dimanche 25 février 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 40

Riak bouillait depuis deux jours. Heureusement, les nuits lui étaient profitables. Le matin, elle se levait sentant son corps souple et détendu comme après une bonne cavalcade. Les tensions venaient petit à petit. Respecter les règles faisait naître la colère en elle. Tous ces gens qui décidaient pour vous… Non vraiment, elle ne le supportait pas. La grande prêtresse avait raison. Dehors elle ne pourrait que vivre cachée. Elle pensait alors à Koubaye. Toutes les nuits, elle rêvait qu’elle lui racontait ce qui lui arrivait. Le plus étonnant était qu’elle avait l’impression d’entendre ses réponses. Elle n’osait pas en parler. Le faune du temple valait celle des bois. Il y avait et des prédateurs et des proies potentielles. Elle préférait se tenir dans le rôle de l’observatrice. La femme de Khanane était repartie. Ses gardes étaient venus la chercher. Riak l’avait vu monter dans une litière portée par quatre solides gaillards. Elle avait failli éclater de rire en les voyant ployer sous la charge. L’autre invitée était encore là. Elle était très discrète passant son temps entre promenade solitaire et méditation. Bemba lui avait raconté une triste histoire. Son époux avait été pris à partie par un seigneur et en était mort. Elle était maintenant à la tête de grandes propriétés qu’elle gérait. La tradition aurait voulu qu’elle se remarie pour laisser la gestion à un homme. Cela lui avait semblé impossible. Elle avait demandé aide et assistance à la grande prêtresse qui lui avait offert de venir faire retraite le temps nécessaire. Tous les matins, des émissaires partaient chargés de ses ordres et tous les soirs elle prenait un temps pour lire ce qu’elle avait reçu et préparer ses missives. Son nom était Séemag. Elle aussi faisait partie d’une des familles royales. Riak sentait sa tristesse mais aussi cette détermination à ne pas laisser les autres décider pour elle et cela lui rendait Séemag sympathique. Parfois, elles se croisaient, échangeaient juste un signe de tête ou un mot de bonjour. Juste une fois, Séemag lui avait donné le conseil d’écouter la grande prêtresse : “ C’est une source de bien fait”, avait-elle ajouté. Riak avait entendu “bienfaits” mais en repensant à cette courte conversation et à la manière dont cela avait été prononcé, elle était maintenant persuadé que Séemag avait dit :” bien fait”.
Mitaou vint la prévenir qu'elle serait reçue en audience l’après-midi. Sa mère adoptive était là. Elle savait que cela allait arriver. Pourtant une émotion intense lui coupa le souffle. Son avenir allait se jouer. Elle se remémora les souvenirs qu’elle avait de Pramib. Les deux sœurs habitaient le même village situé non loin de la route principale de la vallée. Peuplé de petits paysans pauvres, il ne se réveillait qu’à l’époque du grand rassemblement pour servir de lieu d’hébergement à l’aller et au retour. Comme le voulait la coutume, personne ne pouvait fermer sa porte au voyageur quand arrivait l’heure de l’étoile de Lex. La vie y était dure. Riak avait des souvenirs de plus en plus vagues de l’époque où elle vivait avec ses parents. Il lui restait des images parcellaires, un visage, des odeurs, celles des animaux ou celles de la cuisine et puis revenait le jour où l’enfer s’était abattu sur le village. La chaleur avait été forte et les premières pluies avaient exhalé des odeurs puissantes. Riak rentrait avec son seau. Elle ne savait plus ce qu’elle transportait mais elle se revoyait longeant l’enclos des cochons en faisant attention de ne pas marcher dans la boue. Elle avait longtemps cherché ce qui l’avait inquiétée à ce moment-là. Elle avait ressenti de la peur. Elle s’était figée sur place. Autour d‘elle le village semblait vivre normalement mais ses bruits familiers semblaient venir de très loin. Quelque chose venait, chargé de violence et de colère. La peur lui avait alors donné des ailes. Elle allait atteindre la maison quand la terre avait commencé à trembler. Elle s’était glissée sous l’appentis quand les hurlements éclatèrent. Et le chaos arriva. Riak recroquevillée, s’était bouché les oreilles, en fermant très fort les yeux. Cela avait duré une éternité.
Longtemps après que tout ce soit tu, elle avait fui son abri à cause de la chaleur. Le feu dévorait les maisons. Elle erra dans le village : des corps jonchaient le sol dans des positions grotesques. Ils ne bougeaient plus. On aurait dit le cochon que son père avait égorgé à la saison des grandes pluies. Elle entendit des appels, des cris, des pleurs et des gémissements. C’est Tchuba qui l’avait retrouvée. Il lui avait dit des mots qu’elle n’avait pas compris tellement son esprit était plein des hurlements de peurs, de haine et d’agonie malgré la pauvre défense de ses poings serrés sur ses oreilles. Il l’avait conduite à l’écart avec d’autres et était reparti fouiller le village pour sauver ce qui pouvait l’être. Elle n’avait qu’un souvenir flou des jours suivants. L’air était empuanti de fumées et de putréfaction. Ceux qui restaient en vie tentaient tant bien que mal de gérer l’ingérable. Pramib avait récupéré Riak et deux autres enfants. Ce fut une période noire. Les deux autres enfants disparurent de sa vie. Elle avait appris plus tard que leurs familles étaient venues d’autres régions pour les chercher. Riak ne s’était pas entendue avec Pramib. Elle était sûre qu’elle préférait son garçon. D’ailleurs, elle l’avait un jour piquée à la poitrine lors d’une cérémonie dont elle n’avait rien compris et puis, Pramib la cachait dès que quelqu’un approchait du village. Riak avait, par contre, très bien compris que les seigneurs étaient la cause de ses malheurs et elle leur vouait de la haine.
Bemba vint la sortir de ses pensées maussades. De nouveau, elle la prépara pour l’entrevue. Elle lui raconta les potins du temple, lui expliquant que Loilex était sur les nerfs avec l’arrivée des parents de Riak, que l’on commençait à prendre des paris sur ce qui allait se passer. C’est ainsi que Riak, qui n’avait rien demandé, prit conscience qu’elle avait des soutiens, et des ennemis, parmi des gens qu’elle n’avait jamais vus. Cela lui fit peur. Dans quel engrenage était-elle prise ?
Quand elle se retrouva dans l’antichambre de la grande prêtresse, elle eut du mal à respirer. Son destin se jouait là. Elle vit arriver la grand-mère et Pramib. Si dans le regard de la première, elle vit l’étonnement et la fierté de la voir ainsi parée avec les habits du temple, elle ne put lire que de la crainte dans le regard de Pramib. Alors qu’elles se rapprochaient pour se saluer, mère Keylake, d’une voix sèche, leur ordonna d’entrer. Pramib et la grand-mère entrèrent les premières. Elles firent maladroitement une révérence. La mère Keylake les guida jusqu’à la droite de la pièce et les fit asseoir sur des tabourets. RIak entra fit un semblant de salut en s’inclinant assez bas. Elle ne vit pas le demi-sourire qui éclaira le visage de la grande prêtresse. À son tour elle se dirigea vers la droite. La grande prêtresse se leva de sa table de travail, passa devant une bicolore en lui donnant l’ordre d’amener une collation et alla elle aussi s’asseoir. Elle savait les deux femmes plus qu’impressionnées de se trouver là devant elle. Elle leur dit des paroles d’apaisement :
   - Je vous remercie de votre venue. Vous n’êtes pas ici pour être jugées. Riak a une chevelure blanche. C’est un signe que nous fait la Dame Blanche. Les prophéties parlent de ces femmes. L’occupant le sait. Il les cherche et les tue. Notre rôle est de les protéger. Le temple a besoin de votre aide pour savoir si elle est une des servantes privilégiées de la Dame ou si elle est appelée à un autre destin.
Riak, en entendant cela, posa la question :
    - C’est quoi une servante privilégiée ?
La mère Keylake la fusilla du regard et ouvrait la bouche pour lui répondre quand un geste de la grande prêtresse la réduit au silence.
   - Nous avons des temples secrets où vivent les servantes privilégiées dans une vie de prière et de recueillement. La tradition fait de ces mystiques la véritable colonne vertébrale de notre culte. Sans elles, il y a longtemps que notre peuple aurait disparu.
Riak n’osa pas demander ce qu’était l’autre destin. Elle pensa à Loilex qui voulait être grande prêtresse. Aucune de ces hypothèses ne lui réjouit le cœur. Mais pourquoi est-elle née comme cela ?
S’adressant à Pramib, la grande prêtresse lui demanda de raconter ce qu’elle savait de la naissance de Riak.
   - J’avais une sœur, en fait j’ai plusieurs sœurs mais Inavo était l’aînée. On l’a mariée la première comme le veut la tradition avec un homme de cette vallée. Mais ma famille vit après les gorges de Tianpolang. D’autres se sont mariés. Quand vint mon tour, mes parents, qui ont vu la richesse de la famille d’Ivano, m’ont mariée à un cousin à lui. C’est comme cela que je suis devenue la femme de Tchuba et que je suis venue habiter la vallée de la Cann. Mon fils est arrivé dans l’année qui a suivi, mais ma sœur n’avait pas donné d’héritier. La famille de son mari voulait qu’il l’a répudie, mais lui ne le voulait pas. Alors deux ans après que je sois arrivée dans la vallée, ils sont partis pour le sanctuaire de Nairav. Vous le connaissez sans doute...
Si la grande prêtresse resta impassible, la mère Keylake fit une grimace. Le sanctuaire de Nairav était un temple dissident. On y révérait la Dame Blanche mais les rites étaient hérétiques. À la tête de ce sanctuaire, régnait Gochan. Elle avait aussi une chevelure blanche. La mère Keylake, si elle avait été grande prêtresse, aurait fait raser ce temple. Elle jugeait sa supérieure trop indulgente. La chevelure blanche n’excusait pas tout…
   - Je connais ce sanctuaire, dit la grande prêtresse. Continuez. Que savez-vous de son séjour ?
  - Elle n’a rien dit à son retour, mais neuf mois plus tard naissait Riak. C’était un beau bébé à la chevelure pâle mais avec des reflets dorés. Elle ressemblait à ma sœur et je me disais qu’elle allait avoir la même chevelure blonde en grandissant, mais les choses ont été autrement. Quand elle l’a sevrée, ces cheveux ont blanchi. Dans le village, on n’a pas fait attention. Elle avait toujours sa coiffe d’enfant. c’est un cousin de passage dans le village qui a fait la réflexion et il a raconté comment, non loin de Lepsor, les seigneurs avaient massacré tout un village en les accusant de cacher une sorcière aux cheveux blancs. Le conseil du village s’est alors réuni. Il a fait venir Riak et on a examiné ces cheveux. Alors on a compris que le malheur était sur nous. Le conseil a banni Inavo et sa fille. Son mari a plaidé pour elle en disant qu’il l’accompagnerait. Il a demandé quelques semaines pour se préparer. Mais c’était trop tard. Les seigneurs ont attaqué avant.
   - Et votre sœur ne vous a rien dit d’autre sur son séjour au sanctuaire de Nairav ?
  - Si, après le conseil, un soir alors que nous nous dépêchions de rentrer avant le lever de l’étoile de Lex. Comme je lui disais d'accélérer tellement j’avais peur, elle m’a répondu de ne pas avoir peur, qu’à Nairav, elle était restée dehors longtemps dans la nuit à prier comme lui avait dit la prêtresse aux cheveux blancs et que rien ne lui était arrivé...
   - Elle avait prié dans le sanctuaire ou en dehors ? demanda la grande prêtresse.
   - Dans la cour devant la relique...
La relique était le diadème de la princesse. C’est ce que soutenait Gochan. Elle l’avait mystérieusement découvert dans la forêt, alors qu’elle fuyait les seigneurs. Elle avait alors fondé le sanctuaire. La grande prêtresse de l’époque l’avait aidée dans cette tâche. Mais Gochan n’avait pas tenu l’orthodoxie des rites. Elle n’en faisait qu’à sa tête malgré les remontrances de la hiérarchie. Avec une autre qu’elle, les sanctions seraient tombées. Sa chevelure blanche, son épopée pour échapper aux seigneurs et la découverte du diadème la rendaient populaire auprès du peuple. C’était l’analyse que faisait la mère Keylake pour s’expliquer la mansuétude de la grande prêtresse. 
   - Est-elle restée toute la nuit ?
  - Elle ne savait pas si elle avait dormi ou pas. Elle m’a dit qu’elle avait été simplement entourée de lumières dansantes un moment et que si les bayagas, c’était ça, ce n’était pas la peine d’avoir peur.
Mère Keylake ne put retenir un cri. Une telle hérésie méritait des sanctions exemplaires ! Sa colère attira l’attention et masqua le trouble qui avait envahi Riak. Cela lui donna le temps de se reprendre. De nouveau la grande prêtresse leva la main pour imposer le silence à Keylake.
   - Et après le massacre, que s’est-il passé ?
  - J’ai recueilli Riak et j’ai cousu le fil rouge sur son cœur et sur mon cœur comme le veut la tradition et j’ai teint ses cheveux au brou de noix.
La mère Keylake approuva. En voilà une au moins qui faisait son devoir. Elle avait adopté la fille de sa sœur à son décès, elle ne dérogeait pas aux règles. Si tout le monde faisait comme elle, mère Keylake était sûre que le monde tournerait mieux…
   - Les choses se sont bien passées… un temps et puis elle a grandi, continua Pramib.
Riak put sentir la déception dans sa voix.
   - À part ses cheveux blancs, elle ressemblait tant à ma sœur qu’il était difficile pour moi de la regarder. Plus elle grandissait et plus elle devenait incontrôlable. Quand elle est sortie dans le village sans foulard et sans teinture, j’ai compris que nos jours étaient comptés. Avec Tchuba, nous avons décidé de fuir. Il avait une cousine dans une vallée perdue. On s’est dit que nous y serions en sécurité. Mais ce fut encore pire et aujourd’hui nous voilà ici…
La grande prêtresse avait levé la main pour imposer le silence à Riak qui voulait réagir. Elle posa encore quelques questions à Pramib lui faisant préciser quelques détails sur la manière dont elle l’avait confié à la grand-mère. Elle posa aussi des questions sur la personne de Koubaye. La grand-mère resta assez vague, signalant simplement que Riak semblait beaucoup l'apprécier et que grâce à ce lien, elle avait fait beaucoup de choses et surtout, elle avait obéi. Puis la grande prêtresse se tourna vers Riak :
   - Je te sens impatiente de donner ta version… Alors vas-y, nous t’écoutons.
Riak se sentait débordante de choses à dire et incapable de le faire. Elle n’arrivait pas à aligner ses pensées en un discours cohérent. Elle s’aperçut qu’elle était surtout très en colère. Elle avait l’impression que pour Pramib tout était de sa faute, mais elle n’avait rien demandé. Elle s’exprima, elle le sentait, mal et avec trop de précipitation. Pourtant la grande prêtresse n’intervint pas et obligea les autres à garder le silence. À la fin, elle reprit la parole :
   - J’ai surtout l’impression que tu ne supportes pas l’injustice. Ai-je bien compris ?
Riak opina de la tête.
   - Tu as parlé d’un épisode avec Koubaye… tu n’en as dit que quelques mots… J’aimerais en savoir plus.
Riak s’empourpra. La nuit dans la caverne ! Elle l’avait évoqué dans sa véhémence et en avait trop dit. Riak baissa la tête, laissant le silence s’installer. Elle ne savait que faire, que dire. Elle tenta bien de balbutier quelque chose mais elle allait en dire encore plus et elle avait promis le silence. Ce fut la grand-mère qui vint à son secours.
   - Ils ont passé une nuit dans la grotte derrière chez nous. Des cauchemars les ont troublés, mais avec le jour, ils sont revenus sains et saufs…
   - Tu tiens beaucoup à elle, vieille femme mais tu mens mal. Que tous sortent, sauf Riak !
Toutes se levèrent et sortirent de la pièce. Restées seules, Riak et la grande prêtresse se toisèrent du regard.
   - Elle est prête à mentir pour toi… elle sait quelque chose, mais refusera de parler. Tu vas me raconter ou c'est elle que j'interrogerai sans douceur. Je dois savoir. La vie du royaume en dépend peut-être.
   - S'est rien passé, enfin presque rien. On a passé la nuit dans une grotte… c'est tout !
La grande prêtresse se rapprocha de Riak et lui dit :
   - Donne-moi ta main...
   - La dernière fois, je me suis retrouvée nue, dit Riak en mettant ses mains derrière le dos.
Sans cesser de sourire, la grande prêtresse fit un geste de la main. Aussitôt quatre bicolores se précipitèrent sur Riak. Elles n’avaient pas fait la moitié du chemin qui les séparait de leur objectif que la grande prêtresse se retrouvait devant Riak une dague sur la gorge :
   - Vous tenez absolument à leur intervention ? susurra Riak à l’oreille de sa prisonnière.
De nouveau la grande prêtresse fit un signe de la main pour ses gardes qui s’étaient arrêtées à bonne distance.
   - Tu peux me lâcher, lui répondit la grande prêtresse. Tu as répondu à ma question.
Puis s’adressant aux quatre gardes, elle leur dit :
   - Sortez, vous aussi. Je ne risque rien et, silence !
Quand les quatre bicolores furent sorties, elle dit à Riak :
   - Ton arme est chargée de magie. Je la sens tout autour de toi. Je comprends pourquoi personne ne me l’avait signalée. Ils ne la voyaient pas.
Riak lâcha la grande prêtresse qui retourna s’asseoir :
   - Viens et assieds-toi. Je ne te ferai rien. Tu es entourée de la magie de Thra. Le dieu de la terre t’a donné un pouvoir de guerrier pas de prêtresse.
Riak se sentait ridicule l’arme à la main devant cette femme. Elle la rangea dans l’étui qu’elle portait dans son dos sous sa tunique. Son pendentif était lourd et chaud à son cou.
   - Tu m’arrêtes si je me trompe. Tu as trouvé cette arme sous la terre, là où Thra l’a remplie de sa magie. Quant à la grotte, tu as dû rencontrer des esprits, des bayagas peut-être…
Riak sursauta en entendant les déductions de la grande prêtresse.
   - Comment… Comment savez-vous cela ?
La grande prêtresse lui fit un sourire.
   - Je suis vieille et je sais tant de choses que tu ne sais pas. La magie de ton arme a repoussé les bayagas comme la magie d’un vieux diadème protège le sanctuaire de Nairav. C’est là que je vais t’envoyer. C’est là que tu seras protégée.

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