jeudi 26 septembre 2013

Dès que la lumière du soleil toucha la terre noire des Montagnes Changeantes, ils mirent le pied de l'autre côté de la frontière. Le convoi était prêt bien avant l'aube. Les macocas n'étaient pas des bêtes rapides. Ils n'avaient pas le choix. Il leur fallait arriver sur une plateforme de repos avant la nuit. Les guerriers blancs avaient prévenu. Ils ne feraient pas de pause quelle que soit la raison.
- Et si l'un de nous tombe hors du chemin ? questionna le noble Sariska.
- Même si ce quelqu'un était vous, lui répondit un konsyli, on ne peut pas perdre un convoi pour un seul homme. Nos ordres sont formels.
Les gens du pays de Pomiès marchèrent avec la peur. Le chemin était large. Si le paysage était désespérant, rien ne semblait vouloir entraver leur marche. Quand arriva midi, Sariska estima qu'ils avaient bien marché. Il ordonna une halte pour manger. Les guerriers blancs intervinrent immédiatement :
- Vous ne pouvez pas vous arrêter, le risque de ne pas arriver est trop grand.
- Mais continuez, nous vous rejoindrons là-bas, répondit Sariska.
- Vous croyez être tranquilles parce que rien ne s'est passé, mais c'est maintenant que vous risquez le plus. 
Sariska n'en démordit pas. Il refusa d'aller plus loin sans manger. Le chemin était bien visible, seule zone enneigée sur une terre noire. Il accepta simplement de ne pas dresser de table pour manger plus vite. Les guerriers blancs se concertèrent mais ne s'éloignèrent pas. Les soldats du pays de Pomiès se moquèrent d'eux dans leur dialecte. Comme le noble Sariska, ils n'avaient rien vu et pensaient que les récits qu'on leur avait faits, étaient exagérés. Ils gardaient quand même un fond d'inquiétude. Les guerriers blancs étaient nerveux et sur le pied de guerre. La pause se passa sans souci. Chioula riait des bons mots que disait son père. L'entourage de l'ambassadeur semblait se décontracter au fur et à mesure que le temps passait. Le konsyli chargé d'être en relation avec eux vint plusieurs fois pour essayer de les faire accélérer ce qui, lui fit remarquer un de ses compagnons, eut plutôt l'effet inverse.
Ils repartirent en début d'après-midi. Les guerriers blancs allèrent voir les bouviers pour leur demander de presser les bêtes. Ceux-ci ne se firent pas prier. Ils sentaient que la peur n'avait pas quitté les macocas. Comme s'ils sentaient l'urgence de marcher plus vite, ils ne renâclèrent pas à tirer les lourds traîneaux.
Tout commença bien. Puis ils passèrent une crête. La descente vit des macocas trébucher quand leurs charges glissaient mal. La couche de neige parfois s’interrompait, laissant la roche noire à nue. Il fallait que les hommes aident au passage. Les guerriers blancs devenaient de plus en plus nerveux. Le temps passait et leur moyenne diminuait.
Le noble Sariska faisait maintenant profil bas, aidant l'un ou l'autre des attelages à passer les caps difficiles. La montée suivante redonna un peu d'espoir. Bien enneigée, la glisse fut bonne. Puis arriva une nouvelle descente.
- Une fois en bas, il faudra remonter. La zone où nous pourrons nous arrêter est de l'autre côté de la crête. Il faut aller plus vite.
Ainsi parla le konsyli au noble Sariska. Celui-ci fit le tour des groupes pour leur donner l'ordre qu'il leur fallait encore accélérer. Les hommes hochaient la tête bien conscients qu'il serait difficile d'arriver avant la nuit de l'autre côté de la crête. Les macocas ne disaient rien mais tiraient fort. L'accident arriva dans cette descente. Le bouvier n'eut que le temps de se reculer lorsque le traîneau bascula sur le côté entraînant les deux macocas avec lui. Tout le monde regarda ce qui arrivait. Après avoir glissé en arrière une centaine de pas plus bas, l’attelage s'immobilisa. Pendant quelques instants rien ne se passa et puis ce fut comme si les rochers se mettaient à bouger : des formes noires surgirent, bondirent, se jetèrent sur les animaux qui hurlèrent à glacer le sang. Puis ce fut le silence. Dans le convoi qui s'était immobilisé, une voix s'éleva :
- VITE ! 
Tous les présents se ruèrent sur les traîneaux pour les pousser, les diriger, les accélérer. La peur, la vraie peur venait d'apparaître. 
Les macocas soufflaient, suaient mais tiraient. La montée fut avalée en un temps record. Le vent au niveau du col était assez fort. La nuit s'annonçait. Le chemin qui redescendait était bien enneigé et faisait une trace blanche sur le sol noir. Chioula qui était descendue de son traîneau, n'en pouvait plus. Essoufflée, elle récupérait pliée en deux, regardant passer le convoi.
- Encore un effort, princesse. Nous allons arriver bientôt.
Kolong essayait de réconforter sa maîtresse. Le noble Sariska qui houspillait un attelage en retard, lui dit :
- Monte dans ce traîneaux. Tu vas pouvoir te reposer, c'est la descente.
Chioula s'installa comme elle put sur les grosses toiles des tentes. Le bouvier stimula ses bêtes pour recoller au convoi. Il ne voulait pas rester sans abri dans la nuit qui descendait. Chioula se laissa aller en arrière, posant sa tête sur un rouleau de cordes. Ce qu'elle avait vu lui remontait à la mémoire. Ces masses noires indistinctes bondissant sur les macocas blancs passaient devant les yeux de Chioula en boucle. Leurs cris surtout, résonnaient à ses oreilles. Elle se laissait bercer par le mouvement du traîneau. Le bouvier courait à moitié derrière son attelage continuant à les encourager de la voix. Il se rapprochait des autres. Le crépuscule opacifiait le paysage. Les ombres prenaient de la densité. Le bouvier avait peur. Ses bêtes le sentaient et prenaient peur. Le couple de macocas ne tirait plus de concert. Quand le traîneau passa sur la pierre que les autres attelages avaient évitée, il fit un écart. Emporté par la vitesse, il versa. Le timon se cassa permettant aux macocas de rester sur le chemin. Le bouvier fut accroché par un des patins. Il fut éjecté en contre-bas pendant que le traîneau commençait une série de tonneaux. Il se fracassa sur un rocher répandant son contenu sur la plaque de neige contiguë.
Tout le convoi se retourna en entendant le cri du noble Sariska. Deux guerriers blancs le retenaient pour ne pas qu'il se jette dans la pente. La nuit était presque complète et seule la lueur blafarde de la lune donnait encore une sombre vision de ce qui se passait. Le bouvier hurla à son tour mais de terreur puis de douleur.
- MA FILLE ! MA FILLE ! hurlait Sariska qu’entraînaient les guerriers.
- Ne restons pas là ! Il faut atteindre la zone de repos ! affirmait le konsyli qui donnait les ordres pour qu'on le porte de force.
Sariska se débattait essayant de voir ce qui se passait plus bas. Les cris de l'homme s'achevèrent dans d'horribles gargouillis. Des ombres noires indistinctes s'agitaient en dessous du chemin faisant des bruits dont on ne pouvait savoir s'ils étaient de mastications ou de succions.
Sur la tache blanche de la neige, là où s'étaient échoués le traîneau et son contenu, une forme en habit de couleur pâle se dressa. Elle se tourna vers le chemin. Sariska redoubla d'effort pour se dégager.
Des formes déchiquetées qui auraient pu passer pour des rocher se mirent en mouvement, convergeant vers la tache blanche de la neige. Quelques guerriers blancs tirèrent dans leur direction. Les quelques flèches qui les atteignirent, rebondirent avec un bruit clair. Des soldats du pays de Pomiès chargèrent en hurlant, détournant le mouvement vers eux. Si leurs épées frappèrent sans retenue, ils n'allèrent pas bien loin. Deux énormes têtes surgirent pour les happer, dispersant par là-même les autres petits monstres qui avaient presque atteint la zone neigeuse.
- VITE ! VITE! hurla un konsyli qui avait déjà atteint la plateforme de repos.
Dans un bruit de roche massacrée, le monstre à deux têtes courait vers ceux qui s'agitaient encore sur le chemin. Macocas, bouviers, traîneaux, rien ne résista à l'assaut. Frappant d'un côté et de l'autre, le monstre  décimait les retardataires. Si Sariska échappa plusieurs fois aux terribles mâchoires, il le dut aux guerriers blancs dont plusieurs se sacrifièrent pour lui.
Quand tous ceux qui pouvaient être sauvés furent sur la plateforme, le monstre à deux têtes se détourna pour aller fouiller les endroits des combats. En bas sur une plaque de neige, au milieu des paquets de toile de tente, une silhouette pâle se tenait debout les deux mains sur la bouche pour ne pas hurler.
Chioula s'était réveillée au milieu des affaires éparpillées, le nez dans le froid de la neige. Elle se leva, à moitié groggy. Elle regarda autour d'elle sans comprendre. Les cris affreux qui retentirent au-dessus d'elle la ramenèrent à la réalité. Elle faillit hurler quand elle vit que des formes hideuses et noires s'approchaient de la neige. Elle fut comme tétanisée. La peur l'immobilisa. C'est alors qu'ébranlant la terre de son pas, surgit la grande forme du monstre à deux têtes. Autour d'elle le vide se fit presque immédiatement. Elle entendit le combat plus qu'elle ne le vit dans cette nuit. Une ombre combattait des ombres, massacrant tout ce qui passait à portée de ses gueules. Chioula poussa un petit cri en entendant les plaintes de son père et de Kolong. Cela suffit à ce qu'une des horribles gueules qui surplombait la scène, se tourne vers elle. Chioula s'immobilisa les deux mains sur la bouche. Dans un bruit de roches qu'on malmène, le monstre aux deux têtes se rapprocha d'elle. Les deux têtes se balançaient en tous sens scrutant le coin où se tenait Chioula.
- Tu sens ce que je sens? dit l'une d'elle.
- Oui, c'est jeune et plein de vie. Quel bon repas ça va faire! répondit l'autre.
- Reste à la trouver, reprit la première.
- Allons, fouillons tout le coin. La petite créature est à nous.
Pendant que lentement l'énorme silhouette se rapprochait d'elle, elle entendait les cris de Kolong hurlant pour qu'on la lâche et ceux de son père suppliant de faire quelque chose pour elle.

jeudi 19 septembre 2013

Lyanne regardait le ciel depuis le toit du palais. S'il avait pris la forme du dragon, il avait choisi une taille modeste pour qu'on ne le voie quasiment pas. Il aurait dû être à une réception. Son envie d'y aller était nulle. Son devoir était d'y être présent. Il se dit qu'il irait, mais plus tard. Il huma l'air. Il était chargé de mille senteurs. Ses perceptions lui en décryptaient chacune des composantes. Plus profondément, il ressentait les vibrations fondamentales. La ville était comme un gigantesque instrument de musique. Chacun y jouait sa partition. Il alla jusqu'à écouter la terre. Elle lui parlait de froid, de neige, de glace, de combat... de combat ? Lyanne dont les pensées vagabondaient se tendit pour mieux percevoir. Rien ! Se serait-il trompé? Ce qu'il avait ressenti lui évoquait quelque chose, mais ça lui échappait. Il essaya de forcer sa mémoire sans y parvenir. Une irritation prit naissance. Il n'aimait pas avoir cette impression que quelque chose lui échappait. Il resta ainsi un moment sans retrouver son souvenir. Il pensa que le mieux était de penser à autre chose. Il prit son envol pour aller remplir son devoir de roi-dragon. Ils seraient contents de le voir. La fête avait lieu dans un de ces palais de glace fait par un ancien roi-dragon. Il ne se souvenait plus de son nom. Ce roi-dragon n'avait pas laissé de grands souvenirs. Il avait simplement su vivre en paix. Son époque avait permis à la Blanche de beaucoup s'agrandir. De grands travaux avaient été faits pour dégager une place pour le nouveau palais. Même si c'était la tradition, Lyanne ne se voyait pas raser des maisons pour construire son palais. Pour le moment, il occupait celui du prince-majeur. Ce dernier était toujours immobile sur son lit. On lui avait rapporté que maintenant, il suivait des yeux celui qui entrait dans sa chambre. Le temps venait pour une nouvelle visite.
Le palais qu'il survolait était brillant de toutes les lumières allumées. Tous ces petits lumignons donnaient une ambiance dorée. Cette bâtisse respirait la paix. Lyanne la trouva belle. Il se promit de demander le nom du roi-dragon qui l'avait construit. Il méritait mieux qu'un nom qu'on oublie. Ses pensées s'orientèrent sur ce souvenir manquant sans le retrouver. Il n'insista pas. Son attention se fixa sur la zone d’atterrissage qu'il s'était fixée. Elle était étroite et surtout encombrée par le flot des gens qui allaient et venaient à l'entrée du palais. Il fit un survol pour voir. Un garde repéra l'ombre de Lyanne. Ce fut le branle-bas. Le garde entreprit de faire dégager la place pour le roi-dragon. Lyanne sourit en voyant cela, se moquant de lui-même. Il aurait voulu une arrivée discrète et on lui sortait le grand jeu. Le garde méritait qu'on le félicite malgré cela. Il avait veillé et fait attention. Il venait d'une bonne phalange. Son prince-dixième pouvait être fier de lui. Pendant qu'il négociait un nouveau virage. Il pensa à Quiloma. Que devenait-il ? Et les autres ? Encore une chose à faire, mais aurait-il le temps ? Il soupira tout en amorçant son atterrissage. Il avait à faire.
La nuit était maintenant bien avancée. Lyanne avait répondu aux mille sollicitations de tous les présents. Il avait entendu, noté, réagit à ce qu'il avait appris dans toutes ces rencontres. Avec tout cela il allait maintenant devoir composer pour gouverner. Il profita d'une période de calme pour aller sur la terrasse. Les lumières s'épuisaient doucement, laissant la nuit prendre sa place. Lyanne adossé au mur regardait le ciel. Les prémices de la lumière du jour donnaient des reflets bleus au bord de l'horizon. Un sentiment de malaise ne l'avait jamais quitté. Il pensait que la fête et le rôle qu'il devait y jouer, étaient en cause. Sur cette terrasse, alors que le déroulement de la réception s'était bien passé, il ressentait à nouveau ce malaise intérieur. Il se mit à douter de son lien avec ce qu'il venait de vivre. Alors d'où cela venait-il ? Il sentait une violence latente. Lui se sentait en paix, d'où venait cette vibration ?
Il ne put devenir dragon pour à en trouver l'origine. Le prince qui l'accueillait arrivait, entouré de sa cour personnelle. Lyanne lui signifia son désir de se retirer. L'homme était tout sourire. Lyanne avait bien senti sa puissance. Il dirigeait de nombreuses phalanges directement ou par l’intermédiaire d'autres princes qui lui avaient allégeance. Lyanne n'avait pas bien compris comment ce prince avait réussi à convaincre d'autres de lui prêter allégeance. Il sentait bien qu'il était préférable de ne pas le savoir. L'inquiétude de ce prince était sur l'avenir. Il avait tout misé sur les phalanges et la puissance qu'elles donnaient. Aujourd'hui avec l'arrivée du roi-dragon, qu'allait devenir cette puissance ? Lyanne allait-il développer l'armée, ou la laisser péricliter en instaurant une paix dont le prince ne voulait pas ? Lyanne avait ménagé le prince en lui laissant entendre ce qu'il voulait entendre. Le rituel de séparation prit beaucoup de temps. Il se trouva en vol alors que le soleil pointait à l'horizon.
Des ses yeux d'or, il regarda le cercle de lumière qui apparaissait. Il sut. Il sut d'où venait la violence qu'il ressentait intérieurement. Un instant de panique l'envahit. Aurait-il le temps d'y faire face ? Il donna de puissants coups d'ailes pour prendre de la hauteur. En tout cas, il allait essayer.

mardi 10 septembre 2013

Le noble Sariska jouait les mouches du coche. Il était partout à donner des ordres et des contre-ordres pour tenter d'accélérer le départ. La fin de la tempête avait été pour lui le signal que les augures redevenaient favorables. Dans la cour du fort de Moune, les bouviers chargeaient les macocas. Le soleil n'avait pas atteint son zénith quand ils se mirent en route. Ils seraient aux pieds des Montagnes Changeantes pour la nuit. La traversée serait encadrée par des mains d'hommes de la phalange personnelle du roi-dragon. Le noble Sariska avait été sensible à l'hommage. Il pensait bien que ce que sa fille lui avait confié y était pour quelque chose. Ce prince inconnu avait de l'influence. C'était un élément dont il lui faudrait tenir compte dans sa mission à la Blanche. Tout compte fait la présence de Chioula pourrait s'avérer moins catastrophique que ce qu'il avait craint en cédant à sa compagne.
Les éclaireurs étaient partis. Rapides sur leurs planches de glisse, ils allaient baliser le terrain pour que le convoi des traîneaux passe facilement. Si le temps était froid, l'absence de vent rendrait le voyage presque facile. La présence des guerriers de la phalange Louny leur éviterait de se perdre comme la première fois. Sariska se sentait quand même inquiet. La réputation des Montagnes Changeantes avait atteint le pays de Pomiès. S'il n'avait pas été pressé, il aurait fait demi-tour pour passer au large. Malheureusement le détour aurait pris plusieurs lunes et la saison des tempêtes était là.
Chioula avait soulevé le lourd rideau pour regarder le convoi. Elle était assise dans son traîneau avec Kolong. Cette dernière babillait comme à son habitude quand elle avait peur. Les serviteurs du fort de Moune avaient essayé de la rassurer en lui expliquant qu'avec un bon guide, elle ne risquait rien. Deux mains d'hommes les précédaient, quatre étaient réparties tout au long du convoi. Tous ces guerriers avaient passé plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Chioula écoutait sa servante d'une oreille distraite. Au loin les sommets se cachaient dans la brume. Le chemin longeait la frontière entre les deux mondes en montant doucement avant de s'enfoncer franchement dans la zone sombre qu'on voyait au-delà du ruisseau gelé.
- … C'est quand même pas humain un tel paysage. Le fils du cuisinier me disait que son père avait vu des choses étranges se profiler sur le fond sombre. Il m'en a donné la chair de poule, surtout quand il a imité le cri que faisaient ces « moualzem »...
- Qu'est-ce que c'est ? interrompit Chioula.
- Qu'est-ce que c'est quoi ? demanda Kolong, qui tout à son discours n'avait fait attention aux mots qu'elle employait.
- Des « moual quelque chose »...
- Ah les « mouazem » ! Le fils du cuisinier qui connaît bien le frère d'un des guerriers de la phalange noire, vous savez cette phalange qui paraît-il a joué un rôle très important dans la victoire du roi-dragon, et bien ce jeune me disait que les guerriers de la phalange noire les avaient vus et qu'ils ont failli en mourir de peur. Vous vous rendez compte des guerriers de cette trempe, mourir de peur ! J'en ai la chair de poule rien que d'y penser. C'est quand même terrible que nous devions passer par là.
- J'ai vu le prince Lyanne en venir. Si lui peut y passer, nous passerons. Ses soldats sont là pour nous guider.
Kolong se tut un instant et reprit son babillage, signe de sa peur. Chioula de nouveau se laissa aller à sa rêverie. Elle se remémorait les paroles du prince. « Avant d'aller plus loin... ». Il y avait comme une invitation, merveilleuse invitation. Elle se laissa bercer par le rythme du macoca et de la voix de Kolong.
Quand le soir arriva, ils avaient atteint la plateforme frontière. Ceux qui devaient passer les Montagnes Changeantes s'y arrêtaient systématiquement. On ne commençait pas une traversée le soir. La peur régnait en maître la nuit.
- Demain, il faudra marcher. Peut-être pas tout le jour, mais les guides nous disent qu'il est préférable de marcher que de rester dans les traîneaux.
Ainsi parlait Sariska à sa fille et aux autres membres de la délégation. Le vieux Zseged fit la grimace. S'il n'avait pas reçu l'ordre express du noble Szeremle, il ne serait pas venu. Il était prêtre intercesseur. Son rôle était de convoquer les esprits pour les rendre favorables aux gens du pays de Pomiès. Il souffrait de la fatigue du voyage. Son expérience avait été jugée indispensable mais son corps usé supportait mal tout ce froid et ces déplacements.
- Je ferai la cérémonie tout à l'heure. Les esprits d'ici seront touchés mais ceux d'en face, dit-il en désignant la terre noire des Montagnes Changeantes, c'est moins sûr.
- Le noble Szeremle m'a assuré de ton pouvoir, de ton immense pouvoir !
- J'entends bien, noble Sariska. Je sens la puissance de la terre qui nous fait face. Il touche aux dieux eux-mêmes. Quel homme aurait le pouvoir de toucher au territoire des dieux ?
Sariska n'avait rien répondu mais on voyait sa contrariété. La fin du repas se passa sans autre remarque. Zseged se leva et se dirigea vers son traîneau. Il en fit sortir un coffre et commanda qu'on l'installe sur une grande pierre près de la frontière. Il fit amener un brasero et commença à faire brûler des herbes. De sa voix rauque, il entonna une mélopée.
Les guerriers blancs qui s'étaient regroupés pour la nuit l'observaient de loin. Pour eux, ce chant discordant évoquait la guerre. Par geste-ordre, ils échangèrent des informations. Discrètement, ils se répartirent autour du site les armes à la main.
Les gens de Pomiès étaient regroupés, pour les plus importants, autour du prêtre intercesseur. Ils connaissaient ce chant pour l'avoir de nombreuses fois entendu. Pourtant ici, aux pieds de ces Montagnes à la terre noire, il prenait une dimension étrange et inquiétante.
Le premier cri survint du côté des serviteurs.
- Làààààààà !
Tous tournèrent la tête sauf Zseged qui officiait imperturbable. Un bouvier montrait du doigt quelque chose dans les terres noires.
Une forme gigantesque s'était dressée sur l'autre versant. Chioula retint un cri en mettant sa main devant la bouche. Kolong hurla :
- La montagne bouge !
Dans la pénombre du crépuscule, tous pensèrent à une colline en mouvement. Bientôt, il y eut une puis deux tours qui en émergèrent.
- Un château ambulant, cria quelqu'un d'autre.
Les guerriers blancs avaient tous pris position avec leurs arcs bandés. Ils connaissaient les ordres : ne jamais intervenir de l'autre côté de la frontière. Les êtres qui y vivaient ne pouvaient pas franchir les limites.
On entendit comme un grand claquement de mâchoires. Ce bruit fit frissonner même les plus vaillants des soldats du pays de Pomiès. Les guerriers blancs restèrent impassibles comme si ce n'était pas une surprise. Le bruit de rochers piétinés et fracassés se calma. Les deux tours semblèrent rentrer sous terre et le silence se fit. Ce fut un moment d'attente terrible, puis les protagonistes prirent conscience que la litanie de Zseged continuait. La voix rauque du prêtre égrainait des noms dont déjà la sonorité évoquait la peur. Le vieil homme ne semblait pas avoir été perturbé par ce que les autres avaient entendu, il officiait le dos aux Montagnes Changeantes. Du brûle-parfum sortaient des volutes de fumées odorantes qui s'étiraient vers les terres noires où elles s'accrochaient comme des écharpes blanches.
- C'est le parfum du spimjac qui a fait ça, dit Kolong avec assurance. Je suis sûre que c'est le parfum du spimjac qui a fait fuir ce monstre de pierre. Ça a bougé au moment où la fumée l'a touché.
- Puisses-tu dire vrai, Kolong.
- Notre prêtre intercesseur est puissant, affirma le chef du détachement des gens de Pomiès.
- Personne n'en doute, Viervitz, ajouta Sariska. Le tout est de savoir si sa puissance s'étend sur cette terre noire. Allons nous coucher, demain sera une dure journée.
Tout autour de la plateforme des abris de pierre attendaient les voyageurs. Bien chauffés, ils se révélaient confortables. C'est ce que pensait Chioula en s'endormant. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour le lendemain.

vendredi 6 septembre 2013

Lyanne était parti voler. L'air de la nuit lui faisait du bien. Le vent soufflait fort, l'obligeant à se concentrer sur ce qu'il faisait. Lors des rares instants de tranquillité de plané dans un courant bien régulier, son esprit revenait vers Chioula. Il revoyait son visage encadré par cette chevelure somptueuse. En tant qu'homme, il avait envie de la serrer dans ses bras, en tant que dragon... il ne voyait pas l'intérêt. Il volait depuis un long moment quand il fit de nouveau attention aux paysages qu'il survolait. Il était dans la plaine de la Blanche. Il pensa qu'il avait bien dérivé. Il soupira. Là l'attendaient d'autres problèmes. Il ajusta sa taille. Il avait pris conscience de ce pouvoir lors de sa bataille avec Jorohery. Avant il passait du corps d'homme au corps de dragon sans avoir conscience de pouvoir changer quoi que ce soit. Maintenant, il savait. Dans la salle du trône, il était simplement grand, mais dans les vents tourbillonnants de cette nuit, il était gigantesque. Il se posa un instant la question de la limite maximum sans s'y arrêter. L'approche de la ville avec une taille plus petite était compliquée. Toute son attention se focalisa sur l’atterrissage. 
Les gardes furent étonnés de voir arriver le dragon rouge. Avec les rafales de vent et la paix retrouvées, ils étaient moins attentifs. Lyanne le nota. La fin de la guerre n'avait pas que des avantages. Que faire de tous ces hommes prêts à se battre ? Il ne suffisait pas de gagner la guerre, il fallait aussi gagner la paix.
Lyanne avait surpris tout le petit monde de la cour. Au petit matin, le palais ressemblait à une fourmilière qu'on aurait bousculée. Le roi était là et les responsables se dépêchaient d'amener leurs problèmes. Lyanne se retrouva devant une montagne de situations conflictuelles à régler. Le plus dur n'était pas de trouver qui avait raison, mais de permettre que chacun reparte la tête haute. Quand ce n'était pas possible, il sentait la colère voire la haine qui transpirait de ceux qui s'en allaient, germes d'autres conflits qui naîtraient bientôt ou plus tard. Lyanne en était certain. Même pendant le repas, il fut occupé par les affaires du gouvernement. Chioula ne revint à son esprit que tard dans la soirée. Il soupira. Cela devait être doux de se retrouver près d'elle pour... pour... non simplement être près d'elle sans avoir à se préoccuper de ce qui tracassait un prince ou l'autre.
La nuit était tombée. Le vent avait beaucoup faibli. Quelques flocons continuaient à voleter. Cela annonçait une amélioration du temps. Les gens de Pomiès allaient pouvoir se mettre en route. Il leur fallait traverser les Montagnes Changeantes. Lyanne avait laissé des ordres pour qu'on les accompagne. Il craignait quand même pour eux. Il n'eut pas le loisir d'y réfléchir plus longuement. Le prince-second Nyagorot le sollicitait. Depuis la victoire du champ près du désert mouvant, Vrestre était devenu ambitieux. Il voulait étendre son pouvoir. Nyagorot le contrecarrait sans réussir à déjouer toutes ses manœuvres. Ce soir, il voulait que Lyanne l'aide et Lyanne rêvait de tranquillité.

vendredi 30 août 2013

De nouveau le fort de Moune fonctionnait en circuit fermé. La délégation du pays de Pomiès restait bloquée dans ses quartiers. Sariska n'avait pas élevé la voix mais avait tancé sa fille de belle manière. Chioula depuis restait confinée dans ses appartements. Kolong essayait de la consoler. Chioula se sentait à la fois coupable de s'être perdue et d'avoir fait courir des risques importants à tout le monde et heureuse d'avoir rencontré le prince aux yeux d'or et de lui avoir donné la main. Si la culpabilité laminait son moral, elle ne rêvait que de rencontrer à nouveau le prince Lyanne.

Son père rongeait son frein. Avant la funeste aventure de sa fille, il avait appris que le roi-dragon était reparti pour la Blanche. Elle lui avait bien parlé d'un prince Louny mais les serviteurs ne voyaient pas de qui elle voulait parler. Sariska pensait à un de ses personnages secrets que tous les royaumes connaissent et qui fait le sombre travail qu'on ne peut faire ouvertement. Il pensait aussi que bientôt, ils ne pourraient plus rejoindre la capitale. Si les tempêtes se succédaient, ils allaient être immobilisés ici. Il voyait déjà le temps où ils seraient obligés de manger les macocas pour survivre. Ce qui le mettait le plus en colère était de ne pas remplir sa mission auprès du roi-dragon. Cela faisait déjà beaucoup trop de lunaisons qu'était mort son prédécesseur. Les ennemis du pays de Pomiès étaient nombreux à la cour. Sariska passait ses journées à ruminer ces sombres pensées, priant pour que le temps redevienne clément pour partir au plus vite à la capitale. Il accusait tout le monde tour à tour, même s'il était le seul responsable de leur arrivée au fort de Moune. Il en voulait particulièrement à son prédécesseur, homme arriviste qu'il n'avait jamais aimé.

Chioula une nouvelle fois pleurait. Kolong lui avait entouré les épaules de ses bras et la consolait du mieux qu'elle pouvait. Elle en était à se demander comment elle allait faire pour consoler sa maîtresse quand on frappa à la porte. Elle alla ouvrir. Un serviteur en rouge, la livrée du roi-dragon selon ce qu'avait appris Kolong, s'inclina jusqu'à terre et donna un plaque de glace puis se retira sans un mot. Kolong fut tellement surprise qu'elle en oublia de poser des questions. Elle ramena la plaque à Chioula avec des yeux qui racontaient son incompréhension. Chioula prit la plaque entre les mains. Elle tenait un morceau de glace transparente entourée d'un bord blanc. Elle échangea avec Kolong le même regard d'étonnement. Elle souleva la plaque pour en voir la pureté quand elle vit les signes. Vivement elle se leva et alla se poster près de la lumière. Dans l'épaisseur même de l'objet apparaissait des signes rouges qui se précisèrent devenant des mots et des phrases. Chioula lut avidement en pensant que cela ne pouvait venir que du prince Lyanne.

- INVITÉE, je suis invitée !

Kolong qui admirait la graphie des signes mais qui ne savait pas lire, vit s'illuminer le visage de Chioula. Elle pensa que les jours sombres allaient bientôt prendre fin.

Tout le reste de la journée fut consacré aux préparatifs. Elle voulait paraître sous son plus beau jour. Le choix de la robe fut le plus difficile. Elle avait un vêtement rouge qui la mettait en valeur mais pouvait-elle mettre cette couleur qui évoquait le roi-dragon? Elle sortit d'autres tenues mais au final revenait toujours vers sa première idée. Elle discuta avec Kolong de ce que diraient les autres convives en la voyant ainsi parée. Kolong était d'avis de mettre la robe bleue qui allait si bien avec ses yeux. La discussion entre les deux femmes dura tout l'après-midi. Finalement à l'heure du choix elle opta pour le rouge. Avec sa coiffure à la mode du pays de Pomiès, Chioula se trouva une belle allure. Elle ferait honneur à son pays et à son père, elle l'espérait. Plus l'heure du dîner approchait, plus elle était nerveuse. Saurait-elle se conduire devant le dragon? Fallait-il lui dire « Majesté » ? Chez elle, elle maîtrisait tous les codes. Elle avait reçu toutes les consignes pour bien se comporter avec un roi-dragon. Son inquiétude venait de ce que lui avait déclaré son maître du protocole en lui disant :
- Je vous transmets tout ce que j'ai trouvé dans les vieux grimoires. Aujourd'hui personne ne peut dire ce que fera le roi-dragon.
Quand le serviteur vint la chercher, elle était remplie d'inquiétude. Elle répéta dans sa tête la succession de mouvements composant la révérence. Ils symbolisaient la danse de soumission des dragons. Tout vassal était tenu de le faire, en ces occasions, dès son introduction dans la salle où se tenait le roi-dragon. Pendant tout le trajet, elle se prépara. Elle arriva devant les grandes portes de la salle du trône. Elle fut surprise de ne pas s'arrêter. Cela la déstabilisa. Elle marqua un petit temps d'arrêt puis accéléra le pas pour rattraper le serviteur. Ils s'enfoncèrent dans une succession de couloirs qui lui firent perdre son orientation. Le serviteur lui demanda de descendre un escalier. Chioula fut étonnée qu'il ne l'accompagne pas. À son regard étonné, il répondit que quelqu'un l'attendrait en bas.

Manifestement les marches menaient sous terre. La roche avait été creusée. Une porte à double battant lui barrait le passage. Le plus étonnant pour elle fut de ne voir personne. Elle descendit les deux dernières marches en se demandant ce qu'elle devait faire, attendre ou frapper pour entrer?

Elle avait à peine posé le pied sur le sol rocheux qu'elle vit les portes s'ouvrir. Elle entra.

À l'écho de ses pas, la salle semblait vaste. Elle était surtout sombre. La seule tâche de lumière venait de deux torchères plus loin sur la droite. Une table était dresssée, avec deux couverts.

Chioula était déstabilisée. Elle s'attendait à un repas officiel avec toute la délégation et se retrouvait à dîner en tête-à-tête dans une salle qui aurait contenu le palais du noble Szeremle. Elle avança à petits pas vers la zone lumineuse. Elle sentait une puissance énorme autour d'elle. Était-elle dans l'antre du dragon ? Elle le pensait. Un peu en retrait elle devina la silhouette d'un homme qui se précisa quand il arriva près de la torchère. Elle fut soulagée de voir le prince Lyanne. Il arborait un sourire qui lui fit chaud au cœur. Elle se mit à marcher plus vite.

- Bonsoir, Prince lyanne !

- Bonsoir, Princesse Chioula. Le rouge vous va à merveille.

Chioula sentit la chaleur lui envahir les joues.

- Cet endroit est surprenant. Quand on voit le fort, on ne peut se douter de ce qui est en dessous.

- Celui qui a construit ce lieu a découvert cette caverne en creusant. Elle a beaucoup plu au roi-dragon. Il l'a aménagé selon ses goûts... Mais approchez, Princesse. Prenez place.

Un serviteur sortit de l'ombre en silence pour lui tenir son siège.

Chioula vécut le temps du repas sur un nuage. Entre les mets, délicieux, les boissons relevées et les parfums qu'elle sentait autour d'elle, elle avait la tête qui tournait un peu. A la fin du repas, elle avait posé sa main sur la main du prince qui ne l'avait pas enlevé.

Cela avait duré un bon moment. Puis le prince avait dit :

- Princesse Chioula, je pense qu'il est préférable que vous regagniez vos appartements. Il est des choses que vous ignorez et que vous devriez savoir avant d'aller plus loin.

Chioula n'avait entendu que la fin. « Aller plus loin » : elle en rêvait déjà.

Lyanne la regarda partir. Il était ému. Elle n'avait toujours pas compris qu'il était le roi-dragon. Jusqu'où pouvait-il aller avec elle sans lui faire de mal ?


vendredi 23 août 2013

Chioula n'avait pas revu le prince Louny depuis cette nuit fabuleuse sur la terrasse du donjon. Elle s'interrogeait beaucoup. Kolong ne savait quoi lui dire. Ce prince Louny semblait exister sans exister. Chioula l'avait vu mais les autres semblaient ne pas connaître son existence.
Son père était invisible. Il supervisait les préparatifs du départ. Il avait été très inquiet d'apprendre que pour aller à la capitale, il leur faudrait passer par le chemin à travers les Montagnes Changeantes. La caravane du pays de Pomiès comportait une centaine de Macocas. Il fallait coordonner tous les groupes qui composaient le convoi. Les maîtres d'attelage et les soldats se haïssaient cordialement. Chacun trouvant que sa profession devait être à la première place des préoccupations du noble Sariska. La peur régnait dans les écuries. Aucun d'eux n'avait traversé les Montagnes Changeantes. Si les soldats étaient prêts à obéir pour y passer, les maîtres d'attelage voulaient faire le détour de quelques lunes nécessaires pour passer au loin. Sariska avait fini par donner sa parole de demander des guides au roi-dragon. Malheureusement, le roi-dragon était parti inspecter les territoires situés vers le désert mouvant. On ne savait pas quand il serait de retour. Sariska en fut contrarié et n'écouta que d'une oreille encore plus distraite les babillages de sa fille lui racontant comment elle avait été se promener dans la forêt et comment elle avait à nouveau rencontrer le meute première. Elle expliquait comment la louve aux yeux rouges semblait la comprendre :
- Vous auriez vu, Père, comment elle penchait la tête sur le côté. On aurait vraiment dit qu'elle écoutait. Je lui ai dit le bien que je pensais de ce prince que j'avais rencontré en sa présence.
- C'est bien, ma fille, c'est bien, répondit Sariska, qui se tourna vers son voisin de droite pour lui parler du taux de change entre la monnaie du pays de Pomiès et celle du pays Blanc.
Quand elle quitta la table, Chioula ressentait une grande nostalgie de son pays. Elle avait quitté le lieu de son enfance depuis des lunes. Sans l'erreur de son père, elle n'aurait jamais été ici et n'aurait jamais connu ce prince. Même avec Kolong pour la servir, elle se sentait bien seule. Profitant de la lumière et du soleil, elle était sortie se promener. Perdue dans ses pensées, elle n'avait rien dit et les gardes de la phalange du roi-dragon ne l'avait ni arrêtée ni interrogée. Elle avait été naturellement vers le bois et s'était enfoncée sous les frondaisons. Elle avait marché sans réfléchir à la direction de ses pas toute occupée à rêver de ce qu'elle allait faire à La Blanche. Quand elle avait demandé à partir, le monde l'attirait mais maintenant dans ce fort loin de tout, elle avait fait une rencontre qui bouleversait ses plans. Ce prince Lyanne devait avoir un secret à cacher pour garder ainsi sa présence aussi secrète. La marche dans la forêt lui avait fait du bien, elle se sentait plus calme. C'est en décidant de rentrer qu'elle comprit qu'elle était perdue.
Chioula ne paniqua pas. Elle ne pouvait pas être loin du fort de Moune. Elle s'était simplement promenée sans chercher à couvrir de la distance. Elle fit demi-tour et retourna sur ses pas. Elle pensa reconnaître là un arbre, là un rocher. Quand la lumière baissa, elle n'avait pas retrouvé la plaine. Le froid se fit plus mordant.
Au fort de Moune, la peur s'était installée dans toute la délégation du pays de Pomiès. Le noble Sariska avait remué tout le fort. En l'absence du roi, la phalange Louny s'était mise à son service. Dès qu'il était apparu que la princesse Chioula n'était pas dans le fort ni à sa proximité, des patrouilles étaient parties dans toutes les directions pour essayer de trouver des traces. Une  main d'hommes était revenue en signalant des pas dans la neige partant vers la combe. Galvir, en tant que prince-dixième responsable de la phalange Louny, avait pris en main l'organisation des recherches.
- Préparez des torches. Il faut la retrouver avant qu'elle n'aille trop loin.
Sariska vit de la crainte dans les yeux de Galvir. Il l'interrogea :
- Que risque-t-elle ?
- En premier, le froid, mais en second, elle risque de dépasser la frontière des Montagnes Changeantes. Naturellement, les gens suivent la pente et descendent. La combe finit par rejoindre un ruisseau qui marque la frontière entre notre monde et les Montagnes Changeantes. Malheur à elle si elle la dépasse. Il faut la retrouver !
Les yeux de Sariska s'étaient agrandis. Dans son ventre, il sentit la morsure intense de la peur. Jamais, il ne pourrait se pardonner s'il arrivait malheur à Chioula.
Chioula était dans une petite vallée. Le ruisseau était gelé. Le soleil passa sous une barre de nuages et éclaira la combe. Chioula regarda autour d'elle pour essayer de se repérer. La plaine était-elle à droite ou à gauche ? Elle pensa au mot plaine et décida de descendre. Derrière elle la forêt était à quelques pas, de l'autre côté du ruisseau, le feu avait dû ravager la pente. Les fûts des arbres étaient noirs et secs. Tout semblait noir ou blanc. Elle frissonna. Le froid était intense mais n'expliquait pas toute sa réaction. Ce paysage lui évoquait les noires légendes de son pays. Les esprits mauvais habitaient un tel lieu. Elle reporta son regard vers la forêt cherchant un passage vers l'aval. Le soleil allait se coucher. Elle vit un trou. Elle pensa que le mieux était de se protéger là pour la nuit et de voir demain. Elle se dirigea vers cette grotte à la lumière du crépuscule. Elle allait l'atteindre quand elle entendit ce qu'elle redoutait : les loups !
Galvir avait pris la tête de ses troupes. Ils marchaient en ligne s'écartant doucement les uns des autres pour couvrir plus de terrain. Sariska marchait entouré de ses soldats.
- Il n'a pas l'air d'avoir entendu les loups, dit Bouyalma.
- Dans le cas contraire, il fera comme s'il ne les avait pas entendus. Il sait que sa fille a peu de chance de résister à la nuit et aux loups, sans parler des Montagnes Changeantes, répondit Galvir. Il ne peut pas admettre la réalité.
- Jusqu'à quand continuons-nous ?
- Tu as vu le ciel ? La tempête sera là en fin de nuit. Il faut que nous soyons de retour avant sinon ce n'est pas un mort que nous aurons mais toute la phalange.
Sariska n'avait pas entendu cet échange et marchait avec le soutien de ses hommes.
- Là ! J'ai trouvé la trace, dit un des pisteurs du pays de Pomiès.
Le détachement se lança à sa suite.
Chioula avait repéré les loups avant qu'ils ne la sentent. Ce n'était pas la louve aux yeux rouges mais une meute de loups gris. Elle vit qu'ils évitaient soigneusement d'aller de l'autre côté du ruisseau. Quelque chose semblait leur faire peur. Elle vit un des loups renifler le sol. Il avait trouvé son odeur. Chioula n'était plus qu'à une centaine de pas de la grotte. L'autre côté du ruisseau était plus près. Elle hésita. Les loups qui venaient de la repérer se mirent à courir. Chioula souleva sa robe et à grandes enjambées se prépara à sauter par dessus le ruisseau.
- Je serais vous, j'éviterais de passer.
Chioula s'arrêta net. Semblant surgir de nulle part, le prince aux yeux d'or venait de se matérialiser juste de l'autre côté du ruisseau. D'un bond il passa le lit où l'eau ne coulait déjà plus en ce début de la saison froide. Les loups qui avaient forcé l'allure, freinèrent aussi fort qu'ils purent et s'enfuirent en poussant des jappements de peur. Chioula regarda le prince aux yeux d'or avec d'autres yeux. Non seulement, il parlait aux loups noirs mais il faisait peur aux autres loups.
- Vous êtes un homme précieux prince, dit-elle, cachant sa peur autant qu'elle le pouvait.
- Nombreux sont ceux qui me le disent, princesse. Que faisiez-vous si loin du fort ?
- Je me suis perdue pendant ma promenade, répondit-elle d'un ton léger.
Lyanne éclata de rire. Il sentait la peur de Chioula mais admirait la manière dont elle essayait de maîtriser la situation.
- Saviez-vous que certains loups sont infréquentables ? demanda-t-il avec un petit sourire narquois. Mais s'attarder ici serait dangereux même si votre compagnie est agréable, princesse. La tempête arrive. Nous avons juste le temps de rentrer.
La nuit était maintenant complète. Les nuages qui couvraient le ciel, avaient mangé la lumière. Chioula trébucha dans l'obscurité. Elle mit les mains en avant pour protéger sa chute, mais rencontra un appui qui se révéla être la main de Lyanne.
- Permettez-moi de vous raccompagner, princesse.
Sous le regard étonné de Chioula, de la lumière dorée sembla couler du bâton pour se répandre à terre. S'ils marchaient dans la nuit, leurs pieds se déplaçaient dans une flaque de lumière. Tenant fermement la main de Lyanne, Chioula avançait avec assurance.
Bientôt, ils virent à travers les arbres des lueurs de torches qui venaient vers eux.
- Voici vos sauveteurs, princesse. Permettez-moi de me retirer.
Chioula retira sa main à regret. La lumière cessa de couler du bâton. Elle eut l'impression que l'obscurité était encore plus forte. Pourtant les porteurs de torches étaient si près qu'elle entendait leurs voix. Il y eut un violent coup de vent qui la déstabilisa un peu et puis le calme revint.
- PAR ICI, Noble Sariska, nous l'avons trouvée.
Chioula se trouva entourée d'une foule qui exprimait bruyamment sa joie. Galvir qui arriva peu après, donna l'ordre du retour.
- La tempête arrive. Rentrons, nous serons mieux au fort pour attendre le retour du soleil.

vendredi 16 août 2013

Les jours suivants furent décevants pour Chioula. Elle ne rencontra pas le prince aux yeux d'or. Kolong avait pour ordre de se renseigner. À chacun de ses retours, Chioula la bombardait de questions. Kolong était désolée. Elle n'avait jamais de réponse, ou des réponses contradictoires. Certains serviteurs ne savaient pas de quel prince leur parlait Kolong. Pour eux, il n'y avait que les princes-dixièmes qui dirigeaient les phalanges au fort de Moune. Quand elle insistait, la réponse invariable était que seul le roi-dragon avait des yeux comme cela. Quand elle interrogeait les serviteurs en livrée rouge, elle recueillait des réponses positives. Oui, ils voyaient bien de qui elle parlait, mais ils ne pouvaient pas dire où était ce prince aux yeux d'or. Ils précisaient que le prince partait souvent chasser ou surveiller les alentours. Kolong avait glissé qu'elle avait rencontré la meute de loups noirs en essayant de soutirer des renseignements au serviteur qui semblait leur avoir été alloué.
- Vous avez bien de la chance si le prince vous a présentées à RRling. Cette meute est célébrée dans nos légendes. C'est elle qu'on appelle la meute première. Elle existait déjà quand est né le premier roi-dragon...
Kolong l'avait interrompu. Les légendes étaient fort intéressantes et fort belles, mais le prince...
- Ah, le prince ! Il est parfois très occupé et même nous devons attendre pour avoir nos ordres.
- Peut-être savez-vous son nom ?
- Il n'est personne ici qui oserait le prononcer.
Kolong n'avait pas réussi à en savoir plus. L'homme s'était assez brusquement éclipsé et depuis cette rencontre semblait l'éviter.
De son côté Chioula avait essayé d'en savoir plus par son père, mais celui-ci était en discussion fréquente avec les conseillers du roi-dragon, quand il n'était pas à la chasse. Il avait dit à sa fille :
- Je ne l'ai pas rencontré, mais j'en parlerai au roi-dragon ou à ses conseillers lorsque l'occasion s'en présentera.
Chioula avait remercié son père mais ne le croyait absolument pas. Elle savait qu'il oublierait, comme il oubliait toujours ses anniversaires et les rendez-vous avec sa fille.
Le seul point positif était l'apparition tous les soirs après le dîner de la vasque de pierre et de l'eau chaude. Son père lui avait fait comprendre que c'était un luxe inouï que ce cadeau du roi-dragon. Obtenir une telle quantité d'eau chaude demandait beaucoup de bois à moins que le fort de Moune ne dispose d'une source chaude comme au pays de Pomiès, ce qui ne semblait pas être le cas.
Chioula se délassait dans son bain quand un serviteur vient avertir qu'allait commencer le merveilleux spectacle du passage des âmes des rois-dragon.
L'homme était reparti avant qu'elle ait pu l'interroger. Il avait juste précisé que cela se passait sur la terrasse du donjon et que quelqu'un la conduirait dès qu'elle serait prête.
Chioula avait tant pressé Kolong qu'elle avait refusé de mettre les lourds habits préférant une tenue plus légère. Kolong l'aida tout en désapprouvant. Une question se présenta à son esprit. Qu'avait-elle à courir comme cela au point d'oublier les convenances ? Kolong avait déjà la réponse. Elle voyait sa petite vouloir agir comme une grande. En avait-elle les moyens ? Devant l'impatience de Chioula, elle céda, l'habillant de choses légères qui, à son idée, n'avaient pas leur place sur une terrasse en plein hiver...
C'est le cœur battant que Chioula emboîta le pas au serviteur. Celui-ci marchait d'un pas silencieux. Chioula se prit à faire de même, jouant à celle qui avait un rendez-vous secret. Elle se prit tellement au jeu qu'elle sursauta quand elle entendit un bruit. Elle faillit se jeter dans un recoin pour se cacher. Intérieurement, elle riait de ses inventions. Le serviteur imperturbable avait continué son chemin. Quand elle déboucha sur la terrasse du donjon, l'obscurité la saisit. Le serviteur s'était effacé pour la laisser passer, cachant par la même occasion la lumière. Elle tâta du pied le sol devant elle, ne devinant rien. Elle eut un instant d'angoisse avant que ses yeux ne s'habituent un peu. La terrasse du donjon était plus grande qu'elle ne l'imaginait. Tout autour des crénelures assez hautes la protégeaient du vent. Elle essaya de deviner s'il y avait quelqu'un.
- Par ici, princesse Chioula.
Son cœur s'accéléra. Le prince aux yeux d'or était là. Elle se dirigea lentement vers l'origine du son. Dans la pénombre, elle devina sa silhouette appuyée sur un créneau. Il regardait le ciel.
- Vous arrivez à temps, cela n'a pas encore commencé.
- Le serviteur m'a parlé du passage des âmes des rois-dragon.
- Quitter le chemin tracé vous a été favorable, princesse. Ce spectacle est rare. Monocarna a senti que cela allait se produire.
- Qui est Monocarna ?
- Pardon, princesse. J'oubliais que vous veniez d'arriver. Les rois-dragon sont accompagnés d'un marabout. Monocarna est celui qui est au service du roi-dragon. Son savoir et sa sagesse sont grands.
Chioula regardait le prince mais celui-ci avait les yeux fixés sur le lointain. Chioula avait tenté de voir autour mais la nuit était noire. Elle avait tout naturellement reporté ses yeux sur la seule chose qu'elle distinguait : la silhouette du prince. Le silence s'installa et le froid. Le temps passa suffisamment pour qu'elle sente le froid. Elle frissonna. Pour s'occuper, elle demanda :
- Qu'est-ce que le passage des âmes des rois-dragon ?
- Les rois-dragon ne meurent pas comme on peut l'entendre pour le commun des hommes. Leur temps sur terre est limité. Ce ne sont pas des dieux. Il est long, très long, mais limité. Un jour, ils s'endorment et dorment trop longtemps. Le temps est alors venu pour eux du grand repos. Le corps du roi-dragon est emmené dans les Montagnes Changeantes par une phalange tirée au sort. Nul ne sait ce qu'il se passe alors.
- Les guerriers de la phalange ne le racontent-ils pas ?
- C'est un voyage sans retour. Cette phalange sera honorée dans les mémoires et dans les chants.
- Mais c'est terrible !
- C'est l'honneur suprême pour une phalange que d'accompagner son roi-dragon dans le grand voyage qui est le sien lors de son grand sommeil. Les légendes disent que le Dieu-Dragon, lui-même l’accueille. C'est au départ du premier roi-dragon que sont apparus les signes de leur passage. Regardez !
Le prince aux yeux d'or pointa le doigt vers le ciel. Chioula leva les yeux. Un incroyable spectacle s'offrait à elle. De lumineux serpents ondoyaient dans le ciel courant d'un bout à l'autre de l'horizon.  Elle en vit des verts somptueux, des rouges aussi éclatants que les écailles du roi-dragon actuel, des jaunes où l'or s'alliait au soleil. Chioula battit des mains. Les âmes des rois-dragon dansaient sous ses yeux un ballet extraordinaire qui embrasait tout l'horizon. Le plus étonnant pour elle fut le silence de leurs déplacements. Comment d'aussi gros êtres de lumière pouvaient-ils bouger sans bruit ? Elle en fit la remarque à Lyanne.
- C'est un des mystères de notre monde. J'admire leur vol, leur souplesse, et leur rapidité est merveilleuse. J'aimerais pouvoir faire comme eux...
- Moi aussi, coupa Chioula. Cela doit être une expérience inoubliable que de pouvoir le faire.
Elle frissonna une nouvelle fois.
Lyanne le remarqua. Dégrafant sa cape, il en couvrit les épaules de Chioula.
- Le pays Blanc est plus froid que le Pays de Pomiès, princesse. Vous êtes bien légèrement vêtue.
- Mon impatience à venir m'a fait négliger ce détail. Je ne regrette pas, prince. Vous êtes au moins prince pour vous promener comme cela dans le fort. N'est-ce pas ?
Cela fit rire Lyanne.
- Oui, princesse Chioula.
Ils restèrent ainsi côté à côte, à regarder cette danse nocturne. Chioula avait essayé de compter le nombre d'âmes qu'elle voyait. Elle s'était perdue, l'esprit trop occupé à essayer de tout regarder. Parfois rien ne se passait pendant quelques minutes, parfois un seul ruban de lumière s'étirait paresseusement sur la voûte étoilée, le plus souvent, les tracés lumineux arrivaient de tous les côtés, ne laissant aucun répit au spectateur. En regardant une âme de dragon jaune au-dessus de sa tête, Chioula s'était un peu reculée. Elle avait heurté Lyanne qui n'avait pas bougé. Elle avait gardé cette position contre lui, entre plaisir de sentir ce corps contre le sien et crainte qu'en en parlant, cela s'arrête.
Le nombre de passage diminua. Le temps entre deux manifestations laissait au froid le temps de mordre. Lyanne dit :
- Peut-être est-il temps pour vous de redescendre, princesse. Le froid mord beaucoup.
Chioula qui frissonnait en permanence acquiesça.
- Permettez-moi de prendre congé, prince... Prince ?
- Disons : prince Louny.
- Bien. Permettez-moi de prendre congé, Prince Louny.
Lyanne la conduisit jusqu'à la porte. Un serviteur l'attendait avec une lumière pour la guider dans les escaliers. Chioula jeta un dernier coup d’œil en arrière sur la silhouette du prince Louny aux yeux d'or.
Lyanne regarda la princesse descendre et ferma la porte. Resté seul, il s'approcha des créneaux et se jeta dans le vide.
Par une fenêtre plus bas, Chioula vit le grand dragon rouge brillant alors qu'il s'élançait vers le ciel.