dimanche 22 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 48

Le vent avait trop faibli pour qu’ils arrivent dans la journée. Quand la nuit tomba, la pluie arriva. Bientôt ils furent trempés. Koubaye fut le premier à signaler des lumières dans le lointain. Résal mit le cap dessus. Le tonnerre grondait au loin quand ils arrivèrent sur la plage. Sous la pluie battante, ils traînèrent la pirogue assez haut pour qu’elle soit en sécurité. Résal bloqua Siemp et Koubaye qui allaient se précipiter vers la maison. Il cria un message. Quand la porte de la maison s’ouvrit, ils se précipitèrent. Koubaye n’avait jamais vu de maison sur pilotis, ni de maison aussi longue. Si Résal fut bien accueilli, Koubaye et Siemp n’eurent pas le sentiment d’être les bienvenus. Ils restèrent isolés dans un coin de la grande salle pendant que les hommes de la tribu s’entretenaient avec Résal. Assis sur des tabourets bas, Siemp et Koubaye mangeaient en silence quand l’oreille de Koubaye se mit à réagir en captant des mots comme Tréïbénalki ou Bébénalki. À partir de ce moment-là, les hommes se mirent à regarder vers eux. Résal racontait avec exaltation ce qu’il venait de vivre. À la fin du discours de Résal, le chef de la tribu se leva et se dirigea vers Koubaye. Il s’inclina avec raideur et les invita à partager la boisson de l’amitié. Les femmes approchèrent avec une grande cruche. On servit une coupe et on la présenta à Koubaye. Résal venait de le prévenir :
   - Tu trempes au moins tes lèvres  mais surtout ne refuse pas...
Koubaye eut l'impression de mettre le nez dans un bac à poissons. L’odeur était piquante et le peu qu’il aspira lui brûla la bouche. Il rendit le bol au chef qui en but une longue rasade et qui la passa à Siemp. La coupe passa ainsi de main en main et chacun buvait. Quand elle était vide une femme la remplissait. Puis de nouveau ce fut au tour de Koubaye de boire. De nouveau, il trempa les lèvres et ressentit la brûlure. Résal avait aussi expliqué que le rite ne s’arrêterait qu’une fois la jarre vide. Petit à petit, les hommes s’écroulaient ivres-morts. Siemp s’était endormi, Résal ne valait guère mieux. Le chef, comme Koubaye, résistait. Alors que Koubaye ne faisait que boire du bout des lèvres, le chef ingurgitait l’alcool en grande lampée. Koubaye n’aimait pas l’impression qu’il ressentait. L’effet de la boisson sur lui, le mettait en contact avec l’esprit de tous les présents. Heureusement beaucoup dormait et leurs pensées décousues restaient en périphérie des perceptions que Koubaye avait. Les pensées du chef restaient étonnamment claires. Koubaye percevait les interrogations de l’homme. Tout tournait autour d’une question : était-il meilleur pour sa tribu de l’aider ou pas ? Les seigneurs semblaient prêts à acheter cher tout ce qui avait trait à la Bébénalki. Mais d’un autre côté, les renégats, avec lesquels il entretenait des relations intéressées, pouvaient être dangereux s’il fricotait avec les seigneurs.
Les femmes s’étaient jointes aux libations à la moitié de la jarre. Autour du chef et de Koubaye, les gens s’endormaient où ils tombaient. Les bougies étaient maintenant presque éteintes. Dans la quasi- obscurité le chef but une dernière fois et brutalement s’écroula. Koubaye avait l’impression que le monde tournait autour de lui. Il se leva en titubant un peu. Il repéra Siemp et Résal. Ils étaient endormis, simplement posés sur le sol. La nuit était très avancée. Koubaye ne voulait pas s’endormir maintenant. Il se mit à marcher en rond. La seule pensée était de surtout ne pas s’asseoir. Ce fut pour lui un long moment de solitude. Quand il eut l’impression qu’il ne pourrait pas faire un pas de plus, il entendit chanter les premiers oiseaux. Tout en ayant l’impression qu’il allait s’écrouler, il alla secouer Siemp. Celui-ci se réveilla en grognant. Koubaye le secoua plus fort :
   - Debout, il faut partir tout de suite…
Siemp se mit sur son séant :
   - Qu’est-ce qui nous presse comme ça ?
   - Ici, on n’est pas en sécurité…
En entendant cela, Siemp fut immédiatement sur le qui-vive. Autour de lui ce n’était que ronflements et respirations bruyantes de corps avinés. Il regarda Koubaye et lui dit :
   - Va nous attendre à la pirogue, on arrive.
Koubaye ne se le fit pas répéter et se dépêcha de sortir. Il faillit tomber en descendant l’échelle de la maison. Il se traîna vers la pirogue. Il y arriva en même temps que Siemp qui poussait un Résal mal réveillé devant lui. Il le houspillait pour lui faire accélérer le mouvement. Au passage, il attrapa Koubaye par un bras et le fit monter dans la pirogue :
   - Allonge-toi et dors !
Koubaye ne se fit pas prier. Siemp le recouvrit d’une protection et poussa la pirogue pendant que Résal préparait sa pagaie. Bientôt, il n’y eut plus que les bruits de la nature, à peine troublée par le son des pagaies entrant dans l’eau. Résal interrogea Siemp :
   - Et on va où ?
   - On va remonter la rivière avant de continuer vers l’ouest.
   - Par la Suaho ?
   - Tu vois un autre chemin?
   - Il faut traverser tout le delta…
   - Et alors ?
   - Si le chef de la tribu qu’on vient de quitter nous signale comme ennemis, on ne passera jamais.
   - Koubaye ne se sentait pas en sécurité. Avançons tant qu’on peut. Si tu entends des cris d’alerte, on s’arrêtera.
La lumière montait doucement pendant qu’ils ramaient en silence. D’autres pirogues les croisèrent. Certains faisaient un signe de bonjour, d’autres ne disaient rien. Ils remontaient un des bras principaux de la Suaho. Le delta avait de multiples ramifications et seuls ceux qui les connaissaient bien pouvaient s’y aventurer. Résal, qui avait plusieurs fois navigué par ici, connaissait quelques coins discrets. Ils pouvaient s’y réfugier et naviguer de nuit. La tâche était difficile sans visibilité. Il ne l’avait jamais tenté.
Les cris-paroles commencèrent en milieu de la matinée. Siemp sursauta en pensant qu’il ne se ferait jamais à ce mode de communication. Il interrogea Résal qui expliqua que des tribus échangeaient des nouvelles des leurs. Il y en eut d’autres tout aussi inintéressantes. Il fallut attendre que le soleil soit à son zénith pour que Résal cesse de pagayer et se mette à être attentif à ce qui se disait. Le message fut long et Siemp impatient de savoir. Résal prit enfin la parole :
   - Les seigneurs sont furieux. Ils ont perdu plusieurs des leurs à Tragen mais la Bébénalki et le Tréïbénalki auraient disparu dans l’attaque d’un village sur la rive sud…
   - Une attaque ?
   - Oui, les renégats attaquent régulièrement des villages. Ils ne font pas de prisonniers. Alors les tribus se défendent contre eux et même parfois font des raids de représailles. Quand les renégats attaquent, le mieux est de fuir vite et loin si l’on veut rester en vie.
   - D’accord, Résal, mais on sait ce qu’ils sont devenus ?
   - Non, les paroles-cris ne disent rien.
   - Riak va bien !
La voix de Koubaye interrompit la discussion des deux hommes. Ils le regardèrent avec étonnement. Koubaye, qui se réveillait, avait pris la conversation en route et avait parlé de manière péremptoire. Le silence tomba sur la pirogue. N’osant pas l’interroger, ils se remirent à pagayer.
Ils s’arrêtèrent un moment dans un petit chenal pour manger. L’endroit était calme et discret. La pluie n’était pas revenue.
   - On va naviguer combien de temps ? demanda Koubaye.
   - Plusieurs jours ! Et il faudra pagayer car nous remontons le courant. Cela nous obligera à rester près des bords… Ce n’est pas bon pour la sécurité.
   - L’endroit est désert, fit remarquer Siemp.
   - Il faut rester attentif. Les tribus sont jalouses de leur territoire.
Ils repartirent sans traîner. Les deux hommes pagayaient en cadence. Koubaye essayait de tenir le rythme sans vraiment y parvenir. Résal avait parlé de se déguiser en Treïben. Siemp avait refusé. Il était Oh’men. Koubaye avait alors demandé à Résal de lui parler de son peuple. Comment les tribus se reconnaissaient-elles ? Et comment, ils pourraient se fondre dans le paysage. Au fur et à mesure que Résal racontait, Koubaye découvrit un monde complexe où la manière de parler, les vêtements, les comportements marquaient votre appartenance à un groupe ou à un autre. Ils parlaient tout en pagayant, avançant régulièrement. Ils étaient sur le bras principal du delta de la Suaho. Il y avait ceux qui, comme eux, remontaient le courant en se tenant près des bords et ceux qui profitaient du courant central pour se laisser descendre vers le lac.
   - Tu vois la pirogue qui vient, dit Résal en montrant une embarcation chargée de bois, est de la tribu du haut delta. On le voit à la couleur qu’ils ont utilisée pour la coque et à leurs vêtements.
   - Et celle qui suit ?
   - Elle vient de la région de Tragen. La tribu là-bas utilise une toile plus sombre pour faire des voiles.
   - Et nous ?
   - Nous, on est une difficulté. Vous êtes des étrangers, je suis Treïben. Donc, je suis votre guide et je vous emmène avec une pirogue noire signe que je navigue la nuit. Ceux qui nous croisent en concluent que vous fuyez.
   - Et alors ?
   - Certains vont nous éviter, d’autres seront prêts à nous aider. Enfin certains seront capables de nous attaquer pour nous faire prisonniers et nous revendre au plus offrant…
   - Comme ceux qu’on croise en ce moment… déclara Koubaye.
Résal et Siemp examinèrent les bateaux autour d’eux.
   - Allons plus vite ! s’exclama Résal.
Il leur fit prendre le premier bayou sur leur droite. Bientôt, ils furent perdus dans un dédale de petites îles. Ils passaient devant des cabanes isolées au milieu de la végétation. Les gens les regardaient tout en vaquant à leurs occupations. Arrivés à un croisement, Résal fit faire un tour complet à la pirogue avant de la lancer vers la berge. Rapidement, ils débarquèrent et tirèrent l’embarcation au sec dans un bosquet de joncs. Résal leur fit signe de se coucher au sol. Entre les herbes, ils virent arriver une barque avec une dizaine de rameurs. Elle s’arrêta au milieu du croisement et à son tour entreprit de tourner sur elle-même.
   - Par là ! dit un des rameurs en désignant une direction.
Ils entendirent plonger les rames dans l’eau et virent la barque reprendre de la vitesse. Résal fit signe à tout le monde de ne pas bouger. Siemp et Koubaye restèrent allongés sur la mousse du sol. Sans la crainte de se faire découvrir, l’expérience aurait été agréable. Le temps passa. Alors que Koubaye relevait la tête pour regarder où ils étaient, il entendit à nouveau des coups de pagaies. Il s’aplatit une nouvelle fois au sol. La barque revint et de nouveau s’immobilisa au milieu.
   - Tu nous as emmenés dans un cul-de-sac, râlait un des hommes.
   - Ils doivent être loin, dit un autre.
   - Dommage, ajouta un troisième. Il m’a semblé qu’il y avait deux étrangers…
   - C’est pas la peine de pleurnicher ! On les a ratés, on les a ratés !
À ce moment-là, les trois fugitifs eurent la peur de leur vie. Un homme arrivait derrière eux tranquillement, une canne à pêche sur l’épaule. Il se fit interpeller par la barque :
   - Oh ! Vieil homme ! T’as pas vu une pirogue noire naviguer dans le coin.
   - Une pirogue noire naviguer… Non, j’ai rien vu de tel, dit l’homme en marchant entre Siemp et Résal. Je viens pêcher, ici c’est un bon coin. Ya jamais personne ou presque qui passe par ici. C’est des culs-de-sac partout.
   - Ok grand-père ! Bonne pêche !
   - Que Bénalki vous protège ! leur répondit le vieil homme en s’installant sur une souche au bord de l’eau.
La barque s’éloigna doucement par où elle était arrivée, pendant que l’homme lançait sa ligne dans l’eau.
Personne ne bougea. Le pécheur était immobile. Résal finit par se mettre à genoux. Le danger semblait écarté. Il s'approcha du vieil homme :
   - Je suis Résal de la tribu de Sursu. Je vous remercie de votre discrétion à notre égard.
   - Crois-tu, jeune écervelé que je ne sache pas reconnaître un Sachant…
Résal jeta un coup d’oeil étonné vers Siemp et Koubaye qui se levèrent à leur tour.
   - Seriez-vous… ?
   - Oui, je suis !
Koubaye s’approcha et salua l’homme qui lui tournait le dos.
   - Comment savez-vous ?
   - Écoute en toi... tu as la réponse.
Koubaye se concentra et sursauta. L’homme était aveugle et était le maître du savoir des Treïbens. Un jeune garçon arriva en courant :
   - Maître ! Maître !
Et s’arrêta, interdit devant ces étrangers.
   - Parle, Dazem.
   - Maître, la Bébénalki est chez les renégats.
   - Ah ! Quelle étrange nouvelle !
Le maître se tourna vers Koubaye.
   - Que sais-tu ?
   - Elle ne risque rien. Eux non plus, tant qu’ils ne lui feront rien.
Cela fit rire le maître.
   - Les temps des nouveaux fils sont arrivés. Rma a fait de nouvelles navettes. Quant à vous, vous allez avoir besoin de mon aide. Ceux qui sont venus sont de la tribu des Tonda. Ils savent que nous sommes sur des bras morts du delta. Ils vont attendre que vous sortiez.
Le maître releva sa ligne et la rangea.
   - Dazem !
   - Oui, Maître !
   - Va et fais préparer ma pirogue… Et envoie des paroles-cris pour annoncer que je sors pour me rendre à Cercières.
Résal se confondit en remerciements. Il expliqua à Siemp et Koubaye que Cercières était au début du delta. De là, ils pourraient rejoindre le mont des vents à pied.

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