lundi 25 juillet 2016

Les mondes noirs : 57

Chimla ouvrait la marche. L’amulette du clan bleu la tirait en avant. Elle n’avait même pas besoin de s’arrêter pour en sentir l’effet sur son cou. Salone suivait, puis Luzta toujours aussi chargée qui se retournait régulièrement pour voir si Luzmil suivait. Une journée lui avait été nécessaire pour se remettre suffisamment pour reprendre la route. Les autres avaient été étonnés de son silence. Elle n’avait pratiquement pas ouvert la bouche. Elle, que le moindre retard dans la chasse mettait en colère, était restée assise comme penchée à l’intérieur d’elle-même jusqu’au lendemain matin. Quand Salone avait proposé de se mettre en route, elle avait simplement acquiescé.
Le paysage changeait sous leurs pieds. Des rochers étaient apparus. Couverts de mousse et de lichen, les couleurs allaient du brun sale au vert sombre. Les rares emplacements de roche nue étaient noirs. La marche n’en était pas facilitée. La pierre trop lisse glissait sous les chaussures mouillées. En tombant, Salone s’était ouvert le front, contusionné l’épaule et claqué les côtes. Les trois femmes avaient eu peur. Pour sauter d’un rocher à l’autre, il avait glissé en prenant son appui. En se relevant, il avait déclaré :
   - J’ai de la chance ! Les cailloux ne sont pas pointus.
Chimla avait pensé différemment. La moindre plaie dans ces mondes noirs était un danger. Et vu comme il bougeait son épaule, Salone allait être dans l’incapacité de se battre correctement.
   - On ferait mieux de marcher entre les rochers que d’essayer de passer dessus, dit-elle.
Luzmil appuya sa déclaration et commença à progresser comme cela. Cela se révéla vite un exercice  difficile. Si parfois l’espace entre deux rochers permettait une marche facile, le plus souvent, on pouvait se coincer les pieds dans un passage étroit, à moins que de hautes herbes ne cachent un trou ou un animal qu’on évitait au dernier moment. Ils progressèrent assez peu, tellement chaque pas demandait une attention particulière.
Au milieu de la journée, le paysage était devenu très minéral. Lentement, ils quittaient le sol marécageux qui maintenant se cantonnait dans les espaces libres entres les formations rocheuses. Le brouillard lui-même qui les accompagnait depuis leur entrée dans les mondes noirs se délitait. Ils étaient assis, inconfortablement, sur les rochers les plus plats et les moins coupants. Luzmil découpait le serpent qu’ils avaient chassé. Alors que Chimla s’était un peu éloignée du groupe pour satisfaire ses besoins, elle avait dérangé un reptile long et noir qui avait préféré fuir. Son cri avait alerté les autres qui avaient sorti les armes. La bête se glissait avec facilité entre les rochers ce qui la rendait difficile à suivre. Quand elle fut face à Luzta, elle se dressa de toute sa hauteur en sifflant. Le serpent n’eut pas le loisir d’attaquer, le sabre de Luzmil l’avait proprement décapité.
Ils virent les squales toujours aussi prompts à apparaître quand régnait l’odeur de la mort. Luzmil jura. Elle avait pourtant enveloppé le serpent du mieux qu’elle pouvait pour éviter toute fuite. Elle fut étonnée de les voir se tenir aussi loin d’eux. Ils balançaient d’un côté et de l’autre comme si la peur les retenait. Si l’un deux faisait deux pas en avant, rapidement, il reculait en claquant des mâchoires. Ils ne s’interrogèrent pas plus sur le phénomène, préférant manger.
Quand ils furent tous rassasiés, Luzmil, qui n’avait pas cessé de surveiller les squales, leur jeta les restes du serpent. Ils se précipitèrent sur cette nourriture. De nouveau, elle fut surprise. Elle ne s’attendait pas à leur virulence après les avoir vu ainsi craintifs.
   - Je ne comprends pas, dit-elle.
   - Quoi donc ?
   - Les squales se comportent d’une manière curieuse.
   - Ils ont eu peur de nous, suggéra Luzta.
   - C’est bien cela que je trouve anormal. Chaque fois qu’on les a vus, ils ont attaqué pour récupérer ce qu’ils voulaient.
   - Tu as raison, reprit Salone. Qu’est-ce qui a changé ?
   - Sûrement pas leur patience, ajouta Chimla. Luzta a raison, ils ont peur de nous. Mais moi aussi, je m’interroge.
   - En tout cas, ne restons pas là… On a encore du chemin. Et puis je ne sais pas si nous allons trouver un riek.
Instinctivement, ils regardèrent tout autour d’eux. La végétation avait bien changé. Le vert cédait la place à du gris et du noir. Ils se préparèrent. Luzmil interrogea Chimla du regard. Celle-ci montra une direction et tous se remirent en marche. La chaleur et la moiteur augmentèrent tout au long de l’après-midi. Ils longeaient des canyons aux roches aiguës hauts comme plusieurs hommes. Au fond, on voyait des arbustes ou de la végétation. Eux foulaient une roche aux arêtes effilées qui aurait coupé la peau à la moindre chute. Arrivée au bord d’une de ces entailles, Luzmil regarda Chimla pour lui demander la direction. Elle sursauta quand Chimla lui indiqua d’aller tout droit.
   - Mais c’est impossible, on ne peut pas traverser ça.
   - Pourtant l’amulette est formelle. Il faut aller de l’autre côté.
Luzmil regarda si elle voyait un passage plus loin. Le soleil les cuisait mais avait fait disparaître le brouillard. D’un côté comme de l’autre, elle ne vit que le canyon qui se prolongeait. Jurant intérieurement, elle estima la largeur. S’il lui était impossible de sauter, elle savait que la corde qui leur restait était assez longue pour atteindre l’autre bord. Le tout était de pouvoir assurer le bout opposé.
   - Tu ne pourras pas, lui dit Salone.
Luzmil tourna un regard étonné vers lui.
   - Il n’y a pas d’arbres et les roches sont coupantes.
   - Et en envoyant une pierre par là-bas, j’ai l’impression que cela pourrait fixer la corde.
   - On n’aura jamais la solidité pour s’accrocher.
Salone se pencha sur le canyon.
   - Il faut descendre et remonter. Il ne semble pas très haut.
Pendant que les deux guerriers discutaient, Chimla était partie longer le bord. Elle cria pour les appeler :
   - Venez voir ici !
Quand ils furent tous les quatre penchés au bord, ils virent qu’à cet endroit la paroi était faite d’une succession de rebords de pierre. Luzmil fut la première à regarder en face.
   - Peut-être que là-bas, désigna-t-elle, on pourrait remonter sans trop de difficulté.
Ils scrutèrent avec attention la paroi opposée. Bien sûr, on était très loin d’un escalier. Pourtant il y avait comme une sorte de gradin naturel qui devrait permettre la remontée.
Luzmil jeta un coup d’œil au soleil et grimaça. La journée était déjà très avancée. Aurait-il le temps de traverser et de trouver un abri avant la nuit ?
Pendant que Luzta démêlait la corde, Luzmil s’attachait. Elle allait descendre. Elle ne garda sur elle que sa dague et son couteau. Salone se cala bien sur la roche et passa la corde autour de ses épaules. C’est avec appréhension qu’elle posa son premier pied sur la paroi en dessous. La pierre lui meurtrissait les mains. Elle fut heureuse de la sentir moins coupante que ce qu’elle pensait. Les deux premiers appuis furent faciles. Le troisième lui fit presque faire un grand écart. Il était bien plus bas qu’elle ne l’aurait aimé. Salone la vit disparaître dans le trou. Chimla et Luzta regardaient, penchées au-dessus du canyon. Ce n’était pas très haut. Luzmil n’en aurait pas pour longtemps. Elles-mêmes s’estimaient capables de descendre. C’est à ce moment-là que Luzmil poussa un cri d’alarme.
  - C’EST PLEIN DE NIDS DE SCHKA ! JE REMONTE !
Quand elle fut de nouveau en sécurité sur le plateau, elle raconta qu’elle avait failli poser le pied en plein milieu d’un nid.
   - C’est trop humide au fond. Il m’a semblé en voir partout. Il faut qu’on essaye ailleurs.
Personne ne fit de remarque. Luzta lova la corde pendant que les autres scrutaient les bords.
   - Par où va-t-on  demanda Chimla ? L’amulette tire toujours par là.
   - Au hasard, souffla Salone.
   - Alors on te suit, déclara Luzmil.
La marche reprit. Avec la journée qui avançait, les nerfs furent de plus en plus tendus. Les choses se gâtèrent encore quand ils arrivèrent devant un affluent du canyon. Les parois en étaient quasi verticales. Luzmil, vu sa largeur, était pour le sauter. Les trois autres ne s’en sentaient pas la capacité. Ils durent faire demi-tour. Ils longèrent à nouveau le bord. Le canyon allait en s’élargissant sans gagner en profondeur. Le soir arriva au moment où il trouvèrent un passage.
Le cri de Luzmil, leur signalant que tout allait bien en bas, fut un soulagement pour eux. Ils lui descendirent tous les sacs, puis ce fut le tour des servantes. Luzmil remonta pour assurer Salone. Son épaule le handicapait. Elle tenait surtout à récupérer sa corde. Sa dernière descente fut difficile. Le manque de lumière la gêna beaucoup.
   - J’ai trouvé un endroit sec, annonça Luzta, alors que Luzmil arrivait en bas. Sous l’auvent là-bas, nous y serons bien.
Les deux guerriers firent la grimace. On était loin de la protection des rieks. Une casquette de pierre couvrait une surface assez grande pour eux quatre. Sans feu, la place serait difficile à défendre contre les possibles attaquants nocturnes.
   - La nuit est trop près. Sans lumière, on ne peut pas aller plus loin. On va faire un tour de garde.
Salone acquiesça.

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