jeudi 2 avril 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...90

Koubaye marchait, suivi de Costané. Résal le suivait de près et derrière lui descendait un petit détachement d’une dizaine d’hommes. Ils avançaient avec précaution dans cette pente raide et caillouteuse. Ils avaient des consignes de silence. Seul Koubaye semblait à l’aise. Costané, malgré son expérience et ses entraînements, échouait à le suivre sans faire de bruit. Bien que général des troupes de sa majesté, Costané avait voulu reconnaître par lui-même le vieux chemin dont avait parlé le Sachant. Ce passage, oublié depuis la construction des passerelles, devait permettre aux quelques centaines de soldats dont il disposait, de descendre dans la plaine de Cannfou sans se faire remarquer. Il y avait des passages difficiles demandant l’aide des mains pour ne pas tomber. La végétation elle-même était devenue un obstacle à la progression. Des troncs avaient poussé là où se trouvait le passage, nécessitant des contorsions et des aménagements que Costané n’étaient pas sûr de pouvoir réaliser sans faire de bruit. Le Sachant l’avait prévenu. Le bruit et la lumière seraient leurs ennemis. Il admirait l’aisance de Koubaye capable de passer d’un tronc à l’autre ou de se glisser dans un minuscule passage sans laisser la moindre trace. Plus massif et plus grand, avec ses armes qui dépassaient de sa silhouette, Costané ne pouvait pas le suivre aussi souplement. Parfois, lorsqu’un des hommes plus en amont faisait trop de bruit, le Sachant les arrêtait un moment avant de reprendre sa descente. Quand la pente commença à s’adoucir, il se dirigea vers un renfoncement contourna quelques gros arbres qui bouchaient la vue et disparut derrière un bloc de rocher. Quand Costané arriva à cet endroit, il découvrit une vaste grotte avec des aménagements et une source.
   - Ici, des paysans cachent leurs bêtes quand c’est nécessaire. Vous pourrez y demeurer tranquillement sans que les seigneurs ne vous repèrent.
Costané regarda autour de lui pendant que ses hommes arrivaient. Il fit venir près de lui son pisteur. Ce dernier s’inclina devant Koubaye.
   - Je ne sais qui a été votre maître. Mais il est sûrement le meilleur. Sans le général qui était derrière vous, je n’aurais pas  suivi votre trace.
Il se tourna vers le général et ajouta :
   - J’ai mémorisé les passages. Je saurai retrouver le chemin. Il sera difficile de faire passer tous les hommes par là.
   - J’en conviens, Tengu. Tu seras chargé de faire les groupes. Nous descendrons en plusieurs vagues. Tu mettras les plus bruyants dans la dernière.
Koubaye, qui les écoutait, hocha la tête et reprit la parole.
   - Je vais vous laisser, général, régler les problèmes ici. Il est nécessaire que j’aille voir les grands savoirs de la plaine pour préparer le terrain.
   - Voulez-vous que des soldats vous accompagnent ?
   - Non, Général, il est préférable de rester discrets. Cela reste notre meilleure arme. Il faut garder l’effet de surprise.
Se tournant vers Résal, il l’invita à le suivre. Le général et le pisteur les regardèrent s'éloigner entre les grands arbres.

Riak était de mauvaise humeur. Koubaye lui avait dit de partir à la guerre quand la lumière brillerait la nuit sur les remparts de Cannfou. Qu’avait-il encore voulu dire avec cette phrase ? Riak avait pensé à la pleine lune qui allait arriver et puis Koubaye lui avait annoncé l’arrivée de la reine noire.
   - Amie ou ennemie ?
   - Elle sera ce que tu en feras…
Là-dessus, Koubaye était parti avec le général Costané pour retrouver le vieux chemin de Cannfou. Riak se disait que, autant elle chérissait les moments qu’ils passaient ensemble à courir la montagne, autant elle haïssait ces instants où il devenait le Sachant. Elle s’était promis de lui arracher d’autres indices à son retour mais le général était rentré seul et lui avait appris que Koubaye était resté en bas avec Résal. Riak avait juré au grand dam des nonnes qui étaient présentes. Comme la nuit tombait, Riak avait dit à sa “cour” comme elle appelait pompeusement les gens qui l’entouraient, qu’elle avait besoin d’exercice et elle était partie avec les léopards des neiges.
Mère Algrave désapprouvait en faisant remarquer que jamais le prince Khanane ne se conduirait comme cela. Mère Keylake fit chorus avec elle.
   - Ma mère, il faut l’éduquer ! Ça ne peut pas continuer comme cela, dit-elle à la grande prêtresse.
Cette dernière souriait des frasques de Riak, comme une mère ne peut s’empêcher de rire à certaines bêtises de son enfant.
Ce fut Lascetra qui conclut en disant :
   - Qu’on le veuille ou non, elle est la reine pour ce temps et ce temps demande qu’on abandonne les vieux rites. Faites-lui confiance !

Riak courait dans la nuit accompagnée des léopards. Dans la quasi obscurité, cela faisait trois silhouettes blanches sur le fond sombre de la plaine au-dessus de Cannfou. Riak aimait ces temps où son corps pouvait relâcher les tensions de la journée. Vivre toute une journée enfermée restait une torture pour elle. Elle avait besoin de ces grands espaces. Elle courut ainsi jusqu’au camp de son armée. Son arrivée provoqua les habituelles manifestations de joie. Les hommes qui se préparaient pour la nuit rassemblèrent autour d’elle en criant :
   - Vive la reine !
À certains, qui lui demandaient la date de l’attaque, elle expliqua que cela allait venir bientôt. Elle leur demanda d’être fin prêts au moment de la pleine lune.
   - L’étoile de Lex va bientôt se lever. Allez vous reposer, vous tous qui êtes les braves qui allez reconquérir le Royaume. Et surtout soyez prêts !
Ayant dit cela, elle repartit au petit trot. Dès qu’elle fut hors de vue du camp, les léopards la rejoignirent. De les voir ainsi si beaux, si souples, elle en oublia l’heure et elle se mit à courir dans les hautes herbes au bord de la rivière. Quand l’étoile de Lex monta au-dessus de l’horizon, elle vit arriver les bayagas. Multicolores, elles éclairaient la prairie devant elle. Pour Riak ce fut comme un encouragement. Elle accéléra. En plein effort, elle perçut une silhouette qui courait à sa droite. Quand elle tourna la tête, elle ne vit rien. Pourtant, elle était sûre de son ressenti. C’était comme une ombre se déplaçant à la même vitesse qu’elle, semblant se volatiliser chaque fois qu’elle braquait les yeux dessus. Brusquement, elle s’arrêta, l’ombre fit de même. Riak tenta de l’examiner sans la regarder directement. Elle avait à peu près sa taille et sa morphologie. En plein soleil, elle l’aurait prise pour sa propre ombre, mais là, juste avec les lumières des bayagas, cela ne pouvait être cela. Comme elle s’était arrêtée, les léopards s’étaient couchés à ses pieds sans se soucier de cette ombre qui perturbait Riak.   
Elle fit un premier geste, sortit sa dague et regarda pour voir si l’ombre faisait de même. Elle avait de nouveau disparu. Pourtant à chaque fois qu’elle se concentrait sur les gestes de sa danse de combat, elle ressentait en périphérie de son champ visuel, cette étrange silhouette qui la mimait.

Elle rentra tard et de mauvaise humeur. Le lendemain, elle fut assaillie par les mille questions de sa charge. Il fallait prévoir, gérer, décider, trancher entre les opinions des uns et des autres. Le général Costané arriva lui aussi avec son lot de difficultés. Des hommes arrivaient tous les jours. Fallait-il les intégrer immédiatement ou bien les garder en réserve? Il avait commencé à envoyer de petits contingents de ses meilleurs soldats dans la grotte montrée par Koubaye. Il voulait discuter stratégie avec elle. Ils n’avaient que quelques centaines d’hommes dont la valeur au combat était limitée et ils allaient faire face à l’ost de Tisréal si les informations amenées par les nouveaux arrivants étaient véridiques. Elle avait emmené Costané près des remparts en bois de Cannfou. Ils avaient observé les constructions des seigneurs en bas. Il y avait des échanges de flèches tous les jours.
    - Ils ont d’excellents archers, majesté. il y a eu plusieurs blessés.
   - Et les nôtres, qu’ont-ils fait ?
   - Leurs défenses sont très bien faites. On en a touché bien peu… Une fois en bas, que ferons-nous face à l’Ost ?
   - Le Sachant l’a dit. La victoire est à notre portée. Il faudra repousser l’Ost et prendre Clébiande.
   - J’entends, majesté. Mais nos forces sont si peu importantes. Il faudrait que le peuple se soulève pour nous venir en aide.
   - Non, général. Le Sachant m’a prévenue. Mon rôle est celui-là. Libérer le peuple pour que vive le peuple et non pour qu’il meure dans une vaine révolte.
Riak se retourna en entendant les bruits derrière elle. Elle vit des archers courir pour se mettre en position derrière les archères.
   - Que se passe-t-il ?
Un gradé lui répondit :
   - Un guetteur a repéré des mouvements en bas. Nous aurons peut-être la chance d’en avoir un ...
Riak regarda les hommes se préparer. Elle s’approcha du rempart et risqua un œil par une des fentes d’observation. La ville basse semblait calme. Les ruines noircies semblaient immobiles. Deux archers tenaient leurs arcs bandés fouillant du regard les restes de bâtiments. Au bout d’un moment, ils furent remplacés par deux autres. Riak remarqua un peu de cendres qui voletaient sur sa gauche. Elle examina plus en détail et perçut des signes de mouvements. Autour d’elle, les bruits indiquaient qu’elle n'était pas la seule à avoir détecté quelque chose. Une silhouette surgit et s’éclipsa aussitôt derrière un pan de mur ruiné. L’archer, non loin d’elle jura, il n’avait pas eu le temps de décocher sa flèche. Riak vint à côté de lui et lui fit signe de lui passer son arme. Elle le testa en tirant une fois ou deux sur la corde. Elle prit une des flèches de l’homme et l’encocha. Tout en s’approchant de l’archère, elle banda l’arc et ferma les yeux. Elle laissa son esprit se fondre dans ses perceptions. Elle sentit : Maintenant ! Quand sa flèche s’envola, les archers pensèrent qu’elle l’avait décochée car l’arc était trop lourd pour une femme de son gabarit.
   - Là !
Le cri du guetteur fit se précipiter tous les présents vers les fentes d’observation. En bas, une silhouette se tordait au sol. L'empennage de la flèche lui dépassait du cou.
Riak rendit son arc à l’archer :
   - Très bonne arme !
Il mit genou à terre pendant que Riak s’en allait avec le général.
Tous les hommes commentèrent son exploit. De là partit la rumeur que Riak voyait à travers les murs.

Koubaye et Résal allaient de ferme en ferme. On leur faisait souvent bon accueil. Koubaye ne se faisait reconnaître que des grands savoirs et leur transmettait les messages nécessaires. À ceux qui vivaient près de la forêt, il avait enjoint de ne pas s’approcher des falaises. Partout, il expliquait qu’il serait profitable pour tous de se protéger et de se cacher quand la lune serait pleine. L’Ost de Tisréal allait traverser le fleuve et malheur à celui qui serait là quand cela arriverait.
   - La lune sera pleine dans trois jours, fit remarquer Résal. Ne sommes-nous pas trop près du fleuve? 
   - Tu as raison, mais nous ne risquons rien. Nous allons vers Clébiande. Il faut que le peuple soit prévenu.
Avec Résal, il se déplaçait d’abri en abri, voyageant aux heures sombres dans les sous-bois. Koubaye était très attentif à ne rencontrer aucun seigneur.
   - Le fleuve n’est pas loin, lui fit remarquer Résal un matin.
   - En effet ! Je connais ton désir de le voir, Résal. Il est préférable de s’en abstenir pour le moment. Les seigneurs y patrouillent bien souvent.
   - Je hais les treïbens qui aident les seigneurs, déclara-t-il. Ils ne méritent plus de faire partie de notre peuple.
   - J’entends ta colère, mais ils sont le prix que ton peuple doit payer pour garder sa relative autonomie. Quand viendra l’heure et le moment, ils auront à choisir entre les seigneurs et la déesse…
   - Bénalki va venir ?
Résal avait un air extatique en prononçant ces mots. Koubaye se mit à rire.
   - Les dieux et les déesses sont libres d’aller et venir. Rma file avec leur liberté. Bénalki a choisi et fera ce qu’elle a choisi.
Koubaye fit un brusque geste de prudence et dit :
   - Vite, à couvert !
Ils se réfugièrent derrière un bosquet. À travers ses branches, ils aperçurent une troupe de cavaliers qui passa sans s’arrêter.
   - Des policiers, remarqua Résal.
   - Oui, ils sont le véritable risque. Nous devons les éviter à tout prix.
   - Que Bénalki les réduise en cendres !
Koubaye eut un petit sourire.
   - Qui connaît la volonté de Bénalki ? Mais restons à couvert, les policiers à pied ne vont pas tarder. Nous reprendrons la route après. Un grand savoir nous attend.

Sous la lumière de l’étoile de Lex, Riak dansait la danse de ses combats. À la limite de sa vision, l’ombre enchaînait les figures. Riak s’arrêta brusquement et regarda dans sa direction. Elle pointa son épée vers la position de l’ombre :
   - Je sais que tu es là… Je ne sais pas qui tu es mais je te sais présente. Vis-tu par l’étoile de Lex ?
Seul le silence lui répondit. Autour d’elle dansaient les lumières changeantes des bayagas. Elle sentait la colère en elle. Cette ombre la réveillait. Elle était cette enfant emplie de peur devant la violence des seigneurs. Elle était Riak attendant la charge du seigneur derrière le rocher du roi Riou. Sa danse reprit. Elle était cette rage de détruire ceux qui lui faisaient peur.
Non loin de là, les léopards des neiges regardaient Riak la sombre dansant la ronde de la mort. Quand la danse prit fin, ils s'approchèrent d’elle en feulant doucement. Riak la blanche prit la tête de la femelle entre ses mains et lui gratta le cou. Le mâle vint se frotter contre elle en ronronnant.
Riak revint doucement vers Cannfou. Le ciel, jusque-là couvert, se dégagea. En approchant du rempart surplombant les descentes, elle vit la lune presque pleine. Elle regarda un moment le disque brillant dans le ciel, puis elle s'intéressa à ce qui se passait en bas. Les derniers nuages s'écartèrent laissant la lune briller de toute sa splendeur. Au loin, la rivière faisait comme un ruban argenté. En bas les bâtiments brûlés prenaient des teintes grises. Tout était calme.
Elle balaya le paysage du regard et elle sut.  La lumière brillait sur les remparts de Cannfou. L’heure du combat venait de sonner.

Koubaye ne dormait pas. Par la fenêtre qu’il avait ouverte, il regarda la lune éclairer la cour de la maison du grand savoir qui l'accueillait. Dans la pièce sur son matelas de paille, Résal dormait. Les combats allaient recommencer. Rma trancherait de nombreux fils. Les motifs de l’étoffe du temps changeraient. Il regarda vers l’ouest :
   - Bénalki, demain la reine que tu as choisie, va combattre, demain, l’Ost va traverser le fleuve, demain viendra le vice-roi de Landlau. J’ai posé la pierre que tu m’as confiée au bord du fleuve. Le roi de Tisréal la foulera s’il pose le pied sur la terre de Landlau.
Koubaye pencha un peu la tête comme s’il écoutait quelque chose. Quand il se redressa il souriait.

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