mardi 20 janvier 2015

Le départ se fit avant l’aube. C’est Lyanne qui hérita du bois à porter. Cappochi transporta les bouteilles. On prit le chemin traditionnel. La montée en était régulière. La terre vibrait sous les pieds en même temps que la montagne semblait grommeler. Les deux mille premiers pas furent faciles et puis Lyanne commença à sentir le poids de la charge. On lui avait fixé une sorte de harnais sur lequel on avait entassé le bois. C’étaient les peuples de la grande plaine qui régulièrement l’amenaient. Il était dense et donnait un beau feu sans fumée. Cela avait fait sourire Lyanne qu’on le charge de combustible pour le feu. Mille pas plus loin il ne souriait plus. Il avait les épaules cisaillées par les sangles trop étroites. Cappochi caracolait en tête non loin du roi. Il semblait parfaitement remis. Les quelques flacons qu’il transportait ne le gênaient pas. Le roi ne marchait plus. Ses soldats le portaient. De nouveau son teint terreux et ses gémissements involontaires lors des cahots, trahissaient sa souffrance. Moayanne était une boule d’anxiété regardant son père. Le fils du roi gardait un visage impassible et avançait sans regarder ni à droite, ni à gauche. 
Au milieu de la matinée, Lyanne ne sentait plus ses épaules. La progression qui jusque là avait été bonne devint subitement impossible. La chaleur venant de la roche devant eux était telle que pas un homme ne pouvait se risquer à passer.
- Il faut trouver un autre chemin, Majesté. La lave est encore brûlante.
Le découragement se peignit sur le visage du roi.
- Il faut passer, tu entends, il faut !
Le chef du détachement fit signe aux hommes de poser le roi du mieux qu’ils pouvaient. Puis il envoya vers le haut quelques éclaireurs. Pendant ce temps, il donna à boire le remède contre la douleur. Lyanne posa sa charge et bougea les épaules pour les décontracter.
- Alors, on fait moins le fier, lui fit remarquer Moayanne.
- Le bois est lourd et le chemin bien long pour ceux qui souffre. Il existe des passages plus faciles.
- Qu’en sais-tu, toi qui es étranger à ces lieux ?
- Mon instinct me guide quand je l’écoute.
- Et que te dit-il ?
- Un pas plus loin, juste un pas après l’impossible, il y a un passage.
Moayanne se retourna vivement regardant les ondes de chaleur s’élever dans le ciel gris. Elle planta ses yeux dans ceux de Lyanne :
- Cappochi a raison : tu es fou ! Aller par là c’est la mort !
- Je dirai que c’est juste ta peur.
- Le fils du roi dit que c’est trop dangereux.
- Le fils du roi ou Cappochi ?
 Moayanne foudroya du regard Lyanne. Elle fit demi-tour et se dirigea vers la coulée de lave. La chaleur était infernale. Elle ferma à moitié les yeux pour se protéger, tout en baissant la tête. Elle pensa : “Encore un pas et mes cheveux vont prendre feu ou ma figure se couvrir de cloques !” Elle hésita. Pensant au regard moqueur que lui lancerait sûrement l’homme-oiseau, elle fit un pas de plus et vit le trou dans le sol. Elle s’y engouffra, heureuse d’être à l’abri de la fournaise. Ces yeux s’habituèrent au manque de lumière. Elle découvrit un tunnel qui montait en ligne presque droite. Ses parois étaient presque lisses comme si une rivière avait coulé là. Aussi loin qu’elle pouvait voir, le tunnel où sa monture serait passée sans se baisser allait dans la bonne direction.
Elle courut porter la nouvelle. L’homme-oiseau n’était pas là. C’est Modtip qui l’accueillit :
- Mais t’étais où ?
- Là en dessous, il y a un passage, lui répondit-elle en l’entraînant vers son père.
Bien que somnolant par l’effet de la drogue, le roi n’hésita pas. Il donna l’ordre d’emprunter le tunnel. À son fils et à Cappochi qui lui recommandaient la prudence, il ne répondit même pas. Ses soldats coururent avec lui pour atteindre l’entrée. Une fois à l’abri, ils se moquèrent les uns des autres, leurs cheveux avaient roussi. Ils reprirent la progression, jetant des regards étonnés tout autour.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Modtip, jamais une rivière n’aurait pu couler ici !
- Tu as raison… et tort… mon fils…, répondit le roi. La tradition parle de ces tunnels où ont coulé des fleuves de roches en fusion. C’est un excellent présage pour nous. Il va là où nous devons aller.
- Et si la lave décidait de reprendre ce chemin, Majesté… que deviendrions-nous ? demanda Cappochi.
- Le frémiladur se calme pour le jour de Bevaka. Écoute, il grommelle mais n’éructe plus. Fais confiance…
Le roi se laissa aller au balancement de ses porteurs, somnolant de plus en plus. Ils avancèrent ainsi à la lueur des torches dans cette roche noire et lisse reflétant la lumière presque comme un miroir. Lyanne suivait. Il utilisait le bois pour en faire des torches qu’il fournissait au fur et à mesure de leur avancée. Ça faisait toujours ça de moins à porter !
Moayanne marchait devant, impatiente d’avancer. Modtip la suivait comme son ombre. Les soldats portaient leur souverain sur un brancard fait de lances et de manteaux. Ils toussaient de plus en plus, incommodés par les émanations venues des roches. Le fils du roi suivi de Cappochi avec lequel il parlait sans cesse venaient après. Lyanne, que les autres considéraient comme un portefaix, fermait le convoi.
- LÀ ! DE LA LUMIÈRE ! hurla Moayanne.  
La chaleur augmenta de nouveau brusquement. Heureusement le courant d’air moins chaud qui les poussait dans le dos, montrait une voie possible. Une partie du tunnel s’était effondrée. Un trou grand comme deux hommes surplombait une rivière de lave coulante. C’est avec beaucoup de crainte qu’ils passèrent sur la partie restante. Les soldats y perdirent leurs cheveux. Les plus près du trou eurent la peau couverte de cloques en raison de la puissance de la chaleur. Lyanne dut abandonner son chargement qui avait pris feu. Il rattrapa le groupe au moment où il débouchait en haut du tunnel. Le courant d’air devenait si violent, qu’ils furent presque éjectés sur une étroite plateforme qui se révéla être le chemin traditionnel. Quand Lyanne émergea, cherchant comment expliquer qu’il avait perdu le bois pour le sacrifice, les soldats toussaient à en perdre la respiration. Sans l’air frais venant du tunnel, ils auraient été immédiatement asphyxiés. Le roi était assis le dos contre un rocher. Il buvait à petites gorgées le remède contre la douleur. Son fils était à côté de lui. Cappochi regardait tout autour comme s’il cherchait la suite du sentier. Modtip discutait avec Moayanne.
- On ne peut pas continuer avec les soldats, fit remarquer le roi. Je vais renvoyer les hommes.
- Mais vous ne pouvez pas marcher !
- Regarde ! Ni Cappochi, ni l’homme-oiseau ne toussent ! Pour Cappochi, je ne suis pas étonné !
- Pourquoi ? demanda le fils du roi.
- On dit qu’il ne serait pas le fils de son père… et que sa mère a beaucoup aimé mon frère…
- Je n’ai jamais entendu cela…
- Tout cela s’est passé avant ta naissance.
Le roi posa la tête sur le rocher en fermant les yeux un instant. Puis il reprit :
- Nous manquons de temps. On va repartir. Cappochi et l’homme-oiseau vont me porter. Nous ne sommes plus très loin.
Le voyage reprit. La journée était bien avancée. Cappochi avait passé une sangle sur ses épaules et tirait devant. Lyanne était devenu le porteur arrière. Le fils du roi ouvrait la marche. Sa crainte de voir le bord du cratère détruit par les éruptions se révéla infondée. Le chemin montait rapidement, épuisant pour les porteurs. Sous leurs pieds la terre vibrait toujours. On en sentait la puissance. Moayanne était devant, répétant :
- Plus vite, plus vite !
Modtip suivait avec les flacons qui s’entrechoquaient à chacun de ses pas.
Hahanant, Cappochi tirait et Lyanne poussait. Les muscles souffraient. Aucun des deux ne voulaient avouer sa fatigue. Cappochi cherchait une manière d’en finir. Il avait bien essayé de trébucher mais Lyanne avait réussi à maintenir la stabilité de leur étrange attelage. Si la terre tremblait un peu plus, il réussirait. En attendant, il tirait mettant toute son énergie à cette tâche.
Tout changea quand ils atteignirent la berge du cratère. Ils eurent l’impression d’entrer en enfer. Non seulement la chaleur était violente mais les vapeurs épaisses et piquantes les assaillirent. Moayanne fit deux pas en arrière. Elle se retourna pour attendre le brancard. Son père dodelinait de la tête, dans un sommeil artificiel. Elle vit sur sa poitrine le flacon vide du remède contre la douleur. Elle eut envie de pleurer. Lui seul savait ce qu’il convenait de faire, à moins qu’il ne l’ait dit à son fils. Elle l’interpella.
- Non, Père ne m’a rien dit pour après, répondit-il. On va dans le cratère près de la lave mais après je ne sais pas. Il disait toujours, tu verras quand tu y seras.
Lyanne avait posé une des lances qui servait pour la civière sur un rocher pour se reposer. Cappochi avait fait de même. Pendant qu’il reprenait son souffle, Lyanne observa autour de lui. Ils étaient juste sur la ligne de crête. Moayanne se disputait avec le fils du roi, pendant que Modtip s’était assis le souffle court.
- On n’a qu’à redescendre, disait le fils du roi. Je mettrai la couronne et tout le monde sera content.
- C’est impossible, lui répondit Moayanne, La couronne resterait sans force et tous nos ennemis pourraient en profiter.
- Tu rêves, ma pauvre fille ! Toutes ces histoires de puissance et de gloire ne sont que des légendes. Je n’ai jamais vu Père s’en servir.
- Les temps ont changé, autour de nous de nouvelles puissances se lèvent. Nous devons être forts pour les combattre.
Le fils du roi se mit à rire :
- Et tu crois que ces bouts de métal peuvent aider !
- Tout semblait perdu et le mal semblait triompher quand la reine a reçu la puissance de l’oiseau aux plumes d’or pour vaincre le chambellan.
- Tout cela remonte si loin, soupira le fils du roi. Je ne crois plus aux contes de mon enfance, ni à l’oiseau aux plumes d’or qui viendra dans le soleil. Je ne crois qu’à ma force et à ma ruse.
Lyanne vit sourire Cappochi. Son plan allait enfin marcher. Le fils du roi serait sa créature. Encore un effort, et il serait le maître. Lyanne vit presque distinctement l’ombre jaune sombre prête à dévorer l’âme du fils du roi…
- Je suis l’héritier, alors obéis. Nous redescendons et tout se passera bien.
- Je refuse ! dit Moayanne.
- Il a peut-être raison, dit la petite voix de Modtip. La nuit arrive et je commence à avoir très peur.
- Allez grandis, Moayanne, reprit le fils du roi. Je t’offrirai des robes et des bijoux.
Moayanne ne savait plus quoi faire. Au bord d’un gouffre de feu aux effluves asphyxiantes, elle se trouvait face à une réalité qu’elle n’avait jamais imaginée. Dans ses rêves, ils descendaient au bord du lac de lave et lançait la couronne qui revenait sous la forme de l’oiseau aux plumes d’or tout auréolé de soleil se poser sur la tête de l’héritier qui recevait sagesse et force. Elle sentit sa détermination fléchir. Elle qui s’était assise pour se reposer les épaules du fardeau du coffret, se mit debout, vaincue par le discours du fils du roi, ne voyant pas ce qu’elle pourrait faire d’autre. Elle s’approcha de son père qui avait les yeux fermés. La chaleur évaporait ses larmes.
- Père, Père, sans tes conseils, nous sommes perdus.
Cappochi, derrière elle, sourit. Il avait fait boire tout le flacon au roi, sachant l’effet du médicament, pour mieux influencer le fils. Il allait triompher.
Lyanne écarta le pan de son manteau et dégagea son bâton de pouvoir. Il le décapuchonna tout en le posant par terre.
Alors le monde explosa. Un jet de lave jaillit du cratère dans une explosion assourdissante. Le Frémiladur entrait en éruption. L’étroite bande de terre où ils se reposaient se mit à pencher dangereusement vers l’intérieur. Le roi glissa de son brancard et tomba pendant que les autres s’accrochaient à tout ce qu’ils pouvaient.
- PÈRE ! PÈRE ! hurla Moayanne en tendant un bras comme pour le saisir.
Puis le silence se fit.
- Là ! Regardez ! Père est là ! Vite allons le secourir.
Le fils du roi ne fit pas un geste. Modtip serrait convulsivement un rocher les yeux fermés. Cappochi, arc-bouté, essayait de se dégager des sangles de la civière. Voyant que personne ne bougeait, Moayanne sauta sur une roche en contre-bas.
- RESTE ICI ! lui hurla le fils du roi, FUYONS SI NOUS VOULONS VIVRE !
Moayanne n’écoutait rien et descendait encore. Cappochi, qui s’était dégagé, fit signe au fils du roi, désignant la descente. Celui-ci fit oui de la tête.
À Nouveau la terre trembla. On entendit alors distinctement la voix du roi :
- LE JOUR DE BEVAKA !
Et ce fut le chaos.
Le roi, de nouveau, se mit à tomber, Moayanne aussi. Elle glissait sur la pente de pierres, déchirant ses vêtements et sa peau. Le coffret de la couronne s’arracha, continuant sa dégringolade, rebondissant de pierre en pierre. Il y eut comme un éclat blanc quand il explosa, libérant son contenu. Moayanne qui s’était tant bien que mal accrochée à un rocher, lâcha prise quand une nouvelle explosion envoya des montagnes de lave dans les airs.
Lyanne plongea, devenant rouge dragon, immense et chargé de la puissance du Dieu Dragon, pour affronter la puissance des forces de la terre.
Le lac de lave tout en bas semblait se rétracter, comme s’il prenait son élan pour mieux se projeter. Entre deux panaches de fumées, il vit la silhouette de Moayanne. Il se précipita.
En bas, il vit la lave exploser. Ce fut comme si un soleil éclatait sous ses yeux. Rouge dragon, il ferma ses paupières de feu, celles qui lui permettaient de regarder le soleil en face. Alors il vit. Il vit l’incroyable silhouette d’un oiseau de feu aux ailes immenses se précipitant vers le haut. Il vit la gueule grande ouverte de l’oiseau qui ressemblait de plus en plus à un dragon blanc aux reflets d’or. Il vit le dragon engloutir le corps de Moayanne qui chutait.
Lyanne hurla :
- SHANGAAAAAAAAAA...

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