jeudi 15 janvier 2015

Moayanne s’inquiétait. Malgré les soins du guérisseur, l’état de son père empirait. L’odeur de la plaie était épouvantable, son aspect repoussant. Le tissu du pantalon était distendu par l’œdème de la jambe. Son père tentait de faire bonne figure. Malgré toute sa volonté, son visage était gris de douleur et de fatigue. En plus, il ne voulait rien entendre et obligeait à un train d’enfer. La seule consolation de Moayanne était que son père refusait d’écouter ce … Cappochi et même son propre fils. Chaque foulée de leurs montures les rapprochait du Frémiladur. Il lui avait confié la vraie date du jour de Bevaka. Il fallait serrer les dents encore un peu et la puissance de nouveau coulerait dans les veines d’un roi coiffé de sa couronne. Alors ce Cappochi n’aurait qu’à bien se tenir… Enfin elle espérait. Moayanne avait bien vu les manœuvres de cet arriviste pour séduire son aîné. Tout fils de roi qu’il était, il manquait de jugement pour donner ainsi tant d’importance à ce personnage.
À la nuit tombante, quand arriva l’ordre de bivouaquer, Moayanne se laissa tomber plus qu’elle ne descendit de sa selle. Elle soutint du mieux qu’elle put la boîte contenant la couronne. Le poids en devenait trop lourd pour elle. Il fallait qu’elle la pose. Ses servantes étaient restées avec le gros de la troupe. Si les soldats étaient gentils et attentifs, elle ne pouvait en attendre aucune aide pour elle-même. Elle s’écroula dans sa tente, ôtant juste ses habits de journée pour ne garder que sa fine chemise.
Cette nuit-là, elle fit un rêve étrange, ou plutôt un cauchemar. Un bruit l’avait alertée. Elle était dans un espace sombre dont les parois semblaient battre au rythme de son cœur. Regardant autour d’elle, elle vit la boîte contenant la couronne royale. “Où suis-je ?” se demanda-t-elle. Elle remarqua alors qu’elle voyait aussi la couronne qui semblait luire d’une douce lumière comme une braise dans un feu qui s’éteint. Un mouvement à la limite de son champ de vision lui fit tourner la tête. Elle fixa l’endroit sans rien voir. Elle reprit sa contemplation de la couronne, détaillant chaque décoration, chaque pierre et jusqu’à ce curieux oiseau qui était au milieu. De nouveau, elle eut l’impression de voir quelque chose, une forme, une silhouette à la limite de sa vue sur la gauche. Tournant son regard vers ce qui bougeait, elle ne vit rien. Elle prit peur, sentant une présence qu’elle ne voyait pas. Elle essaya de se calmer. Elle allait se réveiller et tout allait rentrer dans l’ordre. C’est alors que prit naissance cette chose hideuse qui lui fit pousser un petit cri. Elle ne la voyait qu’à la condition de ne pas la regarder en face. Si elle braquait son regard dessus, elle devinait avec peine une brume jaune sale. Ce qu’elle apercevait lui rappela les arbres des marais, sortes de totems chétifs couverts de lichens moussus aux silhouettes torturées.
Son malaise augmenta devant cette magie à l’oeuvre au sein même de sa tente. Une pensée lui vint, elle devait ouvrir la boîte qui contenait la couronne. Elle avança la main presque sans y penser. C’est en touchant le coffret qu’elle prit conscience de ce qu’elle faisait. Elle fit un effort pour arrêter sa main qui déjà commençait à jouer avec la serrure. Ce coffre de voyage était en lui-même une protection contre tout ce qui pouvait atteindre la puissance qui y habitait. Elle savait que seule l’union de son père et de la couronne pouvait résister aux êtres maléfiques. Elle cria à nouveau, luttant avec elle-même pour retenir sa main qui semblait ne plus vouloir lui obéir. En périphérie de son champ de vision la chose hideuse s’agitait comme habitée de convulsions. Moayanne connut la panique. Elle avait perdu le pouvoir sur son corps qui semblait ne plus lui obéir. C’était maintenant la deuxième main qui tentait de faire jouer la serrure. Elle banda ses forces pour résister mais rien n’y fit. Le premier verrou venait de jouer quand souffla le vent le plus glacial qu’elle n’ai jamais connu. Comme au pire de l’hiver, elle se mit à tant frissonner que ses mains ne purent continuer leur mouvement. À la seule lueur émanant de la couronne, elle vit l’hideuse créature se recroqueviller. Touchée de plein fouet par ce vent plus froid que la mort, la forme jaune sale convulsa une dernière fois avant de s’abattre par terre. Moayanne sentit alors la pression mentale la quitter brusquement. Elle put attraper un manteau pour couvrir son frêle vêtement de nuit. Elle parcourut la tente qui l’abritait pour voir d’où venait ce vent qui soufflait ainsi. Elle repéra sans peine la déchirure dans la paroi de sa tente par où il pénétrait. Et brusquement tout cessa.
Moayanne bondit de son lit. Le noir était absolu. Tout semblait calme. Un rêve ! Elle avait simplement cauchemardé tout cela. Demain le voyage reprendrait et son père pourrait régénérer sa puissance en faisant le rite de Bevaka. Elle souleva le pan de sa porte, dehors l’air était tiède. La pluie avait cessé. Un rayon de lune éclairait le paysage. Elle examina sa tente, tout était en ordre. Les verrous du coffret à leur place. Elle retourna se coucher. Elle avait rêvé, simplement un mauvais rêve. Une seule chose la dérangea, pourquoi faisait-il aussi froid dans sa tente ?
Lyanne était assez content de lui. Il avait réussi à intervenir encore une fois en évitant la confrontation directe avec Cappochi. Il savait maintenant que l’être sombre serait en rage. celui-ci avait été mis en échec trop de fois pour que ce soit le hasard. Le jour de Bevaka approchait, l’obligeant à prendre plus de risques. Lyanne pensa que la discrétion restait sa meilleure arme. Il avança prudemment dans la nuit. Les soldats abrutis de fatigue dormaient. Les sentinelles elles-mêmes, somnolaient. Lyanne, rouge dragon de glace et de feu, marchait dans l’entre-deux mondes, comme savent le faire les dragons. C’est à peine si on le remarquait dans le monde des hommes. Il était comme une brume légère aux reflets rouges. Sa taille ne le gênait pas. Les objets matériels n’étant pas sur le même plan que lui, n’étaient pas un obstacle. Lyanne repéra la tente de Cappochi. Celui-ci la partageait avec un petit hobereau qui lui était tout dévoué. Aussi noir de cœur que son maître, il surveillait le corps physique de l’être sombre quand celui-ci en sortait. Lyanne sourit en les voyant. Cappochi grelottait de ce qu’il avait vécu dans la tente de Moayanne. Il ne serait pas opérationnel avant le jour. Son alter ego l’avait couvert et tentait de faire prendre un feu avec du bois trop humide. Lyanne pensa qu’il aurait pu éliminer l’être sombre là maintenant en finissant de geler le corps de Cappochi. Ayant perdu son ancrage physique, l’être sombre aurait été neutralisé. Il ne fit rien. Ce n’était pas son combat. Il passa son chemin pour aller plus loin. Il s’était rapproché de la tente du roi. Il entendit bientôt le gémissement que le blessé laissait échapper. Il sonda le corps du roi. Il y trouva le mal. La jambe était marbrée, tendue, violine et jaune. Non seulement l’infection avait fait gonfler les chairs, mais déjà le crépitement de sa fermentation s’étendait vers le ventre. Lyanne ne pouvait pas le sauver. Le roi allait mourir. Il pensa qu’il pourrait peut-être soulager ses douleurs. Il fit appel à sa magie. Lentement le froid s’insinua dans le membre malade, insensibilisant les nerfs et paralysant les muscles. Quand le rouge dragon s’éloigna, le roi dormait d’un sommeil calme et sans rêve.
Le matin venu, il fallut aider le roi à se mettre en selle. À Moayanne qui s’inquiétait, il répondit qu’il n’avait plus de douleurs, signe que les choses allaient mieux. À son fils qui le suppliait de se reposer, il répondit que le jour de Bevaka n’attendrait pas. À Modtip qui ne savait que croire, il lui dit de chevaucher à côté de lui.
- Et ne traînons pas. Ce soir nous serons au pied du Frémiladur.
Gather ne comprenait pas. Il n’avait jamais vu cela. Il mit ce membre devenu froid et raide sur le compte de la magie propre au roi et à sa couronne. Il remarqua bien que Cappochi grelottait malgré la douceur du vent de la mer, qui poussait les lourds nuages du Frémiladur loin devant eux. Il avait voulu l’aider mais le courtisan avait refusé toute aide.
- Le roi devrait se reposer et il ne le fait pas. Je ne vais pas me plaindre pour un rhume.
Gather doutait des paroles de Cappochi. Il n’avait jamais vu de rhume faire autant grelotter. Il pensa que Cappochi devait être brûlant de fièvre.
En fait Cappochi se sentait encore gelé. L’être avait passé la nuit à chasser les esprits mineurs pour leur voler leur énergie. Mais la chasse avait été médiocre. Il rageait d’autant plus qu’il commençait à manquer de temps. Il avait compté sur l’infection royale pour ralentir le voyage. Il avait prévu de neutraliser la couronne. Rien n’avait fonctionné comme prévu. Tous ses plans avaient échoué. Un autre esprit, puissant et glaçant, le poursuivait. Il en était sûr. Il avait sondé tous les gens de l’expédition sans trouver l’accroche de son ennemi dans le monde des hommes. Même celui qu’on appelait l’homme-oiseau était trop réel pour être un avatar. Les soldats avaient parlé de loups noirs avec beaucoup de crainte. Il avait lui-même vu les traces. Une meute complète pouvait très bien contenir la puissance pour un tel esprit.
Moayanne s’était positionnée derrière son père. Elle n’avait pas du tout été rassurée par ses explications. Elle ne le quittait pas des yeux, guettant les signes annonciateurs de la catastrophe. La seule chose qui lui arrachait une sourire était de voir le fils du roi, son demi-frère, aller et venir. Régulièrement il se laissait distancer pour prendre des nouvelles de Cappochi et revenait prendre sa place non loin du roi. Sa grise mine réjouissait Moayanne. Tant que cela serait ainsi, Cappochi ne pourrait plus influencer personne.
Le vent était assez fort, rendant la pluie cinglante. C’était une pluie grise des poussières venues des nuages vomie par le Frémiladur. Quand arriva le soir, le roi eut un sourire las. Ils étaient aux pieds du grand volcan qui grondait sans cesser de fumer.
- Les anciens chemins ont disparu, mon Père, dit le fils du roi. Demain  nous enverrons des éclaireurs pour trouver le meilleur passage.
- Non, mon fils, tes conseils de prudence sont inutiles. Nous serons pas sages, nous irons directement.
Le fils du roi eut un frémissement de peur, à l’idée de s’aventurer sans reconnaissance sur ces pentes changeantes.
- Il faut préparer les offrandes ce soir. Nous partirons avant l’aube.
La nuit était tombée quand, sous des abris humides, ils finirent les préparatifs. Le roi ne porterait rien. Ses soldats les plus anciens s’étaient portés volontaires pour le soutenir pendant la montée. Ils allaient mourir au service du roi pour que le rite soit accompli. Ils y allaient sans rechigner, ils avaient tant et tant risqué leurs vies pour lui qu’ils étaient prêts à la donner. Derrière le fils du roi monterait avec les herbes à faire fumer ainsi qu’avec les bouteilles pour les libations. Moayanne, fidèle à sa mission, porterait la couronne dans son écrin de voyage. Modtip porterait les ustensiles pour les autels. Pour le bois destiné au feu des offrandes, Cappochi s’offrit spontanément pour le porter. Il fit tout un discours sur son attachement au jour de Bevaka et aux traditions, au possible don de sa vie pour la grandeur du roi que ce dernier en fut ému et qu’il le remercia chaleureusement. Seule Moayanne se tint en retrait des louanges. Elle ne lui faisait pas confiance. La soirée était bien avancée quand il y eut des cris puis, on amena Lyanne près du feu.
- Majesté, nous l’avons trouvé avançant vers le camp.
Cappochi fit la grimace, mettant en doute la compétence des soldats qui l’avaient attaché lors d’un précédent arrêt.
Moayanne se glissa derrière son père et lui chuchota quelques mots. Le roi se redressa :
- L’homme-oiseau est là, alors il portera les offrandes. S’il survit, il aura la vie sauve.
Personne n’avait fait de commentaires. Pour Lyanne la simple vue de chaque visage était éloquente. D’autant plus que dans cette nuit où le feu rougeoyait plus qu’il n’éclairait, chacun pensait son visage invisible.

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