dimanche 8 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 46

Koubaye s’était réveillé avec le lever de soleil. Il demanda ce qui lui était arrivé. Siemp lui fit un résumé pendant que Résal déchargeait les provisions. La terre était spongieuse. Résal les mena près d’un arbre, ils trouvèrent un coin sec.
   - Quand il pleut trop, le lac monte, et même les arbres ont les pieds mouillés.
Koubaye se proposa de veiller pendant que les deux autres se reposeraient. Bientôt, il entendit les respirations calmes de Siemp et de Résal. Il se sentait encore fatigué mais il avait les idées plus claires. Il se rappelait la vision de la grande ville et puis cet effet de suffocation quand il avait été assailli par tous les bruits, toutes les images tout autour de lui. Sur ce petit bout de prairie, il se sentait au calme. Il écoutait le clapotis de l’eau non loin. Il ressentait la présence des animaux autour. Leurs pensées étaient toutes tournées vers la recherche de nourriture. Il y avait aussi cet esprit primitif dans l’eau. Il était dans l’attente. Le temps lui appartenait. La proie passerait et il aurait de quoi manger. Koubaye se laissa aller. Il s’adossa au tronc. Il somnola un petit moment. Il fut mis en alerte par une sensation désagréable. Des esprits noirs approchaient. Il se leva. Il entendit les coups de pagaie. Il s'accroupit avant de voir la pirogue. D’autres navigateurs nocturnes arrivaient. La violence de leurs esprits ne le surprit pas. Ils n’avaient pas l’intention de s’arrêter par là. Koubaye craignaient qu’ils ne voient la pirogue de Résal. Il réveilla doucement ses compagnons. Résal fut immédiatement sur le qui-vive et fit signe à Siemp de se taire quand il vit qu’il ouvrait la bouche. Koubaye vit la pirogue. Il ne comprit pas tout de suite. Il voyait la pirogue des autres comme s’il était au ras de l’eau et en même temps, il voyait le bout de prairie sur lequel il s’était assis. Dans son esprit arrivaient des pensées interrogatives. Proie ou pas proie ? Il pensa : Proie !
    - Attention ! dit une voix, un croco…
L’attaque du saurien fut fulgurante. Sur leur petit îlot, ils entendirent des cris et des violents bruits d’eau. Et tout se calma très vite.
   - Ils ont fui, dit Koubaye. Ils sont partis de l’autre côté.
Résal le regarda.
   - Tu es sûr ?
   - Oui, tous sauf un.
Koubaye se mit à vomir. Il était encore dans l’esprit du crocodile quand sa mâchoire s’était refermée sur la jambe de l’homme. Il en avait senti toute la terreur et toute la satisfaction de la bête. Il n’entendit pas Résal dire :
   - S’ils nous avaient découverts, nous étions des hommes morts.
   - Comment ça, avait chuchoté Siemp.
   - Nous sommes sur l’île des morts. C’est ici qu’ont été enterrés les chefs de mon peuple. Seuls les réprouvés et les renégats vivent ici. Leur cruauté est légendaire. Je croyais qu’ils ne passaient plus par ici. Notre chance a été ce crocodile.
Ils passèrent le reste de la journée à se relayer pour guetter.
À la nuit tombante, ils repartirent. Koubaye avait ressenti une dernière fois ce que ressentait le crocodile. Il avait failli en vomir à nouveau. Cette sensation d’estomac plein lui avait donné la nausée. Résal manoeuvra la pirogue avec le plus de discrétion possible. Seul le frottement du bois sur les roseaux trahissait leur déplacement. Ils avaient chuchoté toute la journée et ce soir ils se taisaient laissant Résal diriger les opérations. La lumière baissait rapidement les rendant nerveux. Ce soir les étoiles étaient en partie cachées par les nuages et la lune était absente. Il fallait qu’ils soient sortis du dédale des roseaux juste au bon moment. Résal immobilisa l’embarcation à la lisière des roseaux. Il chuchota :
   - On voit encore trop bien. Regardez, une autre pirogue.
À travers le rideau végétal, ils virent glisser une longue embarcation. Ils étaient au moins dix hommes. Il y avait juste un lumignon, au centre, éclairant le visage d’un homme penché sur quelque chose d’invisible à leurs yeux. Danger ! pensa Koubaye. DANGER ! Pourtant, autour de lui, tout était calme. Riak ! Riak était en danger. Il laissa son esprit libre de voguer. Riak était prête à mourir. Ils, mais qui étaient-ils, ne l’auraient pas vivante. L’étoile de Lex était sur le point d’apparaître. Il fit le calme dans l’esprit de Riak et lui chuchota : “Bar Loka!”.
Sur la pirogue devant eux, l’homme près de la lumière se redressa. Il regarda autour de lui rapidement et, se retournant, dit :
    - Il y a danger. Les Bayagas sont dehors. Vite à terre !
Aussitôt, tous les hommes plongèrent leurs pagaies dans l’eau. Koubaye les vit disparaître derrière le rideau de roseau. Résal se retourna vers eux :
   - Le sorcier qui était à bord a senti les bayagas. On ferait mieux de faire comme eux.
   - Non, dit Koubaye d’une voix tranchante, les bayagas sont occupés ailleurs. Ils ne viendront pas ici. Profitons de la peur qui va se dire !
Il avait à peine fini de parler que des cris-paroles retentissaient pour dire la nouvelle. D’autres cris répondirent. Résal poussa une exclamation.
   - Qu’est-ce qui se passe ? demanda Siemp.
   - On a un Treïbénalki qui a déjà plusieurs jours et surtout, une Bébénalki venue d’un autre peuple.
   - Et alors ?
   - La déesse Bénalki se manifeste ! Voilà des centaines de générations que cela n’était pas arrivé. Elle va jeter ses filets et trier ses fidèles...
   - Qu’est-ce que tu veux dire ?
   - Elle va mettre les bons dans ses paniers et laisser les mauvais pourrir au soleil. Tu n’as jamais vu les pécheurs quand ils rentrent de pêche ?
Effectivement Koubaye découvrait. Il comprenait Résal. Le choix était pour bientôt.
Le silence s’abattit sur la pirogue. Ils pagayaient maintenant en silence, guettant dans la nuit noire les bruits qui signaleraient une autre embarcation. Résal leur faisait contourner l’île pour pouvoir aller vers l’ouest. D’autres pirogues pouvaient naviguer, elles aussi. S’ils passaient sans bruit et sans parler dans le noir de la nuit, on les prendrait pour des éclaireurs renégats. Quoi qu’il arrive, ils ne devaient pas s’arrêter.
Un moment passa avant que Résal ne lance la voile. Il s’orienta et les fit virer de bord. La pirogue dans la brise prit de la vitesse. Siemp qui n’aimait pas cette navigation nocturne demanda :
   - On va arriver quand ?
   - Chut !!!! fit Résal. Quelqu’un !
Au début, ils ne virent ni n’entendirent rien. Puis Koubaye sentit l’ombre plus noire qui glissait sur l’eau. Il la reconnut. Bar Loka ! L’ombre de la grotte. Celle qui était venue croiser le fer avec Riak. Derrière elle, une autre ombre plus dense. Elle fendait la surface laissant un sillage légèrement phosphorescent. Son cœur se mit à battre plus vite. Serait-ce possible ? Brutalement, il dut s’accrocher à son bateau. Résal venait d’empanner pour dégager la route. Il se retourna juste à temps pour voir une tignasse blanche flottant au vent et une silhouette blanche qui tenait la barre. Riak !
Il fut tout sourire. Elle filait vers son destin.
Résal, qui avait quasiment stoppé la pirogue, reprit le vent. Siemp en colère, chuchota pour Résal :
   - Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?
   - C’est la barque de la déesse !
   - Tu te moques de moi !
   - N’as-tu pas vu ? La Bébénalki était à la proue et le Tréïbénalki à la poupe…
Sa voix avait pris des accents extatiques. Koubaye intervint :
   - C’est Riak !
Siemp, complètement perdu, se tourna vers Koubaye :
   - Riak ?
   - Oui, la fille aux cheveux blancs dont on a parlé lors de la grande cérémonie !
   - Tu la connais ? demanda Résal. Tu connais la Bébénalki ?
   - Oui, c’est Riak ma quasi sœur !
   - Alors partout où tu iras, j’irai. Je suis ton serviteur. La déesse a choisi et m’a mis au bout de sa ligne. Il me faut aussi accomplir mon destin.
   - Koubaye est Grafbigen, intervint Siemp. Celui qui parle avec notre Dieu.
   - Alors toi comme moi, dit-il à Siemp, nous vivons ce que tout homme voudrait vivre.
   - Que veux-tu dire ? demanda Koubaye.
   - Les dieux reviennent ! répondit Résal et nous serons là pour témoigner.
Koubaye écouta Résal et Siemp se disputer l'honneur de le servir. Chacun d'eux défendait son peuple comme ayant le plus de qualités pour être les premiers au service d'un envoyé des dieux. Koubaye ne comprenait pas. Il n'était qu'un adolescent et eux des adultes. Qui était-il pour qu'une telle discussion ait lieu ? Il n'était pourtant ni roi, ni dieu.
Pendant ce temps, Résal avait remis la pirogue en direction de l’ouest. Le vent était bon et ils filaient rapidement. Une risée fit tanguer l’embarcation. Siemp se cramponna au bordage et demanda à Résal le temps qu’il lui restait à souffrir. Cela fit rire Résal qui répondit :
   - Avec une telle brise, nous serons près des marais de l’ouest en milieu de journée.
   - Les marais de l’ouest ?
   - Oui, au bout du lac, la rivière Suaho fait une sorte de delta. Il y a des roseaux partout et la majorité de mon peuple y vit. Les seigneurs y sont absents ou presque. On les voit de temps à autre, mais rares sont ceux qui aiment assez l’eau pour venir.
   - Et l’autre pirogue… où allait-elle ?
Koubaye dressa l’oreille. Il se posait la même question. Où allait Riak?
   - Si j’ai bien vu, répondit Résal, ils filaient vers le sud. Certains disent que les Tréïbénalki ne peuvent quitter le lac. D’autres disent le contraire. En fait, rares sont ceux qui ont survécu plus de quelques jours…
   - Et la Bébénalki, que risque-t-elle ?
   - Elle ne risque rien à quitter le lac, mais le voudra-t-elle ? Elle est à l’abri tant qu’elle est dessus. J’ai vu un des esprits noirs du lac qui guidait la pirogue.
    - Un esprit noir ! C’est quoi ? demanda Siemp, jamais entendu parler…
    - C’est parce qu’aucun de vous ne voyage souvent la nuit. Nous sommes habitués. J’ai été guetteur sur une barge pendant plusieurs saisons. Quand tu scrutes la nuit pour ne pas taper les autres barges, tu vois les bayagas. Leurs ombres lumineuses se voient de loin, mais parmi elles vivent des ombres sombres. Nous savons qu’elles sont puissantes. C’est ce que disent nos légendes. On raconte comment elles sauvèrent le bateau d’une Bébénalki. Elle s’appelait Trogia et c’est elle qui rassembla les tribus. Les seigneurs avaient vaincu le roi Riou et voulaient occuper notre royaume. Une des tribus, celle qui vivait près de la sortie du lac dans un lieu qu’on appelle maintenant Tragen, s’était dressée contre les seigneurs qui voulaient violer le rocher des sacrifices, un lieu sacré pour y construire un fort. Si Sursu était déjà tombée entre leurs mains, cette rive ne leur appartenait pas. Quand les seigneurs ont débarqué, les Tréïbens ont tué les profanateurs et sacrifié les prisonniers sur le lieu même où devait se dresser la forteresse. Trogia était une des filles de la tribu. Comme tous, elle avait participé aux combats. C’est en soignant les blessés qu’elle est devenue Bébénalki. Elle avait annoncé au chef de la tribu que jamais les seigneurs ne laisseraient passer ce qu’ils venaient de faire. Elle avait raison. C’est l’armée des seigneurs qui est venue… par terre et par le lac, sur des barges conduites par leurs esclaves. Ça a été un massacre. Seule Trogia a pu fuir. Elle était la Bébénalki de la tribu. Quand elle a fui entre les barges, on raconte que les flèches se plantaient dans sa pirogue sans qu’aucune ne la touche. Une ombre noire les attrapait et les fixait sur le bois comme les épines sur un porc-épic. Le soir était là. Ceux qui ont vu témoignent que, avant que ne se lève l’étoile de Lex, l’ombre était là. Les seigneurs ont-ils eu peur ? Se sont-ils dit que ce n’était pas un danger de laisser s’échapper une femme seule ? Ce qui est vrai, c’est qu’ils ne l’ont pas poursuivie. Elle a navigué toute la nuit avançant malgré le manque de vent, tirée par l’esprit noir du lac. Elle raconte que les bayagas sont apparus mais n’ont pas approché. L’esprit noir tirait si fort qu’elle est arrivée au marais de l’ouest au petit matin. Ses paroles-cris ont été comme un incendie qui a couru dans toutes les tribus. En quelques jours, toutes les tribus avaient envoyé des guerriers et des bateaux. Ce fut la seconde bataille de Tragen...
   - Et alors, s’impatienta Siemp. Les seigneurs sont toujours là.
   - Oui, malheureusement. Si sur l’eau nous allions plus vite qu’eux, les barges portaient trop d’archers et nous ne savions pas nous battre sur terre. Les combats ont duré, duré, duré… Trogia a mené les combats. Beaucoup de Tréïbens sont morts pour pas assez de seigneurs. Quand elle a compris qu’on ne gagnerait pas, elle a réuni les chefs des tribus sur l’île des morts. C’est là que fut intronisé le premier de nos rois. Il a négocié avec les seigneurs une paix des braves. Nous avons gardé notre liberté mais nous devons donner des marins pour servir les seigneurs.
Le silence retomba après ces paroles. Koubaye méditait ce qu’il entendait. Il avait perçu la fureur des combats, la fierté des Tréïbens mourant pour leur tribu. Il avait aussi perçu la détresse des mères et des épouses et la souffrance des blessés. C’est en pensant à tout cela qu’il s’endormit. 

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