’habitude, plus formelle qu’amicale. Les hommes de Kaja purent se sécher et dormir au sec pendant que le vent et la pluie continuaient à fouetter les murs.
Quand son aide de camp le réveilla, Sink constata que si le ciel était bas, il ne pleuvait plus. Il caressa la branche de son arbre sacré et remercia pour cette bonne nouvelle. La rencontre avec le roi en serait facilitée. Dès qu’il fut prêt, il sortit dans la cour et admira ses hommes tous en tenue, au garde-à-vous, prêts à partir. C’est en petites foulées que sa troupe rejoignit le port de Clébiande. Les Tréïbens avaient passé la nuit à quai et les barques étaient encore avec leurs protections nocturnes. Ce fut un branle-bas de combat chez les marins. Ils firent diligence. Alors que l’aube pointait son nez, la dernière barcasse larguait les amarres. Sink, qui surveillait la manœuvre, fit signe au capitaine qu’il pouvait reprendre la tête du convoi. C’est alors que, de la même manière qu’il avait été étonné au défilé des roches noires, Sink vit l’eau se gonfler, soulever les barques. Bientôt, ils furent plus hauts que la berge, puis plus haut que le plus haut des arbres et même plus haut que les collines environnantes. Aussi vite que le phénomène avait commencé, il cessa, et les barques se retrouvèrent à la surface du fleuve, à hauteur de berges. Sink regarda la capitaine :
   - Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ce dernier aussi effaré que Sink, balbutia :
   - Jamais vu ça… Jamais vu ça… et ça ne débordait pas…
Il tomba à genoux faisant des gestes de conjuration.
   - Bénalki ! C’est Bénalki qui est passée !

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