mardi 27 mars 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 44

Dans la maison des grands-marcheurs, on ne savait que faire. Koubaye semblait délirer. Il était inconscient depuis deux jours et Siemp se sentait désemparé. La mère de la maisonnée qui faisait aussi office de guérisseuse, ne comprenait pas. Elle était juste certaine que ce n’était pas les fièvres de Tiemcen qui revenaient.
Siemp décida de faire appel à un personnage de haut savoir puisqu’il ne savait pas où était son maître, Balima. Cela lui prit une journée pour trouver la bonne personne. Ils arrivèrent à la maison de l’homme alors que le soleil déclinait. Il se fit raconter en détail le voyage. Le nom de Lascetra l’impressionna beaucoup. La nuit était noire quand Siemp eut finit de répondre à toutes les questions. On leur amena un repas. L’homme semblait absorbé par ses pensées et insensible au monde extérieur.
   - Quand il est comme cela, il faut attendre, lui dit la servante.
Elle s’approcha de l’homme, lui mit une cuillère dans la main et lui dit :
   - Mangez, maître.
Machinalement l’homme commença à vider son écuelle. Siemp fit de même en gardant le silence. Il vit le maître s’arrêter en plein geste de monter la cuillère à la bouche.
   - Il faut le sortir de Sursu.
   - Mais c’est impossible, il n’est pas conscient.
   - Il faut le sortir ! s’emporta le maître. Ne comprends-tu pas qu’il est comme une jarre qui se remplit. Il va déborder.
Siemp ne comprenait rien. Le maître posa sa cuillère et donna des ordres pour sortir.
   - Mais les bayagas ?
   - Ne t’occupe pas de cela.
   - Mais… Mais…
   - Ya pas de mais, il est en danger. Son esprit n’est pas prêt à accueillir tout le savoir d’une ville. Vous n’auriez pas dû être là mais au mont des vents… Allez, remue-toi. Quant aux bayagas, ils ne viendront pas avec un Sachant en ville. Sortons.
Siemp suivit le maître qui courait presque. La nuit était noire et les volets fermés. Ils retraversèrent la moitié de la ville. Siemp dut s’identifier formellement pour qu’on consente à lui ouvrir. Derrière lui, le maître disait :
   - Plus vite ! Plus vite !
Quand la porte s’ouvrit enfin, il courut presque, exigeant qu’on lui montre Koubaye. La mère de la maisonnée regarda Siemp qui lui fit un signe d'acquiescement. Quand il arriva près de Koubaye, le maître posa sa canne et se pencha sur lui. Il lui murmura longuement à l’oreille. Tous les présents avaient accompagné ces fous qui avaient bravé les bayagas. Ils virent petit à petit le corps de koubaye se détendre puis sa respiration se faire plus lente, plus ample, puis de plus en plus lente. Quand le maître se releva, il avait l’air épuisé. Il chancelait. Quelqu’un lui glissa un siège. Il se posa lourdement dessus. Il leva les yeux vers la mère de la maisonnée.
   - C’est toi qui lui as donné de la bourdache ?
La mère de la maisonnée, à qui Siemp avait fait un résumé de ce qu’il s'était passé, fut impressionnée.
   - Euh, oui, j’ai cru bien faire…
   - Et tu as bien fait. Tu lui as probablement sauvé la vie. Cette plante a mis son esprit en partie au repos. Sans elle, je ne serais pas arrivé à temps. J’ai soif !
Quelqu’un se dépêcha d’amener de l’eau. Le maître en but de longues gorgées. Il reprit :
   - Il ne peut pas rester là !
   - Demain, nous l'emmènerons loin…
   - Non, ce sera trop tard. La ville aura repris sa vie et lui sera mort. Il doit partir cette nuit.
Cette annonce fit l’effet d’une bombe. Voyager de nuit ! Avec les bayagas ! Le maître était fou.
Ce fut Siemp qui rompit le silence :
   - Bon, mais comment ? Je ne vais pas pouvoir le porter.
   - Par le lac ! Il faut partir par le lac.
   - Personne ne nous aidera cette nuit, dit la mère de la maisonnée.
   - On n’a pas le choix. Si Rma file le temps avec un Sachant alors il y a un fil qui est là pour nous guider.
   - Seuls les Tréïbens vont loin sur le lac, dit un Oh’m’en.
   - Alors allons au port, répondit le maître.
   - Mais les bayagas…
   - Les bayagas ne viendront pas cette nuit pas avec un Sachant dans cet état.
Le maître savait. Dans la ville, tout le monde savait qu’il existait et que son savoir était presque aussi grand que celui qui détenait le Dernier Savoir et qui résidait dans la capitale.
   - Préparez une civière, ordonna la mère de la maisonnée. Si le maître dit qu’on ne risque rien, alors agissons. Si Rma tisse de nouveaux fils, malheur à nous si nous les coupions !
Ce fut comme si on avait donné un coup de pied dans une fourmilière. Certains préparèrent la civière, d’autres les torches. Le plus rapide des grand-marcheurs était parti en éclaireur car il connaissait un Tréïben. Bientôt quatre solides Oh’m’en portaient Koubaye. Quatre autres, dont Siemp, portaient le maître qui avait trop forcé vu son grand âge. Il y avait aussi deux porteurs de falots pour éclairer la route. Ils avaient peur mais ils marchaient. Le maître leur avait dit :
   - Ne craignez rien ! Ce sont ceux qui verront les lumières qui auront peur.
Le groupe marcha en silence. La ville de Sursu, si agitée le jour, leur apparaissait sous un aspect irréel. La progression était d’autant plus facile qu’ils descendaient. Les deux porteurs de lumière ne cessaient d’épier, craignant sans cesse de voir des Bayagas. Quand ils arrivèrent sur le quai, ils eurent la surprise de voir une porte ouverte laissant passer de la lumière. Ils se précipitèrent à l’intérieur. Ils furent à peine rentrés que le propriétaire claquait la porte derrière eux.
   - Maître ! C’est un honneur !
   - Je sais Résal, tu es une canaille et un détrousseur de marchands, mais ce soir tu peux être utile.
   - Maître ! répondit Résal sur un ton de reproche, personne n’a jamais rien prouvé !
   - Je sais, c’est pour cela que nous sommes là.
   - Noram m’a dit que vous cherchiez à faire passer quelque chose hors les murs… il faut que ce soit important pour défier les bayagas…
La maître sourit. Résal était une canaille, mais une canaille qui réfléchissait vite.
   - Il faut que ce jeune homme, dit le maître en désignant Koubaye, soit loin de la ville demain matin.
Résal fit mine de s’offusquer :
   - Vous voulez me faire naviguer de nuit avec les bayagas ?
   - Tu as déjà pris ce risque et ce soir il est inexistant. Les bayagas ne viendront pas.
   - Mais qu’est-ce que je gagne ? Tout le monde sait que vous n’avez pas d’or.
   - Non, mais je peux dire à Rina que tu as retrouvé ton honneur.
Le regard de Résal devint flou. Il avait la possibilité de revenir chez son peuple par la grande porte, lui qui était un réprouvé. Rina était le chef incontesté des Treïbens. Sa parole faisait loi. Que le maître intercède pour lui valait tout l’or du monde. Résal pourrait alors de nouveau vivre comme un vrai Treïben et ne serait plus obligé de sortir son bateau toutes les nuits. Il avait perdu le droit de dormir dedans quand Rina avait déclaré que Résal avait souillé l’honneur des Treïbens.
Le maître le sortit de sa rêverie :
   - Il faut partir au plus vite !
   - Si je pars dans la nuit noire, vous parlerez pour moi.
   - Oui, dit le maître et ce que tu auras fait sera aussi important que l’arrivée du Treïbénalki !
Résal sursauta. Le maître était vraiment d’un très haut savoir. Lui aussi avait entendu les paroles-cris, mais, comme tous les Tréïbens, il n’avait rien dit aux étrangers à son peuple. 
   - À part le jeune, il faut emmener qui ?
Siemp fit un pas en avant.
   - Alors la petite pirogue suffira.
Résal se tourna vers le maître :
   - Les bayagas ?
   - Ils ne viendront pas.
   - Rina ?
   - Va, reviens et je parlerai pour toi.
Résal ouvrit la porte et sortit dans la nuit, suivi de Siemp.

La pirogue noire glissait sans bruit dans la nuit noire. Résal tenait la pagaie qui faisait office de gouvernail. Siemp, assis au milieu, surveillait Koubaye qu’on avait allongé sur une bâche au fond de l’embarcation. Il n’en menait pas large. Siemp n’aimait pas les bateaux. Il avait dû monter dessus une fois ou l’autre pour traverser un fleuve. Il en gardait un souvenir de danger. Le maître lui avait dit que Résal était celui qui connaissait le mieux les bayagas dans les gens de petits savoirs. Siemp avait compris que Résal avait souvent navigué la nuit pour ses trafics. Les Treïbens avaient développé des protections contre les bayagas sous forme de panneaux de roseaux tressés ou sous forme de rouleaux dont on se recouvrait au moindre doute. Koubaye était sous l’un d’eux. Teinte en noir, la paroi souple de roseaux séchés le recouvrait presque entièrement, sauf la tête que surveillait Siemp. Le maître lui avait dit que l’état de catalepsie ne durerait pas assez longtemps pour le transporter en chariot au lever du jour.
Résal avait mis la pirogue à l’eau presque en silence, une fois Koubaye mis dedans. Siemp était monté juste après. Le piroguier avait poussé l’embarcation doucement et sans bruit avec sa longue perche entre les bateaux amarrés çà et là. À cette heure, il y avait encore quelques lueurs s’échappant des cabines et autres abris. Résal passait parfois si près que Siemp pouvait entendre les paroles dites à bord des autres bateaux. On y parlait souvent du Treïbénalki. Puis les bateaux étaient devenus plus rares et les fonds plus importants. Résal avait dressé le mât et envoyé la voile. Il avait alors pris position à l’arrière de la pirogue. Avec une main et un pied, il tenait la pagaie et de l’autre main, il tenait l’écoute. La petite brise qui soufflait les faisait filer rapidement. Quand ils furent assez loin, Résal dit :
   - On va aller jusqu’à l’île de Téomel. Là, on se reposera et on verra.
   - Le maître a dit de s’éloigner beaucoup. 
   - Avec cette brise, on n’y sera pas avant l’aube. On va couper la voie où passent les bateaux. Là, il y aura du danger…
   - Mais pourquoi ?
   - Parce que les barges continuent à naviguer la nuit vers l’aval.
   - Malgré le bayagas ?
   - Oui, les Treïbens savent que les bayagas ne vont pas très loin au-dessus de l’eau et ils savent se protéger.
Le silence était retombé sur la pirogue. Siemp touchait régulièrement Koubaye qui ne réagissait toujours pas. Il restait sur le qui-vive. L’état de Koubaye l’inquiétait. Balima lui avait demandé de veiller sur lui et d’aller vite. Pour le moment, sa mission semblait sur le point d’échouer. Il trouvait que Rma filait d’une étrange manière. Rapidement ses pensées revenaient aux sensations instables de la navigation. Suivant le vent et les vagues, la pirogue gîtait et Siemp se cramponnait.
   - Il ya une lumière là-bas, dit-il. Et puis une autre… On arrive ?
  - Non, pas encore, on arrive sur la route des barges. Il va falloir faire attention. Si l’une d’elles nous touche, nous coulons.
Siemp frissonna à cette évocation. Résal manœuvra pour casser l’erre de son embarcation. Il scruta la nuit et brusquement reprit le vent. La pirogue fit une embardée qui déplut fortement à Siemp qui se mit à avoir peur. Les lumières se rapprochèrent. À la faible lueur des étoiles, il devina des masses sombres. Résal donna un coup de rame qui mit leur bateau parallèle à la barge. La pirogue perdit de sa vitesse et longea le plat bord. Siemp eut l’impression qu’il aurait pu le toucher. Il vit la cabane avec sa lumière. Un homme veillait. Résal lui avait expliqué. Pour gagner du temps, les barges se laissaient glisser dans le courant qui traversait le lac même pendant la nuit. Un Treïben prenait le quart dans la cabane quand se levait l’étoile de Lex. On voyait peu les bayagas ici. Par contre, il fallait être prêt à éviter une collision.
Dans le sillage de la barge, cela tangua fortement. Siemp, accroché au bord de l’embarcation, vomit. Résal dut compenser la gîte que Siemp faisait prendre à la pirogue. Le vent qui soufflait dans le bon sens pour les barges imposait à Résal de tirer des bords. Ils croisèrent de plus loin d’autres bateaux. La pirogue était, à chaque fois, chahutée par les vagues des sillages. Puis l’eau se calma. Résal dit :
   - Il faut rester attentif, certaines barges dérivent.
Siemp, tendu, scrutait le noir de la nuit. La tâche était difficile. Il croyait voir surgir des masses d’un côté ou de l’autre de la pirogue. Et il s’apercevait qu’il n’y avait rien. Au moment où il entendit Koubaye soupirer, il concentra son attention sur lui. À scruter la nuit, il avait oublié de s’occuper de lui. Il mit la main sur sa joue et sentit la peau tiède. Quand il le toucha, il sentit Koubaye bouger. Siemp poussa un soupir de soulagement. Il se tourna doucement vers Résal et lui demanda :
   - C’est encore loin ?
Il y eut un temps de silence comme si Résal réfléchissait et puis vint la réponse :
   - Encore assez, avec ce vent nous y serons à l’aube. Ici nous devrions être tranquilles. Les grandes barges ne peuvent passer. Mais il faut rester attentif… Je ne suis pas le seul à naviguer la nuit.
De nouveau Siemp connut la crainte. De nouveau il s’épuisa les yeux à chercher une embarcation. Dans la nuit noire à peine éclairée des quelques étoiles qui brillaient entre les nuages, il ne vit rien. Il eut un doute une fois encore. Il entendit comme un glissement, un soupçon de clapotis et un vague bruit de bois qui racle sur du bois. Il n’osa pas interpeller Résal. Celui-ci ne disait rien. Il orienta juste la pirogue différemment pendant un moment pour reprendre son cap un peu plus loin.
Siemp s’assoupissait de temps à autre. Il avait beau lutter contre le sommeil, dans ce monde qui semblait hors du monde et du temps, il s’endormait. Quand il rouvrit les yeux un instant plus tard, la lumière commençait à monter. Il découvrît le lac dans sa grandeur. Ils étaient au milieu de l’eau, et autour d’eux, il n’y avait rien. La pirogue et la voile étaient noires. Koubaye avait bougé et dormait maintenant sur le côté. Sa respiration était régulière. Siemp sentit le soulagement et la fatigue l’envahir. Le maître de Sursu avait raison. Pour un Sachant qui n’avait pas appris à protéger son esprit, trop de savoirs d’un coup étaient un poison.
   - On voit l'île, déclara Résal.
Siemp scruta devant eux. Une fine ligne verte se découpait sur l’horizon. Petit à petit, elle grandit et quand ils approchèrent, Siemp découvrit un mur de roseaux. Résal avait descendu la voile depuis que la lumière avait forci. Il ne voulait pas être vu de loin. C’est à la pagaie qu’il engagea la pirogue entre les tiges plus hautes qu’eux.
   - Ne mettez pas les mains dans l’eau, prévint Résal. Il y a des serpents et des carnivores.
Siemp retira brusquement ses doigts faisant tanguer la pirogue. Koubaye grogna mais ne se réveilla pas. Si pour Siemp tout se ressemblait, Résal semblait choisir un chemin qui les amena jusqu’à une surface d’eau libre.
   - On va accoster là. On sera bien pour passer la journée et on repartira ce soir.
   - On va renaviguer de nuit ? demanda Siemp inquiet.
   - On peut aussi attendre demain matin pour partir.
   - Cela me semble une bonne idée. On a voir si Koubaye se réveille.
Il y eut un léger choc quand la pirogue toucha la terre ferme.

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