dimanche 28 juin 2015

Césure 3

Je commençais à désespérer de trouver le bout du tunnel quand j'entrevis une lueur.  J'accélérais le pas, profitant de la lumière, pour suivre les sinuosités du tunnel. Bientôt je rencontrais une autre étrange créature au corps serpentiforme. J'avais beau ne rien savoir selon le soldat, je savais quand même que le serpent est une bête maléfique sur les églises. Quand il me vit, son visage prit un air triste et contrarié.
- Ah, noble étranger ! Quel plaisir de vous rencontrer !
Je répondais par un sec bonjour.
- Je vous comprends, reprit l'être en face de moi. Mais si vous saviez quel est mon triste sort, alors que je n'ai que des bonnes intentions. Le Monde est injuste. Je suis sûr que vous-même vous avez déjà été victime de telles vilenies.
Je ne pus qu'approuver. Rien qu'au bureau, je vivais injustice sur injustice.
- J'ai tenté de corriger ce qui pouvait l'être. Mais les gens se sont mépris, surtout certains. Vous savez bien tous ces gens qui croient tout savoir mieux que les autres.
Ça aussi je voyais bien. Je commençais à me poser des questions sur tout ce que j'avais entendu. Qui était vraiment cet être serpentiforme ?
Nous discutions au milieu du tunnel juste éclairés par la lumière qu'il irradiait. Sa voix était assez douce, légèrement traînante. J'aurais pu continuer à l'écouter un bon moment. Il s'excusa de son manque de temps et s'éloigna de moi.
Je me retrouvais dans le noir. Mon moral était en baisse. Je ne savais pas quoi faire. C'est vrai que le chasseur était le grand fautif de l'histoire. Pourquoi m'avait-il entraîné dans cette histoire ?
Brusquement je fus ébloui. Me protégeant les yeux, je devinais une silhouette de géant.
- QUI ES-TU, PÈLERIN ? tonitrua une voix.
Je me collais contre la paroi, me demandant comment échapper à un tel être.
-Je,..., je cherche la sortie.
- LA SORTIE ? D'OÙ SORS-TU ?
-J'étais avec le soldat et puis ya un panotii qui a dit que les gouilles du nord arrivaient, alors le grand gaillard, celui qui a une tête penchée, m'a fait partir.
- LES GOUILLES DU NORD ARRIVENT ! JE VAIS ALLER LES RAMENER À LEUR PLACE !
La silhouette immense se mit en mouvement. Je poussais un soupir de soulagement quand la lumière cessa de m'éblouir. Comme je me tenais appuyé sur le mur, je décidais de m'éloigner du lieu de la rencontre. Une main bien posée sur le mur, je fis quelques pas. Le sol inégal m'inquiétait. Je tâtais du pied la solidité du prochain appui quand surgit une nouvelle fois, le géant à l'épée flamboyante.
- TU NE M'AS PAS DIT, PÈLERIN, SI TU AVAIS RENCONTRÉ QUELQU'UN AVANT MOI ? Pour me parler, il s'était rapproché. Je m'aperçus que c'était un chevalier sur son destrier. Son épée à double tranchant, émettait une forte lumière. J'en avais mal aux yeux, à nouveau.
Je n'avais pas très envie de dénoncer cet être avec qui j'avais échangé quelques mots et qui m'avait si bien compris. Le chevalier dut sentir mon hésitation car il reprit :
- TOI, TU AS RENCONTRÉ LE MAÎTRE DU MENSONGE ET IL A PRESQUE RÉUSSI À TE SÉDUIRE... VERS OÙ EST-IL PARTI ?
Instinctivement, je fis un mouvement de tête comme pour jeter un coup d'œil dans la direction du départ de l'être serpentiforme.
La lumière devint plus forte. C'était son épée qui semblait jeter des flammes. Elle était pointée derrière moi dans la direction qu'avait prise l'être serpentiforme. Mon cheval se cabra. Le chevalier le maîtrisa :
- IL CROYAIT M'ÉCHAPPER GRÂCE AU BROUILLARD DU DIABLE... SUS !
Et il éperonna sa monture.
- Quel votre nom ? lui demandais-je.
Il était déjà au triple galop quand il me cria :
- GEORGES !
Sa lumière mit du temps à s'éteindre. J'en profitais pour avancer rapidement. Quand le noir fut de nouveau complet, je fis une petite pause.

dimanche 21 juin 2015

Césure 2

- Qu'est-ce que tu nous ramènes, le soldat ?
Celui qui avait parlé était un haut gaillard à la tête de travers. Il avait une couleur de peau plus claire que les autres. Tous regardèrent dans notre direction. Nous venions de déboucher dans une salle voûtée quand mon compagnon se fit interpellé ainsi.
- J'ai trouvé ce pèlerin sur les marches du parvis...
- Toi ne sais pas encore que tu n'as pas le droit d'y aller !
Un moine tonsuré s'était approché pour faire des reproches au soldat.
- Écoute, Cénobite, c'est quand même pas de ma faute si c'est le seul endroit où je peux aiguiser mes armes. Tu sais pourtant que les autres pierres ne valent rien pour ça !
- Suffit, tous les deux, on va pas faire venir le vieillard pour vous faire tenir tranquille !
Il se tourna vers moi :
- Raconte, nous t'écoutons.
- Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous raconte ??? m'écriais-je.
- Mais ton histoire….
Je m’exécutais de mauvaise grâce. Quand j'en arrivais à la rencontre avec la gargouille, tous les présents poussèrent des cris.
- Vous avez rencontré une gouille du nord et vous êtes encore vivants ! s'exclama une voix.
Leur surprise m'étonna. Nous nous étions seulement débarrassés d'un agresseur.
- Et il l'a tuée avec quoi, le pèlerin ? demanda un autre.
- Il avait comme une besace et il l'a estourbi avec ! répondit mon guide.  Alors je l'ai décapitée et j'ai envoyé bouler son crâne dans l'escalier.
- Tu n'aurais pas dû,  lui dit le grand gaillard à la tête de travers.
- Depuis le temps qu'elles nous cherchent et bien aujourd'hui, elles m'ont trouvé ! répondit le soldat.
- Ce n'est pas pour cela que je te dis ça. Je suis d'accord avec toi. Je sais bien qu'on la reverra un jour. Même décapitées, les gouilles, ça meurt jamais complètement. Mais maintenant, elles bloquent la route.
- Et alors ?
- Et alors ? ET ALORS ? Tu vas le faire sortir comment ton pèlerin ?
Mon guide resta sans voix.
- Comment ça ? demandais-je d'une voix mal assurée.
- Qu'est-ce que tu crois, pèlerin ? Tu es entré mais il faut pouvoir ressortir.
J'avoue que cet aspect des choses ne m'avait pas encore effleuré. Pourtant, je commençais à comprendre ce qui m'arrivait. Si "le soldat"  m'était inconnu, j'avais déjà remarqué "grand gaillard". Il faut dire qu'une tête penchée est un détail troublant. J'avais eu l'explication un jour, par hasard. J'étais passé sur le parvis comme je le fais tous les jours. Un groupe de retraités écoutait un guide devant le grand portail. Ce dernier était un homme moderne équipé d'un haut-parleur. Sa voix portait au moins jusqu'au milieu de la place. Pendant que je me dépêchais de rejoindre le bureau, j'avais entendu ses explications sur le pilier central de la porte. Le personnage sculpté avait la tête penchée pour signifier l'effort de porter la pierre du linteau mais il avait le sourire car il accomplissait une tâche de service : il était le peuple qui soutient l'Église. D'autres détails suivaient. J'en perdis le fil dans un concert de klaxons en arrivant à l'autre bout de la place.
En regardant ceux qui étaient présents je reconnus d'autres personnages du portail. Ce satané brouillard devait être magique puisqu'il m'avait fait entrer dans le monde où les gargouilles font la guerre aux personnages du portail et où les choses ne se passaient pas comme on le pensait.
J'en étais là de mes pensées quand un petit personnage avec d'immenses oreilles arriva.
- Les gouilles... Les gouilles... Elles arrivent!
Je regardais le soldat l'air interrogatif.
- On peut lui faire confiance... C'est un panotii...
- Un quoi ? 
- Un panotii !
Devant mon incompréhension, le soldat soupira :
- T'as un bon coup de massue, mais tu ne connais rien à rien...
Prenant un ton patient, il entreprit de m'expliquer ce qu'était un panotii. Aux confins de son monde, vivaient toutes sortes de gens étranges. Les panotii en faisaient partie. Il s'agissait comme j'avais pu le voir, de petits êtres aux oreilles tellement grandes qu'elles leur servaient de manteau. Cette difformité avait un avantage. Ils entendaient tout, les bonnes et les mauvaises nouvelles, de très très loin, et même du bout de la terre. Donc si un panotii te disait que les gouilles du nord arrivaient, c'est que les gouilles du nord arrivaient. Il me disait cela sur un ton exalté. On allait en découdre une bonne fois pour toute.
Les autres semblaient beaucoup plus circonspects. On se mit à discuter beaucoup pour savoir quoi faire. À part le soldat qui voulait se battre, les autres préféraient en appeler aux armées du ciel. Le grand gaillard s'approcha de moi :
- Tout ceci ne te regarde pas, me dit-il. Tu vas suivre ce couloir. Au bout tu raconteras ton histoire. Peut-être que quelqu'un saura comment tu peux sortir.
Je le remerciai, dis "au revoir" au soldat qui m'écouta d'une oreille distraite et je m'engageai dans ce passage qui me sembla bien sombre.
Je posais un pas après l'autre. Le sol était très inégal et j'étais déjà tombé plusieurs fois. De nouveau, je me demandais comment un couloir aussi long pouvait tenir dans un bâtiment. Il y faisait tellement sombre que je ne voyais pas les difficultés du chemin. J'oscillais entre un excès de confiance et peur de poser le pied. Le temps me parut long. J'entendais de plus en plus loin le bruit des discussions des personnages du portail. Devant le silence régnait.

lundi 15 juin 2015

Césure

Sans le petit bruit régulier de métal frottant sur de la pierre, je ne l'aurais même pas remarqué. Le brouillard était dense ce matin-là. On ne voyait pas à deux mètres. Seules les tours de la cathédrale émergeaient de la grisaille, là-haut. Au ras du sol, ma connaissance des lieux me permettait de me déplacer sans risque. Je savais où étaient les lampadaires et autres obstacles. Comme chaque matin, je me dépêchais. Je savais que je me levais trop juste pour aller au travail. La pensée de revoir mon chef me démotivait. Tout occupé à chercher le prochain poteau, j'évitais de penser aux remarques perfides qui m'attendaient pour ne pas avoir terminé le travail sur le dossier d'accréditation hier. C'est alors que j'avais remarqué le son. Je pris conscience de sa présence avançant sur la place du parvis. Ce raclement de métal sur la pierre était incongru. La seule image qui me vint à l'esprit, fut celle de cet indien dans un western, frottant son couteau sur une pierre avant de torturer son prisonnier. Comme je tâtonnais pour trouver la première marche du grand escalier de la cathédrale, je remarquais que le bruit devenait plus net. Quand mon pied heurta la pierre, je faillis tomber trop occupé à scruter le brouillard pour chercher l'origine de ce raclement. Je jurais  tout en essayant de retrouver mon équilibre.
Le raclement cessa sur le champ.
- Ici!
Je fus surpris par ce chuchotement grave venu du haut des marches. Même si seulement cinq à six mètres me séparaient du haut du parvis, je ne distinguais rien. J'hésitais quelques instants.
- Ici !, reprit la voix, les gouilles peuvent venir...
Il y avait une telle impériosité dans cette voix que je gravis les degrés. Arrivé à mi-pente, je vis une silhouette. Une marche de plus me permit de distinguer la main tendue dans ma direction. Je fis les  deux enjambées qui m'en séparaient, ma main se tendant vers cette autre main que je devinais. Je fus saisi, tiré et je me retrouvais collé contre un des piliers du porche.
J'allais protester quand une main sur ma bouche m'intima le silence. J'allais râler de plus belle quand je sentis l'autre présence. C'était énorme et ça puait. Ça fit trembler le sol en passant. Je pris pour une bénédiction de ne voir que des remous dans le brouillard. La main qui me bâillonnait, quitta la bouche. Je pus détailler celui qui m'avait entraîné là. Petit mais avec des épaules plus larges que les miennes, il était habillé de vêtements couleur pierre. Je n'avais jamais vu personne avec de tels vêtements. Est-ce que je devenais fou ?
- Inconscient, tu te promènes sans arme ici !
Le ton était chargé de reproches que je ne comprenais pas. Je n'avais jamais eu d'arme et je n'en avais jamais eu besoin. La police était là pour ça. En le regardant mieux, je vis qu'il portait une épée au côté  et divers poignards accrochés à différents endroits de son corps. Sa main droite serrait une dague comme j'en avais vue dans les musées sur la chasse.
Je me défendis :
- Que voulez-vous que je fasse d'une arme pour aller au bureau ? C'est vous qui êtes inconscient de vous promener en ville avec un tel attirail...
- Tu es encore plus bête que je ne pensais ! Tu sors quand il y a un brouillard du diable sans même un canif. Tu cherches la mort ?
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
Il allait commencer une phrase quand les cloches sonnèrent la demi. J'allais être en retard !
Je lui en fis la remarque, cherchant déjà l'excuse à présenter à Monsieur Lormeur, mon chef. Je ne me voyais pas raconter que j'avais rencontré un drôle de type dans le brouillard en train d'aiguiser une dague sur le parvis de la cathédrale...
Il ne me laissa pas le temps de continuer ma diatribe.
- Tais-toi ! On n'a plus le temps !
- Le temps de qu.....
Ma phrase testa en suspens. Ouvrant une vieille porte que je n'avais jamais remarquée, il me poussa à l'intérieur.
Il la referma tout aussi brusquement. De nouveau j'allais ouvrir la bouche pour protester quand j'entendis des grognements derrière le montant de bois. Il se mit à trembler comme si une patte géante le secouait.
- Tu préfèrerais être de l'autre côté ? me demanda celui qui m'avait entraîné.
- Où sommes-nous ? demandais-je.
- L'escalier est en général sûr, mais ne traînons pas. Des fois il y rôde de petites gouilles !
Je lui pris le bras avant qu'il n'ait le temps de monter :
- Qu'est-ce que des gouilles ?
- C'est le nom que vous leur donnez.
- Pour moi, des gouilles, ce sont des poches d'eau sale !
- Ah ! Vous les connaissez pourtant. Mais avançons... L'immobilité peut être mortelle.
Il se mit à grimper l'escalier en colimaçon sa dague à la main. Bon gré mal gré, je le suivis. Les marches étaient inégales et usées. Le manque de lumière m'obligeait à faire très attention à mes pieds. De temps à autre, nous nous arrêtions sans que je comprenne pourquoi. Puis il reprenait son ascension. Plusieurs fois j'essayais de dire quelque chose. À chacune de mes tentatives, il me faisait signe de me taire, semblant guetter quelque chose. Brutalement, il repartait. Ne me laissant que le choix de le suivre.
De temps à autre nous arrivions à un palier. Un ou plusieurs couloirs s'enfonçaient dans une pénombre inquiétante. À chaque fois il négociait le passage avec force précautions. Comme rien ne se passait, je trouvais tout cela très exagéré. Je suivais en maugréant de plus en plus. Si la surprise fut totale, pour moi, mon compagnon réagit avec la rapidité d'une longue habitude. Sa dague crissa en glissant sur le revêtement de son agresseur. Sous le coup, l'ombre sembla rebondir sur le mur et vola vers moi. Sans réfléchir, je fis un grand geste frappant la sombre silhouette avec ma sacoche. Le bruit de verre cassé m'apprit que mon ordinateur venait d'exploser dans le choc. J'en ressentis une violente douleur dans l'épaule gauche. Malgré cela je regardais la silhouette étalée en travers des marches. C'était un être difforme avec des ailes tronquées et des griffes impressionnantes. Elle bougeait encore. Me tournant vers mon compagnon de route, je l'interrogeais du regard. Il fit un geste éloquent de la main sur le cou. Cela me fit horreur et je lui en fis part...
- Tu préfères qu'elle te saigne, cette gouille ? me répondit-il en attrapant son agresseur avec la ferme intention de l'égorger.
C'est alors que je détaillais l'étrange créature qui était devant nous. Cet aspect, ces formes...
- Mais c'est une gargouille ! m'écriais-je.
- C'est ce que je t'ai dit : C'est une gouille! Et une des pires. C'est une gouille du nord. On la reconnaît à sa carapace verte !
Il disait cela tout en la découpant, séparant la tête du corps.
- T'as un joli coup... Je ne te croyais pas capable... Après tout, tu n'es qu'un humain !
Ayant dit cela, il lança la tête dans l'escalier. On l'entendit rebondir avec fracas.
- Ne restons pas là, ses copines vont rappliquer. Viens, ya un refuge pas loin !
Il s'élança dans un des couloirs. Je lui emboîtais le pas, lâchant ma sacoche de bureau, persuadé que mon ordinateur était hors service. Derrière nous, s'éleva une sombre lamentation.

vendredi 15 mai 2015

EPILOGUE
- Tiens-toi tranquille, Smil, sinon j’arrête mon récit.
Le jeune prince-dragon fit un effort pour cesser ses acrobaties. Il adorait entendre la légende du premier couple de la nouvelle ère des dragons. Il rêvait d’être comme Lyanne, grand et fort, héros de multiples aventures.
Sa mère souriait de toute sa tendresse à ses impatiences juvéniles. Elle se rappelait ses propres rêveries. Elle y jouait le rôle de F(l)ammemoaï. Elle se répétait sans cesse cette partie du récit. Espérant elle aussi, découvrir l’amour comme sa glorieuse ancêtre l’avait rencontré à la sortie de la grotte mémoire.
Quand elle avait fait Shanga, à la fin de son adolescence. Elle avait fait le voyage aux grottes comme le voulait la tradition. Sa sortie n’avait pas été aussi romantique mais c’est là dans la bousculade qu’elle avait rencontré ce beau prince-dragon aux écailles bleues qui avait fait battre ses cœurs aussi fort que ceux de F(l)ammemoaï quand elle avait vu Lyanne dans la lumière du matin.
Bien sûr le monde n’était plus aussi sauvage que lors de la naissance de Lyanne. Les rois-dragons avaient mis bon ordre. La paix régnait dans les royaumes.
Smil était pourtant sa grande aventure. Sa naissance avait étonné le monde. Jusque-là les reines-dragons engendraient des dragons qui devaient trouver l’humain avec qui faire Shanga. Elle était la première à avoir engendré Smil, enfant-dragon dès sa naissance. Tout s’était pourtant passé comme d’habitude. Elle avait couvé l’œuf avec beaucoup d’attention sous le regard ému de son compagnon bleu. Le marabout du palais avait surveillé aussi. Toutes les conditions semblaient réunies pour que la petite dernière de la lignée de F(l)ammemoaï donne un jeune et vigoureux dragon pour assurer la descendance.
Et puis… Smil était arrivé. Ses écailles aux couleurs changeantes avaient fait pousser des cris d’admiration. L’impensable était alors arrivé. À la place d’un juvénile aux cris rauques réclamant son repas, était apparu un poupon rose et fragile pleurant de faim.
Depuis la jeune reine-dragon aux écailles scintillantes était devenue célèbre autant que son fils. Les autres couples royaux venaient admirer cette merveille, Smil fils de Blyan le bleu et de Menoaï la scintillante.
Le Dieu Dragon avait fait un grand cadeau à son peuple. Une nouvelle histoire pourrait s’écrire.

samedi 9 mai 2015

Moayanne sentait les muscles de Maflosmia jouer librement sous sa fourrure. C’était une expérience extraordinaire que de chevaucher un être de cette puissance et de cette douceur. Lyanne n’avait même pas eu besoin d’insister pour qu’elle accepte ce mode de transport jusqu’à l’abri dans les collines où se trouvait la Porte. Quand elle était dragon, Moayanne sentait sa puissance et la voyait dans les yeux de ceux qui la regardaient. Presque allongée sur le dos de Maflosmia, lovée entre les deux masses musculaires de son dos, Moayanne goûtait la sensation. Lyanne lui avait expliqué que c’était un honneur pour sa harde de les transporter.
La nuit était encore jeune quand les crammplacs s’arrêtèrent. Moayanne avait senti le bonheur tranquille de Malfosmia. Pendant tout le trajet, elle avait sondé l’esprit de la grande crammplac. Elle avait ressenti des ressemblances entre elles deux. Dernière de sa portée, elle était finalement devenue la dominante et la reine de toutes les hardes de la région. Elle avait rencontré un beau mâle alors qu’elle cherchait à prendre son indépendance de sa harde d’origine. Leur combat amoureux avait été épique. Il se racontait comme on raconte une épopée. Aucun des deux ne voulait céder, refusant de se plier à la coutume. Épuisés mais invaincus, Malfosmia et son compagnon avaient trouvé un équilibre entre eux.
Moayanne se laissa glisser quittant avec regret le doux contact de la fourrure. Elle remercia Malfosmia pour la qualité de sa course.
- “ Que ta harde soit ta fierté !”
- Que tes jours soient prospères, Malfosmia et ton chemin tranquille.
Lyanne et Moayanne s’éloignèrent entourés du ronronnement si particulier des crammplacs poilus.
- Rares sont ceux qui l’ont entendu, dit Lyanne à Moayanne. Tu entendras plus de récits de combats que de récits de douceur à leur propos. Cela commence à changer. Les groupes mixtes y sont pour beaucoup. Ton esprit est déjà ailleurs, ton oreille est inattentive.
Moayanne sursauta et se tourna vers Lyanne :
- Je pense à ce qui m’attend. En gravissant le Frémiladur, j’étais sans attente. J’accompagnais celui qui allait devenir roi. Faire Shanga m’a surprise. Ici, je sais que tu me conduis à la Porte des commencements.
- Changer nous inquiète et nous remplis d’espérance. Ce qui t’attend est qui tu es, simplement. Moins tu résisteras à ta vérité, plus grande seras-tu.
La neige craquait sous leurs pas. Cette sensation était nouvelle et étrange pour Moayanne, comme l’avait été la rencontre avec les crammplacs. Elle pensa tout haut :
- Ce pays me réserve bien des surprises !
Cette remarque fit rire Lyanne :
- Le monde est plein de surprises. Regarde, nous arrivons.
Ils s’engagèrent sous un auvent de pierre. La neige ne s’y était pas déposée.
- Sens-tu la présence ?
- Oui, répondit Moayanne dans un souffle. Elle m’attend.
Moayanne s’arrêta, ferma les yeux un moment. Quand elle les ouvrit à nouveau, elle regarda Lyanne :
- C’est elle ! La présence qui était dans le gouffre de Vorjiak. Tu l’as appelée : l’ombre de l’ombre du Dieu- dragon.
- Ta sensibilité est grande, jeune reine.
Lyanne la conduisit jusqu’à une ouverture à côté d’une pierre plate.
- Va, deviens qui tu es et tu auras le savoir. Les réponses t’attendent.
Moayanne prit la main de Lyanne, la serra fort :
- À bientôt, roi-dragon, lui dit-elle avant de se laisser glisser dans le tunnel qui s’ouvrait à ses pieds.
- Je serai devant le porche à t’attendre, cria Lyanne en la voyant disparaître.
Moayanne glissa sur une roche lisse au grain fin. Cela lui sembla long. La lumière des étoiles avait disparu. Le sentiment d’une présence devenait plus prégnant.
Sa glissade s’arrêta sur un lit de sable. Elle se releva, épousseta sa robe. Son diadème luisait d’une lueur blanche. Elle sentait une présence sans la situer vraiment, comme si elle en était entourée. Elle eut envie de sourire. Un sentiment de joie rayonnait autour d’elle, la toucha, la caressant, s’infiltrant en elle, éveillant un désir…
Elle devint dragon blanc aux écailles scintillantes. Seule la marque noire faite par Cappochi zébrait sa robe. Ses yeux virent alors la présence. Elle reconnut l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon.
- “Bien venue es-tu, blanche espérance du peuple des dragons.”
L’ombre de l’ombre du Dieu-dragon bougeait sans cesse, décrivant des arabesques que l’œil peinait à suivre. Moayanne évoqua les danses compliquées qui hantaient ses rêves depuis si longtemps.
- “La joie est mienne ! Écoute !”
Moayanne fut percutée, emplie, bouleversée par un éclat de rire multicolore.
- “Écoute le rire du Dieu Dragon !”
Autour d’elle, les parois de pierre semblaient avoir disparu. Des milliers de dragons emplissaient la terre. Des milliers d’images, de vies affluèrent vers elle. En un instant, en une éternité, elle sut l’histoire de tous ces dragons.
Sans en avoir conscience, comme hypnotisée par ce qu’elle vivait, elle avança dans les grottes, entourée de l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon. Elle apprit comment naquirent les clans et les peuples, comment vinrent au monde et disparurent tant et tant de civilisations.
Dans un éclatement d’aveuglante lumière, elle vit naître l’oiseau de feu et comment il fut appelé l’oiseau aux plumes d’or. Elle côtoya Stien et la reine son ancêtre. Elle vécut leurs luttes et leurs victoires. Elle fut dans le maelström de lumière quand disparut le chambellan. Elle y reconnut déjà la présence de l’être immonde qui avait pris possession de Cappochi.
Avançant encore, ne sachant plus si elle marchait sur deux pieds ou si elle glissait dans l’air comme le font les dragons, elle découvrit Tracmal qui fonda la Blanche et l’histoire du rouge-dragon qui l’avait conduite ici. Elle reconnut tout au long de son périple la présence d’une flamme parfois vacillante mais toujours présente, petite bougie dans les ténèbres qui toujours rallumait le feu. Elle sentit en elle ce feu et au cœur même de ce feu, elle revit la flamme, blanche et ondoyante.
Moayanne sentit les battements de son cœur, de ses cœurs accélérer. Elle se sentit là, petite fille espérance, toujours poussant son père vers un avenir à conquérir. Elle se sentit oiseau aux plumes d’or espérant la rencontre dans la cour de la noire citadelle puis espérant encore de roi en roi, espérant Moayanne.
Elle sentit tout cela et elle sentit le passage qui s’ouvrait devant elle. Elle allait finir Shanga ici, dans ces grottes. Elle serait définitivement et pour toujours reine-dragon.
Elle eut peur.
Elle allait perdre son enfance, ses rêves pour cet avenir inconnu. Bien sûr, elle aurait la puissance. Bien sûr, elle aurait la gloire. Mais que valait tout cela face au regard de l’enfant qu’elle avait été. Elle repensa à sa mère, à son calvaire sur la fin de sa vie quand la maladie l’épuisait de souffrances. Elle s’était juré de garder ce souvenir à jamais. Elle se revit courant dans les allées du palais. Elle revit ses pleurs, de peine ou de rage quand trop petite fille elle ne pouvait lutter. Un dragon pourrait-il venger l’enfant ?
L’image de Lyanne lui vint à l’esprit. Le grand dragon rouge avait mené ses combats avec une grande économie de moyen et de vie. Il avait risqué beaucoup pour lui venir en aide. Enfin, elle le pensait. Sans lui, rien ne serait arrivé. Elle en était maintenant persuadée. Était-il maître du destin ?
Si elle passait cette épreuve, qui serait-elle ?
L’ombre de l’ombre du Dieu-dragon avait cessé de vibrer de joie. Elle sentit l’incompréhension qui l’habitait.
Elle fut oiseau aux plumes d’or. Elle redécouvrit son attente et sa déception sans cesse renouvelées de ne pas trouver l’être avec qui faire Shanga. Elle revit ses combats et ses espoirs déçus de toujours combattre. Elle sentit la chaleur de la lave qui la régénérait à chaque fois et la jubilation intense, jouissive quand elle avait fait Shanga avec cette jeune humaine. Elle comprit le rôle des hommes-oiseaux venus des lointains mondes blancs, venus de ce monde où Lyanne l’avait conduite.
Elle entrevit le plan du Dieu-Dragon par-delà les âges pour que renaisse le monde des dragons.
Alors elle s’assit.
Alors elle se posa.
L’enfant princesse regarda l’oiseau étendard.
Les yeux dans les yeux, ils firent silence. Le monde autour d’eux sembla communier dans ce silence absolu, comme si le temps était suspendu.
Lentement, doucement, comme un bateau qui s’en va, Moayanne comprit que le passé était le passé et que son avenir n’y était pas. Elle ne perdait rien. Tout était en elle. Elle gagnait tout ce qui était dans cet autre elle. Alors les deux “elles” pourraient écrire le présent de leur avenir.
La réalité advint. Moayanne fut le dragon et le dragon fut Moayanne.
Comme deux racines qui s'emmêlent pour ne former qu’un seul tronc, il n’y eut plus que F(l)ammemoaï. Sa gorge de dragon se délecta de ce nom, son nom. Sa gorge humaine hésitait entre les différentes prononciations.
La jubilation de l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon atteignit un paroxysme quand elle se leva. Un nouveau grand être était là.
- “Le monde peut jubiler ! Va, F(l)ammemoaï, vivante espérance de ton peuple ! Sois la vie !”
F(l)ammemoaï reprit sa marche. Elle suivit les sinuosités de la paroi, mettant ses griffes là où Lyanne avait mis les siennes. Elle suivit les sinuosités des lignes du temps. Fines comme des cheveux, elles oscillaient au gré des évènements. Elle en vit les fleurs et les fruits.
C’est ainsi qu’elle arriva dans la grande grotte. Elle y entendit l’écho des mille voix des mille dragons qui avaient été roi avant elle. Elle en eut le cœur rempli de joie. Elle était chez elle parmi les siens.
Maîtresse de son destin, F(l)ammemoaï s’avança au milieu de la grotte. La lumière vint habiter ses écailles, irradiant tout autour d’elle une aura d’un blanc doré, à peine souligné de la ligne noire que lui avait faite Cappochi.
Dans cette robe de lumière qui jamais ne la quitterait, elle prit le chemin de son avenir. Elle s’avança sous le porche. Le soleil se levait sur le monde extérieur.
Blanche dragonne irradiant de sa lumière, dispersant les ombres du porche elle apparut aux yeux de ceux qui l’attendaient.
Ces yeux d’or reçurent l’image que jamais elle n’oublierait : celle d’un grand dragon rouge brillant dans les premiers rayons du soleil du Pays Blanc.
Quand se croisèrent leurs regards, la vérité s’imposa à eux.

samedi 2 mai 2015

Lyanne avait un peu ralenti pour laisser Moayanne le rejoindre.
- Où allons-nous ? demanda-t-elle
- Avant de commencer une nouvelle vie, il est bon de se connaître entièrement. Nous allons là où cela va arriver.
- Mais Savalli et les autres, que vont-ils dire ?
- Mais, ils diront ce qu’ils veulent… Tu es reine et ils obéiront, répondit Lyanne dans un grand rire.
Il se laissa planer au-dessus d’une forêt, attendant que Moayanne se positionne sur son flanc légèrement en retrait.
- Je t’ai parlé des Montagnes Changeantes, jeune reine. Nous allons y passer à nouveau.
- Qu’est-ce ?
- Dans mon pays, cela désigne une région. La vérité est plus vaste. Le monde entier est parcouru par des chemins venant des Montagnes changeantes. Regarde autour de toi. Cherche ce qui est autre.
Les deux dragons volaient vers le soleil, indifférents aux mouvements d’étonnement ou de panique qu’ils déclenchaient en dessous d’eux.
- Que dois-je voir ? demanda Moayanne. Tout semble normal.
- Regarde mieux, jeune reine, regarde mieux. Nous avons déjà passé plusieurs portes. Ah ! En voici une plus facile à voir. Regarde le canyon en dessous.
- Les falaises en sont hautes et escarpées, mais que faut-il voir ?
- Viens !
Lyanne replia ses ailes, n’en laissant dépasser qu’une infime surface. Sa vitesse devint terrifiante. Moayanne décida de le suivre. S’il pouvait le faire, alors elle devait aussi pouvoir. Le vent devint dur contre ses yeux au fur et à mesure qu’elle accélérait. Elle sentit ses paupières protectrices venir devant ses yeux. Elle vit Lyanne prendre une autre direction. Elle s’interrogea un instant sur ce qu’il avait fait. La vérité s’imposa dans son esprit. Ses ailes ! Il ne les avait pas complètement repliées… Elle fit de même et s’aperçut qu’en déplaçant un petit morceau de son aile droite, elle virait. Elle s’exerça tout en suivant le grand dragon rouge, qui allait bientôt survoler le canyon. Elle le rattrapait. Cela la mit en joie. Elle eut envie de lui envoyer une petite langue de feu pour le taquiner. Comme s’il avait deviné, le grand dragon rouge avait fait un brutal écart. Elle le vit remonter presque à la verticale et étendre ses ailes. Ce fut douloureux pour elle de le suivre. Elle y parvint juste avant qu’il ne rentre dans la faille entre les falaises.
- C’est bien, jeune reine. Tu apprends vite !
Moayanne sentit comme une moquerie dans le ton de son compagnon de vol.
- Nulle moquerie dans mes pensées, jeune reine… Juste la joie de voir comme tu progresses ! Maintenant regarde là-bas devant toi ! Vois-tu les deux grands arbres droits comme des piliers ?
Moayanne porta son regard au loin. Elle voyait ce que lui montrait Lyanne. Les deux arbres étaient droits comme des “i” avec une touffe de verdure en haut. Tout cela semblait banal et pourtant, elle ne parvenait pas à détacher son regard de cet endroit.
- Bien, jeune reine ! Tu commences à comprendre. Suis sans crainte !
Lyanne sans même ralentir passa entre les deux arbres. Si la logique voulait qu’il s’écrase contre la paroi toute proche, sa disparition ne surprit pas Moayanne. C’étaient des arbres-porte. Elle l’avait senti. Sans plus ralentir, elle passa la ligne des deux arbres et le monde s’obscurcit brutalement. Elle se retrouva survolant des collines noires et blanches. Seule la tache rouge de Lyanne se détachait au fond. Elle se mit à battre des ailes plus vite pour le rattraper.
- Est-ce ici, les Montagnes Changeantes ?
- Nous sommes en effet dans leurs mondes. Les êtres qui vivent ici sont monstrueux. Reste attentive. Le mal y existe.
Tout en suivant Lyanne, elle regarda en bas. Des ombres les suivaient à terre, se glissant de blocs noirs en blocs noirs.
- Tu as raison, jeune reine. Si nous descendions, nous serions obligés de nous battre. Aujourd’hui, nous resterons en haut. Regarde au loin, la chaîne de montagnes. Vois-tu la sombre marque ?
Moayanne scruta l’horizon pour repérer la faille dans la roche. Ils s’en rapprochèrent. Elle était immense et sombre. En pénétrant en son sein, Moayanne se mit à penser aux moineaux qui parfois s’égaraient dans les couloirs du château. Elle se sentit semblable à eux.
Et tout devint noir.
Le manque de lumière ne la gêna pas longtemps. Bientôt, Les parois s’écartèrent. Moayanne tendit son esprit vers celui de Lyanne. Il devait avoir baissé ses défenses morales car elle ressentit sa puissance. Elle en fut réconfortée.
Le dragon au regard d’or, lisait la nuit et les vents. Moayanne le suivait, s’imprégnant de ce qu’il ressentait. Bientôt, un malaise la pénétra comme elle pénétrait en Lyanne. Des présences inamicales hantaient ces lieux.
- Où sommes-nous ? demanda-t-elle.
- Dans le sombre gouffre de Vorjiak.
Moayanne frissonna en découvrant les ombres qui hantaient ses lieux.
- Ressens-tu la peur ? demanda Lyanne.
- Les voir me révulse, répondit Moayanne.
Autour d’eux des formes aux contours improbables s’agitaient et se convulsaient. Lyanne et Moayanne devaient se contorsionner parfois pour passer sans les toucher.
- L’idée de leur contact me répugne, souffla Moayanne en évitant un méandre pâle et luminescent.
- Mon instinct me souffle la même chose, répliqua Lyanne.
Leur vol était difficile. Les changements de direction et de rythme incessants fatiguaient les ailes. Arrivés à une fourche, Lyanne choisit la branche la plus étroite. Moayanne poussa un petit cri en voyant devant eux comme un mur laiteux.
- Il est impossible de passer là ! dit-elle.
Lyanne n’eut pas le temps de répondre qu’ils furent enveloppés par cette présence.
- “Ainsi, tu reviens ici, sinueux roi-dragon… et accompagné qui plus est.”
Un instant passa, des tourbillons blancs se déplaçaient autour d’eux, les obligeant au vol stationnaire.
- “Qui es-tu, jeune reine-dragon ? Ton diadème ne m’est pas inconnu !”
Moayanne entendait la voix en elle sans pouvoir détecter une forme qui l’émettait.
- Je suis fille de roi, descendante de la reine qui reçut le premier oiseau de feu.
- “Sais-tu ton nom, ton vrai nom ?”
Moayanne connut un moment de panique. Elle s’appelait Moayanne, simplement.
- “NON !” rugit la voix.
Lyanne intervint.
- Toi qui es l’ombre de l’ombre du Dieu dragon et qui gardes ce lieu, explique !
- “Ce nom est le nom des humains pour un humain. Elle est reine dragon et son nom dans la langue sacré des dragons est autre. Le connaît-elle ? Le connais-tu ?”
Moayanne comprit que la dernière question était pour elle.
- J’ai suivi le rouge dragon pour le chercher. Je suis venue libre et libre je repartirai.
La forme se mit à vibrer. Les deux dragons sentirent comme un bourdonnement profond les remuant jusqu’au cœur.
- “Joie en moi… Tu es bien celle qui s’est liée à l’oiseau de feu, librement devenue reine-dragon et qui a déjà vaincu… Va, ton nom t’attend et plus encore !”
Un espace se libéra devant eux. Lyanne s’y glissa. Il le regarda s’agrandir devenant comme une arche. Moayanne y passa, blanche silhouette reflétant tout un arc-en-ciel. Lyanne remarqua alors toutes ces petites explosions de couleur au sein même de l’ombre de l’ombre du Dieu dragon. Cela le fit sourire. Comme à son premier passage, la forme chantait et rayonnait de joie.
- “Que la force du Dieu dragon soit avec toi, sinueux roi-dragon du clan Louny.”
- “Que la lumière du Dieu dragon soit en toi, blanche espérance du peuple des dragons.”
Les deux dragons s’éloignèrent dans les méandres sombres de la faille laissant derrière eux, l’étrange présence qui scintillait.
- Qu’a-t-il voulu dire ? demanda Moayanne.
- Le Dieu dragon l’a mis ici comme signe de son emprise sur ce monde. Cet être ou cette ombre nous a reconnus. Nous ne sommes plus loin des grottes des dragons. Ton nom, ton vrai nom, a à voir avec ses paroles.

Ils émergèrent du gouffre de Vorjiak pour découvrir un paysage blanc qui fit pousser des petits cris d’étonnement à Moayanne. Elle, qui ne connaissait de la neige que la fine couche blanche et froide qui parfois saupoudrait ses paysages d’enfance, découvrait une étendue rayonnante dans la lumière du couchant. Si la première fois qu’il était venu par ce chemin, Lyanne avait joué la carte de la discrétion, ce soir, il continua son vol au-dessus des vallées qui convergeaient vers la plaine où s’ouvrait le porche de la caverne des dragons.
Son oeil repéra sans peine les longues silhouettes blanches des crammplacs poilus. Il sentit leur appel et décida de se poser. Moayanne le suivit. C’est à l’orée d’une forêt qu’ils rencontrèrent le premier groupe.
Le grand mâle fit soumission devant Lyanne en s’avançant. Moayanne, légèrement en retrait, regardait ces animaux inconnus pour elle. Elle pensa aux féroces prédateurs du désert qui bordait son royaume. Ces animaux à la fourrure blanche en avaient le port royal et donnaient la même impression de puissance.
Derrière le mâle, s’avança la femelle dominante. Elle s’inclina simplement devant Lyanne.
- “Salutations, Oh Roi-dragon. Mon nom est Maflosmia. Je suis celle qui dit pour les hardes d’ici.”
Moayanne ne put retenir sa surprise en entendant la voix de la femelle crammplac dans son esprit. Elle vit la lourde tête aux crocs longs comme son poignard, se tourner vers elle.
- “Saluations, Compagne du Roi-dragon, Je sens ton étonnement.”
Lyanne s’était transformé en homme et Moayanne fit de même. Plus petite que Lyanne, elle se trouva impressionnée par la taille des crammplacs. Maflosmia était tout proche d’elle. Prise d’une brusque envie, Moayanne avança la main. La grande crammplac se laissa faire quand elle lui toucha la tête. Une onde de douceur s’écoula de la paume de Moayanne vers son corps. Elle ne s’attendait pas à un tel contact :
- Je te salue, Maflosmia, reine des groupes de ce lieu. Te rencontrer est un honneur et un plaisir pour moi.
La déclaration de Moayanne fut accueillie avec un ronronnement de plaisir par la femelle dominante et fut repris par le choeur des crammplacs qui entouraient le lieu.
Lyanne regarda cela avec un sourire empli de douceur.
- Wafadar est-il là ? demanda-t-il au bout d’un moment.
- “Ton serviteur est devant le grand porche.”
- Alors envoie un messager lui annoncer ma venue. Je serais près de lui demain matin. La nuit sera belle et claire. Nous irons vers là où commence toute chose.
- “Aurons-nous l’honneur de vous escorter ?” demanda la grande crammplac.
Lyanne jetta un coup d’œil à Moayanne dont le sourire, semblable à celui d’un enfant, en disait long sur son désir.
- Toi qui connais chaque recoin de ton territoire, tu connais l’Entrée.
Une image surgit dans l’esprit de Lyanne. Maflosmia préférait les images qu’elle maîtrisait, aux mots.
- C’est exactement cela.
- “Mon peuple n’a pas oublié comment tu nous as libérés de celui qui voulait nos peaux”
Des images défilaient dans l’esprit de Lyanne. Il regarda vers Moayanne qui semblait voir les mêmes images. Lyanne lui adressa un sourire. Moayanne lui rendit :
- Maflosmia est éloquente dans ce qu’elle montre. Ce fut une époque terrible que celle de ton enfance.
- Depuis j’ai fait Shanga et je suis passé dans les Grottes. Es-tu prête ?
- Il m’est impossible de l’être, mais je suis venue pour cela.
Lyanne allait inviter Moayanne à reprendre la route, quand il la sentit prête à poser une question :
- Oui ? l’invita-t-il.
- La grande crammplac m’a appelée compagne du roi-dragon. Que voulait-elle dire ?
- J’ai quitté mon pays, car je vivais le manque. Ma quête a été longue et tu es venue. J’ai su dès que j’ai vu tes blanches écailles que tu étais celle que je cherchais. Reste l’autre question : suis-je celui que tu cherches ?

vendredi 24 avril 2015

- Où est-on ?
- Ce lieu s’appelle le Château d’Éstresses.
Les deux dragons étaient couchés dans la cour d’un ancien fort. Le fort d’Éstresses avait connu son heure de gloire lors du règne du grand-père du grand-père de Moayanne. Il tenait la frontière du royaume, fermant le passage vers les hautes terres. Devant eux, à travers les ouvertures dans le mur ruiné, on voyait la rivière qui s’étalait en de calmes méandres. Dans la lueur de ce soir printanier, ils s’étaient mis à l’abri des regards. Moayanne l’avait conseillé à Lyanne après leur dernière intervention dans la plaine pour qu’elle puisse se reposer. Le château était tabou pour les gens de la région. On le disait hanté par le spectre du roi de l’époque, venant y rechercher le repos qu’il n’avait pas connu de son vivant. On l’avait appelé le roi cavalier, celui qui jamais ne descendait de sa monture, allant toujours par monts et par vaux pour faire la guerre et consolider ses frontières. Le fort d’Éstresses était le seul endroit qui n’avait pas connu la guerre de son vivant. Formidable machine de guerre à son époque, il avait inspiré assez de craintes pour que personne n’ose venir l’attaquer.
La nuit était tombée tranquillement. Moayanne était fatiguée. Ses muscles de vol n’avaient jamais autant travaillé. Et puis, elle avait craché le feu et la glace de nombreuses fois.
Lyanne la regardait somnoler doucement. Ses paupières lentement descendaient sur ses yeux d’or. Brutalement dans un éclair blanc, il vit qu’elle était redevenue simple reine humaine. Elle reposait sur l’herbe douce qui poussait là. Pour la protéger de la fraîcheur de la nuit, il souffla le chaud sur les murs environnants. Il l’envia. S’il se reposait, il n’avait pas besoin de dormir. Il pensa que les reines-dragons différaient des rois-dragons. Il reprit sa forme d’homme lui aussi. Il s’allongea non loin d’elle et doucement attira sa tête qu’il posa sur ses jambes. Moayanne avait un côté enfantin sur ses traits pendant qu’elle dormait qui émut Lyanne. Il repensa à la ville et aux enfants avec qui il avait joué. Il évoqua Miasti et Sabda. C’est emplie de nostalgie que la nuit s’écoula doucement. Moayanne bougeait parfois mais ne quittait pas son “coussin”.
La lune se leva éclairant d’une lumière blanche la cour du fort. Le diadème de Moayanne brillait de mille feux. Lyanne détailla les décorations. En son milieu trônait un minuscule dragon blanc aux yeux d’or. Celui-là ne dormait pas. Lyanne se concentra dessus :
- Tu es éveillé, dragon blanc aux yeux d’or.
- Tu le sais bien, toi qui es rouge dragon, répondit le petit dragon.
- Alors elle est bien protégée.
- Oui et tu es là. Tes paroles et tes gestes furent précieux. Il y a longtemps que j’avais oublié tout cela.
- Tu es le dragon-oiseau de feu de la légende.
- Tu devines bien, dragon rouge. J’ai été plusieurs fois lié à une humaine mais voilà la première fois que je-nous sommes entiers.
- Ton autre toi dort-elle ?
- Oui, elle en a encore besoin. Bientôt nous aurons la force des dragons. Il nous manque pourtant quelque chose. Je le sens sans pourvoir savoir ce qu’est ce manque.
- C’est parce qu’un manque existait en moi que je suis parti à la recherche de ce qui me manquait. Quand je la vois, je crois que j’ai trouvé.
- Je sens notre commune nature. Pourtant, je sens en toi ce que je ne sens pas en moi. Tu possèdes l’histoire et moi je viens d’advenir.
- Il est des choses que doivent savoir les dragons. Demain je vous-nous conduirai à travers les Montagnes Changeantes à la caverne où est inscrit le savoir des dragons. Tu-vous mettrez les griffes dans les traces et tu-vous saurez ce que doit savoir une reine-dragon.
- Tes paroles réchauffent. Nous ferons comme tu as dit. Veux-tu que nous partions tout de suite ?
- Restons ici un moment encore. Quand le soleil se montrera nous partirons.
Lyanne caressa les cheveux de Moayanne qui bougea dans son sommeil. Elle se retourna, mettant le petit dragon blanc hors de la vue de Lyanne.
Le temps s’écoula ainsi tranquillement. Un oiseau de proie nocturne hulula. Il le vit passer rapide et silencieux. Leurs regards se croisèrent un instant. Lyanne vit la détermination de l’oiseau. La chasse n’avait pas été bonne jusque-là, mais l’aube était encore loin.
La lune se cacha sur la fin de la nuit, laissant le paysage dans une obscurité quasi totale. C’est alors qu’il vit l’ombre claire approcher. Fouillant les différents plans de la réalité, Lyanne repéra bien vite cet homme en armure ancienne marchant difficilement sur ses jambes arquées.
Ainsi ce n’était pas qu’une légende.
La silhouette hésita un peu et marcha franchement vers le couple qui se reposait. Lyanne ne bougea pas. Alors que l’épée de l’ombre se levait pour frapper, Lyanne décapuchonna son bâton de pouvoir. Le mouvement du fantôme se figea.
Une voix rauque s’éleva :
- Qu’as-tu fait là ?
- J’ai juste évité une injustice.
- Personne, tu entends ! PERSONNE n’a le droit de venir troubler mon repos !
- Est-ce un repos, roi cavalier ?
L’ombre eut un cri inarticulé. Moayanne se réveilla. Elle se redressa, regarda Lyanne, le fantôme, de nouveau Lyanne avec un air interrogatif.
- Voilà ton ancêtre, reine-dragon.
La voix d’outre-tombe s’exclama :
- Qui êtes-vous, vous qui ne semblez pas me craindre ? Quel est ce titre ?
Moayanne qui était encore assise, se mit debout. Sur sa tête, le diadème devint couronne, brillante comme un soleil miniature.
Le roi cavalier cria :
- Ma couronne, tu portes ma couronne ! Je ne l’ai jamais vu briller comme cela, même quand je suis redescendu du Frémiladur, elle ne rayonnait pas autant. Es-tu la reine de ce temps ?
Moayanne bomba le torse :
- Je suis la reine-dragon ! Celle qui s’est unie avec l’oiseau de feu comme le fit notre première reine en son temps et même mieux. Je suis oiseau de feu.
L’ombre du roi cavalier baissa son épée, et mit genou à terre :
- Loin de moi l’idée d’effrayer celle qui est de mon sang et de ma descendance.
Il se tourna vers Lyanne.
- Mais qui est celui-ci qui ne semble ni te craindre, ni me craindre !
- Il est roi-dragon, comme je suis reine-dragon. Il est oiseau de feu comme je suis oiseau de feu. Il est la force qui m’a manqué et a guidé mes pas quand j’ignorais où les diriger.
- Il n’est pas d’ici !
Moayanne ferma les yeux un instant. Le dragon aux yeux rouges brilla plus intensément sur la couronne. Quand ses paupières se soulevèrent, ses pupilles avaient les mêmes reflets rouges.
- Il est celui qui me guidera vers qui je suis.
Son regard qui semblait empli de flou, se focalisa sur l’ombre du roi cavalier :
- Mais toi, qui fus mon ancêtre et dont le nom est glorifié pour tes hauts faits d’armes, pourquoi hantes-tu ce lieu ?
- Quand je suis descendu du Frémiladur, couronné comme tu le fus, j’ai pris la suite de mon père comme le veut la tradition. Notre royaume était petit et faible en ce temps-là. Mon père, tout occupé à ses plaisirs et à ses maîtresses, avait délaissé ma mère. J’ai grandi entouré de demi-frères et de demi-soeurs. Ils savaient flatter mon père pour en tirer toutes sortes d’avantages. Nombreux furent les domaines donnés aux concubines et à leurs enfants pour les remercier et les faire tenir tranquilles. La cour, à cette époque, était un endroit sans foi ni loi. Ma mère craignait pour moi. J’ai su plus tard qu’elle avait raison de craindre. On a plusieurs fois tenté de me faire disparaître. Je n’ai dû mon salut qu’à ma rapidité et à ma force… et à mon garde du corps. On disait de lui qu’il avait été un des derniers descendants des hommes-oiseaux venus des contrées lointaines. Sa rapidité et son instinct m’avaient été précieux. Il m’avait enseigné tout cela. À l’époque où mes demi-frères rêvaient encore de batailles héroïques, tout en se battant avec leurs jouets de bois, je connaissais déjà l’art de la guerre et de la trahison. Je n’ai vraiment pris la dimension de la haine qui m’entourait qu’à la mort de ma mère… assassinée avant qu’elle n’ait pu donner naissance à un autre rejeton. À partir ce jour, la vie pour moi ne fut qu’errances et violences. J’ai fui le château de mon père et je n’étais pas dans le convoi quand il partit pour le Frémiladur afin de régénérer la couronne. J’avais traversé les marais et vaincu ceux qui voulaient m’empêcher de passer. C’est dans cette funeste épopée que je perdis mon guide et mon maître d’armes. Le vieil homme descendait bien des hommes-oiseaux. J’ai vu son âme s’envoler comme un faucon vers le soleil levant. Il est mort en me défendant une dernière fois. C’est lui qui m’a dit avant de mourir que tout avait un prix, même ma violence et ma colère. Ce jour-là, je n’ai pas compris. Je vivais pour me venger de ceux qui m’avaient dépouillé de mes droits, de ma mère, de mon père, de mon royaume.
À l’évocation de sa vie, l’ombre avait pris plus de consistance. On devinait maintenant certains détails de son armure et de ses armes.
- J’ai escaladé le Frémiladur une journée avant que n’arrive le convoi officiel. La terre tremblait tout le temps et les fumées étaient âcres. Je savais où aller, j’avais reçu l’enseignement des sages du palais. Mon sang s’est mis à bouillir quand j’ai vu mon père, vieillard claudiquant, s’approcher du bord du cratère accompagné de ces bâtards que je haïssais. J’ai alors reconnu Bedritch, son préféré ! Il avait déjà revêtu le costume royal. N’y tenant plus, j’ai sauté au milieu d’eux en hurlant le cri de guerre des rois. Bedritch a tellement eu peur, qu’il en a laissé tomber la couronne. Nous avons tous assisté impuissants, à sa chute dans le cratère. Tout le monde s’est précipité pour la regarder tomber. Elle rebondissait de pierre en pierre et il y eut un éclair quand elle toucha la lave. Mon père se mit alors à hurler de me tuer. Je me suis retrouvé seul face à la dizaine de ses bâtards, l’arme à la main. La rage m’a pris. Une rage noire qui a obscurci ma pensée et fait rougeoyer mes yeux. Ce fut le hurlement de mon père qui me fit sortir de cette transe. “LÀ ! LÀ !” hurlait-il en me montrant. Alors je vis les survivants mettre genou à terre et poser les armes. Il me fallut un moment pour comprendre que je portais la couronne et que j’avais occis la plupart de mes bâtards de frères. J’ai rangé mon arme et me suis retourné pour descendre. Mon instinct m’a fait éviter le coup qui se voulait mortel. J’étais plus affûté que mon épée et mon assaillant ne survécut pas. Je l’ai précipité dans le cratère et j’ai égorgé tous les autres. Quand j’ai eu accompli ma vengeance, mon père me regardait les yeux agrandis par l’horreur. Il ne bougeait plus. Quand je me suis approché, j’ai constaté sa mort. J’ai poussé un cri de joie. Vengée ! Ma mère était vengée !
C’était presque un cri qui était sorti de la gorge du spectre qui devenait de plus en plus visible. Il était grand et son armure, bien que finement décorée, portait les traces de nombreux coups.
- Je suis arrivé seul au camp en bas. Quand ils m’ont vu, les courtisans sont restés figés. Le chef de la garde qui était un des frères d’une des maîtresses de mon père, hésita un instant. Il n’avait pas sorti la moitié de son épée du fourreau que son second l’avait transpercé en criant : “ Longue vie au roi !” Tous les gardes royaux se rangèrent derrière lui en un cri unanime. C’est ainsi que commença mon règne. Quand je suis arrivé à la forteresse blanche, le convoi ne comptait plus que des fidèles. Les autres avaient fui ou étaient morts. Il me fallut un an pour nettoyer le royaume et puis je me suis intéressé à nos voisins qui avaient profité de la faiblesse de mon père pour arracher des pans entiers de ma terre. J’ai fait construire ici mon premier fort. À lui seul, il a valu une armée. Ceux de l’autre côté de la frontière n’osèrent jamais venir l’attaquer. Les autres forts comme celui-ci, furent mes camps de base pour reconquérir mon royaume dans ce qu’il aurait dû être. Quand mon attention se tourna vers la vallée que vous voyez là-bas, j’ai vu arriver une ambassade. Quelle ne fut pas ma surprise d’y trouver la plus belle des femmes. Le roi de ce royaume, sans descendant mâle, me proposa sa fille et le royaume à sa mort. Voilà pourquoi la guerre n’entra jamais sur ces terres.
Devant Moayanne et Lyanne se tenait maintenant un guerrier au regard rougeoyant et aux traits farouches. Lyanne jugea la qualité de ses armes d’un œil expert.
- Mon règne n’était pas terminé. J’ai continué tant que j’ai pu à repousser les limites de mes terres. Celle qui était devenue mon épouse, se révéla une reine merveilleuse. Elle organisa le royaume, le commerce, fit construire routes et auberges. Elle parsema le pays de nombreuses petites garnisons qui assurèrent la sécurité. La prospérité suivit. Pendant ce temps, je me battais au nord. Dans une sombre forêt enneigée, j’y ai fait la rencontre d’une femme. Elle n’a pas tremblé à notre approche. Elle a même guéri ceux des nôtres qui étaient blessés. Nous nous sommes arrêtés quelques jours. Notre groupe avait été séparé du reste de l’armée. Nous allions repartir quand elle m’a pris le bras et m’a dit : “Si tu pars, tu connaîtras la mort demain”. Je l’ai regardée. J’ai haussé les épaules. Nombreux étaient ceux qui m’avaient prédit cela. J’allais monter en selle, quand son regard m’a arrêté. Ses yeux étaient deux puits vertigineux. “Tu ne crains pas la mort. Je le sais. Mais ton âme est toujours en guerre et tu ne connaîtras pas le repos ! Reste et découvre la paix ou pars et tu connaîtras l’errance éternelle, à moins que tu ne rencontres le messager des dieux!”. J’ai de nouveau haussé les épaules et je suis reparti. L’embuscade nous attendait au passage du col. J’ai été le dernier à tomber. Je suis mort en voyant mes troupes monter à l’assaut. Ce sont eux qui ont ramené ma dépouille au palais. Mais moi, j’étais devenu spectre. Les paroles de la femme me sont revenues en mémoire. J’ai retrouvé sa baraque. Elle m’a regardé avec ses yeux qui voyaient ce que les autres ne voient pas. Elle m’a dit : “Cherche un lieu où règne la paix et apprends la paix”. C’est à cause de ces paroles que je suis venu ici.
Lyanne regardait le roi cavalier qui semblait avoir retrouvé toute sa matérialité.
- As-tu trouvé la paix ? demanda Moayanne.
- Depuis des lunes et des lunes, vous êtes les premiers à ne pas fuir quand j’approche.
- Tu fais partie de mon histoire, roi-cavalier. La fuite est un acte inconnu pour une reine dragon. Tu es celui qui fit le royaume dont j’hérite. Sois remercié pour cela.
Le roi-cavalier eut un frémissement. Lyanne, debout, regarda Moayanne et le roi-cavalier.
- La reine-dragon est jeune et doit encore apprendre. Elle ignore qu’elle est messagère du Dieu-dragon. Bientôt elle saura cela. Le soleil va apparaître, roi-cavalier. Notre présence ici est signe que tu vas connaître le repos. Le temps d’aujourd’hui est. Le temps d’hier a disparu. Seules nos mémoires le gardent.
- Le  roi-dragon a raison. Le royaume que tu as conquis, je le garderai et je l’embellirai. Tu as connu la guerre, maintenant connais la paix. Je ferai de ce lieu un mémorial.
Le regard du vieux roi se remplit de panique :
- La paix… Je ne sais même pas ce que veut dire ce mot.
Moayanne lui toucha la main :
- Tu vas apprendre...
Les rayons du soleil émergèrent dans la vallée. Ils illuminèrent la rivière et comme un feu liquide se répandirent jusqu’au fort d’Éstresses. L’armure se mit à flamboyer prenant ces teintes bleu-orangé qu’on ne voit qu’au lever du soleil. Devant la violence du phénomène, les yeux de Lyanne se recouvrirent de leur membrane de protection, lui rendant son aspect de rouge dragon. Moayanne redevint dragon blanc. Quand le phénomène cessa, le roi-cavalier avait disparu. Son équipement formait un tas aux pieds des dragons.
Moayanne se pencha :
- Regarde ! dit-elle à Lyanne. Une épée d’obsidienne.
Lyanne examina la trouvaille de Moayanne. Il se souvint de la légende que Talmab avait racontée, il y a si longtemps.
- Pourrait-elle être l’épée de Stien ? interrogea-t-il.
- On a perdu sa trace à l’époque des conquêtes du roi-cavalier, répondit Moayanne. C’est l’épée du premier roi, celui qui amena l’oiseau aux plumes d’or à la reine. Je pensais cette légende inconnue en dehors du royaume.
- Elle me fut racontée, il y a fort longtemps par celle qui me traita comme son fils. Quel est ton désir pour elle ?
- Qu’elle repose ici où repose le roi-cavalier.
- Alors regarde, dit Lyanne.
Il fit une glace aussi transparente que l’eau, y enfermant, pièce après pièce, tout ce qu’avait porté le roi cavalier. Pour finir, il mit l’épée d’obsidienne là où aurait été la main, si l’armure avait été habitée.
Il redressa le bloc transparent et Moayanne sursauta en voyant devant elle, la silhouette du roi-cavalier. Bien que vide, l’effet était saisissant. Elle mit la main sur la surface glacée. Elle regarda Lyanne :
- Comment une telle matière peut-elle exister ? Elle semble insensible à ma chaleur.
- Cela fait partie de ce que tu dois apprendre, reine-dragon. Viens avec moi, dit Lyanne en prenant sa forme de dragon.
- C’est impossible, répondit Moayanne. Il me faut rejoindre les miens au pied du Frémiladur. Voilà trop longtemps que je suis partie.
Lyanne eut un petit rire.
- Sois sans crainte… Nos raccourcis ont aussi cet avantage de passer à travers la trame du temps. Pour que tu puisses sauver Horas la belle, j’ai traversé un des ruisseaux du temps. Nous sommes arrivés devant Horas la belle, avant ton départ du Frémiladur. Nous arriverons à temps pour que Savalli soit rassuré et avec lui, tous les autres.
Lyanne se mit en position de décollage :
- Maintenant, le temps est venue pour toi de découvrir tout de toi.
Ayant dit cela, il donna deux vigoureux battements d’ailes qui le propulsèrent loin dans le ciel. Moayanne le regarda partir. Devait-elle le suivre ? Elle hésita un instant, un tout petit instant et décolla à son tour. Se découvrir : l’idée lui sembla passionnante, risquée mais passionnante.