jeudi 8 février 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 38

La mère de la maisonnée des Oh’m’en avait pris les larmes de Koubaye pour de la fatigue et de la sensiblerie :
   - Tu es trop fatigué. Va dormir. Demain, ça ira mieux !
Couché dans le noir, Koubaye vit défiler des visages. Il savait que tous ces gens étaient morts. Ils se mélangeaient. Certains étaient des victimes des seigneurs, certains avaient péri dans l'inondation et d'autres dans l'effondrement de la falaise. Pour Koubaye cela ne faisait aucune différence. Il se sentait inondé de leurs peurs, de leurs souffrances. La nuit fut éprouvante. Il dormit peu.
Siemp le secoua comme d’habitude avant l’aube. Koubaye se sentait fatigué et nauséeux. L’idée de marcher toute une journée lui apparut comme un impossible. Pourtant il suivit Siemp dans la salle commune où la mère de la maisonnée avait servi des bols de cette soupe fumante et épaisse que mangeaient les Oh’m’en avant de partir. Elle leur permettait de marcher sans s’arrêter tout le jour. Assis et avalant son déjeuner par petites cuillerées, Koubaye écoutait les autres parler des événements qui avaient eu lieu. Il ne prêtait qu’une oreille distraite tant il se sentait mal. Une sorte de souffle emplissait ses oreilles. Son estomac semblait refuser chaque bouchée. Les nausées s’amplifiaient et il commençait à sentir le monde tourner autour de lui.
Quand Siemp vit vomir Koubaye, il sut qu’il ne pourrait pas repartir le jour même. La mère de la maisonnée prit en charge Koubaye. La fièvre le prit dans la soirée. Elle prépara pour lui des tisanes et des cataplasmes. Elle désigna une femme de la maison pour rester auprès de lui. Pendant plusieurs jours, elle le veilla et prit soin. Pendant ce temps, la ville pansait ses plaies. Les seigneurs se faisaient discrets puisque seuls ceux qui étaient hors de la citadelle avaient survécu. Ils n’avaient plus de maître. Alors que Koubaye délirait, un jeune lieutenant se présenta à la porte des Oh’m’en. Intriguée, la mère de la maisonnée l’accueillit du haut de son balcon :
   - Descends, femme, lui dit-il.
Elle s’exécuta. Même dans les circonstances actuelles, il était préférable de ne pas les contrarier. Elle sentait qu’il ressentait la peur ainsi que son escorte. Elle voyait les soldats regarder nerveusement tout autour d’eux. Quand elle fut arrivée à sa hauteur, elle le salua, omettant de lui donner un titre comme le voulait l’usage. Il tiqua mais ne releva pas.
   - Tu vas mettre un grand-marcheur à ma disposition.
   - Que voulez-vous qu’il fasse ?
   - Qu’il porte cela à Ruinaze, répondit-il en tendant un cylindre scellé aux deux extrémités. Je reviendrai demain soir chercher ce qu’il ramènera.
La mère de la maisonnée blémit. Ruinaze était à une grande journée de marche et on était déjà en milieu de matinée. La tâche était impossible. En mettant les formes, elle lui fit remarquer. Le lieutenant eut un sourire narquois en entendant la mère de la maisonnée se soumettre.
   - Demain soir ! Ou cette maison brûlera !
Ayant dit cela, il tourna les talons et partit. La mère réunit tous les Oh’m’en dans la grande salle et leur dit :
   - Vous avez tous entendu. Doit-on fuir ou tenter l’impossible ?
   - En partant tout de suite, en courant tout le jour et en passant par les collines de Gunmal, un Oh’m’en solide peut le faire, dit un jeune. 
Tous les grands-marcheurs s’entre-regardèrent. Qui avait la force de faire cela ?
Ce fut Siemp qui prit la parole :
   - Il faudra me montrer le chemin à travers les collines. Je ne les connais pas.
Siemp n’aima pas dire cela. Il se sentait pris entre deux fidélités, celle due à son peuple et celle due à son maître. Il allait devoir laisser Koubaye. Même si ce dernier était au plus mal et ne pouvait pas bouger, c’est à lui que Balima l’avait confié. Il espérait pouvoir être de retour au troisième jour, peut-être au quatrième. Tout allait dépendre de l’effort qu’il allait devoir faire aujourd’hui.
La mère de la maisonnée donna les ordres. On lui prépara des provisions rapides à manger et énergétiques. Un des jeunes lui prépara une grande écorce gravée avec tous les détails topographiques. Un autre se prépara pour l’accompagner sur le début du chemin.
Avant de partir, il passa voir Koubaye. Celui-ci était toujours inconscient, couvert de sueurs. Les fièvres, comme disaient les gens de Tiemcen, n’avaient pas cédé.
   - Va, lui dit la mère de la maisonnée. Je le traiterai comme un Oh’m’en
Siemp, accompagné d’un jeune, partit en courant sur les grandes échasses. Son compagnon n’avait que des échasses habituelles et devait faire trois pas quand Siemp n’en faisait que deux. Ces grandes échasses demandaient encore plus de savoir faire que les autres.
La mère de la maisonnée les regarda s’éloigner. Autour d’elle, chacun essayait de se sortir du chaos de l’inondation. En rentrant, elle alla vers l’autel du dieu des Oh’m’en qui ressemblait à un échassier et mit un bâton d’encens. Il allait brûler deux jours.
À l’entresol, on vérifiait et on nettoyait ce qui en avait besoin. La rue bruissait de tous ceux qui faisaient de même. Les uns et les autres colportaient les nouvelles. Le pont était détruit comme le château. Les seigneurs survivants avaient établi leur camp sur la rive opposée à la ville, fouillant les décombres de la falaise à la recherche de ce qui pouvait être récupéré. Il ne leur restait qu’un cheval et une trentaine d’hommes sous les ordres d’un jeune lieutenant manifestement dépassé par les évènements. Des troncs d’arbres avaient été jetés entre les deux berges de l’éboulement pour permettre le passage des piétons. On avait aussi mis en place un bac. La vie reprenait lentement. Beaucoup de familles comptaient leurs morts. Dans toute la ville, on voyait des processions. Ils allaient vers le temple. Les prêtresses de la dame blanche accueillaient les uns et les autres, essayant de trouver une place pour chaque corps. Dehors on amenait du bois pour le bûcher. Comme les seigneurs étaient réfugiés sur l’autre berge, on osait apporter au temple les corps des pendus. En temps normal, cette action était interdite. On avait l’obligation de les laisser pourrir sur place pour l’exemple.
La mère de la maisonnée avait mis des offrandes au dieu Grafba. Perché sur ses hautes pattes, avec un corps d’homme couvert de plumes, il tenait à la main le grand bâton d’équilibre à la tête de héron. Tous les Oh’m’en nommaient ainsi “le héron” les grands bâtons qu’ils utilisaient pour marcher sur les échasses. Elle avait mis des fruits et des graines pour le remercier de la bienveillance qu’il avait eue pour ses enfants en arrêtant l’inondation avant que l’eau n’atteigne l’étage. Elle mit aussi du lait et du sucre pour Koubaye. Elle avait donné sa parole à Siemp. Il était maintenant aussi sacré que Grafba.
Le lendemain la journée fut longue. Chaque fois qu’un grand-marcheur arrivait, tout le monde avait le cœur en émoi. Pour occuper les siens et les mettre à l’abri, la mère de la maisonnée les expédia faire diverses courses avec interdiction de rentrer avant la nuit. En milieu d’après-midi, il ne restait qu’elle, deux grands-marcheurs qui se reposaient avant de repartir le lendemain, la servante et Koubaye. Quand le soir arriva sans nouvelle de Siemp, elle décida de faire transporter Koubaye à l’abri. Elle fit préparer un litière et l’installa dessus. Il était encore dans l’entresol quand les soldats arrivèrent. La mère de la maisonnée sursauta. Elle ne les attendait pas si tôt. Elle se porta à leur rencontre, salua respectueusement le lieutenant en lui faisant remarquer qu’il était un peu tôt pour que le grand-marcheur venu de Ruinaze soit là.
   - Je sais, mais je suis venu l’attendre.
Il avait dit cela avec un sourire sardonique qui donna des frissons dans le dos de la mère de la maisonnée. Elle regarda la dizaine de soldats se déployer autour de la maison. Elle rentra dans la cour suivie du lieutenant. Elle appela la servante qui s’occupait de Koubaye, lui demandant d’amener une table et des sièges. Elle sortit en portant deux tabourets, suivie de deux grands-marcheurs portant l’un une planche et l’autre des tréteaux. Ils dressèrent la table. La servante ramena des boissons et des timbales. Si le lieutenant prit place à la table, ses hommes restèrent en faction. Avec le soir qui venait, montaient de noirs nuages si bien que la lumière baissa rapidement obligeant à allumer les lampes. La tension montait au fur et à mesure que passait le temps. La nuit était presque complète quand le lieutenant se leva et dit :
   - Le courrier n’est pas là !
   - Seigneur, l’heure de Lex est encore loin…
   - Sache, vieille femme, que je n'attendrai pas jusque-là. Je te laisse le temps pour un de mes hommes d’aller jusqu’au camp et de revenir…
Il fit signe à un des soldats d’approcher. Il lui dit quelques mots à l’oreille. Le soldat se mit au garde-à-vous et partit en courant. La mère de la maisonnée se mordit les lèvres. Quand elle avait entendu le lieutenant, elle pensait avoir plus de temps. Ses pensées allèrent vers Koubaye. Siemp lui avait confié et il allait être victime de son manque de prévoyance.
    - Je vais aller implorer Grafba. Il aidera le grand-marcheur...
    - C’est ça, c’est ça ! Il ne te protègera pas de ma colère.
La mère de la maisonnée se glissa entre les deux grandes portes de l’entresol. Koubaye était toujours allongé le front couvert de sueur. Elle interrogea la servante du regard.
   - Il délire toujours. Je ne comprends pas ce qu’il dit mais il n’arrête pas de marmonner.
Les grands-marcheurs, qui étaient restés, hochèrent la tête. Le délire était mauvais signe. Les fièvres malignes emportaient souvent des jeunes dans la force de l’âge.
   - Porte un nouveau pot de boisson au lieutenant. Je vais implorer Grafba.
La mère de la maisonnée alluma trois brins d’encens et, multipliant les courbettes, (elle) supplia le dieu des Oh’m’en. Une fois fini, elle s’approcha de Koubaye et lui toucha le front. Il était brûlant. Siemp ne serait pas content et son maître encore moins. Elle ne savait pas ce qu’il représentait. Elle avait donné sa parole et n’allait pas pouvoir la tenir. Elle se redressa et fit face. Elle ferait tout ce qu’elle allait pouvoir faire et si besoin se sacrifierait pour le protéger. Un hôte était sacré !
Dans la cour, le lieutenant, assis, buvait un verre en jouant avec les traces d’eau sur la table. Son épée était posée à plat dessus. Bientôt on entendit une cavalcade. Les soldats arrivaient au pas de course. La mère de la maisonnée se raidit. Le lieutenant finit son verre, se leva lentement et prit son épée. La mère de la maisonnée était prête. Elle espérait juste que le premier coup serait mortel. Elle avait peur de souffrir. Elle ferma les yeux.
Le bruit des échasses frappant le sol les lui fit rouvrir. Un grand-marcheur entra en courant avant de s’affaler sur la terrasse, hors d’haleine. Il défit son sac à dos et le lança en bas. Le lieutenant l’attrapa au vol et l’ouvrit. Les gardes qu’il avait appelés entrèrent à leur tour dans la cour. Pendant que le grand-marcheur déchaussait, le lieutenant avait sorti le cylindre de bambou. Il l’examina. Le sceau était intact. Il reconnut la marque du gouverneur de Ruinaze. Il coupa le ruban et sortit le parchemin. Il en parcourut le contenu et sourit. Des renforts allaient arriver. Il rangea le parchemin dans le tube et s’apprêta à sortir de la cour :
   - Tuez-les tous et brûlez-moi ce repaire de rebelles !
La mère de la maisonnée n’eut pas le temps de bouger. L’épée d’un soldat la cloua au sol. Les autres se ruèrent sur les portes qui se fermèrent devant eux. Les deux grands-marcheurs à l’intérieur avaient mis la barre de sécurité. Les soldats essayèrent de la forcer sans succès. À l’intérieur, les Oh’m’en savaient qu’ils disposaient d’un peu de temps. La porte était faite de ce bois qui venait du fond des rivières de chez eux. Imprégné d’eau et de limon pendant des années, il était devenu dur et résistant comme l’acier. En haut, le dernier arrivé avait retiré l’échelle qui permettait d’atteindre la terrasse où il avait déchaussé. Il ferma à son tour les portes et les volets en les bloquant avec les barres. Il fallait tenir jusqu’à l’arrivée de l’étoile de Lex. Le temps allait être long. Déjà en bas, les soldats avaient mis le feu à la réserve dans la cour et apportaient du bois pour l’empiler contre la porte.
La servante entendit Koubaye s’agiter. Elle se précipita pour s’occuper de lui. Il faisait des grands gestes désordonnés et hurla : BAR LOKA !
Brutalement le silence se fit dehors. Puis vinrent les premiers cris, les premiers hurlements. À travers les fentes de la grande porte, ils virent de rougeoiements entrecoupés d’éclairs bleutés. Les hurlements des soldats s’éloignaient. Sous la porte, une nappe de lumière dorée s’insinua. Elle s’écoula comme une eau allant vers la litière. Les Oh’m’en s’en écartèrent. Elle enveloppa le corps de Koubaye. Dehors les cris étaient de plus en plus lointains et de moins en moins nombreux. La servante tremblait de tous ses membres en murmurant :
   - Les bayagas ! Les bayagas !
Dehors le silence était complet. Des pulsations bleutées agitèrent la nappe de lumière. Cela dura un moment. Les Oh’m’en osaient à peine respirer. Lentement la nappe de lumière se retira. La salle se retrouva plongée dans le noir. On entendit alors comme un gémissement. Les grands-marcheurs se regardèrent. Cela venait de dehors. Le plus courageux s’approcha de la porte. Il entendit distinctement le bruit qui venait de l’autre côté. Il fit quelque chose de fou qu’il ne put jamais expliquer. Il ouvrit la porte. La servante cria de peur, mais la mère de la maisonnée s’écroula à l’intérieur. Le grand-marcheur repoussa le battant et vint la soutenir.

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