samedi 16 avril 2011

Houtka - 9

Cantasha en entendant le cri de Kontaga avait compris. Elle cria aussi. Elle essaya de se mettre debout mais retomba lourdement. Sa cheville refusait de la porter.
« Kontaga, où est Renatka?
- Il vient de disparaître emporté par le courant.
- Il faut le retrouver, c'est vital !
- Mais c'est impossible, Cantasha. La rivière rentre dans une gorge et se jette dans la Limpierre qui coule dans la prochaine vallée.
- Il faut le secourir.
- Mais c'est vraiment impossible. Cette rivière finit par une chute qui alimente la Limpierre en bas. Le temps que nous arrivions, il se sera fracassé sur les rochers en bas. »
Cantasha frissonnait. Elle voulut dire une rune mais son esprit ne suivait pas. Elle avait l'impression de vivre, de réfléchir au ralenti. Elle voulait dire quelque chose, il fallait faire quelque chose. Renatka ne pouvait pas disparaître comme cela. Il fallait cantiler une rune et la tracer pour le sauver, mais comment fallait-il faire déjà ? Ah oui! On commence le tracé en haut, puis d'un geste ample et souple à la fois, on trace une ligne courbe comme la hanche d'une femme avait dit la maîtresse des runes qui lui avait appris les runes. Au point bas, on repartait vers le haut d'un geste fort et puissant comme les bras d'un homme. En même temps il fallait prononcer, ... il fallait prononcer, ... il fallait ...
Kontaga regardait Cantasha bredouiller des choses incohérentes en faisant des gestes sans suite. Il la toucha. Elle était brûlante. Il jura entre ses dents. Elle avait attrapé une fièvre. Dans ces régions, ce genre de maladie pardonnait rarement. Il jura encore. Déjà qu'il avait perdu Renatka, il ne pouvait pas perdre Cantasha. Le peuple des petits qui lui avait confié cette mission n'allait pas être content. Lui qui pensait briller devant les autres sans faire grand effort, se retrouvait confronté à l'échec le plus cuisant qu'il ait jamais connu. Il demanda aux gens, qu'il avait trouvés, pour l'aider de transporter Cantasha. Ce fut un triste cortège. Kontaga avait été jusqu'à l'auberge qui surplombe la Limpierre et avait demandé de l'aide. C'est là qu'il avait trouvé les aides et la corde. L'aubergiste n'avait accepté que contre monnaie sonnante et trébuchante. Comme souvent, il tenait en grand mépris le peuple des petits. Il fit grise mine quand il vit arriver ses gens portant quelqu'un et sans la corde. Il se mit dans une colère noire, refusait de laisser entrer ces traîne-savates dans son auberge, malades ou pas, argent ou pas. Il fit tant de bruit, que la porte s'ouvrit laissant le passage à une femme.
« Que se passe-t-il aubergiste ? Ma maîtresse voudrait se reposer.
- C'est ces traîne-misère qui m'ont perdu une corde et qui voudraient en plus être traités comme des princes ! »
Kontaga se tourna vers celle qui avait parlé : une diseuse de runes, c'était une diseuse de runes. Peut-être pourrait-elle sauver Cantasha ? Il s'adressa à elle.
« Accorde-moi un instant d'attention, ô diseuse. Cette femme malade est aussi une diseuse comme toi et je l'accompagnais à Simantaba.
- Quel est son nom ?
- Cantasha, pourquoi ? »
La diseuse ne répondit pas. Elle se tourna vers l'aubergiste.
« Cette femme est une diseuse. Elle doit voir ma maîtresse. Considère ces deux-là comme les nôtres. Nous te paierons ce qu'il faudra.
- A tes ordres, diseuse. »
L'aubergiste fit une courbette et donna des ordres à ses gens. Cantasha fut amenée dans la grande salle.
La salle était maintenant presque vide. Etaient venus et repartis ceux qui voulaient un service de la part des diseuses. Une femme âgée était assise à une table, mangeant un fruit qu'elle avait pris dans la coupe devant elle. Debout, autour d'elle, d'autres femmes l'entouraient. Toutes étaient revêtues du costume des diseuses. Celle qui était sortie, lui parlait à voix basse. Le regard de la femme âgée ne quittait pas des yeux les quatre serviteurs qui transportaient Cantasha sur un brancard de fortune. Kontaga les suivait.
La femme âgée prit la parole en s'adressant à Kontaga.
« Tu dis que cette femme sur le brancard s'appelle Cantasha. Comment le sais-tu?
- C'est le nom qu'elle m'a donné, Grande diseuse de runes. Je l'accompagnais pour aller à Simantaba. Malheureusement, elle est tombée dans un cours d'eau. Le temps de trouver de l'aide, elle a attrapé un mauvais mal. »
Ils avaient allongé Cantasha sur une table. Les femmes présentes lui ôtèrent ses vêtements du dessus. Elle apparut revêtue de sa robe de grande diseuse.
« Elle porte bien les signes de sa fonction et sa rune dit son rang. L'homme n'a pas menti Maîtresse Cantileuse
- Bien, reprit la femme âgée. Qu'on fasse sortir tous les hommes ! »
Kontaga fut repoussé comme les autres et un rideau fut tiré.
La maîtresse cantileuse fit déshabiller Cantasha. Elle balbutiait des mots incohérents, tout en frissonnant.
« Elle délire de fièvre, Maîtresse Cantileuse.
- Je vois, mais enlevez-lui tous ses habits que je puisse cantiler les runes de savoir. »
Une fois nue, les diseuses purent reconnaître les runes tatouées sur son corps. Seul son visage était vierge de tout tracé. La maîtresse cantileuse en examina le tracé avec soin. Elle en suivait certaines du doigt tout en les cantilant. Elle en traçait d'autres dans l'air pendant qu'elle les disait. Petit à petit, il y eut comme un réseau de tracés runiques qui entoura Cantasha comme une seconde enveloppe. La maîtresse cantileuse s'approcha de la tête de Cantasha et lui parla à l'oreille, rapides, ses doigts traçaient des signes dans l'air. Une novice qui accompagnait l'expédition, faillit applaudir en voyant la beauté des gestes de la maîtresse cantileuse. Heureusement sa voisine l'en empêcha en lui rappelant à voix basse, le besoin de concentration nécessaire pour cantiler les runes.
Sur la table, enveloppée de runes flottantes autour d'elle, Cantasha ne bougeait plus, ne frissonnait plus. La maîtresse cantileuse se releva.
« C'est bien Cantasha. La nouvelle de sa maladie à Ashra est fausse puisqu'elle est devant nous. Mais il me faut aller vérifier pourquoi cette nouvelle nous est parvenue. Je vais garder avec moi quelques unes d'entre vous. Les autres vous allez escorter Cantasha et son compagnon à Simantaba le plus vite possible
- Mais qu'est-ce qui lui est arrivé?
- Elle a blessé son corps en tombant. Cela je l'ai réparé. Elle a aussi affaibli ses défenses à la suite du choc. Elle s'en veut de quelque chose. A cela, je ne peux rien. J'ai bloqué l'évolution de l'infection, mais seule la maîtresse enchanteresse pourra la délier de ce qu'elle-même a lié sur ses épaules.
- Il se fait tard, Maîtresse Cantileuse. Nous partirons demain.
- Non, Motinaba ! Vous utiliserez les runes pour marcher jour et nuit. Ce qui se passe est de la plus haute importance. Il faut que Cantasha soit amenée au plus vite à la Maîtresse Enchanteresse. »
Malgré le soir, elles firent leurs préparatifs. L'aubergiste ne comprenait rien à rien. Déjà recevoir une maîtresse cantileuse était exceptionnel. Si ses souvenirs étaient bons, on lui avait expliqué qu’après la maîtresse enchanteresse, il y avait des enchanteresses puis des maîtresses cantileuses, puis des cantileuses, puis des grandes diseuses de runes et enfin des diseuses de runes, sans parler des apprenties. Il y avait chez lui une dizaine de femmes de grand pouvoir. Les voir s'agiter pour deux traîne-misère, le laissait sans voix. Même son personnel n'en revenait pas de le voir ainsi, il était tellement perturbé qu'il en oubliait de leur hurler dessus.
Kontaga fut convoqué. La maîtresse cantileuse lui fit préciser l'histoire. C'est ainsi qu'elle apprit l'existence de Renatka et sa disparition dans la rivière en crue. Elle fit un compte rendu pour la maîtresse enchanteresse. Pendant qu'on l'interrogeait, Kontaga jetait des coups d'œil vers Cantasha. Celle-ci était dissimulée sous un réseau vibrant de runes sombres. Il vit les autres diseuses l'envelopper dans un drap et préparer leur voyage.
« Kontaga, tu vas les accompagner jusqu'à Simantaba. Mais le voyage va être éprouvant car vous ne vous arrêterez pas. Il faut que je trace sur toi des runes spécifiques pour que tu puisses les accompagner. L'acceptes-tu ? Si tu refuses, tu restes ici.
- J'accepte, Maîtresse Cantileuse. J'ai promis à Michatagoulfa, prince du peuple des petits d'aller avec eux jusqu'à Simantaba. Je regrette que Renatka soit mort.
- Bien Kontaga, mais les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. »
La maîtresse cantileuse appela deux grandes diseuses et leurs donna mission d'aller explorer la rivière Limpierre pour savoir le devenir de Renatka.
Le groupe de celles qui rentraient avec Cantasha était prêt. Kontaga était à côté.
- Kontaga, je vais cantiler des runes sur toi. Ne t'inquiète pas de ce que tu ressentiras. Ton corps va être sous le contrôle d'une grande diseuse pour le temps du voyage. Tu retrouveras ton libre arbitre à Simantaba. Es-tu prêt?
- Je suis prêt. »
La maîtresse cantileuse traça sur ses pieds, sur ses mains et sur son front des runes tout en disant des sons qui ne signifiaient rien pour Kontaga. Il se sentit comme séparé de lui. Une grande diseuse s'approcha et lui dit :
« Je suis celle qui va te guider pour ce voyage. Ne lutte pas avec toi-même et tout ira bien. »
Il voulut répondre mais s'aperçut que aucun son de sortait de sa bouche. Il voulut bouger mais son corps n'obéissait plus à ses ordres. Il eut un moment de panique. Puis il sentit ses jambes et ses bras se mettre à fonctionner sans qu'il le veuille. L'expérience était étrange. Il voyait quatre diseuses qui avaient pris le brancard où reposait Cantasha. La grande diseuse qui lui avait parlé donna l'ordre du départ. Il se sentit se mettre à marcher puis à courir une fois qu'il était sur le chemin au même rythme que les porteuses qui suivaient la grande diseuse. Deux autres partirent avec les apprenties, mais en marchant pour aller à la rivière Limpierre. Quand à la maîtresse cantileuse, elle prit la route de Ashra accompagnée des deux dernières grandes diseuses.
L'aubergiste sur le pas de sa porte regarda partir tout le monde. C'était la première fois de sa vie qu'il voyait une telle chose, son auberge se vider à la nuit tombante. 

Renatka se débattait dans l'eau, en premier pour garder la tête à l'air libre et en deuxième pour trouver où s'accrocher. L'eau bouillonnait autour de lui dans un fracas assourdissant. Il avait eu une expérience du même genre quand jeune, il était tombé dans la rivière de sa vallée avec un de ses copains, au moment de la fonte des neiges. Le courant violent les avait entraînés à toute vitesse. Lui avait choisi de se laisser aller dans le courant se rappelant que les feuilles tombées dans l'eau s'en sortaient mieux que les branches qui cognaient contre les rochers. Son copain avait choisi d'essayer de lutter et après plusieurs chocs sur des rochers, s'était noyé. Comme à cette époque, Renatka essayait de suivre le courant principal en évitant les rochers. Il ne les évitait pas tous, mais avait réussi à ne pas prendre de coups trop douloureux. S’il connaissait la rivière de son enfance et sa fin tranquille dans une prairie ombragée, il ne savait pas où celle-ci l'emmenait. Après un temps qui lui parut d'autant plus long qu'il était violemment chahuté, il glissa dans une vasque de grande taille où l'eau était tranquille. Il y avait un tronc en travers, un peu au-dessus de l'eau, il arriva à s'y agripper. Il fit le point. Il était seul sans Cantasha, sans Kontaga, celui-là il ne le regrettait pas. Il n'avait aucune provision, par contre sa hache courte était encore à son côté. Mais le plus grand problème était qu'il ne savait pas où il était, ni comment sortir de ce canyon. Les parois en étaient trop verticales. Le courant trop violent. La seule voie de sortie était l'aval. Raisonnablement, il pensa que cette crue due à la pluie ne durerait pas puisque la pluie avait cessé. Dans quelques heures, au plus dans un jour, il pourrait essayer de descendre le cours de la rivière. Il était bien nourri depuis ces quelques semaines passées avec Cantasha, il pourrait tenir les quelques jours nécessaires, quant à l'eau, elle ne manquait pas. Il avait réussi à prendre pied sur le tronc et reprenait un peu espoir pour la suite de son voyage. Le soir tombait. Il avait froid. Avec le bruit des chutes d'eau, il n'entendait rien autour de lui. Il remarqua que le courant augmentait encore. Le tronc sur lequel il était commençait à être recouvert par la montée des eaux. Puis d'un coup le bruit de la chute s'arrêta presque, Renatka leva la tête pour comprendre le phénomène. Il vit l'eau revenir un peu puis de plus en plus violente. Il aperçut les racines d'un arbre en haut de la chute. Il ne réfléchit pas, il plongea. L'arbre qui bascula dans la vasque où il était, écrasa le tronc sur lequel il avait trouvé refuge. La vague ainsi provoquée, le propulsa vers la sortie en forme de toboggan. Il tomba dans une autre vasque puis de nouveau dans des rapides. Renatka eut peur. Il ne maîtrisait plus rien. Il s'imaginait s'écraser au pied d'une chute. Le courant accélérait. Le bruit augmentait. Maintenant Renatka paniquait. Il essayait juste d'éviter le plus d'obstacles possible. Il y eut une brusque accélération et puis il se retrouva bloqué. La pression de l'eau sur son dos était considérable. Il ne pouvait plus faire un geste. Il commençait à manquer d'air. La peur de mourir noyé le prit. Il paniquait d'autant plus qu'il ne pouvait rien faire. Sa glotte montait et descendait de plus en plus vite. De l'air, il lui fallait de l'air. Les efforts surhumains qu'il fit ne firent qu'accentuer ce besoin. Ne tenant plus il inspira. Ce fut la nuit.
C’est pas fait pour respirer de l’eau. Ça doit pas être bon à manger. Ça aurait pas dû être là. Comme c'est curieux ! Ça a des pensées. Renatka ouvrit les yeux. Tout était noir. Il pensa qu’il était dans l’eau, d’ailleurs cela ne pouvait être autrement. Il se débattit pour en sortir avant de mourir.
- Non, ça doit pas bouger comme cela, ça va se faire mal !
Renatka eut l’impression que quelqu’un parlait dans sa tête. L’expérience était tellement étrange qu’il se mit à penser qu’il était mort.
- Mais non ça n’est pas mort, mais ça a failli.
- Qui êtes-vous ? Pourquoi parlez-vous dans ma tête ?
- Mais ça parle en plus.
- Je deviens fou, il y a quelqu’un dans ma tête.
- Non, ça est sain de corps et d’esprit. J’ai enlevé l’eau de ses poumons. Quant à sa tête elle fonctionne bien. Je suis … non, mon nom serait imprononçable pour ce temps. Je suis le dernier des grands sujets qui a peuplé la terre avant que naisse le peuple de ceux qui sont comme ça. Notre race a failli et a disparu, sauf moi. Je dois accomplir ce qui doit être fait, alors je pourrais partir en paix.
- Pourquoi tout est noir ?
- Ça ne peut pas me regarder. Ça pourrait mourir si ça me regardait comme je suis pour ses yeux. Je suis trop différent et trop semblable. Maintenant ça va dormir. Il faut que je réfléchisse à ce que je fais de ça.
Renatka voulait encore des explications. Il voulut parler, mais avant que le premier mot de la première pensée vienne, il dormait.
Quand il se réveilla, il fut moins surpris. L’être qui l’avait capturé et qui se donnait le nom de grand sujet, ne voulait pas le tuer. Il s’interrogeait sur ce qui allait lui arriver. Le noir était toujours absolu. Quand il bougeait, ses gestes se faisaient au ralenti. Il lui était impossible d’aller vite, même sa respiration était gênée, comme si l’air avait du mal à lui arriver.
- Ça se réveille. Ça va écouter et apprendre, même si ça souffre d’apprendre. Il faudra bien y arriver puisque telle est la prophétie.
- Mais où est-on ? Qui êtes-vous vraiment ?
- Ça est toujours curieux comme ça. Je comprends pourquoi ILL a choisi de vous faire advenir. Maintenant, ça va se taire et écouter, sinon ça ne comprendra rien et tout sera perdu.
Renatka voulut répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Le grand sujet reprit la parole.
- J’ai cherché dans tes pensées, tes souvenirs. J’ai trouvé ce qui me sera utile. Ça va apprendre maintenant. Les paroles sont lentes. Je vais toucher directement au siège des pensées de ça et ça va se souvenir de ce ça va apprendre. Ça ne fait pas partie du premier des peuples de la terre. Avant que ça soit, nous étions, nous les grands sujets, mais nous n’avons pas su et le malheur est arrivé.
Renatka voyait des images et entendait des sons, avec les commentaires de celui qui le tenait. Il frissonna. Si devant ses yeux, il voyait la terre, il ne reconnaissait ni les paysages, ni la végétations ni ceux qui peuplaient la terre. Il comprit qu’il voyait des grands sujets comme ils se nommaient. Une entité qu’il nommait ILL avait fait naître les grands sujets. Il entendait leur nom mais ne pouvait redire ses sons qu’aucune gorge humaine ne pouvait produire. Renatka préféra les nommer par la couleur. Le grand sujet qui le tenait était bleu, les autres rouge, jaune, vert, avec toutes les nuances possibles. Leur corps était métastable. Ils pouvaient ainsi passer d’une forme de pure énergie à une forme de pure matière, en acceptant tous les niveaux intermédiaires. ILL leur avait donné la terre pour en faire un lieu de vie. Le grand bleu n’avait pas de plan préconçu. Il lui semblait qu’il fallait d’abord expérimenter la vie avant d’en définir les règles. Mais un jaune avait commencé à vouloir régenter le monde. Un rouge s’était opposé. Leur rencontre fut discussion, puis dispute, puis combat. Des flots d’énergies furent échangés et le jaune sortit vainqueur. Sa couleur avait changé, ayant absorbé le rouge, il était devenu orange d’une nuance plus jaune que rouge mais ayant perdu son origine. Il en tira un grand orgueil. Devant sa puissance d’autres grands sujets le rejoignirent, pendant que d’autres encore s’opposèrent. Il y eut bientôt deux camps sur la terre. Seul le grand bleu essayait de parler à l’un ou à l’autre. Le temps de la parole était résolu. Le temps des combats advint. Le jaune orangé attaqua un vert qui n’acceptait pas sa domination. Leur empoignade dura des siècles humains. Le vert fut vainqueur mais changea de couleur. Voyant la défaite de leur leader, à deux ils attaquèrent le vainqueur. Le grand bleu fut pris à partie car il ne voulait pas choisir son camp. Une grande confusion régna sur la terre. Seul le grand bleu gardait sa couleur, refusant d’annihiler l’autre, il gagnait en puissance mais restait lui-même, pendant que ses adversaires devenaient des ombres colorées mais éthérées bloquées dans un état énergétique minimal dont ils ne pouvaient sortir. Il fallut des siècles et des siècles, en temps humain, pour que le grand bleu s’aperçoive que ceux qu’ils avaient vaincus devenaient la proie de moins scrupuleux. Bientôt le monde ne fut plus peuplé que de grands sujets dont la couleur allait du marron au noir. Chaque combat se terminait invariablement par la victoire du sombre. Plus personne ne savait qui était avec qui, tant les mélanges de couleur et d’énergie avaient brouillé les repères. Le grand bleu qui n’avait pas supporté l’idée que d’autres puissent anéantir ceux à qui il avait fait grâce, s’était réfugié dans la solitude au sein de la roche comme aujourd’hui. D’autres siècles de siècles passèrent. Quand il sortit de sa retraite, il pensait avoir trouvé la solution. Les autres grands sujets qu’il rencontra ne cherchaient que la guerre. Il avait compris que leur peuple allait à sa perte par cette sorte de cannibalisme coloré. Le vainqueur se perdait autant que le vaincu. Le noir était devenu la couleur de ces êtres devenus opaques. Seul à garder sa transparence, il en appela à ILL.
- ILL, toi qui me fis advenir, viens m’aider.
- Quelle est ta demande ? Si elle est juste, alors je l’examinerai.
- ILL, maître créateur, bleu tu me fis. Ainsi je me garde par respect pour ton œuvre. Regarde mes compagnons devenus noirs. Leur vie n’est que combat, j’espérais le repos et la sérénité. J’ai compris que notre à venir est dans la transparence que tu fis pour nous.
- Ta quête est juste mais tu es le seul à l’avoir perçu. Tes compagnons vont continuer car ils sont devenus chaos. Quand le dernier combat aura eu lieu, va voir le vainqueur.
- Mais ILL, mon maître, nous nous battrons car tel sera son désir.
- Si dans ton cœur, ce désir n’est pas, alors tu lui laisseras une partie de toi, celle que je vais toucher.
- Et qu’adviendra-t-il de moi, ô ILL mon maître ?
- Tu vivras encore un temps jusqu’à ce que tu rencontres le feu qui est dans l’eau. Quand ce jour adviendra, tu lui transmettras ton savoir et les quatre glyphes premiers. Alors ce sera le temps du repos pour toi.
- ILL, que je sois le serviteur qui te sert.
ILL toucha le grand bleu. Un grain de lumière naquit à cet endroit. Le grand bleu s’en fut vers le lieu du dernier combat. Deux grands sujets aussi noirs l’un que l’autre, luttaient d’énergies et de matières mêlées. Longtemps l’issue en fut incertaine, puis le plus noir prit l’avantage. L’explosion de sa victoire fut déchirement pour le grand bleu. Il s’avança pour la rencontre. Le grand sujet noir le vit :
- Tu viens te soumettre, toi le lâche qui n’as pas combattu ?
- Non, je viens te proposer la sérénité.
- Je n’ai que faire de ta sérénité, j’ai la puissance.
- Ta puissance n’est rien.
- Tu te moques, alors goûte-la !
Un flot d’énergie jaillit vers le grand bleu. En lui, nul désir de combat. Il avança le grain de lumière et le matérialisa. L’énergie du grand noir lui dévora sa puissance. Le grand bleu comprit qu’il ne survivrait pas à un deuxième assaut. Le grain de lumière brillait maintenant au sein du grand noir, comme une petite bougie au cœur de l’immense nuit première. Celui-ci l’aperçut. Il voulut l’extirper. A chacune de ses tentatives, un autre grain prenait naissance. Des milliers de petites lumières brillaient à l’intérieur du grand noir, révélant un peu de jaune, un peu de bleu, un peu de rouge comme un vitrail. S’ajoutant l’une à l’autre les couleurs se joignirent en un blanc transparent, brillant qui se dilata encore et encore aux dimensions du monde jusqu’à ce que chaque particule de la terre recèle une touche de l’addition de tous les grands êtres.
- Maintenant que ça connaît notre histoire, ça va pouvoir accepter de porter les quatre glyphes premiers. Avec eux, grand sera le pouvoir. Ils donnent accès à la puissance des grands sujets qui fut répartie sur toute la terre pour la nourrir et la fortifier. Ça accepte ou ça refuse ?
- J’accepte.
Renatka sentit la pression augmenter autour de lui. Une douleur lui broya le pied droit, remonta sa jambe, s’élança vers la hanche. Il y eut une pose puis elle s’élança vers son épaule droite pour finir sur son petit doigt. Renatka haletait alors que la douleur le quittait. Il était encore sous le choc de la douleur quand une déchirure lui vrilla le pied gauche et fila vers son entrejambe. Après un instant d’arrêt, elle déchira le dos jusqu’au cou puis le bras droit jusqu’à son annulaire. Jamais il n’avait vécu cela. Il allait mourir, son cœur ne pourrait supporter pareille épreuve. Aussi soudainement, il eut l’impression que sa main gauche explosait. C’est comme si une tension faisait éclater ses doigts, puis son poignet, son bras, son épaule pour distendre dans un étouffement sans nom son thorax. La douleur continua son voyage jusqu’au majeur. Puis le feu prit dans son ventre, toucha le cœur, visita la tête et fila vers l’index.
Et la paix survint.
- Ça a été courageux. ILL sera heureux.
- Que m’avez-vous fait ?
- Ça verra à la lumière. Ici nous sommes dans la roche. Ça ne peut pas y vivre. Je vais poser ça dans une galerie et ça continuera son voyage. Maintenant, je vais connaître le repos.
Renatka se sentit poser à terre sur un plan dur. Autour de lui, le noir était toujours aussi profond. Il était seul.
Darquiflou se sentait comme un moucheron pris dans une toile. Il était pris au piège des runes. Il pensait pouvoir s’en sortir malgré tout. Il avait pris ses précautions et avait mis en place mille sorts pour les contrecarrer. Il avait retenu de nombreux détails sur les runes d’un séjour précédent. Un mauvais sorcier l’avait invoqué. Il avait joué le jeu tant que cela l’avait amusé. Il avait beaucoup appris sur les runes. Mais aujourd’hui, il était confronté à quelque chose de tellement puissant que la crainte le prenait. Son intrusion dans la chambre avait fait exploser celle-ci au sens littéral du terme. Pourtant ce n’était pas les hommes qui couraient en tous sens qui l’inquiétaient, c’était la rune centrale. Il ne l’avait jamais vue. Il ne pouvait la rapprocher d’aucune autre. Sa force brisait tous ses verrous magiques les uns derrière les autres comme des brindilles. Elle atteignit le cœur de son être. Ce fut une autre explosion, sans bruit, sans mouvement, mais brisant toute sa personnalité. Il pensa à tous les récits qu’on raconte aux jeunes démons pour les faire tenir tranquilles. Tous pensaient qu’il s’agissait de légendes. Aujourd’hui, il en vivait la réalité. Pour lui faire vivre la douleur qu’il vivait, il ne pouvait être que face à une des runes divines, voire même la rune royale. Une partie de lui souffrait mille douleurs tandis qu’une autre partie analysait froidement ce qui se passait. La diseuse n’avait pas pu tracer ces runes. Seules les enchanteresses les connaissaient et quelques mages. Il pensa à Entablu dont il avait entendu parler ici et là dans le palais pendant qu’il fouillait, mais il était mort. S’il y avait une enchanteresse, il lui fallait prévenir les siens et accessoirement son maître qui était… qui était… son esprit se dissolvait lentement. Encore un peu et Darquiflou ne serait plus. Il se regarda disparaître. C’est comme s’il rapetissait de plus en plus pour ne devenir qu’un petit, un minuscule point blanc dans le tracé d’une rune.
Lors de l’explosion les deux gardes à l’entrée furent ensevelis sous les décombres. L’appartement de la diseuse occupait un coin de bâtiment au dernier étage. On retrouva des pierres du mur à plus de trois cents pas de là. Quand les secours arrivèrent, ils ne trouvèrent aucun corps, aucune trace. Dans le rapport qui arriva jusqu’au roi, ils insistèrent sur ce détail, hormis les pierres, ils n’avaient rien retrouvé. Aucun fragment de bois, de métal ou d’étoffe. Les conseillers évoquèrent la magie, accusant le sorcier noir d’être à l’origine de cela. Sinta fut parmi les premiers à en parler. Il conseilla de signer une trêve. Le temps disait-il de faire le point et de se regrouper pour faire face au sorcier et à ses démons. Le roi pour calmer ses conseillers leur apprit l’arrivée prochaine d’une envoyée de Simantaba. Sinta ne montra pas sa peur, mais il l’a sentie lui mordre les entrailles. Dès qu’il put, il quitta le conseil pour retourner à ses appartements. Le démon avait bien travaillé, trop bien d’ailleurs. Prenant le réceptacle, il appela Darquiflou. Il n’eut pas de réponse. Il en ressentit du soulagement. Il avait du mourir avec la diseuse. En voilà deux qu’il ne pleurerait pas. Par précaution il activa la rune de confinement sans remarquer qu’un minuscule point blanc s’était glissé dedans.
Le sorcier aurait dû être content. En tout cas c’était l’opinion des acolytes. Depuis l’arrivée des démons sur le champ de bataille, la victoire était dans son camp. Malheureusement quoi qu’il arrive, il fallait qu’il se mette en colère. Aujourd’hui, c’était parce que le ravitaillement n’arrivait pas assez vite, et aussi parce que ses forces n’avançaient pas assez loin. C’est vrai que l’aide démoniaque était précieuse. Rien de tel qu’un démon pour attraper une flèche runique ou mettre en fuite par son apparition les montures de ses adversaires. Le nombre des sorciers soumis augmentait à nouveau. Ils mouraient moins sur les champs de bataille et nombreux étaient ceux qui voulaient un peu de la puissance du sorcier noir. Malheureusement tout n’était pas parfait. Les soldats d’Ashra avaient trouvé une nouvelle stratégie.
Comme ils avaient remarqué que les démons n’apparaissaient que pendant les batailles, ils menaient maintenant une guerre de harcèlement et de petits coups de main. Ils avaient aussi mis au point une technique pour se débarrasser des guerriers noirs sans que le sorcier noir ne puisse les réanimer. Ils crevaient les yeux des guerriers noirs morts avec une flèche runique et perforaient le crâne avec un bâton pointu sur lequel était gravé une rune, la même que sur les flèches. Cela n’aurait pas gêné le sorcier noir si cela avait été la vérité. Ce que les hommes d’Ashra n’avaient pas compris, était que l’on n’écrit pas ou on ne grave pas une rune comme un mot banal. Pour libérer toute sa puissance, la rune a besoin d’un tracé parfait et aussi d’être dite avec les bonnes intonations et les bonnes inflexions. Les soldats avaient bien observé les runes sur les flèches runiques et malgré leur obéissance, ils avaient décidé de les graver sur des bâtons pointus durcis au feu pour combattre les guerriers noirs et leurs sorciers. Ils n’avaient jamais réussi à reproduire le dessin parfait des traceurs de runes, leur imitation était grossière. Cela donnait un mauvais sens à la rune qui elle aussi était grossière. On ne pouvait plus la combattre comme une rune normale, car nul n’en connaissait la cantilation. Chaque groupe de soldats d’Ashra avait son graveur, ce qui donnait autant de runes différentes, grossières et incomplètes mais vaillamment servies par des hommes toujours prêts pour le sacrifice suprême. Ceux qui ramassaient les corps après les batailles et les ramenaient aux sorciers soumis avaient bien remarqué ces bâtons enfoncés dans les yeux. Ils n’avaient rien dit. Les sorciers soumis avaient essayé d’employer les sorts de neutralisation pour les runes. Ils avaient été mis en échec. Quelques corps étaient ainsi arrivés jusqu’au sorcier noir. Lui aussi avait tenté la neutralisation puis l’anéantissement des runes, sans plus de succès. Il avait alors extrait les bâtons et avait contemplé les contrefaçons grossières des runes. En agissant rune par rune, c'est-à-dire bâton par bâton, il neutralisa un bâton, puis deux, puis trois, mais pour ce faire, il avait dû perdre un temps précieux. Il avait abandonné la technique, préférant faire créer de nouveaux guerriers noirs par ses adjoints les plus proches. Malgré leur vaillance, les soldats d’Ashra n’avaient pas réussi à empêcher les guerriers noirs de fouler le sol d’Ashra.
La guerre d’Ashra avait commencé.
Le roi d’Ashra expliquait à la grande cantileuse et à ses suivantes ce qu’il savait. Celle-ci fut déçue du peu d’informations importantes qu’il lui apportait. Elle avait gardé secrètes ses informations sur ce qu’elle savait de Cantasha. Le roi ne savait pas le vrai rôle de Renatka. Il l’avait toujours tenu pour un simple garde. Après cette rencontre, elle avait tenu à aller explorer elle-même le bâtiment où avait été l’appartement de Cantasha. Elle cantila des runes pour le solidifier et lui permettre de l’inspecter. A ses yeux experts, les runes tracées furent évidentes. Seul Cantablu avait pu tracer et cantiler toutes ces runes, surtout la dernière au centre du dispositif. Elle ressentait encore la force première de la rune royale. Elle comprenait maintenant pourquoi Cantablu n’avait pas survécu. Ce vieux fou avait tracé la rune royale pour protéger le secret du départ de Cantasha. Elle sourit et une bouffée de tendresse la saisit en pensant à Cantablu qu’elle avait connu alors qu’elle était jeune apprentie. Il avait toujours été un peu fou mais là, elle n’aurait jamais osé. Elle continua son exploration et trouva les traces du passage d’un démon. Voilà pourquoi la réaction avait été si violente. Le faisceau des runes avait réagi d’autant plus violemment que le danger était grand. Déjà pour arriver jusqu’à l’appartement, il fallait un démon de bonne puissance mais rien que pour pénétrer dans la chambre, il fallait un être de forte magie. Ce n’était peut-être pas un des grands seigneurs noirs mais en tout cas pas un petit démon. Normalement, elle aurait dû trouver les restes du démon parmi les ruines. Ce filet de runes pouvait les capturer mais aussi les détruire. Une seule inconnue, la rune royale qui mettait le dispositif directement sous le contrôle de Beth. Hors de Simantaba, elle n’osait cantiler son nom, elle employa le langage ordinaire pour ses compagnes.
Elle s’interrogeait sur le devenir du démon. En tout cas il fallait le chercher. On ne pouvait pas laisser un tel être se promener dans le palais avec la guerre qui venait vers Ashra.
Sans se faire annoncer, elle retrouva le roi qui n’appréciait pas trop les libertés qu’elle prenait avec le protocole. Comme il lui faisait remarquer assez vertement, elle le morigéna, lui expliquant que laisser un démon puissant de surcroît se promener dans le palais était la meilleure chose pour qu’il en meure. Le roi pâlit. Elle lui annonça qu’elle allait fouiller tout le palais pour le retrouver. Il lui donna sa permission d’entrer partout et de chercher partout. Personne ne remarque la soudaine blancheur du conseiller Sinta. La grand cantileuse sortit comme elle était entrée, comme un coup de vent. Le conseil reprit. Le roi voulait l’opinion de ses conseillers sur la meilleure stratégie pour la suite de la guerre. Le conseiller Sinta, pour une fois, fut particulièrement bref dans ses avis. Dès que ce fut possible, il s’absenta. Sa position sociale lui interdisait de courir dans les couloirs. Il fallait qu’il se débarrasse de ce qui restait de Darquiflou. Il arriva dans ses appartements avant les diseuses qui avaient commencé leur recherche par les souterrains. Il prit l’urne. Il ne pouvait la casser, il avait peur qu’un sort l’en empêche. Il ne pouvait la jeter simplement. Au palais, peu de gens savaient assez de runes pour en tracer et surtout pour tracer celle qui était sur l’urne. Il se décida pour l’envoyer le plus loin possible. Sortant du palais, il rejoignit une petite maison discrète, où il faisait des affaires plus ou moins légales mais toujours rémunératrices. Il chargea un de ses hommes de main de trouver un porteur pour la convoyer au loin. Il fit comprendre à l’homme que le secret était essentiel vu ce qu’elle contenait, puis il rentra au palais. L’homme était mal à l’aise. Cette mission ne ressemblait pas à celles dont il avait l’habitude. Il cacha l’urne dans un vase plus grand en terre cuite. Il la cala avec des hardes qui traînaient là et qui d’habitude servaient de litière aux chiens. Sortant avec, il alla jusqu’au marché. Les rumeurs de guerre avaient dépeuplé la ville. Il maugréa devant le manque de monde, même les coquins habituels étaient partis se mettre à l’abri. Il ne restait que les trop pauvres qui ne savaient pas où aller pour fuir. Il repéra une femme en haillon, vieille et sale. Il l’accosta.
- Veux-tu gagner quelques pièces ?
- Que veux-tu que je fasse, Monseigneur ? Voler ? Tuer ?
- Non, rien de tout cela. Tu vois ce vase, il contient une Machirinta. Mon maître m’a chargé de l’enterrer au loin près de la rivière Limpierre, mais je préfère fuir dans la montagne et rejoindre ma famille.
- La rivière Limpierre est loin, cela va te coûter cher.
- N’exagère pas la vieille ! Si tu ne veux pas, je demande à quelqu’un d’autre.
- Je n’ai pas dit cela, Monseigneur, mais paye-moi un prix juste.
L’homme de main et la mendiante négocièrent ferme. Après la durée et la difficulté du voyage, elle dit la difficulté de voyager avec une Machirinta. C’était quand même des déchets qui sentaient mauvais. L’homme de main discuta encore un moment mais céda une somme que la mendiante trouva fort agréable. Ils se séparèrent après avoir échangé les serments d’usage, mille joies à celui qui respectait sa parole, mille peines au parjure. L’homme de main était assez heureux de s’être débarrassé de cet encombrant objet. Il trouva géniale son idée de Machirinta. C’était un vieux rite de fécondité. Son origine se perdait dans la nuit des temps. Quand un couple n’était pas fécond, il faisait le rite. Il était relativement simple. A l’aide de plantes toutes plus malodorantes les unes que les autres, on en faisait un emplâtre qu’on appliquait sur le bas ventre de la femme et de l’homme. Il fallait attendre qu’il sèche. Puis on l’arrachait avec les poils en général et on faisait brûler le tout. Les cendres devaient être mises dans une urne et jetées dans une rivière, qui était traditionnellement la Limpierre. Même réduites en cendres, l’odeur des plantes était désagréable. Souvent le porteur ne dépassait pas le premier ruisseau et jetait le tout aux abords de la ville. La mendiante but une bonne partie de la somme, mais la peur de la guerre la fit partir. Elle suivit le flot des réfugiés. La route de la Limpierre lui sembla aussi bonne qu’une autre. Elle la prit.
Sinta était heureux. La maîtresse cantileuse n’avait trouvé que des broutilles et aucun démon de grande puissance. Son homme de main avait fait son rapport et lui avait assuré de la disparition du vase. Sinta se disait que de toute façon, personne ne pourrait ouvrir l’urne de Darquiflou scellée par une rune et même si quelqu’un connaissait la manière de le faire, l’ignorance du nom du démon causerait la perte de l’imprudent. L’autre bonne nouvelle lui était arrivée par ses espions puis avait été confirmée au conseil. Le sorcier noir avait décidé de s’en prendre au royaume d’Ashra. Sa progression était plus lente que prévue mais les soldats d’Ashra ne tenaient pas longtemps devant les démons. Le roi après avoir rencontré le prince commandant en privé, estimait que la capitale se retrouverait assiégée d’ici à ce que la lune soit pleine. Il restait donc quatorze jours pour parfaire les défenses et s’organiser. Le roi détailla les travaux urgents à entreprendre et se voulut rassurant. Les démons ne feraient pas le poids devant une maîtresse cantileuse et ses adjointes. Maintenant qu’elles étaient sûres qu’il n’y avait pas de possession démoniaque dans la cité, elles allaient inscrire les runes sur les murs de la ville pour la protéger. Le sorcier noir pensait gagner la guerre mais au final le peuple d’Ashra serait vainqueur.

Le sorcier noir était satisfait, pour une fois. La progression des troupes de guerriers noirs était régulière. Ils avançaient un peu moins vite que prévu. Ce n’était pas trop gênant, la plaine était soumise et pouvait servir de base arrière. Il disposait de réserves. Ses espions étaient actifs. Il avait appris la mort de la grande diseuse et du porteur de flamme dans l’explosion de l’appartement. Il y voyait l’œuvre de Darquiflou. Il avait essayé de voir à travers divers sorts ce qui se passait chez la grande diseuse mais elle avait mis trop de défenses pour qu’il puisse en venir à bout de loin. Une fois sur place, il inspecterait lui-même les lieux. Il ne doutait pas de trouver ce qui était arrivé et de soumettre par un sort de nécromancie et la diseuse et le porteur de flamme. Il savait aussi l’arrivée de la maîtresse cantileuse, il ne la craignait pas. Il avait une arme secrète, Takachougha. Sa puissance saurait faire tomber ses orgueilleuses de leur piédestal. Avant que la lune soit pleine, il ferait le siège de la capitale du royaume d’Ashra. Avec l’aide de Takachougha, il ne doutait pas. Le siège serait court. Après cela, la route de Simantaba lui serait ouverte. Simantaba : le dernier obstacle avant le pouvoir absolu.

La maîtresse enchanteresse attendait. Elle était âgée. Elle dirigeait la fondation depuis tellement longtemps. La crise était là. Bien sûr, elle avait pris les décisions qui lui semblaient nécessaires. La suite des évènements lui avait donné raison. Aujourd’hui, elle connaissait le doute. Elle avait appris la mort de Entablu, l’ami fidèle, le conseiller pertinent. Il lui manquait pour faire face sereinement aux évènements. La maladie de Cantasha l’inquiétait. Elle attendait avec impatience les nouvelles de la maîtresse cantileuse. Elle décida de sortir les pierres. La tradition les faisait remonter à la fondatrice elle-même. Ces pierres auraient même été données par les grands êtres inventeurs des runes. Elle y croyait sans y croire. Longue héritière d’une tradition séculaire, elle connaissait les archives secrètes et savait que certains rites fondamentaux étaient somme toute, assez récents. Les pierres étaient entreposées dans une petite salle creusée dans la roche. La tradition interdisait de les stocker ailleurs. Les bâtiments qui abritaient la fondation étaient adossés à la falaise. Age après âge, des étages avaient été ajoutés. En tant que maîtresse enchanteresse, elle occupait un bâtiment en surplomb qui était rattaché au reste par une passerelle, qui était la seule voie d’accès. Elle se dirigea vers le fond de la pièce, ouvrit une porte et pénétra dans une petite salle basse, ancienne grotte naturelle qui avait été agrandie. Elle déplaça le petit rocher qui fermait la niche et sortit les pierres. Il y en avait une bleue, une brun noir, une rouge, et une blanche. Les couleurs lui semblaient toujours trop vives pour des objets anciens. Elle les posa sur une table de pierre. Elle prépara le bol d’eau, le roseau et l’encre. Jeter les pierres ne suffisait pas, il fallait aussi préparer le terrain. Avec une encre qui serait lavée après la cérémonie, elle traça les runes inachevées. Elles formaient une figure complexe mais toutes s’arrêtaient avant d’atteindre le centre et laissaient ainsi un cercle. Elle laissa l’encre sécher en tenant les pierres dans ses deux mains réunies en cage. De la chaleur semblait s’en dégager. Elle les jeta dans l’espace entre les runes. Les pierres tintèrent en tombant. Les runes inachevées se mirent en mouvement. Elles se détachèrent de leur support de pierre pour se dérouler dans l’espace. De nouveaux tracés apparurent, créant d’autres runes, disant d’autres choses. La maîtresse enchanteresse très tendue, lisait les dessins changeants. L’avenir était trouble et incertain. Elle voyait sa fin possible avec la fondation, elle voyait une succession qui la sauverait peut-être. Elle entraperçut des runes sombres porteuses de malheur, parlant de magie noire, elle vit des tracés inconnus aux couleurs de ses pierres. Puis les runes se mélangèrent et furent illisibles. Elle attendit que les fins réseaux flottant dans l’air se dispersent pour récupérer les pierres et les ranger. Elle lava la pierre de la table. Quand elle sortit de là, elle avait le sentiment qu’elle n’était plus celle qu’il fallait pour diriger. Il lui fallait convoquer les enchanteresses pour déterminer laquelle prendrait sa suite. Cela voulait dire une cérémonie des corps. Tout au long de leur vie, les diseuses quel que soit leur rang, traçaient des runes sur elles-mêmes ou sur leurs élèves suivant les différentes initiations. Arrivées au rang d’enchanteresse, elles étaient tatouées de la tête au pied de runes diverses par leurs tracés et leurs couleurs. Lors de la cérémonie des corps, des herbes divinatoires étaient brûlées. Les enchanteresses et leur maîtresse si elle vivait encore, entraient dans la salle. Après un bain purificateur, elles respiraient les vapeurs des herbes. Une vision était donnée à l’une ou à l’autre, la vision d’une rune particulière résultant du mélange des tracés sur le corps d’une des prétendantes. Une fois la vision reçue, il suffisait d’examiner chacune pour découvrir qui était désignée. Depuis le début de la fondation, il n’y avait jamais eu d’exception. Seule la bien aimée fondatrice n’avait pas subi cette cérémonie.
L’annonce de la cérémonie des corps fit l’effet d’une bombe. Toutes furent bouleversées.
Il y en a une qui fut contente. Sifréma n'attendait que cela. Depuis des années, elle manœuvrait et intriguait pour se placer en bonne position pour se faire reconnaître maîtresse enchanteresse. Elle ne doutait pas de pouvoir influencer les visions afin de se faire désigner. Elle étudiait les runes dites noires depuis si longtemps qu'elle les maniait en experte. Officiellement, elle était chargée de superviser l'enseignement et la mise en place des garde-fous indispensables à l'utilisation de ces runes. Les runes étaient dites noires parce que leur utilisation pouvait permettre d'agir sur l'autre contre sa volonté et surtout sans qu’on le sache. Elle avait commencé presque sans le faire exprès. Sa première manipulation, elle s’en rappelait encore après toutes ces années, fut pour avoir plus de bien être matériel. La règle ne prévoyait pas de dérogation matérielle pour celles qui avaient fait un gros travail. Sifréma avait jugé cela injuste. Elle avait manipulé sans trop de subtilité les cuisinières et avait obtenu un surcroît de nourriture bien venue pour apaiser la fin qui lui tenaillait le ventre. Elle avait craint le châtiment mais rien n’était venu. Cela l’avait confortée dans la croyance de sa bonne foi face aux autres. Elle avait ensuite continué. C’était bien pratique, et puis elle donnait tant pour la fondation qu’elle y avait le droit, sans vouloir entendre que faisant cela elle privait les autres de ce qui leur revenait. Elle avait beaucoup travaillé, mais aussi beaucoup arrangé les choses pour arriver la plus jeune enchanteresse de la fondation. Elle faisait partie des huit conseillères de la maîtresse enchanteresse et à ce titre, la cérémonie des corps lui était destinée. Elle supervisait la préparation de la salle pour la cérémonie. Elle en profita pour tracer de petites runes noires un peu partout. Elles ne feraient aucun mal aux autres enchanteresse, ni à la maîtresse enchanteresse, simplement, elles leur feraient voir ce qu’il était bon qu’elles pensent. Elles verraient un tracé de runes corporelles qui n’existaient que chez elle. Après la suite logique l’amènerait au poste suprême qui devait lui revenir de droit puisqu’elle était sûre d’être la plus apte à diriger la fondation. La nuit tombait quand les neuf femmes entrèrent dans la salle de la cérémonie des corps. Des apprenties avaient fait chauffer l’eau des bains de purification, préparé les braseros où seraient brûlés les mélanges aromatiques et hypnagogiques. Elles se déshabillèrent. L’une après l’autre, elles entrèrent dans le bain purificateur. Aidées par les apprenties, elles frottèrent leurs corps pour effacer toutes traces pouvant altérer le tracé des runes corporelles. Une fois prêtes, elles firent cercle autour du plus grand des braseros. Les apprenties, allumèrent toutes les lanternes. La vaste pièce était maintenant brillamment éclairée. En son centre, neuf femmes nues, immobiles comme des statues, s’apprêtaient à vivre l’expérience de la transe divinatoire. Les apprenties sortirent dans une procession pleine de dignité. Deux maîtresses cantileuses s’approchèrent du brasero, y répandirent les herbes et sortirent en fermant les lourdes portes de pierre. La maîtresse enchanteresse cantila la première rune, puis chacune à son tour joignit sa voix à celle de la maîtresse enchanteresse. Une lourde fumée se dégageait du brasero. Son odeur suave et entêtante se répandit dans la pièce. La cantilation continuait, s’y adjoignit le geste. Maintenant chacune traçait dans l’air avec tout son corps la rune qu’elle cantilait. Sifréma sentit le lourd parfum. Elle sentait la dissociation se faire petit à petit. Si une partie de son esprit savait la rune à cantiler et les gestes à faire, l’autre partie commençait à divaguer, lui montrant des images incohérentes. Elle voyait des lignes qui se tordaient, dansaient, volaient. Elle savait que l’une ou l’autre prendrait un des morceaux de charbon de bois et tracerait ces lignes sur le mur blanc préparé pour l’occasion. Il ne fallait pas que ce soit elle pour que les soupçons ne puissent pas naître. La tête lui tournait. Elle regarda les autres qui ne semblaient pas mieux qu’elle. Elle avait perdu la notion du temps. Elle sentit sa langue butter sur une cantilation, ses bras devenir lourds. Le sommeil la gagnait. Elle fit un effort pour rester debout. Déjà trois des neuf femmes s’étaient allongées et dormaient. Elle s’appliquait pour cantiler les runes divinatoires sans faute. Une enchanteresse se laissa couler au sol dans un dernier mouvement de traçage. Elle ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, elle était allongée sur le sol. La maîtresse enchanteresse toujours debout venait de prendre un morceau de charbon de bois. Elle se dirigea vers le mur. Elle la vit s’arrêter, lever le bras et le laisser retomber. Sifréma voulut dire une des runes noires mais le son à produire ne venait pas à son esprit. Il aurait fallu. La maîtresse enchanteresse leva à nouveau le bras et commença à tracer la rune. Elle reconnut le début d’une des runes de protection que l’on recevait lorsqu’on devenait diseuse. Il en existait plusieurs tracés. Ils commençaient tous au niveau du cou et descendaient soit directement vers la hanche soit faisait le tour du thorax pour finir sur l’os du bassin. Des neuf femmes, elle était la seule à avoir le tracé direct. Un sentiment de victoire l’emplit quand elle vit que c’était le tracé direct qui venait sous les doigts de la maîtresse enchanteresse. Celle-ci avait aussi du mal à coordonner ses gestes. Arrivée à mi-parcours du dessin, elle eut comme un hoquet qui se traduisit par un empattement noir et elle lâcha le charbon de bois. Elle tomba à genou, ramassa le fusain et sans se relever, reprit le laborieux tracé de la fin de la rune. Suprême bonheur pour Sifréma, la maîtresse enchanteresse fit même les fioritures qui lui ornaient la hanche gauche. Arrivée au bout, elle sembla se tasser sur elle-même, son bras glissa sur le mur laissant quelques marques noires. La maîtresse enchanteresse, l’ancienne pensa Sifréma, venait de perdre connaissance. Sifréma se laissa alors aller au sommeil. Elle savait que les grandes diseuses qui ouvriraient les portes au matin, verraient le tracé runique. Elles feraient alors l’inspection des corps des enchanteresses et la reconnaîtraient comme la première de la fondation.
Dans la nuit qui s’avançait, un groupe de femmes et un homme couraient en portant un brancard.

Houtka - 8

Darquiflou avait subi les épreuves de soumission avec colère, mais il ne pouvait pas s'opposer au sorcier noir. Celui-ci connaissait son nom et le moyen de s'en servir pour le faire souffrir. Il avait compris qu'il lui fallait céder devant la force brute. Il n'était pas sorti du vase qui le contenait. Il avait subi, subi, subi et cela avait renforcé sa colère. Il avait compris qu'il allait être mis à disposition d'un autre qu'il espérait moins puissant. Il avait senti qu'on le transportait. Cela avait duré un certain temps, trop de temps à son goût. Il sentait que quelqu'un avait manipulé sa "boîte" comme il disait. Il sentait aussi des forces en jeu mais n'arrivait pas à déterminer ce qu'elles étaient. Il les considéra comme dangereuses puisque inconnues.
Son couvercle se souleva. Une voix l'appela par son nom. Il jura intérieurement un autre sorcier ? Il sortit n'ayant pas le choix de refuser. Il était dans une pièce vaste, richement meublée. En face de lui était un homme manifestement habitué au commandement. Il se prépara au pire, sachant que les sorciers capables de soumettre les démons, aimaient souvent faire souffrir. Et puis il prit conscience. En face de lui, ce n'était pas un sorcier mais un homme. Cela changeait tout. Les hommes faisaient beaucoup plus de fautes. Darquiflou entrevoyait la possibilité de s'en sortir. Loin du sorcier noir, cet homme ne faisait pas le poids, même s'il se croyait supérieur. Il ne fallait pas qu'il fasse de faute car l'homme avait son nom, même s'il n'avait pas les pouvoirs des sorciers. Darquiflou se dit qu'il allait commencer par endormir la méfiance de ce nouveau maître et qu'il frapperait après. Quand il aurait compris ce que cherchait l'homme, il pourrait trouver comment s'en débarrasser. Et puis si par malheur pour lui, il ne prononçait pas le nom au début de chaque phrase, alors c'est lui qui pourrait s'amuser avec l'homme. Pour suivre les ordres du sorcier noir, il prit une forme vaguement humaine. Il était capable de mimer de multiples formes, mais pour le moment, il était bloqué par les sorts de grand sorcier. L'homme devant lui jubilait. Il se sentait fort. Darquiflou sentait sa peur, au ton de sa voix trop forte. La peur le rendrait attentif, la faute n'était pas pour maintenant. Il fit faire une génuflexion à sa forme humanoïde. Si l'homme avait été un sorcier, il aurait vu que le démon prenait beaucoup plus de place que cette petite forme devant lui qui dansait au dessus du vase.
Sinta souriait devant l’apparition. Le sorcier ne l’avait pas trompé. Il fallait qu’il réfléchisse à ce qu’il allait en faire. Ce démon représentait une force puissante mais risquée. Etre convaincu de commerce avec les esprits entraînait la mort.
- Darquiflou, m’entends-tu ?
- Oui, maître.
- Darquiflou, personne ne doit te voir que moi seul. Darquiflou, tu ne dois me parler que si je suis seul.
- Oui, maître.
- Darquiflou, ton premier ordre sera de faire taire à jamais le prince commandant les armées.
- Oui, maître.
La forme qui tremblait au-dessus du vase, fit une génuflexion et se dissipa.
- Darquiflou !
- Oui, maître, fit le démon qui réapparut au-dessus de son vase.
- Darquiflou, tu fermeras le couvercle de ton vase en rentrant quand tu auras fini ta mission.
- Oui, maître.
La forme de nouveau semble s’évaporer. Le conseiller Sinta ramassa le vase. Il l’amena dans son cabinet de travail et l’enferma dans le coffre aux secrets. Celui-ci était gardé jour et nuit par ses soldats qui avaient ordre de ne laisser approcher personne sauf lui.
Le démon s’était rendu invisible aux yeux de l’humain. Il rageait. Il y avait tant d’âmes à tourmenter ici et il n’avait pas le pouvoir. Sa colère brûlait contre ce nouveau maître stupide. Après cette première conversation, il ne doutait pas de la faute. Cet homme aimait trop s’écouter parler pour ne pas oublier de dire son nom à chaque phrase. L’avenir lui apparaissait favorable. Il se mit en route à la recherche de sa proie. Il se laissa guider par les forces obscures et arriva près d’un terrain d’entraînement. Des soldats y maniaient toutes sortes d’armes qui seraient sans effet sur lui. Le prince commandant inspectait une troupe. Le démon s’approcha. Il ouvrit grand ce qui lui servaient de mains et les referma sur le cou de l’homme. Celui-ci eut un spasme et s’écroula. Tout le monde le vit tomber mais personne ne vit le démon. Les plus proches se précipitèrent pour aider le prince qui déjà se relevait. Il voulut crier un ordre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il était devenu muet.
Cantasha souffrait. Une mauvaise chute pour éviter des cavaliers au grand galop, l’avait envoyée dans un ruisseau encaissé sur le côté de la route. Renatka était à ses côtés. Kontaga était resté sur le chemin. Il pataugeait dans l’eau pour relever Cantasha qui s’accrochait comme elle pouvait aux herbes du bord. Il la prit dans ses bras. Elle avait cru un instant se noyer quand elle s’était retrouvée sous l’eau. Maintenant, elle toussait et luttait contre la douleur intense de sa cheville.
Renatka avait de l’eau à mi-cuisse et essayait de voir comment il pourrait sortir de ce fossé naturel dans lequel ils étaient. Kontaga les regardait d’en haut, les encourageant de la voix. Renatka estima la hauteur pour sortir à deux fois la sienne. Les maigres herbes qui poussaient sur les pentes ne lui permettraient pas de sortir avec Cantasha. Seul, le défi aurait été difficile à relever. Il ne pouvait pas laisser la diseuse de runes au fond de ce fossé. Il regarda Cantasha qui ne toussait plus, elle était pâle, respirant difficilement. Il l’appela. Elle ne répondit pas. La douleur lui emplissait le corps, un brouillard blanc lui obscurcissait la vue. Elle entendait la voix de Renatka comme si elle venait de très loin. Elle entendit sa panique, elle voulait répondre que cela allait aller, qu’il fallait qu’il trouve un passage, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Le noir s’installa devant ses yeux. Renatka hurla quand il sentit Cantasha perdre connaissance. Il n’y avait nul endroit où la poser. Il paniquait presque. Kontaga essayait de le rassurer. Renatka respira lentement, reprenant la maîtrise de lui-même.
- Kontaga, as-tu une corde ?
- Non, je n’ai rien. Comment va-t-elle ?
- Elle respire, elle a juste perdu connaissance. Vois-tu par où je pourrais sortir de là ?
- Je regarde.
Kontaga se mit à courir en allant vers l’amont. Renatka se cala sur la paroi du fossé en l’attendant. Même si Cantasha était légère, il ressentait la fatigue. Le temps sembla long avant le retour de Kontaga. Il était porteur de mauvaises nouvelles. Plus haut, une cascade barrait le ruisseau et ne permettait pas de remonter. Soit la sortie serait plus loin en aval, soit il fallait trouver une corde pour les sortir de là.
- Je pars vers l’aval pour voir si je trouve un passage ou une corde. Commence à descendre si tu peux, Renatka. Je te retrouve dès que possible.
- D’accord, mais envoie-moi mon sac que je prenne une couverture qu’elle n’ait pas froid.
Au lieu de lui expédier son sac, Kontaga en sortit la couverture et l’a jeta avec adresse sur Cantasha. Renatka l’enveloppa avec et se mit en marche. Après un dernier mot d’encouragement Kontaga était parti chercher de l’aide.
Cantasha reprenait doucement ses esprits. Renatka marchait la portant toujours.
Ils parlaient tout en marchant. Cantasha souffrait beaucoup de sa cheville. Elle sentait bien qu’elle ne pourrait pas poser le pied par terre.
- Les runes ne pourraient t’aider ?
- Non, ma voix est altérée par la souffrance et je risque de ne pouvoir me concentrer suffisamment pour cantiler correctement.
- On, on va bien trouver un coin pour sortir de ce trou.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? Je me souviens que je marchais sur la route mais pas pourquoi je suis tombé dans ce ruisseau.
- Tu marchais, comme d’habitude, à côté de Kontaga, vous parliez de Simantaba et des cavaliers ont surgi au galop. Il t’a poussée pour les éviter. Tu as glissé sur le bord et tu as disparu. Je me demande pourquoi, il n’est pas parti de l’autre côté, car il avait la place de s’y réfugier.
- Tu sais, Renatka, on ne réfléchit pas toujours. Il a eu peur des cavaliers et n’a pas pensé qu’il me poussait. Il a dû craindre de passer sous leurs sabots.
- Peut-être, mais maintenant à cause de lui, nous sommes coincés ici.
Tout en parlant Renatka regardait les bords du ruisseau. Celui-ci semblait s’enfoncer doucement sous terre en creusant une gorge. Heureusement, l’eau était peu profonde et le fond sableux, permettait une marche facile. Par chance, il découvrit une sorte de banquette naturelle en pierre que laquelle, il put poser Cantasha pour se reposer. C’est alors que la pluie qui menaçait depuis des jours se mit à tomber.
Quand ils entendirent kontaga, ils furent rassurés. La pluie avait depuis longtemps transpercé leurs vêtements et ils commençaient à avoir froid dans le soir qui tombait. Après quelques cris pour les repérer, Kontaga leur avait annoncé la bonne nouvelle :
« J'ai une corde et j'ai trouvé des gens pour m'aider. On va pouvoir vous sortir de là.
- Envoie la corde, on discutera après », répondit Renatka.
Il en attrapa l'extrémité et la noua sous les bras de Cantasha. Le fossé faisait environ trois hauteurs d'homme. Il vit Kontaga et un ou deux visages regarder au-dessus du trou. Il cria pour qu'ils remontent la diseuse de runes. Il vit s'élever Cantasha, il l'aida du mieux qu'il pouvait pour qu'elle ne se fasse pas mal. Puis il vit des bras musclés la récupérer. Il se dit qu'il allait bientôt sortir de là lui aussi. L'eau montait et il craignait de ne pas résister au courant. Le temps lui semblait long pour défaire un noeud. Il appela Kontaga, mais n'eut pas de réponse. Ses craintes sur la droiture du personnage lui revinrent en mémoire. Il pensait que quelque chose n'allait pas. Kontaga était intéressé par la diseuse de runes, mais que cherchait-il ? Il appela une nouvelle fois. La tête de Kontaga apparut au bord du fossé :
« Ca arrive, ça arrive dès qu'on a réussi à défaire le noeud que tu as fait !
- Dépêche-toi, l'eau monte. »
Avec la pluie qui redoublait, le paisible ruisseau s'était animé. Renatka tenait bon dans le courant mais celui-ci prenait de la force. Il n'avait pourtant pas serré son noeud, mais c'est sûr que si on tirait dessus sans précaution, il pouvait se coincer. Il pensa qu'avec un peu de patience tout serait fini. Il s'adossa à la paroi pour attendre. Quand la corde arriva devant lui, l'eau lui montait plus haut que la ceinture. Il fit le noeud sous ses bras, l'eau lui atteignait la poitrine. Il cria à Kontaga de tirer car il ne tenait plus face au courant. La corde le souleva. Il pensait que l'ascension serait courte. Il aida autant qu'il pouvait en se guidant sur la paroi rocheuse. Le ruisseau maintenant était impétueux. Nul n'aurait pu tenir. Il était content que cela se finisse. Il n'avait pas fait la moitié du trajet que la corde céda. Kontaga qui regardait le déroulement des opérations, poussa un cri quand il vit Renatka disparaître dans l'eau devenue boueuse.
Sinta subissait la pression des « amis » du sorcier noir. Ils lui avaient fait un cadeau, à lui de montrer sa bonne volonté. Ils ne lui demandaient pas grand chose mais un geste qui permettrait au sorcier noir de croire en sa bonne volonté. Par exemple faire cesser la fabrication des flèches runiques, ou simplement la diminuer, que les forces sur le terrain soient plus favorables aux guerriers noirs. Sinta en avait conclu que le plus simple était de faire disparaître la diseuse. Elle était malade et personne ne l'avait revue depuis des jours et des jours. L'odeur de son appartement laissait penser à quelque chose d'infamant qui l'empêchait de se montrer. Elle vivait encore puisqu'elle continuait à prendre ses repas et à faire des flèches. Les gardes à sa porte étaient formels, elle avait interdit sa porte. Il fallait lui laisser les plateaux et les flèches dans l'antichambre. Sinta pensa que le démon pourrait se rendre utile. Même si on découvrait sa participation démoniaque, c'est le sorcier noir qui en serait accusé. Oui, se dit-il, voilà une bonne idée. Isolé dans son appartement, il avait mis l'urne devant lui.
« Darquiflou, sors et viens recevoir tes ordres.
- Oui, maître, dit le démon en sortant et en reprenant une forme.
- Darquiflou, il y a dans ce palais une diseuse de runes qui fait des flèches runiques contre le sorcier noir. Darquiflou, tu vas la tuer. Darquiflou, tu la tues elle et son compagnon s'il est encore là. Darquiflou, une fois fini, tu rentres dans ton urne et tu attends que je vienne chercher ton rapport. Darquiflou, tu as compris mes ordres. Darquiflou, si tu fais mal je te renvoie au sorcier noir pour qu'il te punisse. Darquiflou, va maintenant.
- Oui, maître, j'ai bien compris. Je ferai selon vos ordres. Mais tuer une diseuse est une tâche difficile. Il me faudra plus de temps que pour faire taire l'autre homme.
- Darquiflou, ne traîne pas, il pourrait t'en cuire, je te donne trois jours.
- Oui maître, j'essaierai de te satisfaire.
- Darquiflou, il ne s'agit pas d'essayer. Darquiflou, malheur à toi si tu échoues ! »
Le démon partit à la recherche de sa proie. Une diseuse de runes n'était pas une proie facile. Elle devait savoir assez de magie pour se protéger contre les maléfices. En plus lors de leurs initiations, les diseuses recevaient des runes de protection qui étaient tatouées sur leurs corps. Les attaques magiques par l'extérieur échouaient sur de telles défenses. Il repéra sans peine l'appartement de la diseuse. Il apprit un autre élément qui le mit mal à l'aise. C'était une grande diseuse. Elle avait donc encore plus de puissance que les autres. Il alla inspecter sous une forme éthérique le couloir de l'appartement. Il vit les gardes, il vit aussi des petits êtres qui pillaient la nourriture dans l'antichambre. Il regarda les gardes et comprit qu'un sort ou une magie les empêchaient de voir les petits êtres. En s'approchant de l'appartement de la grande diseuse, il eut l'impression de se mouvoir dans quelque chose de plus épais comme si le plan éthérique devenait de l'eau. Il poussa aussi loin qu'il put mais ne réussit pas à aller très loin. Elle avait un sacré pouvoir la diseuse pour être capable de cela. Pourtant, il lui fallait trouver un moyen. Il n'avait aucune envie de retourner chez le sorcier noir surtout pour y être puni. Il était certain d'arriver à ce que l'homme fasse une faute. Il décida de passer sur les plans infernaux pour avoir une solution sur la manière de tuer une diseuse. Il devait là aussi être méfiant. Les autres démons ne le laisseraient pas en paix s'ils apprenaient ce qui lui arrivait. Il se projeta sur un plan qu'il savait occupé par des petits démons qui le craindraient. Son arrivée provoqua la panique, mais ils firent ce qu'il souhaitait. Un volontaire vint aux renseignements. Ces petits démons manquaient de puissance pour être très nuisibles mais ils servaient souvent un maître plus fort voir un prince. C'est ce qu'il cherchait. Darquiflou pensait que les princes des démons avaient déjà eu à faire aux diseuses et savaient comment contourner les runes de protection. A force de mensonges, de violences et d'intimidation, il eut un nom, pas le nom secret bien sûr, mais le nom d'usage. Cela lui suffisait pour trouver et coincer un jeune démon qui avait servi le Seigneur des mondes noirs. La simple évocation de ce nom mit le jeune démon presque en transe. S’il faisait quelque chose contre le seigneur des mondes noirs et qu'il l'apprenait, il était fini. Darquiflou mania la flatterie et les menaces mais encore plus la flatterie. L'autre y était sensible. Celui-ci lui raconta une histoire où le Seigneur des mondes noirs neutralisait une diseuse grâce à l'aide du jeune démon. D'ailleurs à bien l'écouter sans lui, le seigneur des mondes noirs n'aurait jamais réussi. Darquiflou se moquait de qui avait fait quoi, il voulait connaître le moyen employé. Il félicita son interlocuteur et renforça son discours en le flattant encore plus. Il finit par apprendre que le seul moyen de tuer une diseuse pour un démon était de rentrer en elle. Le plus simple était d'utiliser certains sorts peu connus de camouflage et de rentrer en elle en même temps que les aliments. Darquiflou se félicita intérieurement, il connaissait ces sorts. Il fit un peu d'esbroufe encore, posant d'autres questions, cherchant d'autres démons pour ne pas qu'on soupçonne la vraie raison de sa venue. Il repartit alors dans le monde des humains, fort satisfait de lui et de son stratagème. Il aurait beaucoup moins apprécié de voir le jeune démon qu'il avait interrogé aller tout raconter au seigneur des mondes noirs. Fait rare, celui-ci le récompensa d'un surcroît d'énergie. Il considéra Takachoughaa et Darquiflou, il avait là deux armes contre les diseuses qui allaient être bien utiles. Il fallait qu'il réfléchisse à cela.
Darquiflou réintégra le plan humain. Le temps n'avait pas la même valeur suivant les plans. La première chose qu'il fit c'est de voir combien avait duré son absence. Il ne fallait pas que l'humain en appelle à sa rune pour le faire revenir. Il fut rassuré à peine une journée de passée. Il se rapprocha de nouveau de l'appartement. Il ressentit la puissance de la protection de la diseuse. Au cours de sa vie longue en terme humain, il n'avait jamais connu de sort de défense aussi intense. Il trouva un coin tranquille. Il lui fallait du temps pour faire le nécessaire magique, en temps humain, un à deux jours. Il commença la convocation des forces nécessaires tout en observant les allées et venues. 

Le sorcier noir se tenait devant la coupe de divination. Comme toujours, elle révélait certaines choses mais en cachait d'autres, ou plus exactement elle n'avait pas tous les pouvoirs. Les diseuses de runes échappaient souvent à ses capacités. Le sorcier noir se voyait entrer dans la capitale d'Asrha mais ne voyait rien sur ce que devenait la diseuse et le porteur de flamme. Pourtant il était sûr que son avenir dépendait de ce qui allait arriver à ces deux personnes. Il se releva. La voie était tracée, il allait diriger ses guerriers noirs vers le royaume d'Ashra. Il n'était pas pour autant rassuré. Il voulait encore plus contrôler la situation. Pour cela il voulait reprendre le contrôle de Takachougha. Il décida de faire un rite de convocation. Pour un démon du rang de Takachougha, il fallait du temps. Sa puissance de nuisance était supérieure à celle des autres démons rencontrés. Il ne suffisait pas d'aller à la « pêche » pour le faire venir. Comme le sorcier noir connaissait son nom, le rite en serait simplifié. Les précautions étaient d'autant plus nécessaires que le démon au nom dit serait en rage de ce fait. Cette parole était interdite sous peine de mort. Seuls les sorciers qui avaient les connaissances requises et l'audace de s'en servir échappaient au sort commun. Le sorcier noir était de ceux-là. Il convoqua ses aides. Ils arrivèrent avec le matériel nécessaire. Les brûle-parfums furent installés autour de la pièce. Les braises qu'ils contenaient furent activées. Les aides y répandirent les substances mal odorantes que le sorcier noir concoctait pour ces occasions. Celui-ci au milieu de la pièce inspectait le sol. A l'aide d'une craie, il délimita un périmètre que les serviteurs recouvrirent de sable noir. Tout autour de la pièce, ils firent de même. Maintenant deux cercles tangents et circonscrits délimitaient la pièce en deux. Un rond de sable noir où se tenait le sorcier et devant, limité par l'autre cercle de sable noir, l'espace où se tiendrait l'apparition. La nuit arrivant, les torchères furent allumées. Le rite pouvait commencer. Le sorcier noir prit du sable blanc dans la main et commença à tracer un cercle sur le sable noir. Puis toujours de la même manière en saupoudrant le sable blanc sur le sable noir, il traça une figure complexe. Sa magie en était puissante et contraindrait le démon à respecter celui qui se tenait au centre. Puis il prit de la poudre d'or. Avec elle il dessina une autre figure, plus petite mais toute aussi difficile. Elle amplifierait son appel, le rendant irrésistible. Pendant ce temps, ses aides à l'extérieur de l'espace fermaient symboliquement le secteur en répandant de la cendre sur le bord du sable. Tout était prêt. Le sorcier se redressa, fit un signe à ses aides qui ajoutèrent des braises et des fragments de chair. L'odeur devint difficilement soutenable. Le sorcier noir commença l'invocation. Il alluma un premier feu, égorgea un premier coq, un noir. Il en répandit le sang sur sa droite. Il alluma le deuxième feu, égorgea un coq blanc ; il en répandit le sang derrière lui. Il alluma le dernier feu sur sa gauche, immola un autre coq noir et en répandit le sang. Prenant alors un peu du sang des trois coqs, il le répandit devant lui hors des figures tracées et cria :
« Takachougha, par la magie qui te lie à ton nom, apparais. »
Il y eut une explosion au centre de la pièce, des jets de feu partirent en direction du sorcier. Celui-ci ne bougea pas. Les jets s'écrasèrent sur les protections magiques. Il y eut comme un vent de tempête hurlant et tordant le feu des torchères, mais le sorcier ne bougea pas. Alors apparut un dragon tellement grand que seule sa tête et le début de son cou tenait dans la pièce.
« Tiens-tu tant à mourir, que tu me convoques?
- Takachougha, par la magie qui te lie à ton nom, choisis une forme moins grande.
- Te revoilà, sorcier maudit. Je crois que je vais te détruire. Tes protections ne valent rien. Sauve-toi avant que je ne te mette en pièces.
- Cesse tes enfantillages, Takachougha, j'ai fait ce qui devait être fait et tu ne peux rien contre moi. »
Le grand démon fit le tour des figures tracées sans trouver de faille. Lui qui se rétractait à chaque fois que le sorcier prononçait son nom, comprit qu'il ne pourrait le vaincre tant qu'il serait protégé par le rite d'invocation. Il avait d'autres cartes dans son jeu. Le Seigneur des mondes noirs l'avait ramené à sa puissance mais sous réserve qu'il le serve bien. Il n'était pas libéré de sa dette envers lui. Le sorcier noir n'était qu'un pion sur l'échiquier du seigneur des mondes noirs. Son but était la fin des diseuses de runes et surtout l'instauration du règne de la Force Noire. Takachoughaa savait qu'il aurait le sorcier noir en récompense s'il servait bien le seigneur des mondes noirs. Il rêvait déjà de cette éternité de supplice qu'il pourrait faire subir au sorcier.
« Ce que j'ai subi par ta faute sorcier mérite mille fois la mort !
- Tu aurais fait preuve d'intelligence ce ne serait pas arrivé et je ne serais pas obligé de t'invoquer à nouveau. Ton échec est à toi.
- J'ai perdu puissance et énergie à cause de toi. Le monde de Corc m'a laissé sans force.
- Quand je vois tout ce que tu t'amuses à faire quand tu apparais, je doute de tes paroles. Tu me sembles bien vaillant pour un mourant.
- Même si cela me coûte de le reconnaître mais je ne pourrais pas affronter les diseuses de runes pour le moment. Il faut que je retrouve de la force.
- Je vais être généreux avec toi et t'aider à récupérer des forces vives. Laissons les diseuses de côté. Pour le moment, elles ne sont pas un problème. J'ai besoin que tu aides tous ces petits démons bons à rien pour attaquer le pays d'Ashra.
- Qu'attends-tu de moi?
- Tu vois, Takachougha, tu sais où est ton intérêt. Je te laisse les âmes de ceux que tu auras vaincus sauf celles qui deviendront mes guerriers.
- Ton âme me suffirait, sorcier !
- Ne rêve pas, Takachougha, la magie liée à ton nom est active et c'est moi qui en ai la clé.
- Ne fais pas d'erreur, sorcier, car je ne te raterai pas!
- Maintenant va, Takachougha. Quand viendra l'heure de la bataille, je dirai ton nom et tu répondras. Tu prendras les forces que je te donnerai et quand viendra le moment nous verrons si tu es assez fort face aux diseuses de runes. »
Le sorcier jeta de la cendre sur l'apparition. Celle-ci poussa un cri de douleur, de colère, d'impuissance et disparut. 

Darquiflou était prêt. Il avait de la chance. La réalisation des différentes invocations ne lui avait pris qu'une journée de temps humain. Il était dans le couloir, protégé des forces de la diseuse, attendant le passage journalier des serviteurs avec le plateau de victuailles pour la diseuse et son compagnon. Quand le page apparut portant les vivres, il créa un mouvement d'air qui fit bouger les tentures. Le serviteur tourna la tête. Darquiflou en profita pour se laisser choir dans la coupe contenant les fruits. Il se savait presque indétectable. Le page avançait dans le couloir. Darquiflou commença à ressentir la pression des runes sur son être. Il en souffrait mais grâce à ses invocations de la journée, il pouvait continuer à se rapprocher. Il y avait un mur entre la force des runes et lui. Il savait que face à la diseuse si elle le repérait, tout ce qu'il avait préparé ne tiendrait pas longtemps. Pour le moment, il ne souffrait que de la proximité des runes, le grand risque viendrait quand il les affronterait. Si sa ruse marchait, dès qu'il serait à l'intérieur de la diseuse, il ne risquerait plus rien et pourrait accomplir son oeuvre de destruction. Les gardes saluèrent le servant, lui ouvrirent la porte et la refermèrent toute de suite derrière lui. Le page posa le plateau le plus vite possible. Il sortit du carquois toutes les flèches, les posa sur la table et récupéra les flèches runiques. Il se dépêcha de sortir.
Darquiflou sentait la force des runes de l'autre côté du mur comme on sent la puissance d'un ouragan à l'abri dans un lieu solide. Il se demandait si la punition n'était pas moins pire que ce qui l'attendait à côté. Il vit la porte vers l'extérieur s'ouvrir. Il fut étonné. Pour lui c'était la porte de la chambre qui aurait dû laisser le passage au compagnon de la diseuse. Il vit un des petits êtres entrer. Ne voulant pas se faire emporter avec les victuailles, il sauta sur les flèches. Le petit être posa un plateau chargé de restes à coté des victuailles fraîches. S'emparant des flèches, il se dirigea vers la chambre. Il vit que la porte en était entrebâillée. Des empennages de flèches dépassaient. Le petit être remplaça ces flèches par celles que le page venait d'apporter. Caché contre une des plumes, Darquiflou ne comprenait pas ce qui se passait. Il n'avait pourtant pas le choix. Il lui fallait affronter la diseuse. Il pensa qu'il était préférable qu'elle ne le découvre pas au milieu du faisceau de flèches. Il décida de se projeter dans la chambre. Il hésita un instant. Toujours sous sa forme la plus discrète il pénétra dans la chambre.
Et le monde explosa.

Houtka - 7

Il y avait eu… Il ne savait plus. Il avait été…Il ne savait plus non plus. Il ne ressentait que la volonté de détruire, la rage de broyer, le désir de déchiqueter. Il flottait dans des limbes indéfinis. Il avait été puissant. Il se sentait faible. Il faudrait qu’il le broie, le déchiquette, le massacre… mais qui ? Il avait juste conscience de son existence. Les limites de lui-même lui semblaient floues. Autour de lui, les ombres qu’il voyait semblaient le fuir. Des bribes d’évènements revenaient dans un tout incohérent. D’abord, il y avait celui-là qu’il devait poursuivre. Il y avait cet autre qui disait des paroles qu’il n’entendait pas. Il y avait la mission. Il y avait la magie. Tout se mélangeait, se mêlait, s’entremêlait. Puis sa conscience repartait. Quand il lui semblait être éveillé, les cauchemars reprenaient. D’autres êtres venaient y danser leurs sarabandes, d’autres entités le prenaient à partie. Il ne vit pas l’entité qui s’approchait. Elle le contemplait avec un plaisir gourmand. Elle allait vider de sa substance un démon principal. Cela la renforcerait. Alors elle pourrait être autre chose qu’un charognard démoniaque se nourrissant des victimes des batailles dans les mondes noirs. Elle savait même le nom de sa victime, Takachougha. Son histoire commençait à être connue. L’exemple à ne pas suivre. Son erreur : avoir laissé un sorcier apprendre votre nom. Après cela, il ne fut plus jamais tranquille, jusqu’à ce funeste jour où lié par un sort d’obéissance lancé par celui qui connaissait son nom, il avait dû affronter l’être de Corc, probablement la dernière entité capable de manipuler le temps et l’espace. La rupture brutale de lien magique entre Takachougha et le sorcier avait tellement affaibli Takachougha qu’il ne pourrait même pas se défendre quand elle allait lui sucer ses substances vitales. Quant au sorcier, elle entendait résonner ses rites noirs. Il essayait de récupérer sa puissance. L’entité se fixa sur sa victime et commença à se nourrir. Elle avait à peine commencé qu’elle sentit l’onde de force qui précédait un des grands dans les mondes noirs. Il avait plusieurs surnoms. Elle n’essaya même pas de l’amadouer. Elle s’enfuit.
Le seigneur des mondes noirs perçut Takachougha et le charognard qui fuyait. Takachougha était vraiment en mauvais état. Il partait en déliquescence. Est-ce que cela valait le coût nécessaire à le remettre en état ? Il faudrait le restructurer, lui réapprendre son être propre, le nommer d’un nouveau nom. Le seigneur des mondes noirs pesa le pour et le contre. S’il réussissait à le régénérer, alors il aurait l’arme idéale contre le sorcier et il pourrait même décapiter l’organisation des diseuses de runes. C’est la Force Noire qui allait être heureuse s’il y parvenait.
Cantasha était déprimée. Son audience par le roi n'avait pas tourné à son avantage. Il avait été très ferme, avait repoussé ses arguments, de plus en plus agacé qu'elle réponde et avait fini par lui donner l'ordre de se mettre à sa disposition. Il lui avait adjoint une garde officiellement pour la protéger mais aussi pour la surveiller. Elle était rentrée avec deux soldats derrière elle. Ils avaient pris position devant sa porte. Si Renatka pouvait entrer et sortir sans problème, Cantasha ne pouvait faire un pas dans le couloir sans que les gardes ne la suivent. Elle préférait demeurer cloîtrer dans sa chambre. Une escouade venait la chercher le matin et la ramenait le soir. Elle passait sa journée à faire des pointes de flèches runiques. Renatka passait ces journées à explorer le palais et ses alentours. Les nouvelles de la guerre étaient bonnes. L’humeur de la cité était joyeuse. Les guerriers noirs reculaient encore. A la pleine lune, cela ferait une lunaison qu’ils cédaient du terrain. Bien sûr, ils se défendaient mais la coalition qui prenait forme semblait assez puissante pour en venir à bout. Renatka cherchait un moyen de fuir. Cantasha ne voulait pas employer les runes pour faire du mal à un peuple ami. Il fallait trouver autre chose. La cité grouillait de monde. Les affaires allaient bon train. Pour la pleine lune, le roi avait décrété une journée de réjouissance. Beaucoup espéraient que ce serait aussi une fête de victoire sur les guerriers noirs. Assis à un coin de rue, Renatka remarqua que la foule semblait éviter quelque obstacle. Il ne voyait rien de particulier pour expliquer cela. Il se concentra, laissant la chaleur de la flamme monter en lui. Son regard se fit plus pénétrant. Il lui semblait ressentir un peu ce que chacun vivait dans cette foule. Il porta son attention sur l’obstacle et fut étonné d’apercevoir une forme d’homme. S’approchant, il découvrit un petit être fouillant le tas de détritus. Il triait ce qu’il trouvait. La foule passait autour de lui comme s’il n’existait pas.
- Qui es-tu ? demanda Renatka
Le petit être sursauta, surpris qu’on lui adresse la parole.
- Tu me vois ?
- Mieux, je te regarde. Qui es-tu ?
- Je suis Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de …
- Doucement. Il y en a long comme cela ?
- Je connais vingt générations. Mon père plus de deux cents !
- Je peux t’appeler simplement Michatagoulfa ?
- Tu veux m’appeler par mon nom ?
- Oui.
- Tu n’es pas de la cité. Comment tu t’appelles ?
- Renatka.
- Tu es fils de personne ?
- Si, fils de Sounataka, petit fils de … Je crois que je n’ai jamais su son nom.
- Vous les grands, vous êtes curieux. Ne pas savoir d’où vous venez, c’est indécent.
- Les gens ne te voient pas ?
- Non, et comme tu me parles, tu as cessé d’être visible à leurs yeux.
Renatka regarda autour d’eux. Effectivement, le flot des passants semblait les ignorer. Personne ne leur marchait dessus mais tous faisaient un détour comme on évite un arbre, ou un déchet.
- Tu les vois. Ils traitent toujours mon peuple comme cela. Sans nous, leur cité ne serait qu’un cloaque. Pourtant ils nous ignorent. Même pour les gardes nous n’existons pas. C’est parfois bien pratique.
- Tu peux faire ce que tu veux.
- Ah, non ! L’équilibre est fragile. Si nous devenons trop présents, ils nous voient et alors c’est la chasse. Nous ne sommes pas de taille à lutter contre les grands.
- Quel est le nom de ton peuple ?
- Je ne sais pas si je peux te le dire. Tu n’es pas comme les autres mais tu es un grand.
- C’est vrai, alors sois prudent, Michatagoulfa.
Ils se quittèrent ainsi. Quand Renatka se fut remis debout après le départ de Michatagoulfa, il recommença à se faire bousculer. Il était de retour dans le monde des grands. Il revint chaque jour et prit l’habitude de rencontre le « p’ti mich » comme il l’appelait. Il apprit ainsi que parfois, « p’ti mich » se promenait dans le palais. Il connaissait Cantasha et Entablu, les maîtres des runes comme il disait. Il les aimait bien. Son peuple avait été sauvé une fois d’une persécution par un diseur de runes qui les avait protégés. Par contre, il se méfiait de certains dont l’âme était aussi noire que les guerriers. Cela les inquiétait, car le roi les écoutait trop complaisamment. C’est en l’écoutant que Renatka conçut son plan. Il l’exposa à Cantasha, qui faute de mieux, l’accepta.
La pleine lune se levait quand « p’ti mich » se présenta dans l’appartement de Cantasha. Dehors les festivités avaient commencé. Il était passé entre les gardes sans que ceux-ci ne le voient. Renatka était toujours étonné de cette cécité volontaire.
- J’ai demandé à mon père. Il est d’accord pour que je vous aide. Il m’a dit de vous habiller comme nous. Alors voici des vêtements qu’on a taillés pour vous.
Michatagoulfa leur tendit un paquet de linge malodorant et sale. Renatka et Cantasha échangèrent un regard mais ne dirent rien. Ils découvrirent des capes faites de morceaux de tissus récupérés cousus ensemble. Habillés comme cela, ils donnèrent la main à « p’ti mich ». Quand ils passèrent la porte de l’appartement, les deux gardes semblèrent subitement intéressés par ce qui se passait ailleurs et ils tournèrent la tête. Leur évasion commençait.
Le sorcier noir jubilait. Le rituel touchait à sa fin. L’acmé viendrait avec la pleine lune. Pour son lever, il fallait que les six sorciers sacrifient ensemble les victimes. Le lieu du rite était gluant du sang des sacrifiés. On trouvait des cadavres d’animaux et d’hommes jetés pèle-mêle dans les coins de la grande grotte éclairée de brasiers fumants et de torches nauséabondes. Au centre, un cercle de six grandes pierres plates ruisselantes de sang. Les acolytes se dépêchaient d’amener les victimes futures pendant que le sorcier noir et ses adjoints les plus puissants mettaient au point les détails de la cérémonie. Ils allaient faire appel à des courants maléfiques considérables, qui prenaient leur source près de la Force Noire. La moindre erreur serait non seulement fatale mais ouvrirait la porte à des temps et des temps de souffrance pour les fautifs.
Immobilisés par un sort, il y avait cinq jeunes filles nubiles et un garçon prépubère. Ils roulaient des yeux affolés, paniqués de ce qu’ils voyaient et entendaient. Aucun son ne pouvait sortir de leur gorge. Leurs cris auraient une utilité mais plus tard, quand le couteau du sacrificateur trancherait les chairs de la poitrine pour en arracher le cœur.

Dans le plan où il vivait, le Seigneur des mondes noirs observait les actions du sorcier noir. Il éprouvait une joie mauvaise. Le rituel que le sorcier venait d’engager pouvait être perverti. Il ne le saurait pas mais le sorcier noir serait un colosse au pied d’argile. Une proie parfaite pour alimenter l’insatiable faim de la Force Noire quand elle voudrait prendre pied sur la terre. Lui et ses sbires amèneraient une solidité appréciable au pont nécessaire à l’arrivée de la Force Noire elle-même. Cette terre le faisait rêver avec tous ces êtres faibles prêts à être réduits en esclavage. Il avait beaucoup œuvré ses derniers temps avec Takachougha. C’est lui qu’il allait introduire comme un coin dans les défenses magiques du sorcier. Il en riait de plaisir. Il allait piéger ce nécromancien qui les faisait souffrir depuis si longtemps. Il avait redonné forme et puissance, enfin un peu, à Takachougha. Par une magie compliquée, grâce à l’aide puissante de le Force Noire sur ce plan, il avait changé le nom du démon. Il était devenu Takachoughaa. Si l’on pouvait traduire le jeu de mot Takachougha / Takachoughaa cela donnerait quelque chose comme vainqueur / vain cœur. Quand le sorcier noir verrait que sa force ne permettait pas de vaincre dans son monde, il ferait de nouveau appel au démon principal. Il n’en avait pas piégé d’autres de cette classe. Il découvrirait alors que celui-ci était encore là et soumis par la magie du nom. Mais il ne pourrait pas prononcer tout le nom. Dans un premier temps, la victoire serait à son service, au moins jusqu’à la défaite des diseuses de runes, puis viendraient les revers. Le Seigneur des mondes noirs prenait encore plus de plaisir à imaginer les sentiments du nécromancien quand il s’apercevrait de l’erreur. Il n’aurait plus qu’à déployer sa propre magie à travers Takachoughaa et il pourrait faire prendre pied à la Force Noire sur cette terre.

Tout à leur rituel, les six sorciers ignoraient le piège. Prêts à tout pour un surcroît de puissance, ils auraient continué même en le connaissant. Sûrs de leurs pouvoirs, ils se pensaient maîtres du monde et plus encore le sorcier noir. Un acolyte arriva en courant :
- La lune se lève !
- Que le rituel commence ! hurla le sorcier noir.
Les tambours se mirent à battre, l’odeur âcre des chairs brûlées s’éleva des brasiers. Les victimes des sacrifices précédents étaient offertes en holocauste aux forces noires.
Encore quelques heures avant de reprendre sa marche vers la domination, le sorcier noir ne doutait de rien.
La fête battait son plein. Le temps était clément. Le ciel s’était dégagé en fin de journée. La lune pouvait briller de toute sa splendeur, éclairant la ville d’une lumière fort agréable aux fêtards. Partout ce n’étaient que buvettes, orchestre, liesse. Au milieu de cette foule, une zone sombre se déplaçait. Etrangère aux débordements d’un peuple qui croyait en sa victoire prochaine, une zone sombre se déplaçait. Elle n’avançait pas régulièrement. Elle suivait les mouvements de la foule.
Au centre de cet îlot de silence, trois silhouettes qui se tenaient serrées l’une contre l’autre. La plus petite guidait les autres.
- C’est un bon jour pour nous !
- Pourquoi dis-tu cela, Michatagoulfa ?
- Les gens dans ces fêtes jettent sans compter. Nous récupérons beaucoup de bonnes choses.
- Ça ne facilite pas notre avance.
- Non, Renatka, mais nous sommes encore plus invisibles. Même ceux qui d’habitude nous remarquent, pensent à autre chose. Suivant un itinéraire un peu chaotique, le groupe se rapprochait des remparts. Les soldats avaient des consignes de bienveillance. Ils scrutaient pourtant ceux qui passaient la porte.
- Stop là, gens du peuple des petits !
Le garde qui venait de parler s’avança vers eux, le regard soupçonneux.
- Bonsoir, noble soldat, fils de soldat, petit fils de général…
- Arrête, je n’ai pas besoin de tes flatteries. Tu n’aurais pas fait quelques vilenies que tu te sauves quand tous les tiens rentrent en ville ? Vous allez me montrez bien gentiment ce que vous avez sous vos capes.
- Selon vos souhaits, noble soldat, mais il y a erreur, nous ne faisons que rentrer, les capes pleines de provisions.
- Laisse-moi en juger ! Allez faites voir !
« P’ti mich » commença à sortir des objets divers de sous sa cape.
Cantasha et Renatka ne savaient que faire et restaient immobiles.
- Eh vous deux ! Allez vider vos poches comme l’autre. D’ailleurs vous allez me montrer vos têtes, je vous trouve bien grand pour des gens du peuple des petits.
- Ce sont des handicapés de chez nous dont j’ai la charge. Ils sont sans danger, c’est tout juste s’ils savent leur nom et celui de leurs ancêtres.
Michatagoulfa, tout en parlant s’était légèrement déporté vers le centre de la rue. Il sortait les objets de ses poches intérieures avec beaucoup d’ampleur dans ses gestes.
- Au voleur ! Au voleur !
Le cri qui retentit de l’autre côté de la rue, au débouché d’une ruelle, attira l’attention des gardes. Un début de bagarre sembla se produire. Une escouade se lança pour mettre fin à l’action. Le garde de la porte ne regardait plus vraiment « p’ti mich ». Son attention était ailleurs. Les soldats peinaient à rétablir l’ordre. Les cris augmentaient. Un officier sortit de la tour, regarda du haut des marches ce qui se passait. Il fit un geste de commandement et les soldats encore à la porte allèrent aider leurs compagnons. Se retournant, l’officier cria quelque chose à l’intérieur. On entendit distinctement, le branle-bas de la troupe affectée à porte des montagnes.
Michatagoulfa récupéra au vol ses affaires que le soldat avait laissées tomber, il le regarda s’éloigner pour aller prêter main forte aux autres. « P’ti mich » fit signe à Cantasha et Renatka de la suivre et il les fit courir jusqu’à ce qu’il soit à une distance de flèche de la ville.
Essoufflés, ils s’arrêtèrent derrière un bosquet, à l’abri des regards des gens de la ville.
- Explique-nous, Michatagoulfa.
- Il y avait un risque, car vous êtes trop grands pour être de mon peuple. J’ai demandé à ceux qui nous dirigent ce qui pouvait être fait. Le grand ancien à mon récit m’a dit que nos livres sacrés parlent de vous. Il y est dit en langage ancien du peuple des Anouines dont nous descendons que, quand le fils du fils, à la quarantième génération de Achimagoulta, rencontrera un grand qui le regarde, accompagnée de celle dont le nom n’est pas encore dit dans sa profondeur, qui connaît les runes, alors les temps seront accomplis. A une condition que nous les aidions.
- Et vous nous avez aidés.
- Oui, un groupe des miens était prêt à faire diversion.
- Que risquent-ils ?
- La prison et les coups, mais c’est sans intérêt car il sera noté qu’ils ont aidé le grand qui regarde accompagnée de celle dont le nom n’est pas dit.
- Mais je m’appelle Cantasha.
- Oui, mais en profondeur, ton nom est autre. Nos livres l’affirment. Ne traînez pas, il faut que vous soyez le plus loin possible quand ils découvriront votre fuite.
- Je sais cela, Michatagoulfa, mais je m’inquiète pour vous.
- Non Renatka, nos livres sacrés nous guident. Nous vous avons aidés, alors les temps nouveaux sont venus pour nous. C’est notre histoire et nous savons comment l’écrire. Partez maintenant.
C’est ainsi qu’ils se séparèrent, Michatagoulfa avec la certitude d’un nouvel avenir, Cantasha avec l’interrogation de son nom, et Renatka avec la responsabilité de la flamme.
Le sorcier noir n'était pas content. Il avait récupéré ses forces magiques, mais la perte de temps sur le terrain s'était traduite par un net recul et une perte de guerriers. Ne pouvant faire à la fois le rituel de restauration et être derrière ses troupes, il n'avait pas suffisamment protégé ses sorciers soumis. Ils étaient souvent morts percés d'une flèche runique. Sans eux, les guerriers noirs étaient trop faibles face aux autres soldats. Le sorcier noir manquait de volontaires pour devenir sorciers sous sa coupe. Il avait pratiqué une politique de la terre brûlée sur les terres conquises. Sa terre nourricière était maintenant trop éloignée et pas assez peuplée pour le soutenir. Il devait être vainqueur sur le terrain et mettre les populations à son service pour pouvoir aller plus loin. Simantaba s'éloignait de ses objectifs. La plaine fertile lui était nécessaire. Le royaume d'Ashra avait réussi à monter une coalition contre lui. La topographie de ce pays était moins favorable à ses mouvements de troupes et les soldats trop aguerris. Le sorcier noir prit l'option de porter la guerre dans la plaine, où les soldats d'Ashra seraient moins motivés et moins nombreux. Le royaume d'Ashra tomberait plus tard. Il ne doutait pas pouvoir reprendre le contrôle des forces noires qu'il connaissait et ainsi soumettre Ashra. Il aurait alors route ouverte vers Simantaba et le porteur de flamme. Ses espions lui avaient donné une bonne mauvaise nouvelle, la diseuse et le porteur de flamme étaient retenus à Ashra, c'était bon, pour faire des flèches runiques, c'était mauvais. Il n’avait pas le choix. Cela le rendait nerveux. Son avenir dépendait de gens qu’il ne contrôlait pas. Il lui fallait devenir plus fort. Oui, conquérir la riche plaine était la solution. Il y avait là des richesses matérielles mais aussi en hommes prêts à tout pour un peu de pouvoir. Il pourrait alors s’occuper de chercher sur les plans inférieurs si le démon qu’il avait soumis avait résisté à la rupture du sort. En attendant, il décida de convoquer quelques démons secondaires pour l’aider dans sa conquête. Il pourrait même en envoyer un à Ashra pour s’occuper du porteur de flamme. Même s’il n’avait pas la puissance de Takachougha, il pourrait toujours nuire suffisamment pour lui rendre service.

Entablu riait intérieurement. L’appartement était vide. Les soldats devant la porte, lui avaient dit que la diseuse et son garde s’étaient enfermés plutôt que d’aller à la fête. Ils en étaient heureux car cela leur évitaient bien du souci. Ils n’auraient pas à les surveiller dans la foule. Entablu inspecta les lieux. Différents indices lui firent penser au peuple des petits. Curieuse race qui vivait en marge et en symbiose avec les hommes. Cantasha et Renatka étaient partis comme il l’espérait. Le ciel devenait moins noir. Il avait jeté les pierres de divination. Il voyait d’un côté l’espoir et de l’autre le danger. L’espoir était clair pour lui. Pour le danger, il refit un jeté des pierres. Le sombre s’étendait sur la plaine et sur le royaume d’Ashra, des forces démoniaques allaient être à l’œuvre. Il lui fallait protéger l’espoir en retardant la nouvelle de la fuite de la grande diseuse et du porteur de flamme. Il réfléchit un moment et se mit à l’ouvrage. Il sortit de sa tunique une pierre à encre, ainsi que le pinceau sacré que la grande enchanteresse lui avait remis à la fin de son initiation. Il mouilla la pierre, faisant naître l’encre subtile des grands traceurs de runes. D’un geste sûr, il dessina tout en murmurant les runes enchantées. Quand les murs de la pièce furent couverts d’arabesques compliquées, il s’arrêta. S’asseyant, il contempla. Il restait un carré devant lui. Ce qu’il allait faire, nul ne l’avait fait depuis des siècles. S’il se trompait, les conséquences en seraient catastrophiques. S’il réussissait, il serait le digne élève de Cal…ent…blu. Rajoutant de l’eau à la pierre, il fit naître une nouvelle encre. Trempant son pinceau, il l’imprégna soigneusement. Il n’avait droit qu’à un geste. Il s’installa confortablement devant le carré de mur lisse. Il leva la main…et commença. Elle parut danser en suivant le dessin complexe du dessein de la rune royale de Beth. Quand il eut fini. Le temps se suspendit un instant, une éternité. Doucement, le dessin runique vibra. Entablu sourit. Il se leva et sortit. Il donna l’ordre aux gardes de laisser la diseuse de runes tranquille. Elle était malade. Il interdit les visites. Il leur apprit qu’il reviendrait avec les remèdes nécessaires.
Dans l’appartement, le dessein de Beth emplissait la pièce. L’encre subtile de la pierre devenait invisible aux yeux des hommes. Les runes traçaient leurs arabesques dans l’espace même entre les murs. Comme l’écho d’un chant vibrait dans l’air. Quiconque entrerait dans cette pièce, serait pris dans le filet des runes et en deviendrait serviteur.
Entablu s'allongea sur son lit, le sourire aux lèvres. Il avait vécu intensément ses dernières heures. Une fois parti de l'appartement de la diseuse de runes, il avait été au conseil du roi. Il lui avait fait part de la nouvelle de la maladie de Cantasha, tout en restant très discret sur sa réalité exacte. Elle ne pouvait sortir et se montrer, mais elle pourrait encore faire des flèches runiques. A cette nouvelle, il sentit le soulagement du roi qui n'aurait pas à la contraindre pour rester chez lui, et les sentiments de haine de certains conseillers dont il ressentait bien le lien avec les forces noires. Après le conseil, il était parti en ville, s'était arrêté sur une place pour méditer. Il avait choisi un coin tranquille près d'une zone ombragée.
- Bonjour, Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de Fagantasoulba dit le grand, arrière-arrière petit fils de.....
Entablu avait prit le temps de la grande salutation. Michatagoulfa avait répondu de même.
- Tu connais mon nom entier ! Vous êtes un peuple étonnant, Michatagoulfa.
- Beaucoup de choses sont écrites dans nos livres sacrés. Des hommes qui portèrent le titre de Entablu, il y en a eu peu.
- La grande diseuse a encore besoin de votre aide.
- Parle, Entablu, nous l'aiderons.
- J'ai tracé les grandes runes dans son appartement. Il serait bon pour l'avenir qu'on le croit habité. Les serviteurs amèneront le nécessaire à vivre. Il serait bien que vous fassiez en sorte qu'ils puissent en ressortir avec les déchets de deux personnes.
- Les livres disent que les grandes runes sont exigeantes pour la vie de celui qui les trace.
- Tu as compris, Michatagoulfa. Ne dépassez pas le vestibule. Vous mettrez les flèches neuves dans l'entrebaillement de la porte et vous y reprendrez les flèches runiques, mais surtout n'entrez pas.
- Mon peuple fera cela.
- Que les runes vous soient favorables, Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de Fagantasoulba dit le grand, arrière-arrière petit fils de.....Entablu était rentré au palais. Selon les ordres du roi, il avait organisé le service pour la grande diseuse puis avait regagné ses appartements.
Allongé, il sentait la fatigue de sa dernière journée. Michatagoulfa avait raison. Peu d'hommes avaient porté le titre de Entablu. Il était le plus vieux de la lignée. Il avait fait ce qui devait être fait. Tracer les grandes runes et la rune royale de Beth demandait une énergie fantastique que seuls les Entablu avaient. Mais le prix était fort. Entablu sentait la vie s'éloigner de lui. Encore un peu, il ne serait plus. Son esprit resterait lié à l'appartement où étaient tracées les grandes runes. Une légère ombre comme une fumée s'élevait au-dessus de lui, elle dessinait comme des runes dans l'air.
Quand le serviteur d'Entablu entra dans la chambre, il ne trouva qu'une défroque vide. Le corps n'était plus.
Le sorcier préparait le rite de capture. Il lui fallait des esclaves démoniaques pour renforcer ses troupes. Il voyait aussi un autre avantage. Les démons étaient insensibles aux flèches runiques que les soldats d’Ashra employaient. Piéger des démons était assez simple mais relativement dangereux. Ils ne savaient pas résister à une porte ouverte. Tout le rite consistait à leur faire croire à un sorcier débutant se promenant dans les plans infernaux sans avoir pris toutes ses précautions. Quand le démon prenait pied sur la terre des hommes à travers ce qu’il pensait être un idiot se prenant pour un sorcier, un sort de soumission lui était passé autour de l’être. Pour les démons mineurs cela suffisait. Leur faire dire leur nom était l’étape d’après. Pour un sorcier de sa puissance, cela ne représentait pas trop de difficultés. Si un démon trop puissant se présentait. Le sort de soumission permettait de le renvoyer dans son monde. A moins qu’on puisse deviner son nom. C’est ce qui était arrivé avec Takachougha. Ce jour-là, il avait eu le bon réflexe. Le sorcier noir savait ne pas pouvoir compter à nouveau sur la chance. Il fallait un rapport de puissance qui lui soit favorable. Pour mener à bien ses plans, il allait être nécessaire de descendre dans les plans profonds pour voir si Takachougha était encore actif. En attendant, il se concentra sur la flamme noire devant lui qui recommençait à vibrer, preuve qu'un esprit venait de la toucher. Il prépara le sort de soumission. Il dit les mots qui agitèrent le faux sorcier qu'il utilisait comme piège. Le démon croyant à une fuite planta plus profondément ses vrilles de possession dans le leurre. Le sorcier noir n'eut plus qu'à ferrer sa proie. Encore un, vraiment cela devenait une routine. Il laissait aller ses pensées sur ses projets. Un autre esprit vint agité le leurre. Presque machinalement, il fit les gestes nécessaires. Il sentit une résistance plus forte. Revenant à la réalité présente, il constata que la prise était plus importante qu'il ne le pensait. Il fit rapidement les passes magiques pour augmenter la puissance du sort de soumission. Le démon au bout résistait de plus belle. Un instant, il se posa la question de le relâcher. Si par hasard, c'était un grand démon, il risquait de tout casser. L’excitation du chasseur prit le dessus. Le sorcier noir investit la flamme noire de sa puissante présence. Il ressentit les vrilles de possession qu'il isola par les sorts adéquats, puis redoubla le sort de soumission et inversa le mouvement spirituel de la prise de contrôle du démon. Se plaçant dans sa part la plus sombre, il envahit le démon et se mit à chercher son nom dans les replis de l'être démoniaque. Il rit intérieurement, ces démons étaient toujours aussi orgueilleux, celui-ci s'appelait le "très puissant des plans inférieurs", autrement dit Darquiflou. Voilà un parfait candidat pour aller s'occuper de la diseuse de runes. Darquiflou était nettement plus puissant que les autres démons capturés pendant ce rite. Avec son nom, le sorcier noir allait pouvoir le contrôler suffisamment pour le charger de certains sorts autrement interdits. Avec des gestes sûrs et rapides, il le fit advenir sur le plan terrestre. Le démon se fit le plus impressionnant possible prêt à frapper tout homme présent. Il s'apprêtait à s'élancer quand l'homme encapuchonné devant lui prononça son nom. Il se rétracta sous le choc. Comment avait-il pu savoir ce secret caché au plus profond de son être? Ce nom secret, il se l'était choisi quand il avait acquis son indépendance. Il essaya quand même de frapper l'homme faisant confiance à ses vrilles de possession qu'il sentait toujours en place.
L'encapuchonné se mit à rire.
- Alors Darquiflou, tu te crois un grand démon quand tu n'es qu'un apprenti.
- Je vais te réduire au silence, orgueilleux mortel !
Le sorcier rigola de plus belle. Darquiflou sentit que ses appuis ne reposaient que sur du vent.
Il comprit qu'il était sous la coupe du sorcier. Il eut peur.
- Allons Darquiflou, tu vas voir que me servir n'est pas si dur! Je ne suis pas un mauvais maître avec ceux qui obéissent. Mais ne fais pas de faux pas si tu ne veux pas tâter de la magie noire du nom.Le démon prit son ton le plus mielleux.
- Que dois-je faire, Maître ?
- Entre dans cette urne !
- Non, ça jamais !!
- Par la magie de ton nom, Darquiflou, entre et que son col soit scellé jusqu’à ce que tu reçoives mes ordres.
Le démon se sentit pris dans des forces gigantesques qui le forcèrent à intégrer le pot de terre cuite. Le couvercle qui vint se sceller lui cacha toute lumière et toute sensation. Non seulement, il s’était fait avoir par un sorcier, mais en plus il s’était fait enfermé dans une poterie ensorcelée. Darquiflou enrageait d’autant plus qu’il était réduit à l’impuissance. Pour passer le temps, il se mit à imaginer tout ce qu’il ferait à l’homme qui viendrait lui donner des ordres.
Le sorcier noir avait fort à faire. Il avait dû soumettre à ses sorts la centaine de démons piégés. Cela lui avait pris plusieurs jours que ses ennemis avaient mis à contribution pour renforcer leur position. Sur le terrain, les archers de la plaine devenaient aussi bons que ceux du royaume d’Asrha. Il fallait qu’il protège ses sorciers. Chaque fois que l’un d’eux disparaissait, c’est un peu de sa puissance qui partait. Il adjoint un démon comme garde du corps à chaque sorcier soumis tout en leur donnant des groupes plus grands de guerriers noirs. L’apparition des démons sur le champ de bataille bouleversa le rapport de force. Le cœur manquait au plus vaillant quand il fallait monter à l’assaut face à ces monstres grimaçant que rien ne pouvait tuer. Les démons se moquaient des flèches runiques, convenablement équipés d’armes enchantées, ils étaient quasi invincibles. La conquête avançait bien. Les terres ainsi conquises demandaient à être gérées. Il lui fallait trouver des âmes assez noires pour devenir ses sorciers soumis. L’initiation des apprentis demandait du temps aussi. Ses adjoints en faisaient beaucoup mais il était seul à pouvoir donner la dernière touche à leur transformation. La plaine se soumettait, les richesses affluaient, les sorciers soumis augmentaient. Les guerriers noirs voyaient aussi leur nombre s’accroître. Même les soldats d’Ashra reculaient maintenant devant sa puissance, leurs flèches runiques sans effet. Le sorcier noir avait appris la mort d’Entablu, heureuse nouvelle, la maladie de la diseuse de runes, autre bonne nouvelle, même si elle continuait à fabriquer des flèches runiques. Son pouvoir devait être diminué car elle n’avait pas changé ses runes malgré l’apparition des démons. Encore un peu et il pourrait s’attaquer à la capitale du royaume d’Ashra et la route de Simantaba serait ouverte. Il pensa qu’il lui faudrait envoyer Darquiflou pour la mettre hors d’état de nuire avant son arrivée. Si les guerriers noirs approchaient trop près du palais, il était certain qu’elle essayerait de mettre le porteur de flamme à l’abri. Il était la clé de l’avenir. Il en était persuadé. Mais pour cela il lui fallait du temps. Le sorcier noir essayait de mettre de l’ordre dans ses idées, mais à chaque fois, une nouvelle sollicitation urgente l’en empêchait. Il pesta contre le temps qui passait, rêvant de voler au pays de Corc son secret du contrôle du temps.

Le roi du pays d’Ashra commençait à avoir peur, malgré les dénégations de ses conseillers. Entablu lui manquait. Le vieux mage n’avait jamais été facile, mais ses conseils avaient été toujours avisés. Le roi se sentait maintenant entouré d’incapables, ou plus exactement d’ambitieux qui pour passer devant les autres, étaient prêts à tout. Il savait aussi sans avoir de nom précis que certains travaillaient pour le sorcier noir. Qu’il y ait des espions était une évidence. Plus encore dans son entourage, il pensait que plusieurs personnes étaient prêtes à le trahir contre la puissance. Etre roi à la place du roi, les faisait rêver. L’apparition des démons sur le champ de bataille avait changé le rapport de force. C’en était fini des victoires. Chaque jour apportait son lot de morts et de mauvaises nouvelles. L’alliance avec les gens de la plaine ne pouvait pas faire face. Manquant de cohésion et jouant parfois contre le bien commun pour défendre leurs intérêts particuliers, les seigneurs et hobereaux de la plaine compliquaient la tache du prince-soldat qui avait en charge la défense. Le roi avait voulu l’avis de la grande diseuse, mais celle-ci malade, ne répondait pas. Les gardes n’osaient pas entrer dans l’appartement. Une odeur pestilentielle les repoussait. Heureusement, elle fabriquait encore des flèches runiques. C’était mieux que rien. Devant cet état de fait, il avait envoyé un messager secret à Simantaba pour demander l’aide des grandes diseuses dans le combat contre les démons. Contre l’avis de ses principaux conseillers qui ne croyaient pas au danger d’une invasion par les guerriers noirs, le roi avait fait commencer les préparatifs pour soutenir un siège. Cela avait affolé la population. Chaque jour amenait son lot de candidats au départ pour se mettre à l’abri sur les hautes terres. Certains, au conseil du roi, estimaient qu’il faudrait des lunes et des lunes pour que le sorcier noir digère la conquête de la plaine. Ils étaient prêts à sacrifier l’alliance contre le sorcier pour leur sauvegarde. Ils donnaient le conseil négocier avec le sorcier avant qu’il n’arrive aux portes du royaume. Les plus anciens et ceux issus du rang des soldats estimaient qu’il était bon de mourir pour le royaume. Ils donnaient le conseil de la guerre sans trêve jusqu’à la victoire ou la mort. Les autres avaient des conseils tellement alambiqués que personne ne les comprenait. Le roi du pays d’Ashra se sentait bien seul.
Cantasha et Renatka avaient gardé leurs vêtements faits par le peuple des petits, sur les conseils de Michatagoulfa. Ils pouvaient ainsi marcher sur la route avec tout le monde sans attirer l’attention, pire sans être regardés. Pour Renatka qui avait vécu toute son enfance dans un hameau perdu, cela ne le dérangeait pas. Il n’en allait pas de même pour Cantasha. Etre grande diseuse était un rang élevé dans la hiérarchie de sa corporation, fort connue au demeurant. Cela la mettait mal à l’aise. Quand elle essayait d’aider quelqu’un, on la fuyait. Elle prenait petit à petit conscience que son aspect extérieur était pour beaucoup dans la manière dont les gens la regardait, ou ne la regardait pas. Les aubergistes qui ne les chassaient pas, les envoyaient dans les écuries en les traitant comme des indésirables, tout en acceptant sans difficultés les espèces sonnantes et trébuchantes. Elle aurait bien repris son habit de diseuse de runes. Tant qu’ils étaient dans le royaume d’Ashra, elle ne le pouvait pas. Sa mission était de ramener Renatka. Elle serrait les dents, attendant avec impatience d’arriver à Simantaba où elle serait de nouveau reconnue.
Ils étaient partis depuis une dizaine de jours. Cette partie du royaume s’appelait les hautes terres. Il s’agissait d’un plateau coupé par des vallées plus ou moins profondes. La terre pas très riche, servait surtout à l’élevage. Le printemps avançait ici aussi. Le temps était assez doux. Même les nuits n’étaient pas trop fraîches. Ils dormaient souvent à la belle étoile. Ils avaient repris leur marche depuis le matin quand ils arrivèrent à une rivière. Celle-ci était trop large et trop profonde pour être traversée à gué. Un radeau faisait donc la navette entre les deux rives. Ils arrivèrent au milieu d’un groupe de marchands allant de l’autre côté des cols vers Simantaba. Comme toujours, leur arrivée provoqua son lot de regards baissés et de dos tournés. Par moment Cantasha se disait qu’elle utiliserait bien quelques runes de puissance pour les forcer tous à lui reconnaître droit à l’existence. L’impossibilité de le faire lui devenait de plus en plus pesante. Elle écouta distraitement les marchands qui comme toujours se plaignaient d’affaires qui ne marchaient pas, de risque de bandits, des difficultés dues au guerriers noirs, de l’incapacité des dirigeants à faire ce qu’ils auraient dû pour protéger le commerce qui était la base de toute richesse. A travers leur babillage, elle apprit qu’ils se rendaient à Simantaba pour la grande foire. Elle fit signe à Renatka d’écouter et lui proposa de se joindre à eux pour le reste du voyage, ou tout au moins de les suivre d’assez près. Il n’eut pas l’air d’accord. Il n’aimait pas les marchands. Leur voisinage était trop dangereux pour la discrétion qui leur était nécessaire. Le radeau achevait sa traversée, empêchant Cantasha de répondre. Le passeur les fit patienter. Il lui fallut cinq passages pour faire transiter tout le monde. Il n’accepta de les prendre, tout en les faisant payer la même somme que les autres, qu’à la dernière traversée parce qu’il restait un peu de place. Cantasha fulminait intérieurement.
Sur l’autre rive, ils prirent le chemin derrière les marchands qui continuaient à les ignorer. La nuit les surprit en haut de la montée pour sortir de la vallée. Le groupe des marchands s’installa pour la nuit préparant son feu et son bivouac, tous tournant ostensiblement le dos au couple. Renatka prépara le feu et leur maigre provision. Michatagoulfa les avait bien conseillés. Ils avaient assez d’argent pour tenir jusqu’au bout du voyage. Dans certains villages, Renatka avait même mendié avec un certain succès. Cantasha n’avait pas aimé.
L’attaque eut lieu dans la nuit. Brutalement réveillés par les cris des assaillants, ils virent les marchands essayer de se défendre. Cantasha allait dire une rune de puissance quand une petite voix lui susurra :
- A votre place, je me tairais. Vous n’intéressez pas les bandits. Ils sont passés autour de vous sans même vous regarder.
- Mais les marchands …?
- Michatagoulfa m’a fait parvenir la nouvelle de votre passage dans ma région. N’insistez pas ou vous risquez plus de mal que de bien. Si on vous remarque, à quoi aura servi tout ce que mon peuple a fait ?
Cantasha hésita, déchirée entre son désir de venir en aide aux marchands et de retrouver sa place, et la mission qui la liait à Renatka.
Les bruits de combats cessaient. Les cris des hommes remplaçaient celui des armes. Les bandits rassemblaient leurs proies près du feu. Renatka prit la main de Cantasha et l’entraîna à l’abri de la nuit. Toujours guidant la diseuse, il suivait l’étrange guide qui leur était arrivé fort opportunément. Ils s’éloignaient de la route. L’écho des ordres et des cris diminua. Ils arrivèrent à une petite clairière. Le guide prit la parole.
- Ici, nous ne risquons rien.
- Comment peux-tu être aussi affirmatif ?
- Parce que je suis chez moi, que je connais les bandits.
- Tu connais les bandits !
- Oui, c’est une bande de rançonneurs plutôt sympathiques. Le passeur les renseigne sur ceux qui passent. Ils ne les tuent pas, cela ferait venir l’armée. Ils ne les dépouillent même pas complètement. Non, ils leur font payer un droit de passage. Vous verrez, demain sur la route, il n’y aura plus personne. Les marchands seront repartis et les bandits auront rejoint leur refuge.
- Qui es-tu ? Tu n’es pas un petit.
- Non, tu as raison, diseuse. J’ai été adopté par le peuple des petits. Je suis un handicapé. Je n’ai pas d’ascendance. Ils m’ont trouvé sur la route et m’ont gardé. Mon nom est trop court. Je suis Katonga, celui qui n’a pas de famille. Je suis resté de longues années avec mon peuple adoptif dans une des cités d’Ashra. Mais ne pas avoir de nom digne était trop difficile à porter. Celui qui n’a pas de parent est toujours à part. Un jour en changeant de cité, j’ai découvert cette clairière. Je m’y suis réfugié. Une cabane, de l’eau, une route pour mendier pas loin, rien ne me manque. Mon peuple sait que je suis là. Je suis maintenant Katonga le solitaire. Je sers de relais pour certains voyageurs qui ne veulent pas être trop reconnus. Le passeur me connaît, comme les bandits. Ils me respectent. Je sais toujours à temps quand viennent les soldats, alors nous faisons du troc, des nouvelles contre ce qui me manque.
- Tu savais que nous venions ?
- Oui, Renatka, fils de Sounataka. Je sais même ton nom. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de Fagantasoulba dit le grand me l’a fait dire. Reposons-nous maintenant. Demain sera un autre jour.
Katonga leur fit visiter sa bâtisse. Il leur montra les paillasses où ils pourraient dormir et lui-même alla s’allonger dans une alcôve à côté de la porte. Un feu de braises réchauffait l’atmosphère. Tous trois s’allongèrent et bientôt les respirations devinrent calmes et profondes. Si Renatka respirait calmement, il ne dormait pas. Trop de choses s’étaient passées cette nuit. Bien sûr l’histoire de Kontaga se tenait, mais il avait un doute. Cantasha se tournait et se retournait dans son sommeil. Renatka avait l’ouie en éveil. Le temps passait, rien ne se produisait. La torpeur l’envahit doucement. Il se réveilla brusquement. Ses sens étaient en alerte. Quelque chose l’avait réveillé. A côté de lui la respiration maintenant calme de Cantasha le rassura. Mais… il n’entendait plus celle de Katonga. Silencieusement, il se leva. Le feu n’émettait que quelques faibles lueurs, pas assez pour se repérer dans la nuit noire de la maison. Il pensa que ce serait bien de pouvoir faire de la lumière. La chaleur monta en lui. Il eut l’intuition de regarder le feu. Celui-ci se ralluma sous ses yeux. De courtes flammes s’élevaient maintenant du foyer. Il vit distinctement les obstacles devant lui. Il y en avait beaucoup plus que lors de leur arrivée. Il pensa que Kontaga avait mis exprès tout cela pour être prévenu s’il se levait. Arrivé à la porte, il vit qu’elle était entrouverte. Se glissant par l’entrebâillement, il inspecta les alentours.
Du bruit se faisait entendre sur sa droite, derrière la maison. Précautionneusement, il fit le tour. Kontaga s’entretenait avec des hommes. La nuit sombre ne facilitait pas la tâche. Un des hommes avait une lanterne mais elle n’éclairait pas leur visage. Il tendit l’oreille mais ne put comprendre que des bribes de phrases. Kontaga parlait :
- …bien sûr que c’est lui….diseuse qui l’accompagne…ne sait pas encore…
Une voix grave lui répondit :
- …besoin de sa puissance… … flamme nue sera le signe… … plus loin sur la route…
Kontaga reprit.
- Je verrais ce … … vers Simantaba… …orcier noir sera là…
- … fais confiance, ils te croiront. … hache qu’il a laissée…
Le vent se mit à souffler l’empêchant d’entendre autre chose. Quand il vit que la rencontre semblait sur le point de se terminer, il rentra. Le feu éclairait encore la pièce. Il se glissa jusqu’à sa couche. Il avait à peine posé sa tête que les flammes moururent. La nuit reprit possession de la bâtisse. Il écouta la porte jouer doucement sur ses gonds. Kontaga entra aussi silencieusement que possible. Renatka l’entendit poser un objet lourd par terre. Au bruit, il évoqua sa hache. Il entendit Kontaga se glisser dans son alcôve. Quelques temps plus tard, le sommeil le prit. Quand il se réveilla, Renatka ne vit ni Cantasha, ni Kontaga. Il courut jusqu’au dehors. Il les trouva attablés, parlant tranquillement.
Cantasha lui fit le résumé de leur conversation, de la venue des messagers de la capitale, de l’arrivée de sa hache pour la suite. Elle semblait enthousiaste, Renatka pas du tout. Quand elle lui annonça que Kontaga allait les accompagner, il fut carrément de mauvaise humeur, ce qu’elle ne comprit pas. Ils ne partirent que le lendemain. Kontaga avait demandé un jour pour préparer son voyage. Pour Renatka, cela n’allait pas. Qu’est-ce que ce personnage venait faire entre eux, dans leur histoire ? Il restait de mauvaise humeur.
Profitant de ce jour de repos forcé, il était parti se promener dans la forêt qui s’étendait derrière la maison. En faisant cela, il s’éloignait de la route et du fleuve. Après plusieurs heures de marche, il arriva à un endroit découvert. Il était sur le plateau surplombant la rivière en contrebas. Celui-ci finissait par une falaise tombant à pic sur des gorges bouillonnantes. Une tour en ruines se dressait là. Il s’approcha. Cela devait être une ancienne tour de guet. La vue s’étendait au loin. Il resta un moment à la contempler. Se retournant, il regarda la tour et par curiosité voulut entrer dans les ruines. Avec la hache qu’il avait récupérée, il se fraya un chemin. Il sentait la chaleur de son corps augmenter avec l’effort pour s’ouvrir un passage. Arrivé devant ce qui était la porte, il eut une impression bizarre, quelque chose d’indéfinissable. Malgré ce mal aise, il pénétra dans la vieille enceinte. Ce fut comme s’il avait changé de monde. La tour semblait neuve et grouillait de personnages, il y avait des soldats et des prêtres. Ceux-ci faisaient un sacrifice humain. Renatka recula vivement. La nature était redevenue normale. Il refit ce pas en avant, repassant le seuil de la tour. Une autre scène était sous ses yeux. Il y avait encore des soldats, mais ils ne faisaient que monter la garde. Au centre deux prêtres discutaient, l’un était assis, l’autre debout.
- Et tu dis que l’ennemi avance.
- Oui, maître. Leurs armées surpassent les nôtres. De plus les éléments semblent avec eux. Même le feu semble leur obéir.
- Ne blasphème pas. Notre Dieu commande au feu. Notre manque de foi est la cause de notre défaite. Peut-être que si je t’offrais en sacrifice, Le dieu du feu serait content comme au temps de Noirsan. Renatka recula encore et refit un pas en avant. De nouveau le décor avait changé. La pièce était toujours la même mais les personnages différents. Une femme pas très grande se tenait assise et mangeait. Ses serviteurs l’entouraient.
- Tout a été fait selon tes ordres, CalEnBlu. Les êtres noirs ne pourront nous échapper.
- C’est bien. Que les armées se tiennent prêtes. Demain je gravirai le mont qui domine la plaine et je dirai les runes. Nous les repousserons à la mer. Après nous pourrons chanter nos morts et fêter la victoire.
Renatka fit l’expérience plusieurs fois. A chaque fois, une nouvelle scène se jouait sous ses yeux. Puis la tour tombait en ruine. Elle ressemblait à ce qu’il avait vu en arrivant de l’extérieur. Il fit un dernier essai. Un grand être encapuchonné se tenait au centre des ruines, hâtivement recouvertes contre la pluie. Il était penché sur une grande coupe posée sur un trépied en métal noir ouvragé. Des fumées s’en élevaient. L’être poussa un cri.
Une autre silhouette encapuchonnée apparut.
- Que se passe-t-il, Maître ?
- Le feu, l’être de feu se réveille !
Renatka se recula. La vision disparut. Il avança à nouveau. Des flammes ravageaient les ruines. Il fit un pas en arrière. Le présent reprit sa place. Des oiseaux chantaient devant la timide apparition du soleil. Renatka retourna vers la cabane, la tête remplie de questions.
Ils prirent la route tous les trois au petit jour. Kontaga qui l'avait déjà parcourue ouvrait le chemin. Cantasha marchait près de lui et Renatka fermait la marche. Le temps était incertain, des nuages lourds passaient sans pleuvoir. Kontaga commentait le chemin. Il y aurait encore deux rivières à passer puis la longue plaine avant Simantaba qui faisait le tour du volcan éteint. Il leur faudrait probablement quinze ou vingt jours de marche. Il se révéla être un compagnon de route agréable dont le babil permettait au temps de passer sans s'en apercevoir. Le premier jour se passa ainsi, le deuxième pareil, puis le troisième. Renatka se dit que s’il devait supporter cela pendant encore des jours et des jours, il ne le pourrait pas. Il ne comprenait pas comment Cantasha pouvait trouver encore de quoi faire la conversation avec Kontaga. La route lui devint un supplice. Il ne pouvait s’avouer que le pire était qu’il se sentait délaissé.

Au palais, le conseiller Sinta avait grande réputation. Le roi l’écoutait. Son caractère n’était pas bon mais comme son influence grandissait depuis la mort de Entablu, nombreux étaient ceux qui désiraient entrer dans ses bonnes grâces. Secrètement, il rêvait du pouvoir. Son intelligence et sa connaissance des problèmes du royaume lui faisaient attendre une occasion propice pour s’emparer du pouvoir. Depuis que Entablu n’était plus, le sorcier noir lui avait envoyé des émissaires. Bien sûr, ils ne s’étaient pas présentés comme cela mais c’était bien leur pire ennemi qui avait essayé de l’acheter. Ils lui avaient fait miroiter le pouvoir sur le royaume d’Ashra si les guerriers noirs pouvaient attendre Simantaba. Pour montrer la bonne volonté de leur maître, il lui avait offert un vase contenant un puissant esprit qui allait lui être tout dévoué. Il pouvait le contrôler par son nom. Il suffisait que chaque phrase s’adressant à l’esprit commence par son nom : Darquiflou. Bien sûr, il ne fallait pas oublier ce détail car sinon l’esprit pouvait devenir dangereux. Mais n’était ce pas là le reflet du pouvoir, plus on en a, plus cela devient dangereux. Sinta avait été heureux de ce cadeau et avait promis de réfléchir à la proposition. Un esprit à ses ordres, voilà une chance de concrétiser ses désirs de pouvoir. Il ne doutait pas qu’il arriverait et à prendre la place du roi et à contrôler le sorcier noir en retournant l’arme contre lui. Sinta avait beaucoup écouté Entablu et beaucoup étudié. Il connaissait aussi certaines runes. Avant que d’ouvrir l’urne à l’esprit, il dessina sur le couvercle et sur la terre cuite le symbole runique de l’unité. Il avait sur lui une breloque qui pouvait s’ouvrir. Les amoureux y conservaient l’image de leur chéri. Lui avait dessiné le même symbole et un autre. En ouvrant la breloque, il savait qu’il libèrerait la force de la rune et que rien ni personne ne pourrait empêcher l’urne de se refermer sur son contenu : l’esprit envoyé par le sorcier noir. Où que soit l’esprit, quoi qu’il fasse, il serait obligé de rentrer dans l’urne et de laisser le couvercle se refermer.