vendredi 16 février 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 39

Quand Siemp revint, toute la ville ne parlait que de ce lieutenant qui avait affronté le bayagas et qui était devenu fou. Le malheur avait frappé les seigneurs. Sur la trentaine de soldats survivants à l'effondrement, vingt avaient péri cette nuit-là. Leurs viscères avaient recouvert les chemins, éclaboussant les maisons. De mémoire d’homme jamais les bayagas n’avaient ainsi frappé dans la ville ni aussi fort. On parlait bien d’un téméraire ou deux qui avaient ainsi laissé leur vie en affrontant les bayagas mais on ne savait que dire devant ce carnage. Si les habitants vivaient dans la crainte, les seigneurs vivaient dans la terreur sous les ordres d’un lieutenant fou.
Siemp se hâta vers la maison des Oh’m’en. Ses pensées allaient vers Koubaye. Il se reprocha de l’avoir laisser. Son maître lui ferait des reproches, lui rappelant que sa mission était de le protéger quelles que soient les circonstances. Du haut de ses échasses, il vit la maison de loin. Il y avait encore de la fumée qui montait de la cour. Il se mit à courir. A son arrivée, la première chose qu’il vit fut Koubaye installé comme un roi et qui mangeait. Il déchaussa rapidement et vint aux nouvelles.
    - Que s’est-il passé ?
   - Je ne sais pas, répondit Koubaye. J’étais malade et quand j’ai été mieux, ils m’ont traité comme un roi.
La servante, qui approchait avec des plats chauds qu’elle installa sur la table, parla en langue Oh’m’en sans se douter que Koubaye en comprenait le sens.
   - Grafba a répondu à nos prières et il est celui qui dit quand Grafba agit !
Devant une affirmation aussi péremptoire, Siemp demanda des explications. La mère de la maisonnée lui expliqua comment elle aurait dû mourir et comment les bayagas l’avaient épargnée et même secourue. Elle termina son récit en disant :
   - Les dieux parlent par leurs messagers et Koubaye en est un.
Siemp prit peur :
   - L’as-tu dit à quelqu’un ?
   - Je t’avais donné ma parole. Personne ne sait ce qui s’est passé hormis les Oh’m’en.
   - Alors que cela reste ainsi. Mon maître m’a donné des ordres.
   - Nous ferons ce que tu dis. Mais à ceux qui vont questionner, que vais-je répondre ?
   - Mère de la maisonnée, ne mens pas mais ne parle pas de Koubaye.
   - Les Oh’m’en sauront.
   - Que Grafba est un dieu puissant ? Ils le savent déjà.
   - Vespro, qui s’est occupée de lui, l’a surnommé Grafbigen, celui qui parle au nom de Grafba.
  - Alors que pour les Oh’m’en il soit Grafbigen, le héros des sagas anciennes, revenu pour sauver le peuple. Demain nous repartirons. Quand j’ai quitté Ruinaze, le gouverneur faisait préparer une troupe. Ils seront là dans quatre ou cinq jours. Mais je te laisse te reposer et que Grafba continue à te protéger.
Siemp connaissait son peuple. Dans quelques années, les récits raconteraient comment Grafbigen avait sauvé une ville entière.
Ils repartirent le lendemain. Ils étaient en retard sur ce que Siemp avait prévu. L’important était de repartir. Koubaye avait trop d’importance pour que les seigneurs le découvrent. Du haut de leurs échasses, ils avaient une vue sur la ville. Ils passèrent non loin du pont de fortune fait sur la rivière. De l’autre côté, ils virent les seigneurs derrière leurs remparts de fortune. Ils entendirent les cris incohérents du lieutenant qui hurlait :
   - NON ! PAS ÇA ! ARRRRRRRRHHHHH !
Des silhouettes se précipitèrent vers lui. Même la sentinelle cessa de les surveiller pour regarder ce qu’il se passait.
   - Les grands-marcheurs m’ont dit qu’il n’aurait pas dû…
   - Pas dû quoi, Koubaye ?
   - Qu’il n’aurait pas dû défier Grafba. Grafba, c’est le dieu de ton peuple ?
   - Oui. On le prie avant même le roi des dieux.
   - Ah ! Pourquoi ?
   - Parce que Grafba veille sur les Oh’m’en.
Tout en écoutant Siemp, Koubaye apprenait de ce qu’il disait. Des légendes se racontaient dans sa tête. Il voyait le temps des dieux avec les yeux de Oh’m’en. Grafba était un des dieux cadets, fils du dieu des dieux. Ses frères aînés étaient bien plus grands et bien plus forts. Ils avaient pris ce qu’ils voulaient. Ainsi Thra était devenu de le dieu de la terre, toujours à se chamailler avec Youlba qui, en tant qu’aînée des dieux femmes, voulait la prépondérance et jalousait l’aîné des dieux mâles. Grafba aimait les grands espaces et avait élu domicile dans le pays des Oh’m’en. Le peuple qui vivait là, lui avait rendu hommage, simple mais sincère. Grafba avait répondu à leurs prières. Il leur avait suscité un intercesseur, Grafbigen. Les sagas parlaient de ses pérégrinations et des hauts faits de Grafba.
Leur avancée était facile. Ils suivaient la grande voie vers Ruinaze pendant la matinée puis la quitteraient pour bifurquer à nouveau vers le sud-ouest. Le mont des vents était encore loin. La région était calme. Siemp sentit que Koubaye ne suivait pas le rythme. La moindre côte le ralentissait. Il fit plus de pauses et décida de s’arrêter un peu plus tôt. La petite ville Fasrue avait une maison. Ils y arrivèrent dans l’après-midi.
Koubaye avait les traits tirés de quelqu’un de trop fatigué. Siemp, après avoir déchaussé, avait fait les salutations d’usage auprès de la mère de la maisonnée. Les informations avaient atteint Fasrue et elle lui demanda des nouvelles. Ils étaient les premiers Oh’m’en à arriver de là-bas. Les autres gens qui étaient passés par ici parlaient d’un massacre des seigneurs par les bayagas autour de la maison des Oh’m’en de Teimcen. Siemp lui expliqua qu’il était parti à Ruinaze et qu’il n’avait pas assisté aux événements et que Koubaye, qui était sur place, était pris par les fièvres. Il raconta que Grafbigen avait intercédé car les seigneurs étaient injustes et que les bayagas avaient obéi à Grafba.
   - L’homme a dit que ce n’était pas l’heure de Lex et qu’il était en train de rentrer quand il a entendu les cris. Est-ce vrai que les bayagas ont épargné ceux qui n’étaient pas des seigneurs ?
   - Mieux que cela, ils ont soigné la mère de Tiemcen qui avait reçu un coup d’épée. Quand nous sommes partis, on annonçait la venue d’une armée des seigneurs. Les gens vont fuir et les Oh’m’en vont aller se réfugier ailleurs. S’ils restent, ils vont subir la vengeance. La mère de Tiemcen ne veut pas mettre au défi Grafba de la sauver une deuxième fois.
   - Elle est sage. Grafba est notre dieu, pas notre serviteur, lui déclara la mère de la maison de Fasrue.
Siemp et Koubaye se reposèrent jusqu’au lendemain. Sachant qu’ils passaient près de Salfin, la mère de la maisonnée leur donna ce qu’elle avait pour cette destination. Au petit jour ils reprirent le chemin vers le mont du vent. Koubaye apprécia la baisse de rythme. Ils traversaient les grandes plaines, parsemées de collines arrondies. Les champs s’étendaient de part et d’autre de la route. Ils doublaient régulièrement des chariots. De loin en loin ils apercevaient une patrouille de seigneurs. Siemp prenait alors le temps de marcher doucement pour qu’ils aient changé de place ou simplement bifurcait pour les éviter. Aller à Salfin représentait une étape courte. Et quand malgré toute son attention, ils furent arrêtés par la patrouille, Siemp put justifier de la nécessité de son déplacement pour aller à Salfin. Un grand-marcheur avec un apprenti, chargé de courrier n’éveilla pas la curiosité du chef du détachement. Ils découvrirent Salfin lové autour de son lac. La journée avait été belle et le chemin tranquille. Siemp expliqua à la mère de la maisonnée qu’il lui fallait du courrier ou des colis pour aller plus loin. Maintenant qu’ils rentraient dans les grandes plaines du centre entourant la capitale, cela devenait nécessaire. La présence des seigneurs était beaucoup plus forte que dans les marches extérieures.
Salfin était en dehors des grandes routes. Les gens ne savaient rien de Tiemcen et ce qui s’y était passé. Les nouvelles progressaient à la vitesse des transports. Les Oh’m’en étaient ceux qui les transmettaient le plus vite. On venait chez eux pour faire du transport léger ou pour avoir les nouvelles. À Salfin les gens vivaient tranquillement. Il y avait un fort mais le seigneur local était tombé amoureux d’une locale. Cela donnait une ambiance particulière plus douce que dans le reste du royaume. Ils y restèrent deux jours avant d’avoir quelque chose à emmener à Rubsag.
Rubsag était plus au sud que la route directe mais évitait de passer par la capitale. Siemp craignait qu’après l’histoire de Tiemcen les seigneurs n’y soient trop nerveux. La journée commença sous le soleil. La route de Salfin à Rubsag était longue. Il ne fallait pas traîner. Siemp avait repris un pas plus soutenu. Koubaye qui avait refait ses forces à Salfin suivait sans rechigner. Les champs étaient bien entretenus et ceux qu’ils croisaient les saluaient. Quand le soleil fut au plus haut, ils se posèrent dans un bosquet et mangèrent comme d’habitude sans déchausser. Ils étaient tous les deux chargés de paquets pour un commerçant de Rubsag. Koubaye s’interrogeait sur ce qu’il transportait bien que Siemp lui ait dit que cela ne le regardait pas. La journée touchait à sa fin alors que le soleil commençait à être assez bas et à vouloir passer derrière les collines. Les ombres s’allongeaient. Siemp fut-il trompé par leur évolution ? Koubaye ne le sut jamais. Lui, qui avait soigneusement évité toutes les patrouilles, ne vit pas le cavalier sous les ramures. Ce n’est que lorsqu’il les interpella que Siemp et Koubaye le découvrirent. Il les arrêta. Siemp sut qu’ils ne pourraient pas fuir. Les chevaux étaient plus rapides et plus stables que les échasses. Le cavalier avança vers eux. Il avait l’arme à la main. Dans son dos, il portait un grand arc. Siemp enregistrait tout cela en réfléchissant aux possibilités qui s’offraient pour fuir.
   - Qu’est-ce que vous transporter et où allez-vous ?
   - On a des colis pour un marchand de Rubsag du nom de Mouk le grand.
   - Et lui, c’est qui ?
De son épée, il désigna Koubaye.
   - Un apprenti ! Il fait ses premiers voyages.
   - Il n’a pas l’air d’un Oh’m’en. Comment peux-tu me prouver que ce n’est pas un renégat que tu aides à fuir ?
   - J’ai l’ordre de transport pour nous deux. Il est du clan de ma mère. Son nom est Grafbigen.
   - J’ai bien envie de te croire. Il se fait tard et l’étoile de lex se lève tôt en cette saison...
Koubaye sentit en lui l’espoir que le cavalier ait le désir de rentrer avant l’heure des bayagas. Ils pourraient ainsi rejoindre la maison des Oh’m’en avant la nuit.
Le cavalier avait pris les papiers des mains de Siemp qui le dépassait du haut de ses échasses. Siemp vit qu’il prenait tout son temps pour regarder, trop longtemps à son goût...
   - Tout cela me semble bel et bon… mais si ton apprenti au nom imprononçable est bien un Oh’m’en… alors il sait… mettre pied à terre sans tomber....
   - Mais seigneur, il ne pourra pas rechausser ici et Rubsag est loin quand on est à pied…
Le sourire disparut brusquement de la face du cavalier :
   - Tu contestes ?
Siemp envisagea un instant de se battre mais cela ne dura qu’un instant. Il ne faisait pas le poids devant un chevalier.
   - Non, seigneur.
Il fit signe à Koubaye de descendre de ses échasses :
   - Montre que tu es un Oh’m’en.
Koubaye répondit à Siemp dans sa langue :
   - Il rigolera moins quand il rencontrera le bayagas.
Il se retrouva sur ses deux pieds, sac au dos, tenant ses échasses et son bâton.
Le seigneur gronda :
   - Il a dit “bayaga” ! Qu’est-ce qu’il a dit ?
Siemp répondit :
   - Il a dit qu’il fallait se méfier des bayagas.
Le cavalier partit d’un grand rire…
   - Ça, c’est votre problème…
Il riait encore quand il mit son cheval au galop, alors que le soleil disparaissait derrière les collines.
   - Tu vas courir jusqu’au bosquet là-bas. Je pense qu’il y a des arbres assez bas pour que tu puisses rechausser.
   - Le soir est là, lui répondit Koubaye et les bayagas aussi.
Siemp regarda autour de lui l’ai effrayé :
   - Mais l’étoile de Lex…
   - Rma file le temps comme il l’entend… Je sens les bayagas dans les ombres des bois autour.
Siemp regarda Koubaye l’air encore plus étonné. Au loin, ils entendirent un hennissement de terreur. Koubaye se tourna vers la direction du bruit comme s’il pouvait voir ce qui arrivait.
   - Les bayagas !
Siemp lui aussi regarda par là. Il était complétement déstabilisé.
Dans le bosquet, ils ne trouvèrent pas d’arbre pour que Koubaye puisse rechausser.
   - Là, dit Koubaye en désignant le sol, un chemin ! 
 Siemp du haut de ses échasses ne voyait rien. Il déchaussa aussi. Il valait mieux qu’ils soient deux pour affronter les bayagas. Il regarda les traces que lui montrait Koubaye. Il ne vit rien de particulier. Pour Koubaye, c’était évident. Il reconnaissait les traces cachées d’un chemin. Il évoqua Sorayib. Il en eut les larmes aux yeux. Siemp se méprit sur ce qui se passait et essaya de le réconforter. Koubaye le détrompa et lui expliqua que son grand-père lui avait appris à lire les signes laissés par ceux qui ne voulaient pas être suivis. Ils traversèrent un champ et se retrouvèrent dans un bois plus touffu. Siemp, qui craignait qu’il n’y fasse déjà trop sombre pour s’y repérer, fut étonné de cette luminosité changeante. Il suivait Koubaye qui allait d’un endroit à l’autre faisant des tours et des détours. Ils avaient laissé leurs échasses dans le bosquet près de la route et se déplaçaient rapidement sous les ramures. La nuit était presque tombée quand ils arrivèrent à une clairière. Au centre, ils virent la masure. Siemp fut soulagé. Il n’aimait pas ses lueurs mobiles et changeantes qui occupaient la périphérie de sa vision. Quand il frappa à la porte, elles disparurent et la nuit fut complète.

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