dimanche 1 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 45

Quand Riak revint vers Mitaou, elle semblait furieuse. Cette dernière la regarda entre deux pleurs. Bemba lui demanda :
   - Et alors ?
   - Et alors rien ! Ce foutu capitaine a peur que ne reviennent le seigneur et les autres Tréïbens…
   - Les renégats à la solde des seigneurs…
   - Oui, il m’a dit que quelqu’un devait embarquer et lui dire quand il aurait dépassé le fort de Traben.
   - C’est celui-là ?
   - Non, c’est un fort qui est sur l’autre rive. Il commande l’entrée du lac de Sursu m’a-t-il dit.
   - Alors, il faut qu’on attende.
   - Oui, il le faut et cela m’énerve.
Bemba, qui préparait les bols, reprit :
   - On va manger et on y verra plus clair.
Riak s’assit et prit le bol que lui tendait Bemba. Ce voyage en bateau commençait à lui peser. Elle sentait de plus en plus le besoin de courir sans avoir à faire attention au bord. La nuit commençait à descendre quand elle retourna sur le pont. Elle alla près du capitaine qui scrutait l’eau sans arrêt. La brise était bonne et la barge qui longeait la berge pour éviter le courant remontait doucement vers le lac.
   - On va s’arrêter ?
   - On est bien obligés. La nuit tombe et aucun de mes hommes ne veut affronter les bayagas. Avec une telle brise, c’en est dommage.
Riak sentit comme une proposition.
   - Si la nonne demandait au Treïben… je ne sais quoi, à Jirzérou de tenir la voile...
   - Ça ne marcherait pas. Il faudrait être deux.
Il lui dit cela avec un regard en biais.
   - Et si une de nous, qui sait ce qui doit être su pour les bayagas, décidait de rester…
   - Alors là, je lui dirai qu’on aborde une partie facile du fleuve. Le vent y est régulier. Juste un point. Avec cette bise, vers le milieu de la nuit, on passera près de l’ilôt du Caudaï. Il faut le prendre sur babord…
Il joignit le geste à la parole en montrant de la main la trajectoire du bateau qui devrait s’éloigner de la berge pour prendre le bras du fleuve de l’autre côté de l’île.
   - … Mais il faudrait que la nonne parle au Treïbénalki.
Ayant dit cela, il s’éloigna pour donner des ordres à ses hommes. Riak en profita pour retourner vers la cabine. La lumière était maintenant très faible et sur toutes les embarcations, on allumait les lampes.
Il fallut du temps à Riak pour convaincre Mitaou et Bemba. ce fut Bemba qui appela Jirzérou :
   - La servante de la dame blanche veut te parler. Descends !
L’homme ne se fit pas prier. Il se jeta à genou sous la fenêtre. Mitaou écarta un peu le rideau et du fond de sa capuche dit d’une voix qu’elle voulait ferme :
   - La dame blanche m’a parlé !
En entendant cela, Jirzérou se prosterna, front contre le sol :
   - Qu’elle parle et j’obéirai !
   - Cette nuit, tu feras naviguer la barge.
L’homme frissonna.
   - Ton amulette est puissante et éloignera tous les bayagas.
Toujours le front à terre, il tata son amulette. La fierté l’envahissait. Il allait servir la dame blanche.
   - Tu seras aidé par celle qui voyage avec nous. Elle sait ce qui doit être su. Maintenant va. Que les justes gestes soient faits !
Riak vint le rejoindre. Jirzérou avait le regard halluciné de celui qui a eu une vision. Il alla droit sur le capitaine qui surveillait le montage de l’abri pour la nuit. Sans préambule, il lui dit :
   - Je prends ton bateau pour la nuit. Telle est la volonté de la dame blanche.
Ce dernier s’inclina. On ne discutait pas avec un Tréïbénalki.
Quand se leva l’étoile de lex, Riak et Jirzérou étaient les deux seuls à manœuvrer. Jirzérou, qui aurait pu avoir son propre navire, expliqua à Riak tout ce qu’elle devait faire. Il donnerait les ordres et elle obéirait. Riak sentait le poids de son collier sous ses habits. Il semblait battre comme son cœur. Jirzérou tenait la voile et faisait signe à Riak qu’il avait mise au gouvernail.
La nuit était calme et étoilée. Le capitaine avait raison. Le vent était régulier et la barge glissait tranquillement. Le fleuve à cet endroit était large et profond. Le courant y était faible. Jirzérou lui avait assuré qu’avec une telle bise, ils verraient le fort de Traben dans la matinée.
Les premières lueurs vinrent peu après le lever de l’étoile de Lex. Elles s’approchèrent de la barge. Riak sentit son médaillon devenir lourd à son cou. Bientôt la barge fut comme illuminée. Jirzérou se dressa et cria dans sa langue de paroles-cris :
   - Au nom de la déesse et de la dame blanche, écartez-vous !
Il y eut un frémissement dans la masse indistincte qui les entourait. Riak murmura :
   - Feriez mieux d’éclairer devant !
Le vent se renforça. Lentement, les ombres lumineuses aux formes improbables allèrent danser devant, éclairant le fleuve et les autres bateaux amarrés ici ou là pour la nuit. La barge prenait de la vitesse.
Jirzérou riait tout en réglant la voile :
   - Je domine les bayagas ! Que la déesse soit louée.
Ils passèrent sans difficulté l’îlot de Caudaï. Le vent était assez fort pour les rendre manœuvrant sans l’aide des marins.
Quand se coucha l’étoile de Lex, la lumière des bayagas s’évanouit. Riak sentait la fatigue. Elle luttait contre ses yeux qui voulaient dormir.
Jirzérou cria :
   - ATTENTION ! Barre bâbord toute !
Riak mit du temps à réagir et la barge heurta une autre barge qui était ancrée là. Sa réaction, bien que tardive leur avait éviter un choc frontal. Les deux bateaux se frottèrent durement. Tous les marins furent sur le pont dans l’instant suivant. Il y eut des cris, des ordres, des contre-ordres. On alluma les lanternes. Puis tout se calma quand les deux barges furent à couple. Le capitaine de la barge heurtée vint en fureur à leur bord et s’arrêta net en voyant Jirzérou debout devant lui, le corps peint en blanc.
   - Le...le Treïbénalki...
Son bafouillage entraîna le silence de ses marins. Tous vinrent au bord de leur embarcation voir cet être extraordinaire qui venait de naviguer avec les bayagas. La cacophonie reprit. Certains transmirent en paroles-cris ce qu’il se passait. Quant à Riak, elle alla se coucher.
Bemba vint la réveiller assez brusquement :
   - Noble Hôte ! Noble Hôte !
Riak ouvrit les yeux et mit quelques instants à reprendre pied avec la réalité. Elle regarda Bemba et Mitaou qui avait des mines catastrophées et puis d’un coup, elle se redressa. Son pendentif était chaud et lourd.
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - On est près du fort de Traben et ils ont envoyé deux pirogues légères pleines de soldats…
Avant que Bemba eut fini de parler, Riak était debout et réajustait ses vêtements. Elle mit son masque facial et alla sur le pont. Le capitaine faisait mettre en panne la lourde barge. Le vent avait forci depuis que le jour s’était levé. Le bateau allait vite pour sa taille vers les fines pirogues qui avançaient rapidement, voile baissée, à la force des rameurs. Elle détailla la première pirogue. Deux seigneurs lourdement armés et des Treïbens enrôlés qui forçaient sur leur rames. Elle en compta une quinzaine. La deuxième pirogue semblait être armée de la même manière. Jirzérou du haut du toit de la cabine lançait des imprécations au nom de la déesse et de la dame blanche.
Le premier seigneur banda son arc et sa flèche frappa le toit de la cabine comme un avertissement. Jirzérou avait fait un bond en arrière et trouvé refuge derrière le tonneau d’eau. La pirogue à pleine vitesse vint longer la barge. Ils allaient trop vite pour pouvoir s’amarrer. Les rameurs tentaient de freiner leur embarcation. Quand elle arriva sur l’arrière, Jirzérou sauta. Riak le vit bondir. Elle pensa aux écureuils de la forêt qui sautent d’arbre en arbre en le voyant s’accrocher au mât de la pirogue. La vitesse de son saut ajoutée au mouvement d’un des seigneurs pour se lever fit chavirer la pirogue. Avant que quiconque n’ait pu intervenir, tous les occupants disparaissaient sous l’eau. Immédiatement la deuxième pirogue se détourna pour aller porter secours. Si Jirzérou réapparut immédiatement, les autres semblaient engloutis. Alors que ce dernier nageait pour rejoindre la barge, la pirogue dérivait dans le courant. On vit une tête puis deux ressortir de l’eau en aval. La deuxième pirogue arrivait sur place et déjà des Tréïbens, débarrassés de leurs armes et de leurs habits, sautaient dans l’eau pour secourir ceux qu’on ne voyait pas.
C’est Riak qui aida Jirzérou à remonter à bord. Sur la barge c’était la panique. Tout le monde savait. La mort était au bout du voyage. Déjà d’autres bateaux partaient du port du fort. Le capitaine fit manœuvrer la barge pour la mettre en travers. De toute sa vitesse, elle se glissa dans le trafic assez dense à cet endroit juste avant le lac. Ce fut le sauve-qui-peut général et sur la barge et sur les autres embarcations. Bientôt, ce fut un enchevêtrement indescriptible. La barge fut désertée. Riak attrapa Jirzérou par le bras, et lui dit :
   - Il faut qu’on file ! Viens, on va récupérer les autres !
Elle trouva Mitaou et Bemba cramponnées à ce qu’elles pouvaient pour éviter de tomber.
   - Venez ! VITE !
Elle attrapa Mitaou par un bras. Bemba, toujours pragmatique, attrapa quelques vêtements et elles coururent derrière Jirzérou qui les fit passer de bateau en bateau jusqu’à atteindre le point le plus près de la berge. Avant qu’elles n’aient compris, il les avait poussées à l’eau.
C’est trempées qu’elles atteignirent la berge et qu’elles s’enfoncèrent dans la végétation de roseaux. Jirzérou courait devant suivi de Riak. Mitaou suivait comme elle pouvait, poussée par Bemba qui fermait la marche. Ils couraient en plein marais faisant fuir les animaux par le bruit de leur course. Seul un crocodile tenta de s’opposer à eux alors qu’ils traversaient une zone plus profonde. Jirzérou l’avait senti arriver. Il s’était jeté sur le côté. L’animal gueule ouverte avait raté sa cible et retombait lourdement dans l’eau quand Riak arrivait. Bemba, qui retenait Mitaou pour lui éviter de tomber dans le piège, n’en crut pas ses yeux. Riak avait bondi. Elle marcha sur le dos du crocodile et enfonça sa dague en arrière de sa tête. Il y eut comme un éclair et l’animal, dans un dernier soubresaut, s’immobilisa. Riak,la dague toujours à la main, avait été projetée à plusieurs pas.
Jirzérou, voyant l’immobilité du saurien, le ventre en l’air, s’approcha. La bête, pas très grande, était bien morte. Il se tourna vers Riak en ouvrant de grand yeux.
   - Tu… Vous… C’est pas possible…
Bemba vint à son tour voir. La trace faite par l’arme était noircie comme si on avait passé un fer rouge au travers du corps de l’animal. Elle se releva et regarda Riak d’un air d’incrédulité.
   - Bon, c’est pas le moment de s'arrêter. On n’est pas à l’abri ! leur dit-elle.
Jirzérou sembla revenir à la vie et fit signe de le suivre. Quand ils furent dans le bois qui bordait la roselière, ils firent une halte. Mitaou semblait épuisée. Bemba expliqua qu’elle n’avait pas couru comme cela depuis longtemps. Puis le silence s’installa. Ce fut Jirzérou qui le rompit :
   - Qui êtes-vous ?
   - Je suis Riak aux cheveux blancs, dit-elle en ôtant sa cagoule.
   - Vous êtes celle qui parle aux bayagas !
   - Ils ne me touchent pas.
   - Alors ce n’est pas moi qui les ai fait partir l’autre nuit, dit-il avec un ton déçu. Vous êtes une descendante de la déesse.
   - Je ne crois pas. D’ailleurs aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis. Les évènements m’entraînent. Rma m’a mise dans sa navette et je cours d’un bout à l’autre de la lisse.
   - La grande prêtresse a vu en vous, Noble Hôte…
   - Arrête, Bemba ! Je n’ai rien d’un “Noble Hôte”. Je suis Riak, fille de fermier. Appelle-moi par mon nom… et toi aussi Mitaou.
   - Je ne pourrai jamais, Noble... , pardon Dame Riak. Je ne pourrai jamais.
   - Et bien Dame Riak m’ira mieux que noble hôte.
Jirzérou qui n’avait rien ajouté, reprit la parole :
   - Si je suis un Treïbénalki, vous êtes une Bébénalki.
   - Une quoi… ?
   - Une Bébénalki, une fille de la déesse. C’est comme cela qu’on nomme nos guérisseuses les plus fameuses : fille de la déesse Bébénalki.
Avant que les trois femmes répondent. Jirzérou s’était mis à crier à tue-tête.
   - Mais qu’est-ce que tu fais ?
   - J’informe mon peuple, répondit-il. De mémoire de Tréïben, ce n’est jamais arrivé que Bénalki prenne un avatar hors de notre peuple. Vous avez raison ! Rma vous a mis dans sa navette…
Bemba intervint :
   - Avec le bruit qu’il a fait on ferait mieux de partir !
   - Tu as raison, Bemba. Il nous faut aller à Nairav. mais je ne sais pas où ça se trouve.
   - J’ai une idée, dit Jirzérou. Venez !
Ils se remirent en route, longeant la roselière. Jirzérou leur expliqua que le plus facile, parce que personne ne s’y attendrait, était d’aller au village du fort de Traben pour y voler un bateau. Mitaou avait trouvé cela fou, les deux autres avaient approuvé.
Régulièrement des paroles-cris résonnaient. Jirzérou s’arrêtait pour écouter. Parfois elles ne disaient rien d’intéressant. Les autres fois, elles donnaient des informations précieuses sur les mouvements des seigneurs et de leurs acolytes. Le groupe avait ainsi appris que les deux seigneurs de la pirogue renversée n’étaient pas remontés, que la nouvelle d’une Bébénalki venue d’ailleurs se répandait et perturbait les Treïbens.
Alors qu’ils progressaient, une parole-cri les surprit par sa proximité. Jirzérou s’immobilisa, faisant signe aux autres de se cacher. Non loin de là, un Treïben avançait en criant.
   - Qu’est-ce qu’il dit ? chuchota Riak
Jirzérou lui fit signe d’attendre. Quand le message fut terminé, il lui fit signe de le suivre et ils rejoignirent les deux autres. Il imposa le silence encore un moment et il chuchota :
   - C’est un crieur du sacré qui a parlé. Il a dit : “Les serviteurs de Bénalki ont discerné. La Bébénalki et le Treïbénalki doivent être considérés comme sacrés. Malheur à qui ne les aiderait pas. Malédictions à celui qui se dresserait contre eux.”
   - Mais alors on ne risque plus rien, dit Mitaou.
   - Si, malheureusement, déclara Riak. Les seigneurs vont être d’autant plus en colère. Il va nous falloir beaucoup de prudence.
Elle regarda Bemba et Mitaou.
   - Vous avez des amulettes ?
   - Oui, avec les paroles sacrées, répondit Mitaou.
   - Bien, alors vous allez mettre aussi ce que je vais vous donner. Vous en aurez besoin.
Enlevant sa cagoule et son masque, elle se coupa des cheveux qu’elle donna aux deux autres.
   - Nous agirons quand l’étoile de Lex sera levée.
Ils s’étaient rapprochés de Traben dans l’après-midi. Le fort était sur une butte et le village à ses pieds. D’où ils se cachaient, on ne voyait pas le port. Ou plutôt les ports comme leur avait expliqué Jirzérou. Ils se reposèrent jusqu’à la nuit. Si Riak et Jirzérou étaient habillés comme des Tréïbens, Mitaou et Bemba ne pouvaient passer inaperçus. Entre chien et loup, ils se rapprochèrent du village. C’était essentiellement un village de pêcheurs. Il y avait encore une petite activité. Sur la tour du fort, la silhouette du garde se découpait sur le ciel qui s’assombrissait. Jirzérou emmena le groupe derrière un bateau échoué, une ancienne barge dont la cabine tenait encore debout. Ils s'assirent à l'abri des regards, tout en surveillant les mouvements. Dans le port du fort, les bateaux rentraient. Les hommes qui en descendaient avaient l'air fatigué. Cela faisait un brouhaha qui s'entendait de leur cachette. Les pêcheurs remontaient les pirogues sur la plage. Les plus grosses embarcations se balançaient doucement pendant que les hommes rangeaient leurs filets. Jirzérou surveillait les mouvements. Il sursauta en voyant une femme qui regardait dans leur direction. Elle s’arrêta un instant, observa la barge et repartit vers le port. Elle portait des sacs qu’elle posa près d’un homme qui déchargeait une pirogue. Elle échangea quelques mots avec lui. Riak, qui avait rejoint Jirzérou près de la fente d’où il observait le village, eut le coeur qui se mit à battre plus fort quand l’homme regarda la barge. Cela ne dura qu’un instant. Il savait qu’ils étaient là. Le pêcheur n’en continua pas moins son ouvrage. D’où ils étaient, ils ne voyaient pas bien ce qu’il faisait. Il fut le seul à ne pas remonter sa pirogue. Il cria des paroles-cris en direction d’une autre pirogue qui arrivait vers le port et il alluma une lanterne. Quand les deux pirogues furent amarrées, les pêcheurs échangèrent des plaisanteries et s’éloignèrent en riant. Sur le port plus rien ne bougeait. Le guetteur du fort était rentré dans son abri. Mitaou s’agitait. Elle ne pouvait vivre le rite. Tout ce dont elle avait besoin pour le vivre était resté sur la barge. Bemba proposa :
   - On pourrait partir maintenant, il n’y a plus personne !
   - Un des pêcheurs sait que nous sommes là.
Riak n’avait pas fini de parler qu’une silhouette vint sur le port avec une lumière qu’elle posa près de la pirogue. Ils reprirent leur poste d’observation en recommandant aux autres de scruter de leur côté. Avec le peu de lumière qui restait, il était difficile de dire si c’était un homme ou une femme. La silhouette fit plusieurs aller-retour. Elle semblait charger la pirogue.
   - Le pêcheur veut partir tôt demain ? demanda Riak.
   - Ce n’est pas dans les habitudes des Treïbens de laisser une pirogue chargée la nuit. Il veut sans doute repartir avant le lever de l’étoile de Lex.
   - Ce n’est pas bon pour nous. Il va falloir que nous bougions plus vite que prévu.
Riak regarda le ciel. Les nuages cachaient en partie le firmament. Elle déclara :
   - On a un peu de temps. On va s’approcher.
Ils sortirent de la barge et descendirent le long de l’eau. Avec la berge en pente, ils étaient quasi invisibles du village. Il avait en point de vue la jetée, et derrière, la pirogue. Le pêcheur avait laissé sa lanterne qui faisait un halo derrière les pierres de la levée. Mitaou et Bemba suivaient en silence. Jirzérou et Riak se disputaient presque :
   - Je ne peux pas rester comme cela. Il me faut du blanc. Sans ce colorant qui peut savoir que je suis le Treïbénalki.
   - L’étoile de Lex n’est pas levée. Ils peuvent encore nous voir du fort.
   - Oui mais… pour mon peuple…
Riak soupira exaspérée. Ils atteignirent la protection de la jetée sans avoir vu âme qui vive. Jirzérou accroupi contre les pierres poussa un petit cri de joie :
   - Une pierre de la lune.
Riak regarda ce qu’il avait trouvé. Avant qu’elle n’ait pu dire quelque chose, il avait commencé à se frotter les mains dessus et à se les passer sur le corps. Il se couvrait de blanc. Riak jura entre ses dents. Même avec le peu de lumière qui existait, il ne pouvait plus passer inaperçu. Elle jeta un coup d’oeil par-dessus la jetée. Tout était calme, mais là-haut, un garde veillait. Si la chance leur souriait, il regarderait de l’autre côté. Sinon, il faudrait se battre.
   - Quelqu’un vient ! s’exclama Bemba.
Tous se collèrent contre la jetée. Ils entendirent des pas, puis le bruit d’un objet lourd raclant contre le bois. Les pas se firent sonores en tapant sur les pierres de la jetée. Ils étaient deux. Le couple passa au-dessus d’eux sans s’arrêter. Il fit un pause un peu plus loin.
   - Tu crois que le temps te permettra d’aller pêcher demain ? demanda une voix de femme.
   - Le bateau est prêt. Les provisions sont à bord et on vient de charger l’eau, répondit la voix grave d’un homme. Demain le vent sera calme et le lac tranquille.
   - Alors, tu pourras naviguer vite et sans danger.
   - Oui, la voile est neuve et la pirogue bien équilibrée…
L’homme marqua un pause et reprit :
   - Il n’y a que si la Bébénalki passait par là et décidait de partir avec ma pirogue que je serai obligé de rester à terre...
La femme eut un petit rire :
   - Ce serait un honneur pour nous. Mais rentrons, l’heure de l’étoile de Lex approche.
Ils écoutèrent mourir le bruit des pas avant de bouger. Le couple les avait vus et avait préparé le bateau. Riak se tourna vers Jirzérou tout de blanc recouvert et lui dit :
   - Combien de temps pour que les soldats interviennent, s’ils nous voient ?
   - On sera sur le lac avant que les portes du fort ne soient ouvertes.
   - Alors, allons-y !
Elle retira sa cagoule et laissa sa chevelure blanche se répandre sur ses épaules :
   - Ils veulent la Bébénalki, ils vont l’avoir !
Mitaou poussa un petit cri :
   - Mais il vont nous tuer !
   - Fais confiance, lui dit Bemba, Dame Riak sait ce qu’elle fait.
Ils firent trois pas sur la jetée avant que ne fuse le cri d’alarme depuis la tour de guet. Immédiatement les lumières s’allumèrent dans le fort et ce fut le branle-bas.
Pendant ce temps, ils coururent à la pirogue, près de la lanterne. Bemba fit embarquer Mitaou avant de la suivre. Riak monta ensuite pendant que Jirzérou poussait la pirogue dans l’eau. Il grimpa le dernier et ordonna de pagayer. La pirogue sortait du port quand les premiers soldats arrivèrent sur la jetée. Leur flèches furent inefficaces dans la nuit. Un seigneur qui arrivait en courant donna l’ordre de mettre les bateaux à l’eau et de les poursuivre.
Jirzérou, qui avait entendu les ordres criés, s’alarma :
   - L’étoile de Lex est encore assez loin et leurs bateaux sont plus rapides que nos pirogues.
   - Et si on monte la voile, proposa Bemba.
   - Ya pas assez de vent ! répliqua Jirzérou. Pagayez fort, c’est notre seul chance.
Non loin d’eux, il y eut un plouf sonore.
   - C’est quoi ça ? s’inquiéta Mitaou.
   - C’est le fort qui tire avec ses balistes, mais il fait nuit et on ne risque pas grand chose, dit Jirzérou.
Ils entendirent d’autres bruits semblables plus ou moins loin. Quand ils cessèrent, Jirzérou déclara :
   - Ils ont dû sortir les bateaux et le fort ne veut pas les toucher. Pagayez ! Pagayez !
Si Jirzérou et Bemba ramaient avec puissance, Riak sentait bien que son coup de rame manquait d’efficacité. Quant à Mitaou, elle n’avait tout simplement pas la force de servir à quelque chose.
Rapidement les bateaux furent proches d’eux. Jirzérou se leva pour les maudire. Riak aussi se dressa faisant paniquer Mitaou et Bemba. Accrochée au mât, elle sortit sa dague. Elle était prête à vendre chèrement sa peau. D’un coup, dans sa tête, ce fut le calme. Elle sentit l’esprit de Koubaye en son esprit. Le cri ! Il fallait pousser le cri ! Bar Loka ! C’était cela. Le cri de Koubaye…
Elle ne s’entendit pas le pousser mais elle vit les lumières dansantes des bayagas accourir comme poussées par un vent de tempête. Elle entendit les cris de panique et d’effroi sur les bateaux poursuivants. Elle les vit chavirer et elle entendit Jirzérou dire :
   - Pagayons ! Éloignons-nous !
La dernière vision que Riak eut de ses poursuivants fut des bateaux la quille en l’air, entourés de lueurs dansantes.

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