vendredi 15 avril 2011

Houtka - 6

Renatka sentit le changement. Subtilement la forêt n'était plus pareille. Peut-être un vert différent ou un parfum autre le faisaient réagir et le mettaient mal à l'aise. La forêt était plus dense. La vue portait moins loin, trop de lianes, d’arbres tombés, de taillis, de ronciers. Il se dit qu’il lui serait difficile d’aller là où il le souhaitait. Les trois femmes semblaient aussi moroses que lui depuis qu’ils avaient passé le ruisseau qui semblait être la frontière du monde de Corc. Dans l’esprit de Renatka, la direction était simple il fallait traverser les vallées les unes derrière les autres, monter un côté et redescendre de l’autre, traverser le ruisseau qui ne manquerait pas d’être en bas et recommencer. La première vallée fut simple, à part quelques détours à cause de taillis trop impénétrables, ils avaient bien avancé. Dans la deuxième, une ligne de falaise barrait le chemin direct. Descendre vers la plaine était exclu pour ne pas rencontrer les guerriers noirs, ils firent donc un détour vers le haut. Le soir arrivait quand ils trouvèrent une voie possible vers le sommet du versant. Un auvent de pierre leur sembla un bon abri pour la nuit. Cantasha répartit les tours de veille. Manaashia s’occupa du repas plus que frugal. Il y eut peu de paroles échangées. L’atmosphère était lourde. Shamian prit le premier tour. Les autres s’endormirent immédiatement. Elle n’était pas d’une nature peureuse mais les bruits de la forêt l’inquiétaient. Elle n’avait plus l’âge de courir les routes comme cela. Ses yeux étaient trop lourds, sa fatigue trop forte. Elle sentait bien qu’elle avait des instants d’absence. Une pierre roula. Shamian ne l’entendit pas. Une autre suivit le même chemin. Elle ne bougea pas. Sa respiration régulière prouvait qu’elle dormait. La lune se leva éclairant de sa pâle lumière le bivouac.
Lentement l’ombre s’avança. Elle couvrit Shamian. Celle-ci remua un peu mais ne se réveilla pas. L’ombre se dirigea vers les dormeurs. Elle passa rapidement sur Renatka, s’attarda un peu sur Manaashia mais resta longtemps au-dessus de Cantasha. Un bras sombre se tendit vers le sac. Il le pénétra en passant à travers le tissu. Un cri silencieux jaillit quand l’ombre toucha le tube. Ce fut comme si un coup de tonnerre avait éclaté. Les trois femmes se réveillèrent. L’ombre s’était réfugiée à l’abri de la roche, la où ne pénétrait pas la lumière de la lune.
« Qu’est-ce que c’était ?
- Je ne sais pas Manaashia ! Shamian où es-tu ?
- Je suis là Cantasha, mais pardonne-moi je me suis endormie.
- Où est Renatka ?
- Il dort aussi, Shamian. C’est le tube qui a crié. Quelque chose l’a touché. »
Elles regardèrent autour d’elles. Elles ne virent rien même en essayant de voir sur les plans des esprits. Pas une ne leva la tête. L’ombre ne bougeait pas.
- Je vais reprendre la garde, Shamian. Je n’aurais jamais dû te laisser le premier tour. Tu es trop fatiguée.
- Par ma faute, nous aurions pu toutes être tuées ou pire.
- Rien n’est arrivé. J’ai beau me projeter sur les différents plans runiques, je ne perçois pas de danger. Va dormir, demain sera une longue journée. »
Cantasha cantila les runes de protection et tout bas les runes de puissance afin qu’elle reste éveillée. L’ombre juste au-dessus d’elle sentit comme un mur se dresser autour de la créature bipède. Elle vit les pulsations de force envahir le corps de Cantasha. Voilà sûrement ce qu’il lui faudrait pour cesser d’être ombre.
Le groupe courait. Il n’avait pas le choix. Les ordres étaient nets et impératifs, dits de cette voix de commandement qui n’acceptait aucune échappatoire. Il n’était qu’un des groupes lancés à la chasse aux diseuses de runes et à l’homme. Il fallait les ramener vivants ou morts. Cela ne dérangerait pas le sorcier noir capable de faire parler les morts. A ce groupe on avait donné des bêtes à sang. Elles avaient trouvé la piste en haut du mont et depuis elles la suivaient. Elles tiraient tellement qu’il fallait que les guerriers se relaient pour les tenir. Elles renâclèrent un peu devant un ruisseau avant de pénétrer dans le pays de Corc. L'exaltation de la chasse les poussa en avant. Les guerriers noirs se remirent à courir. Ils sentaient bien qu'ils regagnaient du terrain. Le sorcier qui les accompagnait les encourageait à accélérer. En milieu de journée, ils atteignirent le surplomb où les poursuivis avaient bivouaqué. Ils firent une pause pour relever les traces et estimer leur retard. Le sorcier sourit, encore une demie à une journée et ils les auraient rejoints. Le grand sorcier serait content.Une ombre légère voila le soleil. Personne n'y fit attention. Elle couvrit les cinquante guerriers, le sorcier et les bêtes à sang qui s'aplatirent par terre en gémissant. Immédiatement tous furent sur leur garde, armes au poing. Ils regardèrent autour d'eux mais ne virent rien. La nervosité les gagna. Le sorcier donna le signal du départ. Les guerriers obligèrent les bêtes à sang à repartir. Il fallut les battre pour qu'elles bougent.
L'ombre regarda l'agitation en dessous d'elle. Les bêtes la ressentaient, normal mais pas gênant. Le sorcier ne la remarquait pas. L'ombre rigola intérieurement, encore un qui se croyait plus puissant qu'il n'était. Les guerriers ne voyaient rien, mais là aussi c'était normal. Ils étaient morts et les morts ne ressentent rien. L'ombre voyait le sort du nécromancien qui les avait réanimés comme une aura noir pourpre qui les entourait. On pouvait les occire à nouveau et le sorcier par le même sort pourrait les remettre debout et grossir ses rangs. Leurs armes ensorcelées permettaient au sorcier de faire des zombis de tous les morts qu'elles faisaient. Ces guerriers n’intéressaient pas l'ombre. La force vitale du sorcier lui permettrait de revenir dans ce monde mais elle ne pouvait pas l'atteindre, la protection du grand sorcier l'en empêchait.
Elle les regarda partir comprenant bien qu'ils couraient après les quatre autres bipèdes qui eux, avaient un tube bien désirable. Elle se dit qu'il ne serait pas bon qu'ils les rattrapent. Elle manipula l'espace en allongeant un peu les distances et le temps en raccourcissant les instants. Ils couraient toujours aussi vite mais n'avançaient plus. L'ombre en fut heureuse. Elle se déplaça jusqu'au groupe qui marchait sur la crête au dessus.

Renatka essayait de ne pas aller trop vite. Shamian et Manaashia ne suivaient pas le rythme. Trop âgées, elles avaient besoin de plus de repos. Ils n’avaient pas beaucoup progressé. Renatka avait essayé un chemin, mais au bout d'un bon moment, il avait réalisé que jamais ils ne pourraient atteindre la crête par là. Ils avaient fait demi-tour et c'est à ce moment là qu'il avait pris conscience de la fatigue de ses compagnes. Leurs visages reflétaient l'extrême tension qu'elles mettaient pour avancer. Il leur avait fait faire une pause, en avait profité pour estimer les vivres. La situation était assez sombre. Si dans deux jours ils n'avaient pas trouvé de provisions, il ne donnait pas cher de leur peau. La soirée était douce pour un début de printemps. Sur les collines soufflait un petit vent chaud. Renatka, tout en marchant pensait à l'abri à trouver, aux vivres qui allaient manquer, au sorcier qui n'avait sûrement pas arrêter de les poursuivre, à l'état de ses compagnes.
L'ombre s'était placée sous un nuage. Elle surveillait les quatre bipèdes. Celle dont elle voulait quelque chose ne lâcherait sûrement pas le mâle. Il lui fallait les séparer des deux autres femelles dont l'ombre sentait bien qu'elles fatiguaient. Elle avait un peu manipulé la météo. Favorisant un petit vent tiède la plaine, repoussant vers le fond de la vallée l'air froid des hautes montagnes sur les guerriers noirs, elle espérait leur faire choisir un chemin favorable...pour elle.
Les guerriers noirs furent un peu surpris du vent glacial qui devait venir des montagnes. Le sorcier pensa que le printemps était encore bien jeune et dit un sort pour se protéger du froid. Si le groupe continuait comme cela, il ne doutait pas de sa réussite. Cela voulait dire des pouvoirs en plus pour lui. Les bêtes à sang marquaient une pause. Le sorcier vint voir ce qu’elles avaient trouvé. C’était un sac banal qui avait contenu des provisions. Sa découverte impliquait que les diseuses de runes allaient manquer de vivre. Le sorcier se réjouit. Il accorda une pause aux guerriers pendant qu’il faisait un sort de parole de vent. Dès qu’il eut fini, il relança son groupe comme on lance une meute pour la chasse. La neige se mit à tomber leur compliquant la tache. Cantasha ressentait la fatigue de la journée, mais elle serrait les dents comme ses compagnes pour ne pas retarder la marche. Elle avait retenu ses reproches lors de l’erreur de Renatka. Il leur avait fait perdre une demi-journée et avec les guerriers noirs à leur trousse, cela pourrait être fatal. Elle n’aimait pas cette forêt. La sensation d’être épiée ne la quittait pas. Elle voyait les deux autres devant elle. Elles n’avançaient plus assez vite. Elle pensa que le mieux serait de les abandonner, mais se reprocha immédiatement cette pensée, ce serait les conduire à la mort. Renatka avait ralenti depuis la pause mais marchait encore vite pour leurs muscles fatigués. Il fallait un abri pour la nuit. Le soir commençait à tomber et ils n’avaient toujours rien trouvé.
« Renatka, un abri !
- Où ça ? »
Cantasha pointa du doigt une lueur plus bas dans la pente.
« On dirait une bâtisse. Il me semble voir de la fumée.
- Peut-être pourront-ils nous accueillir pour la nuit, dit Shamian pensant qu’un lit lui ferait du bien.
- Peut-être qu’ils accepteront de nous donner des vivres, dit Manaashia que la frugalité des repas mettait à la torture. »
Renatka fut étonné de voir une trace semblant y conduire. Cela lui fit peur. Dans cette forêt une chose aussi simple qu’une trace, même pas un chemin, mettait ses sens en alerte. Il examina la situation et dit :
« D’accord, allons-y. Restons prudents, préparez-vous quand même à vous battre. »
Joignant le geste à la parole, il prit sa hache courte à la main.
Plus haut sous un nuage, une ombre souriait.
Quand ils approchèrent le vent leur apporta comme l'écho d'une fête. Entre les arbres ils apercevaient maintenant dans la nuit montante l'ombre d'une grande maison dont les fenêtres étaient illuminées. Ils arrivèrent au bord de la forêt, devant eux s'étendait une pelouse et au centre un manoir dressait sa fière silhouette. La nuit était tombée. Ils avancèrent doucement, s'approchant des murs avec précautions. Les bruits de la fête restaient curieusement comme éloignées. C'était étrange comme s'ils voyaient deux images qui se superposaient, une fête, des lampions, un repas servi sur une longue table, des invités en grande tenue, riant et s'amusant, et des ruines noires et silencieuses, dont les meubles encore debout étaient couverts de poussières et de gravats. La musique qu'ils entendaient venant de la salle de danse était comme une valse triste. Faisant le tour, ils trouvèrent un porche, s'engagèrent dessous.
Des gens entraient et sortaient, les côtoyant comme s'ils n'existaient pas. Renatka, la hache toujours à la main, se sentait ridicule. Il voyait la joyeuse ambiance se superposer à l'aspect ruiné.
- Qu'est-ce que c'est que ce bazar ?
- On dirait que les temps se mélangent.
Un serviteur s'approcha.
- Vous venez d'arriver ?
Renatka regarda derrière lui pour voir à qui il s'adressait. Mais il n'y avait personne.
- Vous voulez peut-être poser vos affaires. Les armes ne font pas bon ménage avec la fête. La maîtresse de maison préfère quand on les range.
Cantasha regardait la scène abasourdie. Elle voyait le serviteur, Renatka, la fête, les ruines, mais elle avait l'impression de ne pas exister pour le page en livrée qui parlait avec Renatka alors qu'elle en était à moins d'une coudée. D'un geste brusque, elle passa son bras devant lui. Il ne réagit pas.
- Renatka, il ne nous voit pas, il ne voit que toi.
Renatka prit la main de Cantasha, le serviteur sursauta et se recula.
- Je n'avais pas vu que monseigneur était accompagné. Veuillez me suivre, il vous faut rencontrer le maître de maison.
Tous les quatre lui emboîtèrent le pas. Ils avancèrent, passant d'une pièce à l'autre. Les convives manifestement voyaient le serviteur, Renatka et Cantasha, mais pas Shamian et Manaashia. Renatka leur fit signe de s'approcher de lui et leur toucha la main. A partir de là, elles furent aussi vues.
- Renatka, vois-tu encore les ruines ? Moi je ne vois plus qu'une grande maison en fête.
- Oui, Shamian. Nous marchons dans un couloir qui menace de s'effondrer. Faites attention où vous mettez les pieds.
- Mais je ne vois rien que le tapis par terre, répondit-elle
Renatka fut troublé par cette réponse. Etait-il le seul à voir les deux réalités ? Il demanda à Cantasha en s'approchant d'elle. Elle répondit qu'elle ne voyait que la brillante joie de la fête sauf s'il lui prenait la main. A ce moment-là, elle rentrait dans la double connaissance. Quand Renatka voulut lui lâcher la main, elle refusa.

Le Sorcier noir était perplexe. La parole de vent qu'il venait de recevoir était distordue, presque incompréhensible. C'est la première fois qu'il rencontrait ce phénomène. Il n'aimait pas ce qu'il ne contrôlait pas. Il en voulut au monde de Corc. Il avait cinq groupes de cinquante guerriers qui avaient pénétré sur le territoire de Corc. Le groupe de poursuivants avec des bêtes à sang envoyait un message optimiste mais dont la distorsion prouvait une interférence avec... avec quoi ? Qu’est-ce qui pouvait ainsi distordre une parole de vent ?
Les autres groupes envoyaient des messages sans intérêt. Le pays semblait couvert de forêts impénétrables. Sa colère gonfla mais ne sachant contre qui la tourner, c'est dans cet état qu'il se dirigea vers le lieu de l'invocation. Il refit les gestes de convocation mais fit les cercles magiques avant l'arrivée du démon. Il n'avait aucune envie de se retrouver à la merci de Takachougha. Invoquer deux fois en un temps si court un démon principal comme lui, était très risqué. Cela n'était possible qu'au sorcier de grande lignée aux pouvoirs immenses, et même pour eux la mort rôdait.
- Que me veux-tu encore, sorcier ?
- Je t'interdis de repartir avant mon ordre. Je connais ton nom.
- Fais attention sorcier, n'abuse pas de ma patience.
- Tu n'as pas le choix. Je suis maître ici et tu es esclave.
- N'oublie pas que j'aurai mon heure. Alors c'est moi qui serai le maître.
- Occupe-toi d'entendre ta mission. Je veux que tu soumettes les diseuses de runes et l'homme qui est avec à ma volonté. Alors je te laisserai aller. Jusque là je te lie.
Le sorcier prononça le sort. Takachougha hurla de rage et d'impuissance. Bloqué dans ce plan énergétique minable et limité, le démon se débattait à l'idée de servir ce sorcier qu'il méprisait. Il savait qu'il n'avait pas le choix. Les paroles noires avaient été dites et rien hormis la réussite de la mission ou la mort du sorcier ne pourrait le délivrer.

La lune venait de se lever éclairant d’une lumière blafarde les ruines dans lesquelles ils circulaient. Dans le même temps, ils rentraient dans une grande salle à manger, remplie de tables surchargées de victuailles. Manaashia la première, puis Shamian, se précipitèrent sur les buffets pour goûter ceci ou cela avec des petits « Oh ! » à chaque découverte d’une nouvelle saveur. Renatka et Cantasha, se tenant toujours par la main, voyaient aussi les deux femmes se précipiter sur des ruines branlantes couvertes de poussière. Une belle femme richement habillée s’approcha d’eux.
- Fuyez pendant que vous le pouvez et surtout ne mangez rien !
- Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
- Mon nom fut Tilouane. Aujourd’hui je ne suis plus rien. Ni morte, ni vivante, je suis dans ce mélange de temps comme un fétu de paille qu’emporte le courant.
- Ne vous laissez pas importuner par cette rabat-joie !
Celui qui venait de parler, était un géant par la taille. Richement paré de tissus précieux et de bijoux de toutes sortes, il était suivi par un groupe de gens qui semblaient jouer des coudes pour être plus près de lui. Cantasha évoqua un roi et sa cour.
- Tu as raison diseuse de runes. Je suis le roi du pays de Corc. Vous êtes ici dans mon palais. Je voyage à ma guise dans mon pays, jouant avec les lieux et les temps. J’y invite qui je veux, et on ne part que si tel est mon bon vouloir.
- Nous avons une mission, grand roi.
- Parle diseuse.
- Je dois ramener cet homme à la maîtresse enchanteresse.
- Ta fidélité t’honore. Mais qu’es-tu prête à payer pour cela ?
- Je n’ai pas d’or.
- Je sais, diseuse, mais tu possèdes un tube qui irait bien dans mes collections.
- Si je te le laisse, tu nous autorises à partir.
- Non, diseuse, je t’autorise mais il faut que les autres aussi payent.
Renatka intervint.
- Je n’ai que mes haches, quant aux autres, elles n’ont que leurs habits.
- Je sais cela aussi. Mais les deux autres femmes ont déjà choisi. Regarde comme elles se régalent de mes plats les plus fins et de mes boissons les plus enivrantes. Et tu as raison, elles n’ont rien à me proposer alors que toi…
- Tu veux mes haches.
- Tu es stupide. Je me moque de tes haches, elles sont sans pouvoir ici. Je veux ta flamme.
En disant cela le regard du roi se voilait d’ombre. Ses yeux semblaient être des puits insondables ouverts sur un ailleurs improbable.
- Ne lui dis pas oui, Renatka. Simantaba en a besoin.
- Je sais Cantasha, mais que peut-on faire d’autre?
- Je vois que tu es plus raisonnable que cette diseuse de runes. Laisse-moi te regarder les yeux dans les yeux et tout sera terminé, tu pourras partir.
Cantasha avait lentement sorti le tube où était enfermé l’oiseau sorcier. Elle l’ouvrit et le jeta à la tête du roi. Celui-ci éclata d’un grand rire, d’un geste il attrapa l’oiseau par le cou avant qu’il ne se soit complètement déplié et plongea son regard dans le sien. Un serviteur lui amena une cage. Le roi y enferma l’oiseau sans que celui-ci ne tente le moindre geste de fuite.
- Tu as fait ta part du marché, diseuse. Alors va.
Le roi fit un geste et Cantasha se retrouva sur la pelouse à l’entrée de la forêt.
Elle regarda le manoir et ne vit que ruines sous la lune. Elle s'assit et pleura.
La nuit passa ainsi. Elle pleurait encore quand dans un grand rougeoiement, le soleil se leva derrière le château. Celui-ci sembla s’embraser. Cantasha était dans la sensation d’avoir tout perdue, tout ratée. Elle regardait les yeux pleins de larmes le chatoiement des couleurs. C’est alors qu’elle vit. Une ombre s’avançait vers elle. Elle se découpait en noir devant le disque de feu. Cette allure… cette démarche…
- Renatka !
Elle se précipita pour l’étreindre. Elle pleurait encore mais de joie.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Rien ou si peu ! Après ton départ, la négociation s’est poursuivie. J’ai refusé sa nourriture mais j’ai fini par accepter son regard.
- Et alors ?
- Alors, nous nous sommes installés face à face. Chacun assis de part et d’autre d’une table. Nos regards se sont croisés et rencontrés. J’ai cru un moment être aspiré dans un puits obscur sans fond. Cela allait en plus en plus vite. Il me semblait me vider de moi-même. J’ai pensé que j’allais être prisonnier comme les autres. La colère est montée en moi. Le feu de ma colère s’est allumé. A cette lumière, j’ai vu. J’ai vu le monde intérieur du roi. Mais surtout, lui a vu son monde intérieur. Il a poussé un grand cri, un long cri de détresse…Et je me suis retrouvé sous le porche d’entrée alors que le soleil se levait. Il est malheureux, infiniment malheureux car jamais il n’a rencontré personne. Toujours il s’est approprié l’autre mais ne sait pas ce que veut dire rencontrer. Il pensait aspirer ma flamme intérieure. Voilà qu’elle brûle maintenant en lui. Tout ce qui est inutile ou mauvais va disparaître. Elle consumera tout ce qui n’est pas lui, le libérant de son cachot intérieur.
- Qu’est-ce qui va se passer ?
- Il a voulu s’approprier la flamme. Quand il a senti qu’elle allait consumer ce qu’elle trouvait en lui, il m’a expulsé, il a cru se débarrasser de ce feu allumé en lui. C’est trop tard. Il va devenir autre.Ne restons pas là. Il nous faut sortir du pays de Corc. Il nous faut aller à Simantaba.
Tout en haut sous un nuage, une ombre les observait. Elle semblait posséder une lumière intérieure comme si un feu y brûlait.
Un enfant marchait. Son aspect était étrange. On pouvait penser à le voir qu'il ne marchait pas sur le même chemin que soi. C'est comme si sa marche n'était pas ce qui le faisait avancer. Il glissait un peu au-dessus du sol mais agitait les jambes. Plus près son aspect était encore plus dérangeant. Il était vêtu d'habits déchirés et sa gorge était rouge d'une plaie béante mais qui ne saignait pas. Tous ceux qui le voyaient, entraient dans la peur. Ils préféraient la fuite. L'enfant n’y faisait pas attention. Il avançait vite. Il lui fallait atteindre le pays de Corc. Takachougha ne décolérait pas. Intérieurement, il passait en revu tout ce qu’il ferait au sorcier quand celui-ci serait en son pouvoir. Il était coincé ici dans cette dimension où il ne pouvait exprimer tout son potentiel par la magie d’un être qui ne le valait pas.
Quand il arriva à la frontière du pays de Corc, il s’arrêta un instant pour voir ce qui l’attendait. Il avait une vision plus large que celle d’un humain. Il vit les forces qui tordaient le temps et l’espace. Il visualisa où étaient les groupes de guerriers noirs, ridicules pantins au service d’un être honni. Il voyait cela mais n’en trouvait pas l’origine. Il était évident qu’il y avait un ordonnateur. Le temps et l’espace ne bougent pas seuls. Rares étaient les entités capables de les manipuler, rares et dangereuses même pour un être de sa puissance. Il n’avait pas le temps pour être subtil. Il décida de passer en force. Après tout, la magie du sorcier le protégeait. Il ne pouvait quitter ce monde qu’à la fin de sa mission. Toute action contre lui devrait éliminer l’enfant mais le sort qui le liait l’empêcherait pour ne pas le libérer.
C’est en hurlant d’une joie mauvaise qu’il entra dans le monde de Corc. Takachougha détruisait tout sur son passage, y compris les fragiles équilibres de temps et d’espace. La confusion toucha les groupes de guerriers noirs. Brutalement éjectés du cocon d’espace-temps qu’avait tissé l’ombre, ils furent éparpillés en tous lieux et en tous temps du pays de Corc. Séparés de leurs sorciers de groupe, eux aussi éjectés, mais protégés par leur pouvoir, ils retrouvèrent leur état naturel qui était d’être mort.
L’ombre planait au-dessus de son monde. Elle vit l’être noir qui entrait chez elle. Elle sentit sa puissance à l’œuvre contre ses manipulations de temps et d’espace. Elle visualisa les corps des guerriers morts qui pleuvaient dans toutes les dimensions de son royaume. Elle aida les sorciers de groupe à se retrouver hors de son monde. Ce serait déjà ça de fait. Elle vit Takachougha avancer telle une noire blessure dans la forêt du monde qu’elle était. Ça lui fit mal. Elle aurait pu pactiser avec ce démon, si le feu ne brûlait pas en elle. Il arrivait trop tard. L’ombre allait lutter.
Takachougha arriva aux ruines du manoir. Pour lui, nulle musique, pas de lumière, que des murs délabrés, menaçant de s’effondrer. L’enfant démon entra par la porte. De son pouvoir Takachougha força le temps. Cela lui réclamait une énergie considérable. Le manoir se modifia, il reprit fière allure, mais il était encore vide. Takachougha insista, déployant encore plus de force, il poussa les murs du temps encore plus loin. Un roi apparut avec sa cour, il traversa le couloir pour se rendre dans la grande salle d’apparat. L’enfant démon courut après mais à peine entra-t-il dans la salle qu’il sentit le roi s’échapper dans le passé. Takachougha exulta. Il avait trouvé l’ordonnateur et celui-ci fuyait. Il prit encore plus de puissance et repoussa encore le temps. Le manoir s’était réduit à une maison forte. Le luxe intérieur avait cédé la place au fonctionnel. L’enfant démon ne vit que le dos du roi devenu chevalier qui quittait la pièce, tout équipé pour la guerre. L’ordonnateur voulait le combat, il l’aurait. Takachougha convoqua toute sa puissance et poussa aussi loin qu’il pouvait. Très loin dans le passé, il se retrouva dans une plaine. Ici serait bâti un manoir. Pour l’instant, il n’y avait qu’un monde vide sous un ciel de nuages noirs. Il chercha la présence de celui qu’il poursuivait. Il était là, il le sentait, il le savait. L’enfant démon tourna sur lui-même voulant identifier le couard qui avait fui comme cela. Il ne vit rien. Au-dessus de lui, se confondant presque avec les nuages bas, une ombre y mettait un peu de couleur, comme le début d’une aurore. Elle regarda le démon. Elle le sentit tendu à l’extrême, gorgé de puissance comme un fruit trop mûr ou un ballon trop gonflé. Elle sourit intérieurement. Il avait été trop loin. Elle se décala légèrement dans le passé pour descendre sur la terre. Elle s’ajusta pour être juste hors de portée du démon. Takachougha vit arriver un enfant devant lui. Il sut que s’était son ennemi. Son aspect était étrange. Il était vêtu d'habits déchirés et sa gorge était rouge d’une plaie béante mais qui ne saignait pas. Un être miroir, il rit intérieurement et se jeta sur lui. Au moment où leurs mains se joignirent, Takachougha comprit qu’il avait fait une erreur. Trop loin dans le temps, il était au bout de la puissance dont il pouvait disposer. Il sentit craquer son être trop distendu. Ce fut explosif. Toute la puissance fut libérée d’un coup, elle n’était que destruction. L’ombre la regarda faire son œuvre en guidant son évolution, car l’ombre ne luttait pas avec le temps mais le composait comme d’autres composent de la musique. Takachougha fut renvoyé dans son monde, vidé de sa substance. Le sort qui le liait se déchira. Il frappa en retour le sorcier noir qui hurla de douleur et en perdit une partie de son pouvoir. Parcourant le temps à la vitesse de la pensée, le phénomène prit corps dans l’espace et le temps d’où arrivait l’enfant démon. Explosant dans les ruines du manoir, il y eut une grande colonne de feu et de débris qui fut visible des pays alentours.
Dans le cratère ainsi ouvert, un enfant reposait. Ses habits étaient déchirés, sa gorge était rouge d’une cicatrice qui s’effacerait. L’ombre jubilait. Ce corps-là était bien réel et personne ne pourrait l’en séparer tant qu’y brûlerait ce feu intérieur.
Renatka et Cantasha avançaient vite. Ils en parlaient entre eux. C'en était curieux. Ils avaient pris des repères sur les montagnes lointaines pour ne pas se perdre dans ce monde étrange. Ils n'auraient pas dû avancer aussi vite. C’est comme si quelqu'un les aidait à sortir plus rapidement du pays ce Corc. Renatka pensait au roi de ce monde qui savait manipuler si bien temps et espace. Le faisait-il pour les aider parce que c’était le meilleur moyen pour se débarrasser plus vite d’eux ? Il n’y avait pas de réponse. Ils couvrirent en deux jours ce qui aurait dû demander un cycle complet de la lune. Ils arrivèrent à une rivière. Un arbre tombé permettait de la franchir. De l’autre côté, c’était un autre monde, plus ordonné. Ils ne savaient pas bien par où ils étaient passés, ni où ils étaient. Il était nécessaire de retrouver la route de Simantaba, ainsi que des provisions. Arrivés sur l’autre versant de la vallée, ils se retournèrent pour jeter un dernier regard sur le pays de Corc, où étaient Shamian et Manaashia. Qu’allaient-elles devenir ? A ce moment-là, ils virent une grande colonne de fumée s’élever loin dans la direction où le soleil est au Zénith. Le bruit n’arriva que plus tard comme un grondement sourd, prouvant bien l’éloignement. Après un dernier regret, ils regardèrent ce qui les attendait. La région devant eux, était cultivée, on voyait de groupes d’habitation ici et là. La fumée qui s’échappait des cheminées prouvait qu’il y avait des habitants. Amis ou ennemis ? Renatka vérifia sa hache et emboîta le pas à Cantasha qui avait entamé la descente.
Le Sorcier noir ne décolérait pas. Penché sur sa coupe de divination, il y plongeait les événements récents sous forme de parchemins couverts de glyphes. Il avait subi un sérieux revers. Casser le sort qui liait le démon nécessitait une magie plus puissante, ou antérieure à celle qu’il connaissait. Le choc en retour au moment de la disparition de Takachougha l’avait laissé sans force pendant plusieurs jours. Ses sbires avaient eux-mêmes perdu de la puissance. Les groupes de guerriers noirs avaient marqué le pas sur le terrain. De surcroît, ils avaient rencontré des ennemis redoutables qui avaient trouvé le point faible de l’organisation. Il y avait un sorcier pour cinquante guerriers. Ce sorcier dépendait du grand sorcier noir et transmettait ses volontés sur le terrain. Cela permettait de coordonner parfaitement les actions de tous les groupes. Sans ce sorcier, le groupe de cinquante guerriers ne savait plus quoi faire, pire, sans les sorts de protection, d’obéissance et d’enchantement des armes, il perdait sa valeur au combat. A cause du porteur de flamme, le grand sorcier avait dû envoyer ses soldats vers le pays de collines et délaisser la plaine. C’était le pays Asrha. Très hiérarchisée, cette civilisation comprenait une caste de guerriers pour qui la mort au combat lors de la défense du pays était la suprême récompense. Bien armés, dotés d’arc en plus de leurs armes de poings, ils avaient une technique de guérilla très efficace contre les guerriers noirs. Le roi avait convoqué ses mages et devins lorsque la menace était devenue réalité. Un vieux mage craint de tous, Entablu, avait donné le conseil de graver une certaine rune sur les pointes de flèches. Il n’avait pas voulu la dire, juste l’écrire.
« Cette rune ne doit pas être prononcée sans raison ! Sa force est grande. Je la tiens de la maîtresse Enchanteresse qui elle-même la tient de la grande tradition de Simantaba.
- Que va-t-elle faire ?
- Elle annulera les sorts de protection des sorciers. »
Le roi avait d’urgence fait fabriquer des flèches selon des instructions de Entablu. Malheureusement seuls deux scribes avaient réussi à maîtriser la graphie particulière de la rune et à la transcrire sur les pointes de pierre des flèches. Ils travaillaient aussi vite qu’ils le pouvaient. A deux, ils ne suffisaient pas à la tâche et les guerriers Asrha devaient ne les employer que contre les sorciers. Seuls les meilleurs archers en étaient pourvus.
Le conseil d’Entablu eut un effet plus large que prévu. Les gens de la plaine voyant comment le pays d’Asrha résistait aux guerriers noirs, envoyèrent des émissaires et des ambassadeurs pour apprendre la technique, voire faire alliance contre le mal.

Le Sorcier noir avait appris cela par ses espions. Trop faible, il ne pouvait rien faire pour l’instant. Il enrageait de son impuissance. Il avait commencé les rituels de restauration pour recouvrer sa force magique. Un cycle de lune complet serait nécessaire avant qu’il ne puisse reprendre l’offensive peut-être en convoquant les forces noires d’où venait sa magie. S’il le faisait dans cet état de faiblesse, ce sont elles qui le domineraient. Pour le moment, il lui fallait des victimes vivantes pour qu’il puisse les sacrifier à ses noirs desseins. Il n’oubliait pas pour autant le pays de Corc et se jura de le détruire. Toujours penché sur la coupe de divination, il vit les avenirs possibles. Il y en avait trop de défavorables pour lui. Pour inverser la tendance, il lui faudrait obligatoirement les forces noires. Bien que maître parmi les maîtres des arts magiques noirs, c’était encore une mauvaise nouvelle. Hurlant ses imprécations et ses ordres, il sortit de la pièce.
Cantasha se sentait heureuse de se retrouver dans une campagne. Elle se disait qu’enfin, ils laissaient derrière eux les plus gros problèmes et que Simantaba n’était plus si loin. Le printemps ensoleillé du jour lui redonnait du courage. Elle entendait derrière elle le pas lourd de Renatka. Si elle l’avait pris au départ pour un bûcheron obtus, elle devait reconnaître qu’il s’en sortait plutôt bien. Sa solidité lui plaisait bien. Elle s’interrogeait sur l’objectif de la maîtresse enchanteresse. Il était porteur de la flamme. C’était un fait évident. Face au sorcier que pouvait cette flamme ? Elle ne voyait pas. Son éducation de diseuse de runes la poussait à faire confiance à celle qui dirigeait Simantaba. Elle repensait à toutes ses années passées à apprendre à cantiler et à tracer les runes. Elle était rentrée, dans le grand temple, toute petite. Ses parents trouvaient qu’elle avait une jolie voix. L’accueillante, qui faisait passer un test à toutes les arrivantes, n’avait pas fait de difficulté pour l’admettre chez les novices. Elle avait travaillé durement toute son enfance, mais pas plus que les autres pourtant, elle avait gravi plus vite les échelons. Elle était la plus jeune des grandes diseuses. Elle devait cela à son double don. Elle avait une voix souple qui se prêtait à toutes les inflexions que nécessitaient la cantilation et elle avait un don de dessin qui lui permettait de tracer les arabesques des runes avec aisance et puissance. Mais ce dernier point elle l’ignorait. La maîtresse enchanteresse avait été prévenue qu’une apprentie pouvait être dangereuse car les plus beaux tracés de runes étaient aussi les plus puissants. Ce que Cantasha appelait ses fioritures, était en fait un appel supplémentaire à la puissance fondamentale de ce parler des dieux. Cantasha n’avait jamais expérimenté sa force car jamais on ne laissait les étudiantes dessiner toute une rune. Elles apprenaient un morceau puis un autre. Seul le dessin d’un même jet de tous les morceaux donnait la Rune. Renatka ignorait tout cela. Il avait trouvé Cantasha plutôt hautaine lors de leur première rencontre. Il préférait la compagnie de Shamian qui lui avait sauvé la vie. Il avait changé d’avis en la connaissant mieux. Elle devait être une bonne diseuse. Il avait été troublé quand dans le manoir, elle avait gardé sa main. Le temps était doux et ensoleillé. Il se dit qu’au lieu de se laisser aller à ses pensées, il ferait mieux de se méfier. Il ne savait pas où ils étaient, ni si les guerriers noirs étaient arrivés jusque là. Pour le moment, ils descendaient à travers bois. Par une trouée dans la futaie, il avait vu un chemin plus bas. C’est vers lui qu’ils allaient. Il commençait à avoir la désagréable impression que quelqu’un les épiait. En essayant de ne rien montrer, il ouvrait ses sens d’homme de la forêt. La vue ne portait pas loin dans ses bois touffus. L’ouïe percevait de temps à autre des bruits comme si quelqu’un se déplaçait. Son odorat lui évoquait un feu de bois. Cela n’était pas naturel.
Il se rapprocha de Cantasha.
« Le soleil est haut nous devrions nous arrêter. »
Cantasha lui jeta un coup d’œil interrogateur. C’était bien la première fois qu’il lui proposait une halte sans y être forcé. Elle ne fit pas de commentaire mais se dirigea vers un tronc couché qui ferait une excellente assise.
« Nos provisions s’épuisent. Il nous faut du ravitaillement.
- Nous trouverons bientôt un village. »
Echangeant des banalités à haute voix, ils murmuraient tout en sortant les affaires des sacs pour se prévenir du danger. Cantasha se pencha et traça sur le sol une rune de protection. C’est la première fois qu’elle avait l’occasion de tracer complètement cette rune. Cela demandait du temps et dans l’urgence la cantilation allait plus vite. Quand elle eut fini, elle se redressa et dit :
« Nous devrions être tranquilles ici. »
Elle avait à peine fini de parler que deux flèches jaillirent des fourrés. Le sifflement de leur vol s’interrompit à deux coudées du lieu où ils se tenaient. Les deux traits semblaient suspendus en l’air. Renatka avait à peine attrapé sa hache courte qu’une bande d’hommes armés arrivait. A dix contre deux, il espérait que la rune tracée les aiderait. La charge des soldats fut interrompue comme le vol des flèches. C’était une impression étonnante que de voir ses gaillards suspendus en pleine course, les armes levées.
- Tu es une diseuse de runes. Je ne connais qu’elles pour faire cela.
L’homme qui s’avançait maintenant accompagnés d’archers était grand, le visage carré portait fièrement une barbe noire. Il remettait son épée au fourreau. Il fit signe aux archers qui rangèrent leurs armes.
- Il faudra quand même que tu libères mes hommes. Il y a bien longtemps que je n’ai pas vu quelqu’un sortir du pays de Corc.
- Nous avons traversé le pays de Corc avec mon compagnon car c’était le seul chemin pour rejoindre Simantaba sans passer devant les guerriers noirs.
- Tu as raison, diseuse. Les guerriers noirs nous causent bien des soucis plus vers la plaine. Mais ils ne sont pas montés jusqu’ici. Vous allez nous accompagner jusqu’au palais. Le roi a donné l’ordre de lui amener tous ceux qui sortiraient du pays de Corc.
- Mais la maîtresse enchanteresse nous attend.
- Ne t’inquiète pas, diseuse. C’est le même chemin.
Cantasha se pencha, et petits gestes par petits gestes, effaça la rune sur le sol. Elle faisait attention de respecter l’ordre pour ne pas avoir d’effet dangereux. A un moment qu’elle seule connaissait, elle murmura une rune et fit disparaître le reste du dessin. Les hommes et les flèches s’écrasèrent sur le sol.
Marcher avec une troupe de soldats avait des avantages. On était bien reçu, protégé des aléas de la route. La contrepartie était qu'ils n'avançaient pas très vite.
Renatka était partagé entre le plaisir d'être avec d'autres hommes et l'inquiétude du temps qui passait. Dix jours furent nécessaires pour atteindre la capitale du royaume d'Ashra. Ni Renatka, ni Cantasha n'avaient évoqué leur vraie mission. Pour ceux qui les accompagnaient, Renatka était celui qui protégeait la diseuse pendant le voyage. Il était considéré comme un soldat alors que Cantasha avait droit à des égards dus à son rang plus élevé. Elle fut déçue de ne pas être conduite devant le roi sans attendre. La mission pour Simantaba était prioritaire pour elle. Elle ne pouvait pourtant pas partir simplement comme cela. Les relations entre Simantaba et le royaume d’Ashra étaient bonnes. Elle ne voulait pas être la cause d’un incident. Elle patienta d’autant plus volontiers que les nouvelles des combats étaient bonnes. Les soldats d’Ashra repoussaient les guerriers noirs partout où ils s’affrontaient. Les petits seigneurs de la plaine, pourtant jaloux de leurs prérogatives, venaient pour apprendre la technique de combat et voir si une alliance était possible ou profitable. Cela occupait beaucoup le roi et ses conseillers. Cantasha n’eut pas de nouvelles avant trois jours. Elle logeait dans un appartement sobre mais luxueux pour elle. Renatka était logé dans une des pièces de service. Toujours considéré comme un serviteur, il traînait dans le palais écoutant les ragots et les rumeurs. Alors qu’il badinait avec une servante de cuisine dans un couloir, il sentit une main de fer se fermer sur son bras. Il fut étonné de voir que l’homme qui l’attrapait ainsi était un vieillard. La servante poussa un petit cri et après une rapide révérence partit à toutes jambes vers ses fourneaux.
- Je sais que tu es le porteur de flamme. Conduis-moi à la diseuse de runes.
- Qui êtes-vous ?
- Je suis Entablu, le mage. Ne discute pas ! Conduis-moi, le temps presse !
Renatka accompagné du mage remonta vers les appartements. Devant Entablu, beaucoup faisaient la révérence. Cela semblait le contrarier. Il grommelait :
- Plus vite ! Plus vite !
Appuyé sur un solide bâton, il obligeait Renatka à allonger le pas. Quand il entra dans l’appartement de Cantasha, c’est lui qui mit genou à terre au grand étonnement de Renatka.
- Grande diseuse, je te salue. Que ferme soit ta main quand elle trace et forte ta voix quand elle cantile. Je suis le serviteur de la Maîtresse enchanteresse et viens vers toi pour t’informer.
- Parle Entablu.
Renatka était de plus en plus étonné. Qu’un personnage craint et respecté comme il avait pu le voir mette genou à terre devant Cantasha, il n’en croyait pas ses yeux. Bien sûr, elle connaissait les runes et les avaient sortis de quelques mauvais pas, mais elle n’avait pas fait le poids devant le sorcier et sans son intervention, elle ne serait pas là. Le plus étonnant pour lui, était qu’elle avait l’air de trouver la situation normale. Elle, dans une pauvre robe passablement élimée, recevait les hommages d’un des grands de ce royaume, et elle trouvait cela normal !
- Tu ne peux pas rester… pardon, vous ne pouvez pas rester au royaume d’Ashra. Je sais que le désir du roi est de te garder pour aider à la fabrication des flèches runiques contre les guerriers noirs. Il ne sait pas qui est avec toi. La Maîtresse enchanteresse m’a parlé lors de ma dernière visite à Simantaba. Le porteur de flamme est attendu depuis trop longtemps pour qu’il reste ici. Le roi est très occupé avec les négociations de l’alliance. Cela ne lui déplairait pas d’être le chef de la coalition. Il pense qu’avec ses flèches, il peut gagner…
- Non Entablu ; le sorcier noir est affaibli. Je le sens. Je ne sais pas pour combien de temps. Je suppose que notre passage par le pays de Corc n’y est pas étranger. Il est encore très puissant. Ses connaissances des arts noirs sont trop grandes pour croire qu’une simple rune le fasse reculer longtemps.
- Je pense comme toi, grande diseuse. Il vous faut partir, mais avec précaution. Le roi pense à te garder pour tracer les runes sur les flèches. Il pense à juste titre que ta graphie sera plus forte que celles des scribes que j’ai formés. Il te prend pour un pion sur son échiquier quand ton rôle est de conduire le porteur de flamme là où doit s’accomplir le destin pour lequel il est venu.
Entendant cela Renatka dressa l’oreille. Un destin ? De quoi parlait le vieil homme ?
- Partez, le plus tôt sera le mieux. Gardez le secret, même vis-à-vis de moi. Je ne suis pas sûr de ne pas être surveillé. Ma visite ici va être rapportée au roi.
- Ne crains rien Entablu. Tu es venu m’adresser ta salutation, comme tu dois le faire selon les rites qui sont les nôtres. Merci de ta venue. Nous déciderons ce qui est bon.
Saluant Cantasha, le vieil homme partit sans un regard pour Renatka, dont le visage s’empourpra :
« Mais pour qui se prend-il, de nous donner des ordres ?
- Il est Entablu, plus qu’un nom, c’est un titre à Simantaba. Il est d’un âge que tu ne peux imaginer. Il a connu plusieurs Maîtresses enchanteresses. Il connaît les runes, même si sa pratique en est moins profonde que la nôtre, et il est maître dans les arts magiques bénéfiques. Il représente une solide défense pour Simantaba de ce côté-ci du monde. Ton rôle est encore mystérieux. Les lignes d’avenir convergent vers toi, mais dépendent de toi. L’interprétation des signes te concernant occupent beaucoup de monde. Malheureusement, nul n’arrive à conclure. Les temps qui viennent après toi nous sont occultés. C’est pour cela que le Sorcier noir veut mettre la main sur toi. Il pourrait ainsi obliger l’avenir à être ce qu’il veut.
- Je suis bûcheron. Sans les guerriers noirs, je serais encore à couper mon bois dans ma vallée.
- Je sais, Renatka. Je n’ai pas de don de divination. Tu as une place particulière pour l’avenir. C’est pour cela que la maîtresse enchanteresse veut te voir. »
On frappa à leur porte, interrompant la conversation. Un page entra.
« Je suis porteur d’un désir royal. Vous devez être reçue en audience par le roi et son conseil quand le soleil sera au zénith dans la salle des audiences. Je vous demanderais de me suivre. »
Cantasha jeta un regard à Renatka. Il lui répondit en haussant les épaules en signe d’impuissance.

jeudi 14 avril 2011

Houtka - 5

Le noir sorcier hurlait sa mauvaise humeur. Tout son entourage faisait profil bas. Il avait envoyé une parole de vent au sorcier qui poursuivait l’homme. Il y avait mis toute son impatience de savoir. La parole était revenue sans avoir trouvé son destinataire. La découverte de l'homme à la flamme remettait en cause toute sa stratégie. S'il était ce qu'il craignait, c'est toute la réussite de la conquête qui était compromise. Il avait été très loin dans la connaissance de la mort, de la souffrance pour acquérir la puissance. Il avait regroupé une force importante et l'avait lancée à l'assaut du monde. Sa sortie des mondes souterrains avait été le début du malheur sur la terre sous le soleil. Il avait appris à convoquer des forces maléfiques et à faire venir les êtres noirs du domaine de la mort. Mais la flamme quand ce n'était pas lui qui la suscitait, pouvait contrecarrer sa puissance. Il devait s'avouer qu'il en avait peur et cela augmentait sa colère. Malgré toute sa force et tous ses serviteurs, il n'était pas en sécurité. Cette flamme était le grain de sable dans les rouages de sa machine. Il haïssait le feu depuis ce jour ! Les souvenirs et la douleur lui revenaient chaque fois. Cette nuée ardente qui avait failli le tuer, il avait juste eu le temps d’un sort. Il s’était littéralement envoyé ailleurs. Mais brûlé comme il l’était, il s’était retrouvé dans un non-monde où le temps n’existait pas. Monde de souffrance et de peines, mais seul endroit de vie pour lui. Enfermé à la recherche de sa vie qui dans le monde réel l’aurait fuit, il avait survécu aux démons de toute sorte, y avait gagné sa place et même avait acquis encore plus de puissance. Quand il avait pu regagner le réel, le monde avait changé. Le temps s’était écoulé, le monde ancien s’en était allé. Un nouveau monde était né. Il s’était réfugié dans les profondeurs de la terre encore une fois et avait préparé sa vengeance. Il retrouverait les géants et leur ferait payer. Et voilà que de nouveau la flamme des runes se dressait devant lui. Il voulait en savoir plus.
Des incapables, ces petits sorciers étaient des incapables. Il lui fallait prendre des décisions mais pas sans savoir. Il décida de faire un rite divinatoire. Il hurla ses ordres. Les serviteurs affolés obéirent. Il n’avait jamais vu le grand sorcier dans cet état. La grande silhouette encapuchonnée éructait des ordres brefs et cinglants. La pierre fut roulée sur la terre. A côté un brasier fut allumé. Les aides principaux amenèrent le corps d’un enfant mort. Ils le posèrent sur la pierre. Le rituel commença. Le grand sorcier fit une invocation. L’ombre qui apparut glaça de terreur tous les présents. Elle avança lourdement vers la pierre.
« Que veux-tu, sorcier ?
- Tu es en mon pouvoir et tu me dois obéissance par la magie qui te lie aujourd’hui.
- Parle sorcier, ma patience a ses limites. »
Enlevant son capuchon, le sorcier reprit :
« Tu me reconnais, Takachougha, esprit de mal. Je sais ton nom !
- Je sais, sorcier. »
L’ombre semblait se tordre sous les paroles du grand sorcier. Celui-ci lui dit :
« Prends possession de ce corps, et fais moi le récit de ce que je veux savoir.
- Comme tu veux, sorcier, mais j’aurai ma vengeance »
Le grand sorcier d’un geste de son poignard, ouvrit la poitrine de l’enfant. L’ombre y disparut. Le corps de l’enfant se mit debout sur la pierre pendant que le grand sorcier dessinait les cercles magiques autour.
« - Je vois la flamme, sorcier.
- Continue, Takachougha !
- Elle est dans un humain. Il est dans une peau non tannée, tiré par des femmes. Ah !
- Pourquoi ce cri, Takachougha !
- Des diseuses de runes. Je vois des diseuses de runes. Tue-les sorciers et je ne me vengerai pas de toi !
- Où sont-elles, Takachougha ?
- Dans la vallée où tes guerriers sont. Mais elles ne vont pas y rester.
L’homme est touché par tes armes-enchantements. Elles sont trop faibles pour le guérir, mais assez puissantes pour ne pas qu’il meure.
- Où vont-elles, Takachougha ?
- Simantaba ! », dit l’ombre en précipitant le corps de l’enfant dans le feu du brasier.
Les serviteurs regardèrent le corps se convulser dans les flammes, éclairant d’une lueur malsaine, le visage défiguré du grand sorcier. Il n’avait plus ni nez, ni lèvres, ni oreilles et sa peau semblait être trop petite pour cette tête. Remettant sa capuche, il partit sans un mot.
Shamian se réveilla dans un lit. Elle ne comprenait pas où elle était. Elle voulut se lever mais elle tomba. Sa jambe gauche refusait de la porter. En essayant de se relever, elle fit tomber le siège. Le bruit résonna douloureusement dans sa tête. La porte s’ouvrit. Une jeune femme entra.
« Bonjour Shamian. Tu ne risques rien. Nous sommes à l’abri ici. »
Shamian reconnut la robe que portait la jeune femme. Elle venait de Simantaba.
« Qui es-tu ?
- Je suis Cantasha, grande diseuse de runes. La Maîtresse enchanteresse m’a envoyé vers vous.
- Où est Renatka ?
- Il est dans une chambre voisine. Tu as bien fait de le plonger dans le sommeil. J’ai pu soigner ses blessures. Sans toi, nous serions aujourd’hui sans espoir. »
La jeune femme aida Shamian à se recoucher. Elle plongea à nouveau dans le sommeil. Quand elle se réveilla, il faisait nuit. Elle s’assit et testa la solidité de ses jambes. Elle fit quelques pas. Un malaise était en elle. Elle ouvrit la porte sans bruit. Un long couloir s’ouvrait devant elle. D’un côté des portes, de l’autre de petites fenêtres d’où venait la lumière de la lune. Shamian s’avança avec précaution. Elle regarda dehors. Le couloir devait être en haut d’un grand bâtiment car elle voyait à peine le sol en dessous d’elle. A la lueur de la lune, il vit une grande cour. Elle reconnut l’endroit. C’était la maison forte. Cantasha l’avait conduit à la maison forte du village de Manaashia. Elle avait réussi. Un soulagement l’envahit. Elle allait repartir se coucher quand elle crut voir une ombre traverser la cour. Son malaise grandit. Elle voulut se persuader que c’était un quelconque garde mais rien n’y faisait. Son malaise ne la quitta pas. Elle aurait voulu avoir de l’aide mais ne savait où aller dans cette grande bâtisse. Elle testa les portes en face d’elle. Elles étaient fermées de l’intérieur. Un escalier craqua. Shamian sursauta. Le bruit se renouvela comme si quelqu’un montait. Elle regarda autour d’elle. Elle entrevit un renfoncement obscur. Elle s’y glissa. Elle murmura une rune de nuit. Elle était maintenant ombre noire dans un coin noir. Il y eut des bruits de corps qui bougent dans leur lit, des craquements de charpente, des sifflements de vent. Le froid commençait à la pénétrer. Elle se dit qu’elle avait rêvé. Un nouveau craquement de l’escalier la remit en alerte. Du coin de l’œil, elle crut voir un mouvement furtif. En regardant mieux elle ne vit rien. Elle détourna la tête et de nouveau à la limite de son champ visuel, elle crut voir une ombre. Quand elle fixait son regard sur l’endroit, tout semblait normal et vide. Mais en regardant à côté, elle voyait comme une ombre qui se glissait sans bruit le long du couloir. Un sorcier ! Un sorcier sous sa cape protégé par un sort de discrétion. La colère monta en elle. Même ici, même maintenant, elle n’était pas à l’abri. Elle pensa à Renatka. Elle ne savait pas où il était. Cantasha lui avait parlé d’une pièce voisine mais ne lui avait pas précisé laquelle. Maintenant qu’elle avait compris comment le voir, Shamian l’observait. L’ombre s’arrêtait à chaque porte, s’agitait un peu et repartait. Le sorcier approchait d’elle. Il n’avait manifestement pas pris conscience de sa présence. Encore trois portes et il passerait devant elle. Encore deux, encore une…Il s’était arrêté. Elle l’entendit. Il murmurait des incantations tout bas. Il y eut un bruit derrière la porte. Le loquet venait de bouger. Renatka, cela ne pouvait être que la chambre de Renatka. Elle hurla une rune de vent. La bourrasque se précipita sur le sorcier, l’aplatit sur la porte qui s’ouvrit sous la poussée et l’écrasa sur le mur en face dans un grand bruit.
Ce fut le branle bas de combat dans la maison forte. Les soldats de garde se précipitèrent pour trouver un sorcier sans connaissance affalé au pied d’un mur. Sur les ordres de Shamian, ils lui lièrent les mains dans le dos et le bâillonnèrent. Puis ils réveillèrent le maître des lieux, Soutagdi, dit le taureau de Gartié en raison de sa force et de son allure.
Celui-ci de forte méchante humeur, tint conseil dans sa grande salle. Seigneur de la région de Gartié, avec sa vingtaine de soldats, il se croyait fort et se conduisait comme tel. Il fit venir les trois diseuses de runes, Renatka et le sorcier. Siégeant sur son grand fauteuil, ses conseillers de part et d’autre, Soutagdi fit avancer les trois femmes. Renatka se tenait en retrait. Le bruit l’avait ramené à la réalité. Il ne comprenait pas grand-chose. Son dernier souvenir était la pensée d’atteindre le village dans la vallée d’à côté et la sensation de fatigue intense qui l’emplissait. Sans transition, il se retrouvait arraché de son lit par des soldats pour être conduit devant un géant au cou de taureau qui vociférait. Il voyait Shamian, seule personne qu’il reconnaissait. Il pensa que le mieux était de ne rien dire pour le moment. Il resta dans la partie sombre de la pièce mal éclairée par un feu qu’un serviteur essayait de ranimer. Juste derrière les trois femmes, le sorcier toujours inconscient avait été traîné plus que porté par les soldats. Il gisait sur le carrelage froid dans une posture inconfortable.
« Explique-toi, Manaashia !
- Laisse-moi, te raconter, Maître Soutagdi. Mes compagnes ici présentes sont venues pour la bonne cause du bien tel que le défend toujours la maison de Simantaba. Shamian a recueilli l’homme que tu as accueilli alors qu’il tentait d’échapper aux griffes du grand sorcier noir dont les guerriers ravagent le pays qui est de l’autre côté des montagnes. Malheureusement, elle et ses compagnes furent poursuivies par un groupe de ces guerriers accompagné d’un sorcier. Celui-là même qui est là devant toi. Shamian a réussi l’impossible, faire traverser les montagnes aux femmes et au blessé sans perdre une âme. Elle est venue chez toi pour trouver aide et protection car ton nom est grand et ta puissance connue de tous.
- Ah ! Fort bien, se rengorgea, le taureau de Gartié. Ta soeur est sage mais elle amène le trouble et sème la violence sur son passage. Mes gens m’ont rapporté qu’une avalanche avait eu lieu dans la vallée haute. C’est un très mauvais présage. Le mage que j’ai consulté me confirme que le danger nous guette à cause des étrangers.
- Je te sers depuis toutes ses années et j’ai évité bien des malheurs. Simantaba fut bonne avec toi. Aujourd’hui, ses filles demandent ton aide.
- Je reconnais Manaashia, tout ce que le peuple te doit, mais il me faut me soucier de sa sécurité. Ce sorcier est aussi un mauvais présage sur les pas de cet homme étranger que tu as ramené dans mes murs. »
La conversation se poursuivit ainsi. Manaashia voulait de l’aide et Soutagdi opposait toujours un « oui mais » exaspérant. Puis il interrogea ses deux conseillers. Il se redressa et déclara :
« Ainsi le décide Soutagdi, maître de ces lieux et pour le bien de tous. Les trois diseuses de runes et l’étranger partiront au plus tôt. Les accompagneront celles de leurs compagnes qui le décideront. Le sorcier qui a troublé notre nuit sera retenu et interrogé. Tel est mon bon plaisir, telle est la loi ! »
Une fois cela dit, Soutagdi sortit avec ses conseillers malgré les protestations de Cantasha qu’essayait d’arrêter Manaashia.
Trois soldats emmenèrent le sorcier au cachot dans les sous sols. Pendant ce temps, le chef de la garde s’approcha des diseuses de runes en faisant un geste d’impuissance. Il avait toujours bien traité Manaashia qui lui avait sauvé la vie lors d’un accident.
« Je suis désolé, mais le maître a décidé. Il vous faut obéir. Je ne voudrais pas être obligé de prendre les armes contre vous.
- Ne crains rien, Moutagdati. Nous n’allons pas te causer de problème. De toute façon, il nous faut rejoindre Simantaba. Je pense que les compagnes de Shamian préféreront rester ici. Mais fais attention, le grand sorcier noir se moque de tes quelques soldats. Il peut aligner des centaines de guerriers et ses armes sont enchantées. Prépare-toi à la guerre. Soutagdi se croit fort mais la tourmente qui arrive est la pire des tempêtes que le monde ait portées.
- Viens Renatka » dit Shamian en sortant de la pièce.
Renatka et les trois femmes marchaient. Elles avaient préféré dissuader les autres femmes de venir avec elle. Le voyage vers Simantaba serait probablement plus dur que ce qu'elles venaient d'affronter. Elles avaient besoin de repos, les enfants surtout. Soutagdi semblait assez content de récupérer des femmes avec enfants. Cela ferait des bras supplémentaires.
Dans le petit groupe, personne ne parlait. Bien que dans une vallée, l'air était froid et la neige encore bien haute. Heureusement, Soutagdi avait accepté de leur donner un sauf-conduit. Même si son influence ne dépassait pas sa vallée, son nom était respecté assez loin. L'autre sauf-conduit était leurs robes qui les faisaient reconnaître pour des diseuses de runes. Les chemins bien qu'étroits étaient assez bien entretenus pour que la marche soit facile. Manaashia pensait, pour se rassurer sur l'avenir de sa vallée d’adoption, que même si le grand sorcier noir les poursuivait, il n'enverrait pas ses troupes par ces vallées mais leur ferait faire le tour par la plaine au pied du massif. Les cols de la région quelle que soit la saison étaient trop difficiles pour une armée.
Si les trois femmes n’avaient pour toute arme que leur robe, Renatka avait un sabre court et une pique. La journée fut morose. Personne n’avait beaucoup envie de parler. Shamian avait relaté les événements à Renatka. Celui-ci avait écouté sans un mot. Cantasha était déçue. La Maîtresse enchanteresse l’avait envoyé chercher celui qui devait être le héros de la guerre qui se préparait et elle avait découvert un bûcheron inculte et sans conversation. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Pour lui des guerriers en noir avaient attaqué son village, tué tout le monde. Il avait eu de la chance de s’en sortir. On le voulait à Simantaba. Pourquoi pas ? Du moment qu’il était loin des guerriers noirs.
Le soir venu, elles s’arrêtèrent dans une auberge à la croisée des routes vers plusieurs vallées. Malgré l’hiver, il y avait du monde. L’aubergiste leur demanda d’où elles venaient. Cantasha expliqua qu’elles arrivaient de chez Maître Soutagdi, et qu’elles retournaient à Simantaba accompagnées d’un garde car les routes ne semblaient pas sûres.
Les hautes vallées ne semblaient pas intéresser l’aubergiste. Il les délaissa bien vite pour aller à la table d’un maquignon qui remontait de la plaine. Son parlé haut et riche en couleur décrivait la peur qui gagnait la plaine. Une armée de guerriers noirs avançait malgré l’hiver. Les hobereaux se faisaient battre les uns après les autres. Aucun ne voulait faire alliance. Il aurait fallu désigner un chef et perdre ses prérogatives et cela personne ne le souhaitait. Le gros bonhomme racontait maints détails horribles sur la guerre et les massacres. Seuls ceux qui faisaient soumission avant l’apparition des guerriers semblaient avoir le droit de survivre. Pour les autres, le grand sorcier noir ne connaissait que la mort.
Les commentaires allaient bon train. Dans un coin, cuvant son vin, un personnage à la peau mate était affalé sur une table. Un regard attentif aurait remarqué que le bonhomme jetait des regards bien trop incisifs sur la salle pour être vraiment saoul. Dans un mouvement qui aurait pu être celui d’un dormeur qui bouge, il mit les diseuses de runes dans son champ de vision. Renatka n’était pas avec elles. Présenté comme un garde, il avait dû se contenter de l’écurie et de la paille pour dormir.
Le repas avalé, les trois diseuses de runes se retirèrent dans la soupente qu’elles avaient obtenue. Leur porte était fermée depuis peu qu’une ombre furtive se coula dans le couloir, regarda la porte, s’approchant écouta ce qui se disait.
« Le trajet risque d’être plus difficile avec la guerre dans la vallée. Simantaba est encore bien loin.
- Peut-être pourrions-nous passer par les collines du pays Corc ?
- Tu n’y penses pas Shamian. Le pays Corc est peuplé de trop de malfaisants. Il faut que nous ramenions Renatka. C’est impératif.
- Je comprends Shamian, dit une troisième voix, Ce qu’elle nous a dit des guerriers noirs et de leur pouvoir m’inquiète.
- Ecoute Manaashia, l’ennemi ne sait pas où nous sommes. Il n’y a pas de raison de se tourmenter. »
La conversation continua mais l’ombre s’était glissée dans l’escalier. Passant près d’une des mauvaises bougies qui éclairaient le couloir, l’ombre se révéla être un petit homme enveloppé d’une cape. L’aubergiste aurait été bien surpris de voir que celui qu’il croyait fin saoul, courait ainsi dans ses couloirs en essayant de ne pas se faire remarquer. Allant jusqu’à l’écurie, il fit le tour des boxes mais ne vit que des corps endormis. Il lui fut impossible de voir lequel correspondait au compagnon des diseuses de runes. Il sortit ensuite et s’éloigna dans la nuit, à la lueur de la lune. Arrivé derrière une haie d’arbustes, il retira sa capuche. Sortant de sous sa cape un petit pot contenant des braises, il entreprit de les ranimer en soufflant dessus. Quand elles furent bien rouges, il mit des herbes dessus. Une âcre fumée s’éleva. Il l’inhala, puis la rejeta en disant des mots incompréhensibles. Les petits nuages de fumées firent cercle autour de lui. Il recommença l’opération plusieurs fois. De loin, on aurait pu croire qu’un être à tête de fumée se tenait dans les bois. Puis l’homme fit un grand geste du côté où le soleil se levait. Les nuages comme poussés par un bon vent s’en allèrent par là. Il rangea tout sous sa cape et repartit à l’auberge pour s’y coucher.
Quand les diseuses de runes arrivèrent dans la salle pour le premier repas, l’homme était déjà parti.
La pluie s’était mise de la partie. Renatka devait bien reconnaître que ces runes qui éloignaient la pluie et leur permettaient de voyager au sec étaient bien pratiques. Il se souvenait des ces jours humides à couper du bois en sentant l’eau dégouliner sur lui. Il appréciait d’autant plus que Cantasha ait dit les runes. Il avait dû abandonner sa marche loin des femmes car le parapluie des runes n’était pas si grand. Le chemin principal était tellement boueux que Shamian avait conseillé de prendre à travers le bois de résineux qui le surplombait. Les aiguilles au sol absorbait efficacement et rendait la marche plus aisée.
La vallée s’était élargie. Aucune des trois femmes ne se rappelait exactement le chemin à suivre. Cantasha l’avait parcouru dans l’autre sens quelques mois plus tôt mais ne retrouvait pas ses repères. La discussion tournait autour de cela pendant que l’après-midi avançait. Manaashia se disait confiante, qu’il y aurait bien quelqu’un pour renseigner au prochain village. C’est ainsi qu’ils découvrirent le corps d’un homme face contre terre. Il ne devait pas être mort depuis longtemps, le corps était encore un peu chaud. Renatka affirma en le voyant que c’était un bûcheron, sa tenue le désignait comme tel. Il se pencha pour l’examiner et comprendre comment il était mort. Il essayait de le retourner quand il prit conscience du silence de ses compagnes. Elles regardaient le mort avec des yeux exorbités. Renatka ne comprit pas pourquoi. Il avait achevé de le retourner. Sous lui, il trouva une hache qu’il ramassa et soupesa en connaisseur. Oui, cet homme était un bûcheron pour avoir une hache équilibrée comme cela. Il n’avait qu’un peu de sang sur une jambe, sans autre blessure visible. Renatka pensait que c’était la vue d’un mort qui mettait les diseuses de runes dans cet état.
« Il n’a pas de grosse plaie. Il devait être malade.
- Non Renatka, il est mort de sa blessure. Elle a été fait avec une arme ensorcelée et lui n’a pas eu la chance de rencontrer Shamian.
Renatka devient pâle et se mit à regarder autour de lui.
- Combien de temps a-t-il pu marcher avec cela ?
- Tu as réussi à tenir plusieurs jours. Mais tu es le porteur de flamme. Lui, n’a pas pu tenir aussi longtemps.
- Alors les guerriers noirs ne sont pas loin.
- Non. Un ou deux jours au plus et probablement moins, dit Renatka, Je crois qu’ils n’aiment pas laisser des survivants. Restez-là, je vais voir. »
Il essaya de pister le bûcheron mort. Il descendit la pente, se rapprocha de la route. Il trouva à quelques centaines de pas le passage que l’homme avait pris pour venir depuis le chemin. Il s’était accroché dans les buissons et une deuxième hache, plus courte était tombée. Renatka la ramassa. Il allait s’engager sur le chemin quand il vit au loin une fumée noire monter dans le ciel. Il remonta sans bruit vers l’endroit où il avait laissé les trois femmes. De loin, il les vit penchées sur le mort. Le bruit d’une branche cassée, le fit s’aplatir contre le tronc de l’arbre devant lui. Un guerrier noir progressait d’arbre en arbre, le plus furtivement qu’il pouvait. N’en voyant pas d’autres, Renatka le suivit, la hache courte à la main tout aussi discrètement. A la fin tout se passa très vite. Le guerrier noir, deux épées brandies, s’élança vers les diseuses de runes. Cantasha et Manaashia debout, lui tournaient le dos, Shamian était genou à terre examinant l’homme, elle ne regardait pas dans cette direction. Le bruit de la course bien qu’amorti par les aiguilles de pins, les fit se retourner. Seule Shamian absorbée par son examen n’avait pas bougé. L’étonnement qui se lisait sur leur visage fit place à la peur. Leurs bouches s’ouvrirent pour dire quelque chose quand le guerrier tomba à leur pied. De son dos dépassait une hache courte.
Cantasha regarda le guerrier, puis Renatka, puis de nouveau le guerrier. Quand elle s’adressa à Renatka, une nuance de respect s’entendait dans ses paroles.
« Sans toi, nous aurions été mal. Je ne pensais pas qu’on pouvait manier la hache aussi bien.
- Ne restons pas là, il peut en venir d’autres.
- Tu as raison, mais avant, cachons les corps ».
Faisant cercle, les trois femmes cantilèrent des runes. Bientôt, il n’y eut plus de signe visible des deux morts, une couche d’aiguilles les ayant recouverts.
Dans la nuit, ils s’étaient approchés des ruines fumantes du village. Pour les diseuses de runes, les corps sans vie qu’elles apercevaient ici et là montraient des lueurs évidentes de plaies magiques. Elles entendaient les guerriers noirs festoyer dans une grange, seul bâtiment encore debout. Elle n’avait résisté que parce que trop éloignée pour brûler avec le reste des habitations. Une ombre noire et encapuchonnée sortit et se dirigea vers la forêt proche. Cantasha fit signe aux autres de ne pas bouger. Elle se dirigea vers là où était le sorcier. Renatka la suivit malgré ses ordres. Il avait en mains sa hache courte et fixée au dos l’autre hache. Habitué de la forêt, il se déplaçait en faisant moins de bruit que Cantasha pourtant plus légère. Il ne la voyait pas. Elle devait être protéger par des runes.
Dans une clairière, le sorcier avait allumé un petit feu dans un brasero et faisait des nuages de fumée. Renatka ne comprit pas son activité. Sûrement quelque sorcellerie dont il fallait se méfier. Même discrète, il entendait Cantasha qui contournait le sorcier. Celui-ci tout à son activité tournait autour du brasero en murmurant des mots que Renatka ne comprenait pas. Il se trouvait maintenant exactement opposé à Cantasha avec le sorcier entre eux deux. Celui-ci avait fini de déclamer et activait son feu pour faire monter de la fumée. Il tournait le dos à Renatka.
« Approche, diseuse de runes. Je ne te vois pas mais je t’entends bien ».
Il fit un geste et un éclair de lumière jaillit de sa main pour aller s’abattre derrière Cantasha dont on vit l’ombre. Le sorcier se mit à rire en faisant un autre geste.
« Tu peux toujours citer tes runes. Le sort que je viens de lancer m’en protègera. Par contre elles ne te protègeront pas des sorts que je détiens. Je ne suis pas un banal sorcier de combat, comme celui qui a raté l’homme à la flamme. Je suis assez puissant pour contrôler une grande diseuse comme toi. Alors « APPROCHE », dit-il en faisant un geste impérieux.
Cantasha sentit ses jambes se mettre à marcher contre sa volonté. Bien que rendue floue et diaphane par les runes, il lui sembla évident que le sorcier la voyait. Le brasero donnait une faible lumière, mais suffisante pour que Renatka voit l’ombre de Cantasha se diriger vers le centre de la clairière.
« Le Sorcier Noir m’a missionné pour retrouver la trace de l’homme à la flamme. Je sens que je vais lui ramener de très bonnes nouvelles. Mieux, je vais lui ramener les diseuses de runes en prime. Où est-il ?
- Tu peux toujours me tuer, Sorcier, tu ne sauras rien. A l’heure qu’il est, il doit être loin en montagne sur la route des pays de guerre pour trouver une armée.
- Ah ! Ah ! Ah ! Les espions de mon maître vous suivent depuis quelques jours et hier encore il était avec toi et les tiennes.
- Alors, ils espionnent mal. Cela fait trois jours qu’il est allé vers le pays de Corc avec les autres diseuses ».
Cantasha parlait fort, trop fort. Mais derrière ces mots elle cantilait des runes secrètes pour communiquer avec les autres. Elle leur disait de fuir avec Renatka. Shamian et Manaashia avait bien entendu le message mais ne pouvaient obéir. Renatka avait disparu. Elles essayaient de s’approcher mais comprenait bien que leurs pas dans cette forêt nocturne manquaient de discrétion.
« Tu te moques de moi, je les entends ».
Le sorcier fit un geste en disant une incantation et Cantasha devint comme une torche. Elle cria une rune et cela s’arrêta. Elle en hurla une autre et ce fut le sorcier qui dut se défendre des flammes qui l’entouraient.
« Satanée femelle, tu oses »!
Il n’alla pas plus loin. En deux pas Renatka l’avait rejoint et haché menu dans le sens littéral du terme. Immédiatement Cantasha se sentit libérée du sort qui l’avait obligée à avancer. Pendant que Shamian et Manaashia arrivaient, il se passa un étrange phénomène. Dans sa chute, le Sorcier avait entraîné le brasero. Son manteau avait pris feu. Il s’en dégageait une grande flamme verte et jaune qui prit un curieux aspect de volatile. Celui-ci s’envola sans un bruit sans un cri. Par terre, il ne restait rien.
Le petit groupe marchait vite. La peur les accompagnait. Cantasha avait touché les limites de sa puissance face à ce sorcier qui s’était joué d’elle. Sans l’intervention de Renatka, elle imaginait trop bien ce qui se serait passé. Shamian et Manaashia suivaient en serrant les deux. Beaucoup plus âgées, elles avaient du mal à suivre le rythme de la marche. Après l’épisode avec le sorcier, ils avaient fui en suivant l’instinct de Renatka. Il connaissait la montagne et avait le sens du terrain. Mais il ne savait pas aller à Simantaba.
Cantasha avait expliqué le chemin qu’elle connaissait par la plaine et décrit ce qu’elle savait de la géographie entre la vallée où ils étaient et la plaine de Simantaba non loin d’un volcan. Renatka se basait sur cela et sur son instinct pour choisir le chemin. Mais ils allaient devoir passer par le pays de Corc. La plaine à droite était aux mains des guerriers noirs, la montagne à gauche était trop escarpée et encore trop enneigée pour s’y risquer.
En deux jours, ils avaient quitté la vallée de l’incident, trouvé un premier col, traversé une autre vallée, cherché et trouvé un nouveau col. Ils remontaient maintenant l’autre versant. Arrivés sur la ligne de crête, Renatka la leur fit suivre. Ils montèrent ainsi sur le sommet local. Le temps était clair. Le regard portait loin. Ils firent une pause tout en haut.
Le soleil était haut. Ils avaient un peu de temps avant de chercher un abri pour la nuit. Assis, ils firent le point. Renatka prit la parole.
« A droite, derrière l’autre crête, c’est la vallée d’où nous venons. Derrière si nous suivions la crête, nous nous retrouverions en haute montagne. Toutes les colonnes de fumées noires qu’on peut voir dans la plaine sont à mon avis, les lieux des combats avec les guerriers noirs.
- Mais ils sont largement devant nous !
- Oui, Manaashia, c’est pour cela que nous ne pouvons pas rejoindre Simantaba par la plaine. Le sorcier noir doit savoir que nous voulons y aller et il a lancé ses troupes sur la région. C’est aussi pour cela je pense que nous avons rencontré des guerriers noirs dans la vallée avant la plaine. Le sorcier l’a laissé entendre, il nous veut, enfin surtout moi. Il faudra quand même que quelqu’un m’explique vraiment et pas seulement cette histoire de prédestination et de flamme intérieure.
- Il faudra que tu attendes de rencontrer la grande enchanteresse.
- Je sais Cantasha, mais cela ne semble pas être pour demain parce si tu regardes à gauche tu vois le pays de Corc. Des collines plus ou moins escarpées, plus ou moins espacées, et pas très accueillantes au dire de tous. Qu’en sais-tu ?
- Tout le monde a peur d’y passer. Il y existe des êtres dangereux. Il y a eu des disparus et personne ne les a revus, ni vivants ni morts. L’origine remonte à la légende de la princesse Tilouane qui devait rencontrer son futur. Son équipage complet et sa garde ont disparu. Son père et son fiancé ont envoyé moult troupes sans que personne ne retrouve rien. La légende veut que le vent pleure sa disparition les soirs sombres. Sur ceux qui y vivent, on ne sait presque rien.
- Pourtant, il faudra bien qu’on rencontre quelqu’un pour le ravitaillement.
- Là ! »
Tout le monde regarda ce que montrait Shamian. Un grand oiseau fait de lumière verte et jaune venait de passer devant eux. Cantasha cria une rune. Ce fut comme si une main avait bloqué l’oiseau. Rapidement, elle cantila d’autres runes. Entendant cela Shamian et Manaashia s’activèrent. Elles prirent un petit tube de bambou, et le donnèrent à Cantasha. L’oiseau se débattait. Les trois diseuses unirent leurs voix. L’oiseau sembla s’enrouler sur lui-même comme on roule une feuille pour la ranger. Il se débattait mais inexorablement il fut conduit dans le tube. Shamian ferma le tube et le scella avec de la résine. Elles laissèrent éclater leur joie.
« Nous avons au moins un prisonnier !
- C’est bien mais je ne sais pas s’il nous sera très utile. Partons maintenant, il nous faut un abri pour la nuit et il faudra qu’on trouve des vivres. »
Tout en parlant, Renatka avait remis son paquetage. Les trois femmes firent de même. Cantasha serra le tube au fond de son sac.
Parmi tous les sorciers qui lui devaient leur pouvoir, il était le plus puissant et il avait été vaincu. Il avait eu de la chance de tomber dans le feu, sinon le sort de sauvegarde n'aurait pas fonctionné. Le sorcier noir l'avait laissé sous cette forme immatérielle pour le punir et renforcer son contrôle. Il lui avait donné pour mission de surveiller le groupe. Il venait de sentir la capture et dans une partie de sa conscience avait vu le bouchon du tube se refermer. Il se mit en rage.
Ces f... femelles lui échappaient et l'homme à la flamme aussi. Il savait où ils étaient et maintenant, comprenait qu'ils allaient traverser le pays de Corc. Il ne connaissait que la rumeur sur ce pays. Ses sens magiques lui faisaient craindre des forces puissantes à l'oeuvre sans pouvoir en dire plus. Pourrait-il faire alliance ou les soumettre à ses volontés ? Il réorienta encore une fois ses troupes. Il savait que délaisser la plaine pouvait permettre le regroupement de tous les petits chefs. C'était un risque qu'il pouvait courir contrairement à celui de laisser l'homme à la flamme dans la nature. Il avait appris le nom de l'homme et cela aussi le perturbait. Les vibrations qui s'en dégageaient étaient sur un plan d'énergie blanche. Il connaissait les runes, mais ne savait les cantiler. Il y avait dans ce nom quelque chose des runes et dans ce qu'elles ont de bénéfiques. Lui ne fréquentait que les noires. Il décida un rituel de convocation des forces sombres. Bien sûr, il lui faudrait reprendre contact avec Takachougha, démon principal qui était toujours difficile à gérer. Lui saurait agir sur le plan des forces élémentaires y compris dans le monde de Corc. De nouveau, il exigea de ses serviteurs un cadavre d'enfant.

mercredi 13 avril 2011

Houtka - 4

L’homme fuyait le combat. Il n’avait d’autre solution pour sauver sa vie. Ça n’avait pas été une bataille, mais un massacre. Le groupe de villageois dont il faisait partie, s’était mis en route pour aller défendre la vallée contre les envahisseurs. Chacun avait pris ce qu’il pensait être la meilleure arme possible, qui sa faux, qui son marteau, qui sa serpe, quelques uns avaient pris leurs arcs. Bien qu’on soit en hiver, les guerriers noirs ne s’étaient pas arrêtés. Pourtant dans leur vallée, ils pensaient être tranquilles jusqu’au printemps. De mémoire d’hommes, c’était la première armée à ne pas hiverner. Ils avaient conquis la plaine et sa richesse mais cela ne leur suffisait pas, ils continuaient. Les guetteurs de la vallée avaient vu leur progression. Les noires colonnes de fumée balisaient leur avance. Massacre et pillage semblaient être leur seule manière de faire.
L’homme fuyait comme il pouvait. Avec ses haches dont le tranchant de silex était parfait, il n’avait rien pu faire contre les armes enchantées qu’on lui opposait. Il laissait dans la neige, la trace de ses pas et le rouge de son sang. Il se trouvait chanceux. Il n’était pas grièvement blessé. Il s’était retrouvé seul face à un guerrier noir. Celui-ci armé d’une épée courte et d’un bouclier, l’avait chargé. D’esquives en feintes, ils s’étaient séparés du reste du combat. Utilisant le terrain qu’il connaissait, Renatka avait entraîné son adversaire dans un bois proche. Dans le fouillis des taillis, le grand bouclier avait été une gêne pour le guerrier. Malgré sa bravoure, Renatka avait été touché plusieurs fois au bras et aux jambes. Il souffrait des coupures. C’est comme si le guerrier avait cherché à faire durer le combat, évitant la blessure mortelle. Renatka se fatiguait. Il savait que la fin était proche. Il le lisait dans le regard de son adversaire. Sa chance vint des arbres. Il entendit le bruit et se recula à temps pour éviter le paquet de neige qu’un sombre sapin, trop chargé, laissait tomber.
Depuis, il fuyait. Il ne s’arrêta qu’à la nuit. Il était sur la mauvaise pente de la vallée. Son village était en face. Entendant des hurlements, il s’approcha de l’orée du bois. Il vit le rougeoiement des incendies. De là ne lui viendrait plus aucune aide.
Il s’assit sur une souche et pleura longtemps. Le sang coagulé lui tirait les chairs et ses blessures lui faisaient mal. Il ne voulait pas dormir. Se coucher sans abri par un tel froid revenait à se laisser mourir. Il ne le voulait pas. Il fallait qu’il rejoigne un abri. Il pensait à un abri rocheux où il avait laissé quelques affaires à l’automne. Des crissements dans la neige l’alertèrent. Il se retourna juste à temps pour faire face à un molosse. Ils avaient des bêtes à sang. Ces animaux, capables de suivre la piste d’une bête blessée, étaient une aide pour les chasseurs. Mais aujourd’hui, il maudit les guerriers noirs. Renatka avait encore ses haches. Le molosse grondait et se préparait à bondir. Au loin des éclats de voix prouvaient que cette bête à sang n’était pas seule. Les guerriers noirs ne voulaient vraiment aucun survivant, pensa Renatka. Pendant ce court instant, il avait dégagé une hache, il commençait à prendre l’autre quand la bête bondit. Renatka avait beaucoup chassé. Il avait déjà vécu une situation semblable. Fourrant une hache dans la gueule de la bête, il lui fracassa le crâne de l’autre. Sans plus attendre, il grimpa dans l’arbre le plus proche et passant d’arbre en
arbre, il s’éloigna du lieu de la mauvaise rencontre. Il entendit leurs cris quand ils découvrirent la bête morte. Il savait que sa piste s’arrêtait au pied d’un arbre et qu’il leur faudrait un moment pour le retrouver. Il serait tranquille pour la nuit.
Il en profita pour mettre la plus grande distance possible entre lui et eux. Il mit un jour et encore une nuit à parvenir à la grotte. Il avait fait tant de tours et de détours qu’il se pensait à l’abri. Il trouva les affaires qu’il avait laissées : quelques provisions sous forme de noix et surtout des fourrures qui allaient lui être bien utiles. Il était épuisé, son corps ne pensait qu’à dormir. Il s’obligea pourtant à avancer encore. Plus loin, il existait un ensemble de grottes avec plusieurs passages. Y vivait un gros solitaire, cette bête énorme toutes en griffes et en dents, hibernait dans la salle principale. Il savait comment rejoindre un espace où il pourrait dormir à l’abri. Il avait rencontré plusieurs fois le gros solitaire. Ils s’étaient observés et chacun avait continué ses occupations. Là encore quand il passa près de lui, il vit un oeil s’ouvrir à moitié. Il s’arrêta, n’osant plus bouger. La bête grogna un peu mais ne bougea pas. Précautionneusement, Renatka rejoignit la petite salle derrière et là, s’endormit.
C’est le bruit que fit le gros solitaire massacrant bêtes à sang et guerriers noirs qui le réveilla. Ils avaient retrouvé sa trace malgré toutes ses précautions. Il ne s’aventura dehors que quand le silence fut retombé. Le gros solitaire s’écharnait encore sur un corps ou l’autre. Renatka pilla ce qu’il trouva sur les dépouilles. Il rassembla ainsi un trésor pour lui, des vivres et des armes. Il remarqua que parmi les morts, il y avait un sorcier. Il comprit mieux pourquoi leurs pauvres sorts n’avaient pas fonctionné. Leur communauté connaissait quelques sorts de protection mais ils avaient été inutiles devant les guerriers noirs. Il avait entendu des récits sur ces sorciers à la peau écarlate.
Ils étaient tous plus effrayants les uns que les autres. Le fait qu’un de ces êtres soit à sa poursuite l’étonna. Il lui allait fuir encore et faire le plus de choses pour brouiller sa piste. Renatka assura les sangles de son chargement sur le dos. Il regarda en arrière pour voir le gros solitaire regagner sa tanière. Sur la neige blanche, le rouge du sang avait quelque chose d’incongru. A la mi-journée, la neige se mit à tomber. Il en fut heureux. Il cessa ses ruses, persuadé que la neige fraîche serait la meilleure de ses protections. Il marcha ainsi pendant trois longues journées. Ses plaies le faisaient souffrir et le ralentissaient. D’habitude les plaies qu’il se faisait cicatrisaient bien mais avec leurs armes enchantées, il se demanda s’il n’y avait pas quelque chose de plus sournois dans son corps.
Il se reposait sous un surplomb de roche à mi pente quand il entendit le bruit des branches qu’on casse. Il arrêta de respirer et écouta. Plus bas quelque chose marchait, il entendit des voix. Avec la neige, il ne voyait rien. Ne voulant pas prendre de risques, il se mit à escalader la paroi derrière lui. Il fit un dernier rétablissement et s’affala épuisé sur le sommet. Il regarda en bas. Un corps noir essayait de sauter sur la paroi en grondant. Une bête à sang ! Puis il entendit les voix. Il n’attendit pas plus et repartit, se disant que jamais, ils ne pourraient monter cela avec les bêtes. Il continua à monter. Là-haut, le col puis l’autre vallée et peut-être un village ami. En montant le pierrier, il lui vint une idée. Arrivé près du point haut de la coulée de pierre, il repéra un gros rocher un peu instable et le fit tomber dans la pente. Reprenant son souffle, il contempla l’avalanche qu’il venait de déclencher. Au pied de la paroi, s’ils entendirent le grondement, ils ne purent rien faire avant l’arrivée de la masse de neige.
Quand il atteignit le col, il était épuisé. Certaines plaies s’étaient remisent à saigner et le faisaient souffrir à chaque pas. Il marchait comme un automate. Il ne connaissait pas cette vallée hormis un chemin que la neige cachait. Pas d’abri, il ne pouvait pas s’arrêter. Il devait atteindre le village, mais il lui faudrait encore au moins une journée. Plus rien n’existait dans son esprit que le pas d’après. Un pas, un autre pas, encore un autre pas et puis encore, encore, encore !
Des yeux sous les arbres le regardaient passer.
Elles aussi fuyaient la guerre et ses massacres. Les hommes avaient fait partir femmes et enfants avant d’aller livrer combat. Le groupe d’une dizaine de femmes et d’autant d’enfants s’était caché en entendant le bruit d’un déplacement. Les femmes s’étaient réfugiées à l’ombre sombre des résineux, faisant taire les enfants. L’homme était passé devant elles sans les voir. Il avançait comme un somnambule. Buttant dans une pierre cachée sous la neige, il s'affala en avant, endormi avant de toucher terre. La vieille Shamian s'approcha. C'était la sorcière du village de la vallée. Elle avait fait tout son possible pour le village avant de fuir. Elle se savait incapable de s'opposer directement aux sorciers des guerriers noirs. Elle serait beaucoup plus utile aux femmes en fuite qu'aux hommes au combat. Lors du dernier entretien qu'elle avait eu avec le chef, elle avait compris que celui-ci ne pensait pas qu'un seul homme puisse revenir vivant. Elle avait pris la tête du groupe des femmes en leur cachant que ce n'était pas un au revoir mais un adieu. Elles avaient marché quatre jours avant d'atteindre le col. Elles se croyaient à l'abri quand était survenu l'homme.
Shamian préparait son sort de puissance en s'approchant, prête à dire la formule. L'homme étalé dans la neige, semblait inoffensif. Ce n'était pas un guerrier noir, mais il en avait les armes. Elle le dévisagea, envisageant de le laisser gelé, là.
«C'est Renatka, le bûcheron de la vallée de la combe blanche », dit-elle à l'adresse des autres. Elle avait déjà rencontré l'homme lorsque celui-ci était venu donner un coup de main dans la vallée. Sa connaissance des bois avait été bien utile, une fois ou l'autre. Il avait toujours répondu favorablement aux demandes d'aide. Changeant son regard, elle étudia ce qui émanait de lui. Il avait été blessé par les lames ensorcelées des guerriers noirs. Elle voyait les irisations malsaines des plaies mais plus en profondeur, il y avait comme une lumière qu’elle connaissait. Elle replongea dans son passé des années en arrière quand jeune apprentie à l’école de sorcellerie de Simantaba, elle avait rencontré dans un couloir où elle ne devait pas être, la plus haute autorité qui soit : la Maîtresse enchanteresse. Celles qui accompagnaient la Maîtresse, levaient déjà leurs mains pour la punir d’être là, quand la Maîtresse d’un geste les arrêta.
« Lève-toi, apprentie ! Tu sais que tu ne devrais pas être là ! Pourtant …. »
Shamian s’était mise debout et regardait la Maîtresse enchanteresse. Leurs regards se croisèrent. Shamian fut ébloui par la flamme qu’elle vit dans les yeux posés sur elle. Une telle puissance dans ce petit corps, comment est-ce possible ? Elle se sentait mis à nue, inspectée jusqu’au plus profond de son être. La flamme changea de couleur.
« De la décision que tu prendras en voyant cette flamme dépendra le sort de notre monde. »
Comprenant que la Maîtresse était en transe, les accompagnatrices commencèrent à réciter les paroles qui devaient être dites. Shamian perdit le sens du temps. Elle voyageait entraînée par l’esprit de la Maîtresse. Elle s’approcha de la flamme et son aspect se grava à jamais dans son cœur.
Enfoui au fond de cet homme, cette flamme brûlait. Shamian se releva en chancelant. Réfléchissant à toute vitesse, elle dit le sort de protection. Elle savait qu’elle manquait de puissance mais il suffirait pour le moment. Si c’était la FLAMME, cela voulait dire que les sorts de recherche qu’elle avait sentis, étaient pour la trouver. Il n’y avait qu’un endroit où aller pour la protéger : Simantaba. Retournant près des femmes, elle fouilla dans les affaires pour en sortir la peau non tannée qu’elles avaient prise.
« Vite, vite, il faut l’envelopper là dedans ! Si les guerriers noirs le trouvent, il n’y aura plus d’espoir. »
Habituées au comportement parfois étrange de la sorcière, les autres femmes se mirent à l’ouvrage avec elle. Au regard interrogatif d’une de ses compagnes, Shamian répondit :
« Il porte l’espoir du monde face à ce chaos. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, mais je sais. La peau non tannée va le protéger des sorts des guerriers noirs. L’esprit de la bête est encore dans la peau et va détourner la sorcellerie. Je vais soigner ses plaies comme je peux, mais il faut l’emmener à Simantaba. »
- Mais, Shamian, nous n’y arriverons jamais, c’est trop loin et on est en hiver.
- Je sais, Cantacora, mais nous n’avons pas le choix. L’avenir est entre nos mains.
- Et les enfants ?
- Je sais, mes petites, je sais, mais nous ne pouvons laisser le peuple des guerriers noirs envahir le monde. »
La discussion se poursuivit un moment mais les femmes savaient que sans Shamian, elles ne survivraient pas. Elles avaient besoin et de son savoir et de sa puissance. Elles cédèrent à contrecœur. Faisant une litière elles chargèrent l’homme inconscient dessus. Deux femmes s’y attelèrent, les autres se répartirent les autres charges et le petit groupe repartit.
Shamian resta un moment en arrière, à genoux dans la neige, elle marmonnait les paroles des sorts. Un gros solitaire apparut, puis un autre, puis des herbivores à cornes. Liés par le sort de Shamian, tous ces animaux se mirent à ravager tout ce coin de forêt. Se relevant Shamian jeta un dernier sort avant de prendre le même chemin que son groupe. Dans la nuit tombante, une neige abondante et collante se mit à tomber.
Le sorcier arriva enfin au col. Il ne décolérait pas. Entre le retard pour apprendre la disparition des deux équipes de recherche, le retard pour partir à cause de la contre attaque venue des vallées du nord, le retard pris avec cette neige qui n'arrêtait pas de tomber dans cette foutue vallée, il s'était passé trop de temps, beaucoup trop de temps pour qu'il retrouve l'homme. Le grand sorcier noir avait senti sa présence et exigeait sa capture. Par deux fois, il avait eu de la chance. Un gros solitaire des montages et une avalanche avaient quasiment effacé sa piste. Heureusement les blessures faites par les armes ensorcelées laissaient une trace qu'un sorcier pouvait suivre, en tout cas un certain temps. Le sorcier avait guidé sa troupe sur ces petites impressions qu'il avait en regardant sur le paysage sur le plan magique.
Il examina encore une fois les bois autour de lui, vit une faible marque sur sa droite. L'homme serait-il redescendu dans cette vallée? Pourtant ils l'avaient parcourue après avoir massacré les quelques paysans qui osaient leur tenir tête sans trouver âme qui vive. C'était même étonnant, ni femme, ni enfant. Ils avaient dû fuir avant. Peut-être l'homme se cachait-il dans une grotte? Les blessures magiques corrompaient doucement mais inexorablement leur victime et soit le tuaient, soit le laissaient à la merci du jeteur de sort. Le sorcier et ses guerriers entamèrent la descente. Ils n'avaient pas fait cent pas que le sorcier s'arrêta en jurant. Devant lui s'ouvrait une clairière d'arbres fraîchement abattus, ou plutôt fracassés. Le sorcier grommelant entre ses dents des jurons incompréhensibles examina les lieux. Il n'y avait plus de trace de l'homme. Ah si! Une lueur magique au pied d'un baliveau brisé. Il dégagea la neige pour trouver une arme bien connue. L'homme avait perdu ici l'épée prise sur les guerriers tués à la caverne du gros solitaire. Le sorcier plaça son ressenti sur le plan élémentaire. Il se laissa envahir par les impressions que le lieu avait gardé. Il sentit la fureur destructrice, il sentit les gros solitaires en fureur, il sentit une harde de grands animaux piétinant, il sentit la neige qui tombait en abondance. Revenant au monde habituel, il fit signe à ses hommes de monter le campement pour la nuit. Ils ne pourraient pas aller plus loin aujourd'hui. Le sorcier ne comprenait pas. Il n'y avait pas de trace de l'homme. Il était venu là, l'arme le prouvait. Mais après où était-il passé ? La fureur animale pouvait expliquer cela, si l'homme avait été tué. Il retourna sur le plan élémentaire. Les guerriers noirs avaient l'habitude de voir les sorciers, frêles silhouettes encapuchonnées, rester de longs moments sans bouger à écouter on ne savait pas quoi. Les rapports entre guerriers et sorciers étaient faits de mépris et de peur. Les uns auraient bien massacré les autres et réciproquement mais cela représentait trop de danger. Ils préparèrent les tentes et les feux.
Le sorcier sortit de transe. Toutes les explorations qu’il avait faites sur le plan élémentaire, le rassuraient. Il avait même eu le sentiment du corps de l’homme dans une bête. Les blessures magiques avaient fait leur œuvre et les bêtes du coin avaient dû se disputer la dépouille. Il était presque content quand il s’aperçut que personne ne l’avait attendu pour son repas. Il mangea quasiment froid en maudissant intérieurement les guerriers et tout ce qu’ils représentaient. Il leur annonça que, demain, ils redescendraient dans la vallée pour faire leur rapport et il alla se coucher.
Malgré sa fatigue, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. Pourtant le grand sorcier noir pourrait être fier de lui, l’homme n’était plus un danger, malgré cette impression de contentement intérieur, il restait éveillé. Il décida d’aller jusqu’à la tente à provisions pour prendre quelque chose à manger. Avant de sortir, il regarda dehors, la neige tombait toujours. La neige …, la neige… mais oui la neige. Voilà ce qui l’empêchait de dormir, quelque chose n’allait pas avec la neige.
Il se remit en position d’écoute intérieure et parcourut les différents plans, du plus élémentaire au plus spirituel qu’il pouvait atteindre. Mais il n’y avait rien d’anormal. Pourtant il savait que quelque chose n’allait pas. Il comprit qu’il ne pourrait pas redescendre dans la vallée sans la réponse. Se présenter devant le grand sorcier noir sans pouvoir être dans l’intime conviction de la mort de l’homme équivalait à signer son arrêt de mort. Enervé, en colère, il sortit de sa tente dans la nuit et le froid. La neige tombait encore. Voilà ce qui n’allait pas, la neige continuait à tomber. Bien sûr on était en saison froide, bien sûr il y avait des nuages, mais depuis dix jours qu’ils traînaient sur ces pentes, jamais elle n’avait cessée de tomber régulièrement avec obstination. Il ne connaissait qu’une magie capable de faire cela, une magie qui agissait sur un plan qui lui était interdit. Il y avait eu un diseur de runes dans cette vallée. Elles seules pouvaient expliquer la permanence du phénomène. Le sorcier jura et jura encore. Il ne manquait plus que ça, un diseur de runes. Il n’en dormit plus de la nuit, passant et repassant tout ce qu’il ressentait du lieu pour comprendre ce qui avait pu se passer. Tournant autour du camp en spirale, il élargit son champ d’investigation. Quand le jour se leva, il pensait avoir comprit les grandes lignes de ce qui était arrivé mais, il ne pouvait répondre à deux questions, malheureusement fondamentales : qu’était devenu l’homme ? Et qui était le diseur de runes ?
Le sorcier expédia un guerrier avec un compte-rendu sous sceau magique pour le grand sorcier noir. Il y détaillait ce qu’il savait, le groupe de femmes, sa présence au moment où l’homme passait. Il préféra aussi y mettre ses interrogations et son ressenti qu’il valait mieux qu’il poursuive ce groupe de femmes que de rester dans l’incertitude de la disparition de l’homme à la flamme. En faisant cela, il se protégeait de la possible colère du grand sorcier. Pendant que le messager partait, les autres avaient repris les paquetages et se préparaient à reprendre la traque. Passer l’hiver en montagne n’enchantait personne mais comme le sorcier, ils savaient qu’il est des chefs qu’il ne vaut mieux pas exaspérer.
Le sorcier calcula qu’ils devaient avoir au moins vingt jours de retard. Un groupe de femmes et d’enfant avec les bagages n’avance pas vite. Il estima qu’il leur faudrait cinq peut-être six jours pour les rejoindre. Restaient deux inconnues : qu’est-ce que le diseur de runes avait fait pour l’homme ? Quelle était leur puissance conjuguée ? Il avait avec lui cinquante gaillards bien entraînés et sa magie qui, sans être majeure, avait la puissance nécessaire dans bien des situations difficiles.
La neige les quitta une journée de marche plus tard. Les premiers signes, lisibles pour tous qu’ils étaient sur la bonne voie, apparurent. Le pisteur prit la relève du sorcier. Maintenant, il voyait les traces des traîneaux, celles des pieds des femmes et des enfants. Il fit remarquer au sorcier qu’il n’y avait nulle trace d’homme. Il comprit qu’il avait énervé le sorcier à la réponse cinglante qu’il lui fit. Celui-ci fit encore presser le pas, et diminuer les repos.
Le lendemain, ils arrivèrent presque sous le soleil dans une vallée assez large. Avançant toujours à marches forcées, ils regardaient où ils mettaient les pieds. La moindre erreur et c’était la punition. Ils ne prenaient pas de coups, mais de la surcharge. C’est ainsi que le chef répartissait le poids en fonction des plus méritants. Ils arrivèrent ainsi à un promontoire sur la fin de journée. Posant leurs paquetages, ils commencèrent à préparer le camp pendant que le sorcier s’isolait pour repérer les traces laissées et vérifier s’il pouvait répondre à ses questions. Lui déjà irascible, devenait invivable avec la fatigue.
« Là ! », cria un des guerriers. Le sorcier fut quasiment le premier à venir voir. A l’autre bout de la vallée, une lueur brillait. Il récita un sort de vision lointaine. C’était bien un feu. Là-bas, il y avait un campement. Des silhouettes frêles voire menues lui laissaient penser qu’il s’agissait du groupe de femmes qu’ils poursuivaient. L’excitation gagna les guerriers. Des femmes qui en plus n’intéressaient pas le sorcier, leur serviraient de gibier. Certains étaient prêts à repartir tout de suite.
« Non, dit le chef, il faut que nous soyons dans les meilleures conditions pour l’attaque. Elles sont à une journée de marche. Nous attaquerons dans deux jours à l’aube. Ce soir pas de feu. Il ne faut pas donner l’alerte. »
Malgré la nouvelle d’une nuit dans le froid, les guerriers avaient bon moral en pensant au troupeau de femmes qui les attendaient. Les plaisanteries grasses fusèrent toute la soirée.
Le sorcier s’était de nouveau mis à part. Il fit le rituel de la parole de vent et envoya la pensée de leur prochain contact avec le groupe des poursuivies. C’était un sort pratique mais fatiguant à mettre en oeuvre et ne supportant qu’une pensée à la fois. Cela ne valait pas un messager mais il connaissait le pouvoir du grand sorcier et savait qu’il saurait.
Quand l’aube se leva, les guerriers étaient tous prêts, trop excités pour attendre. Tout le jour, il n’y eut pas besoin de les pousser pour qu’ils allongent le pas. Sur la fin de la journée, ils avaient atteint le point de campement des femmes. A part quelques déchets, il n’y avait pas de trace intéressante. Surtout, il n’y avait pas de trace de la magie des blessures, ni de signes de présence masculine. Le pisteur détermina qu’il devait y avoir une dizaine de femmes et autant d’enfants.
Ils repartirent de plus belle à l’assaut du prochain col. Vu la capacité de marche du groupe, il devait être juste dans la descente de l’autre côté. Leur arrivée par le haut était un avantage certain. Le chef qui craignait les sorciers et tout ce qui y ressemble comptait sur le sien pour neutraliser ce diseur de runes capable en plus de ne pas laisser de trace.
La nuit tombait quand ils atteignirent le col. Le chef grimaça. A cause du manque de lumière, il ne voyait pas bien le relief et ne pouvait pas prévoir son attaque. Parfaitement entraînés bien qu’excités, les guerriers bougeaient en silence. Ce qui n’était pas le cas du groupe dont on devinait des voix portées par le vent.
Demain le sorcier aurait ses réponses. Ils dormirent peu et assez mal. C’est à la lumière de la lune montante qu’ils rassemblèrent leurs affaires. Ils en firent un tas. Cinq guerriers furent désignés pour les garder, les autres préparèrent leurs armes. Le groupe s’élança en silence dans la descente. Plus bas, une voix de femme chantait une berceuse.
Shamian maugréait intérieurement, mais savait qu’elle ne pouvait pas les presser plus. Déjà qu’elle arrivait presque à leur faire tenir une moyenne d’homme malgré la charge, leur demander plus était impossible. Elle comptait les jours depuis leur départ de la vallée. Elle savait la vitesse des hommes et la lenteur des femmes. Elle se disait que si les guerriers noirs prenaient la piste, ils couvriraient la distance beaucoup plus vite qu’elles. La lune était devenue noire, bientôt elle allait reprendre vigueur. C’est un moment que les femmes de la vallée aimaient. Elles le croyaient favorable. Shamian se dit que cela pouvait être aussi le moment du danger. Le soir, elle récitait des runes de protection. Elle avait essayé toute sa vie d’augmenter sa puissance sans y parvenir. Comme jamais elle n’aurait pu être une des maîtresses des runes, elle avait été choisie pour être envoyée de par le monde pour aider et surveiller. La vallée l’avait séduite. Elle s’y était fixée et y passait des jours heureux, jusqu’à ce que l’ombre noire du sorcier arrive. Les femmes l’appelaient la sorcière, mais elle était diseuse de runes. A ses inquiétudes pour ses compagnes s'ajoutaient celles pour Renatka. Il n'avait pas repris connaissance. Les blessures ne progressaient pas, mais ne régressaient pas. Il était une charge importante pour les femmes. Elles ne se plaignaient pas. La fatigue creusait leurs traits. Shamian leur avait accordé un jour de repos tous les dix jours, mais cela ne suffisait pas. Le rythme baissait. Les bagages nécessaires, les enfants et Renatka rendaient certains passages délicats. Le pâle soleil d'hiver les avait rejointes dans une vallée assez large où la progression malgré la neige avait été plus facile. Le soir à l'arrêt, Shamian comme toujours scrutait derrière eux en disant les runes de protection contre les sorts. Dans la lueur du soir, loin, un éclat de lumière avait attiré son oeil. Cela n'avait duré qu'un instant. Elle se dit que peut-être, une branche chargée de neige avait-elle reflété le soleil? Mais elle avait tout de suite pensé aux amulettes qui garnissaient les habits des sorciers.
Avant l'aube, elle avait fait remettre le groupe en marche. Devant, elle avait mis Cantacora. C'était une femme solide à la belle carrure. Elle tirait Renatka plus souvent qu'à son tour. Ce jour-là elle s'était attelée avec sa sœur à la litière pour lui faire passer le col. Shamian se réservait la dernière place, ce qui lui permettait d'encourager les derniers et peut-être de retarder les guerriers s'ils attaquaient. La matinée avait été nécessaire pour gravir la pente jusqu’au col. Shamian pensait que la descente serait plus facile.
Elle fut heureuse de voir que la vallée qui s’ouvrait descendait en pente douce comme celle qu’elles venaient de quitter. Malheureusement au bout d’une heure de marche, elle déchanta. Après un début prometteur le sentier passait par un grand pierrier puis devenait une étroite bande sur un pan de roche presque à pic.
Cantacora et sa sœur s’étaient arrêtées. Shamian avança jusqu’à elles.
« On ne passera jamais ça avec la charge qu’on a, dit Cantacora.
- Nous n’avons pas le choix, Cantacora. Mais je t’accorde qu’il se fait tard. Montons le camp ici et nous passerons cela demain. Mais puisqu’il fait encore jour, nous allons reconnaître le sentier. Prends les cordes. »
Shamian et Cantacora s’avancèrent avec mille précautions sur l’éboulis enneigé. Elles avaient fixé la corde à un arbre et la déroulaient derrière elles. Le pierrier faisait bien cent pas de long, une courte pente le séparait du pied de la falaise et du surplomb étroit que devenait le chemin. La roche heureusement protégeait le sentier qui était dégagé, mais tellement étroit que passer la litière serait difficile. Les deux femmes fixèrent les cordes aux endroits les plus difficiles, puis revinrent vers les autres qui avaient préparé le repas. La plus jeune des mamans fit remarquer que les provisions s’épuisaient. Même en se rationnant comme elles le faisaient, dans deux ou trois jours, elles n’auraient plus rien à manger. Shamian l’écoutait et essayait de la réconforter quand elle sentit un sort d’exploration. Elle murmura une rune pour le bloquer, s’apercevant qu’elle avait oublié de protéger leur arrière. Elle se dit pourtant qu’un tel sort ne pouvait être utilisé qu’à petite distance. Pendant que le groupe commençait à se préparer pour la nuit, Shamian fit signe à Cantacora qui arriva avec sa sœur. Elle finissait de manger.
A voix basse, Shamian leur dit :
« Les guerriers sont juste derrière nous !
- A combien ?
- Quelques heures probablement. J’ai l’impression qu’ils ont atteint le col de ce matin. Ils vont nous attaquer probablement demain au début du jour.
- Avec ce qui est devant nous nous sommes perdues, à moins que tes sorts ne nous sauvent encore une fois.
- Malheureusement, ils ont un sorcier avec eux et je ne pourrai lutter avec lui et les guerriers en même temps. Il n’y a qu’une solution. C’est pour cela que je vous ai demandé de venir. Il faut être de l’autre côté du surplomb demain matin.
- Tu es folle, Shamian ! Nous ne pourrons jamais passer cela de nuit, déjà de jour, ce sera dur mais la nuit…
- Oui, Cantacora, tu as raison, mais c’est cela, ou la mort. »
Devant un tel argument, Cantacora resta sans voix. Profitant du silence, Shamian expliqua son plan. Elles avaient mis les cordes, Elle pouvait faire une lumière douce avec sa magie, comme cela les autres ne verraient pas les dangers. Elle insista sur le silence. Ne trouvant rien à redire, Cantacora et sa sœur hochèrent la tête. Cette nuit serait-elle la dernière ?

Les trois femmes expliquèrent aux autres ce qu’elles avaient à tenter. Ce fut les mêmes réactions et les mêmes craintes.
Shamian ne leur laissa pas le temps de tergiverser. Pendant que les femmes rassemblaient leurs affaires en silence, ou presque. Shamian, Cantacora et sa sœur commencèrent les premières navettes pour porter les affaires à l’extrémité la plus éloignée du surplomb. Passant la première Shamian disait les runes de lumière et de protection. Du camp les autres virent une pâle lueur se répandre dessinant un chemin qui vu comme cela ne semblait qu’étroit. Il leur fallut plusieurs aller-retour pour faire passer les bagages, puis vint le tour des enfants. Ils ne comprenaient pas bien pourquoi on ne pouvait pas dormir. Les plus grands obéirent à l’ordre de se taire et suivirent le mouvement. Agés d’une dizaine d’hiver, ils aidaient à porter les charges et malgré la fatigue et la peur, ils étaient fiers d’êtres les hommes du groupe. Les deux petits de cinq ou six hivers nécessitaient encore beaucoup d’aide des mamans. Leur passage fut éprouvant pour les mères, mais assez facile. Shamian fit le tour du petit groupe. De l’autre côté ne restait que Renatka sous la garde de Cantacora. Shamian essayait de rassurer tout le monde.
Le surplomb formait à cet endroit-là une plate forme bien à l’abri du vent et des intempéries. C’est là que le groupe avait installé un abri de fortune pour se reposer un peu, le temps de faire passer la litière. Une nouvelle fois, Shamian fit le chemin, inspectant ses protections, disant d’autres runes pour consolider le passage.
Quand elle arriva près de la litière de Renatka. Elle entrouvrit la peau. Heureusement le froid les protégeait de l’odeur. Sa magie avait suspendu le temps pour Renatka. Il reposait comme elle l’avait trouvé. Elle savait que si l’aide n’arrivait pas bientôt, elle ne pourrait pas maintenir cet état. Elle avait espoir. Plus bas dans cette vallée vivait une autre diseuse de runes. Enfin peut-être y vivait-elle encore.
« Ecoute ! », lui dit Cantacora.
Shamian tendit l’oreille craignant entendre le pas des hommes, mais ce n’était que l’écho, curieusement net des paroles que s’échangeaient les femmes dans leur abri. Elle se prit à sourire. Dans d’autres circonstances, cela aurait pu être un jeu. A quatre elles entreprirent de transporter la litière. A l’endroit le plus étroit qui heureusement ne dépassait pas une dizaine de pas, elle dut dépenser une énergie folle en utilisant des runes de lévitation. Elle eut un instant d’angoisse en voyant ses autres sorts diminuer d’intensité. La lumière allait manquer quand la lune se leva. Bien que dans son premier quartier, elle éclaira la scène d’une lueur blafarde mais suffisante. Epuisée, elle s’assit pour reprendre souffle, pendant que les autres continuaient sur le chemin qui s’élargissait. Le jour allait poindre. Il fallait qu’elle trouve un plan pour stopper les guerriers, mais sa fatigue l’empêchait de réfléchir. Elle se laissa aller en arrière et s’appuya sur la roche. Elle entendit plus loin une femme chanter une berceuse.
Shamian dormait. Shamian rêvait. Des guerriers noirs descendaient en courant la pente suivant les traces du groupe de femmes. L’excitation du combat était en eux. Un sorcier les accompagnait. Sa cape flottait autour de lui. Son esprit était prêt au combat avec le diseur de runes. Ils passèrent un petit bois, puis débouchèrent sur ce qui devait être une prairie en été. La neige tassée par endroit montrait qu’un camp y avait été dressé, mais la place était vide. Ils se regroupèrent. La pente finissait par une falaise, la seule issue partait sur la gauche. Ils reprirent leur progression silencieuse. Un autre petit bois, sur signe-ordre de leur chef, ils s’arrêtèrent avant la sortie. Deux éclaireurs s’avancèrent jusqu’à l’orée. Une vieille femme était allongée après un pierrier d’une centaine de pas. Elle ne bougeait pas. Sa frêle carcasse occupait tout le chemin qui courait sous un surplomb, sûrement une morte abandonnée. Plus loin on entendait encore plus distinctement les voix de femmes et d’enfants. Ils revinrent faire leur rapport. Le chef prépara ses hommes par groupe de dix, une fois le premier arrivé après le pierrier, le deuxième suivrait et ainsi de suite. Il fit signe au sorcier de se mettre avec le deuxième groupe. Les dix premiers s’élancèrent en courant. Les pierres bougeaient sous la course. Ce fut le bruit des pierres qui réveilla Shamian. Le temps qu’elle ouvre les yeux et qu’elle se redresse. Le premier groupe avait traversé et le deuxième s’élançait. De toute sa peur, elle dit une rune alors que les dix premiers guerriers s’engageaient sur l’étroite corniche qui menait jusqu’à elle. La roche explosa littéralement. L’étroit chemin disparut dans un bruit de tonnerre, entraînant les hommes avec lui. La rune continua son vol et le pierrier se mit en branle. Les dix hommes dessus furent emportés. Sentant le sol se dérober sous lui, le sorcier dit un sort de protection et perdit toute notion de l’espace dans l’avalanche qui l’emmenait. Le chef regarda le désastre, vingt hommes et le sorcier perdu. Il resta sidéré par l’évènement.
Shamian voyait sans comprendre, puis l’esprit lui revint. Elle ne se savait pas capable de dire cette rune. Devant elle, il n’y avait plus de chemin. Trois guerriers regardaient impuissants l’avalanche qui les séparaient de leurs compagnons. Derrière elle, Cantacora accourait pour voir. Shamian se remit debout avec difficulté, la tête lui tournait. Elle chancelait. Cantacora poussa un cri en montrant quelque chose du doigt. Voulant se retourner, Shamian trébucha. Cela lui sauva la vie. Un des guerriers avait lancé son épée par-dessus le chemin effondré. L’épée tapa la paroi mais en rebondissant la toucha à la cuisse, faisant couler le sang. Shamian cria sous la brûlure de l’enchantement. Elle s’effondra. Cantacora eut juste le temps de l’attraper avant qu’elle ne bascule dans le vide.
Rapidement, elle la ramena vers le groupe. Voyant la faiblesse de Shamian, elle prit le commandement et remit le groupe en route. Il fallait qu’elles s’éloignent le plus vite possible de cet endroit. Les guerriers semblaient bloqués mais ils trouveraient bien un moyen de reprendre la poursuite.
Dans la vallée les villageois sursautèrent au bruit de l’avalanche. De mémoire d’homme, on n’avait jamais eu d’avalanche dans la vallée haute. Quelques fois des glissements de pierres mais pas un tel évènement. Une femme jeune sous un vieux manteau, s’arrêta de marcher. S’appuyant sur son bâton, elle sembla fascinée par le nuage de neige qu’on voyait au loin et par le bruit sourd de l’avalanche. Elle tendit l’oreille. Elle écoutait l’écho, faible mais reconnaissable pour ceux qui savent entendre. C’était le signe qu’elle attendait. Elle partit d’un pas vif.
« Manaashia, j’ai entendu la rune de la pierre. Celle qui la prononce doit être puissante pour avoir fait un tel effet.
- Je ne me souviens pas qu’une sœur de force soit par là. Quand la Maîtresse enchanteresse nous a envoyées dans cette partie du monde pour aider et surveiller, aucune de nous n’avait le pouvoir d’une telle rune. »
La femme qui parlait, était beaucoup plus âgée. Sa robe ressemblait à celle de la jeune femme mais elle était tellement défraîchie et reprisée, que sa propriétaire en éprouvait un sentiment diffus de honte.
« Pourtant je l’ai entendue.
- Oui, mais je ne sais pas qui a pu la cantiler.
- Combien étiez-vous dans cette partie du monde ?
- Nous sommes arrivées une quinzaine. Il y a si longtemps. Beaucoup sont mortes déjà. Je ne durerai pas encore longtemps. Je n’ai pas vu Shanamia depuis plusieurs hivers, Shamian non plus. Au printemps j’ai vu Nashia qui m’a avoué qu’elle ne reviendrait pas une autre fois. Les plus vaillantes sont les jumelles qui restent dans les vallées voisines. Nous nous voyons une fois l’an, à la fête après la moisson. Quant aux autres, je connais quelques décès mais j’en ignore beaucoup.
- Qui peut venir de cette direction ?
- Shanamia ou Shamian. Mais elles n’ont jamais eu la puissance de faire cela.
- La Maîtresse enchanteresse a ressenti l’appel à envoyer quelqu’un ici. Viens allons voir qui est derrière tout cela. »
Les villageois virent les deux femmes prendre le chemin de la vallée haute. Les plus vieux grommelèrent. L’arrivée de la jeune sorcière les avait plus inquiétés que rassurés. Et voilà qu’arrivait une avalanche là-haut. Les voir partir comme cela réveilla leur crainte.