mercredi 10 octobre 2012

Tandrag avait découvert les contraintes de l’entraînement militaire en même temps qu'il découvrait les avantages de la situation. Kalgar l'avait déchargé de sa tâche d'approvisionnement en combustible. Il l'avait intégré à l'équipe des apprentis marteleurs. Il aimait ce travail de maniement du marteau. Son rôle était de dégrossir les pièces avant de les passer aux marteleurs premiers qui étaient supervisés directement par Kalgar. Il avait en quelques lunaisons atteint une musculature aussi dure que le métal qu'il travaillait. Cela l'aidait dans son entraînement militaire. Il n'aimait pas trop l'embrigadement. Il répétait et répétait des gestes et des procédures qui l'ennuyaient. Il ne voyait pas la raison de faire tout cela. Il n'avait pas ambition de devenir militaire. Le feu et la forge étaient beaucoup plus passionnants. Il était d'ailleurs assez moyen dans le maniement des armes. Travailler à la forge le détendait. Au maniement de l'épée, Tandrag préférait le marteau. Pourtant, il n'avait pas le choix. Éeri tous les deux jours venait le chercher et le conduire à Montaggone. C'était devenu un rite. Le prince avait dit et ses ordres ne pouvaient être transgressés. Éeri était heureux de ce rôle que Quiloma lui avait confié. Il servait de nouveau à quelque chose comme un guerrier même s'il ne pouvait plus être ce qu'il avait été. Le temps du trajet, il parlait dans sa langue à Tandrag. Ce dernier apprenait ainsi beaucoup de choses. Éeri parlait de son pays, des rites de là-bas, mais aussi de la ville, de son enfant, des potins qui couraient. Tandrag, de lunaison en lunaison, avait acquis sur le pays blanc, plus de connaissances que tous les habitants de la ville. Éeri le quittait quand Tandrag se mettait aux ordres du konsyli. C'était la fin de la récréation et le reste de la journée se passait en exercices, en combats plus ou moins simulés. Si les volontaires de la ville n'avaient pas encore l'expérience des guerriers blancs, ils en avaient maintenant l'entraînement. Tandrag n'était pas à leur hauteur. Même si musculairement, il était plus fort, plus endurant, il n'avait pas la souplesse et l'habitude des autres. Il perdait souvent ses combats à l'épée simple, ou à la double. Il était meilleur au lancer de javelot. Sa puissance musculaire faisait la différence. Habitué aux gestes puissants et précis, il touchait la cible plus souvent que les autres et de plus loin. L'arc lui plaisait aussi mais il manquait de régularité dans ses résultats. L'hiver avait doucement laissé la place à une fin d'hiver qui sans être très froide était désagréable. La neige et la pluie alternaient, détrempant le sol. Quelle que soit la météo, les entraînements ne s'arrêtaient pas. Tandrag rêvait de la forge et de sa chaleur. Il n'avait plus rien de sec sur le dos, mais les combats à l'épée en bois continuaient. Son adversaire plus grand, plus lourd l'avait déjà virtuellement tué plusieurs fois. Il en gardait les hématomes malgré son habit matelassé. S'il avait réussi quelques jolies passes et évité beaucoup de coups, il n'avait pas paré ce coup d'estoc qui le laissa sans souffle. Tigane lui dit dans un grand rire :
- On va s'arrêter un peu. Tu fais des progrès ! J'ai eu plus de mal aujourd'hui.
Tandrag se tenant les côtes se dirigea vers un petit auvent pour se mettre à l'abri de la pluie qui tombait sans discontinuer. Il respirait par petites goulées. Il vit Tigane s'éloigner vers la salle commune. Tel qu'il le connaissait, Tandrag pensa qu'il allait prendre du malch pour se réchauffer. Il pensa au sourire du Konsyli quand il lui avait mis Tigane en face lors de leur premier combat. Grand pour son âge, musclé, rapide, il était le meilleur du groupe. Bien plus aguerri que Tandrag, il manœuvrait toutes les armes avec un égal bonheur. Tandrag était sûr qu'il aimait les combats et la victoire. Le Konsyli l’utilisait aussi pour les démonstrations et parfois pour un duel. Tigane n'était jamais ridicule même face à des guerriers blancs, Tandrag si. Son souffle se calmait petit à petit. Il entendit du bruit derrière la cloison. Il ne bougea pas, restant appuyé la tête collée à la paroi. Quand il entendit les voix, il devint plus attentif. Il y avait celle du Konsyli, quant à l'autre, il l'entendait mal, peut-être était-ce le second de Quiloma.
-... Pas très doué quand même. Il n'a jamais gagné un combat. Il n'est bon qu'à la lance.
- Tu connais les ordres du prince, l'entraîner et lui donner le meilleur niveau possible.
- Oui, je sais. Il restera pourtant un combattant moyen, j'espère qu'il est meilleur forgeron.
- Tu fais bien d'en parler. Je ne sais pourquoi le prince tient à le former au combat. Le maître forgeron semble, lui très heureux de sa recrue. L'autre jour, il m'a demandé quand nous allions le libérer des exercices pour qu'il puisse continuer à le former.
- Je lui rendrais bien tout de suite, il ralentit le groupe.
- Peut-être, mais le prince a parlé. Éeri dit qu'il faudrait le faire combattre avec son marteau...
Tandrag avait presque cessé de respirer en entendant cette conversation. Alors pour le prince aussi, il était différent. Il continua à écouter mais les deux hommes étaient partis plus loin et il ne distinguait plus le sens des paroles échangées. Tandrag voulait savoir en quoi il était différent des autres. Chountic était mort, sa mère… il ne se voyait pas lui demander quelque chose. Les sorciers gardaient le silence même Kyll leur maître, peut-être Kalgar, ou mieux Talmab, à moins que la Solvette ne daigne répondre. En demandant à Sabda, il aurait peut-être une chance d'avoir des informations. Il n'avait plus qu'à trouver un prétexte pour aller les voir. Entre la forge et Montaggone, il manquait de temps.
La température baissait. Sioultac revenait à l'assaut. La pluie déjà froide, se transforma en neige. La faible luminosité de cette journée baissa encore. Tigane réapparut. Tandrag soupira mais se dirigea vers lui. Il n'avait pas le choix. Ils allaient recommencer un combat quand le konsyli apparut à la porte de la salle commune. Il donna le signe du rassemblement. Comme un seul homme, ils firent mouvement pour se mettre en ordre. Toujours par gestes, il leur donna l'ordre de rompre les rangs. Tandrag fut soulagé. Le temps du repos arrivait plus vite que prévu. Il en remercia presque Sioultac pour son intervention. Ses compagnons se dirigèrent vers le casernement. Lui s'en alla vers la porte. Il fut interrompu dans son mouvement par le konsyli :
- La prochaine fois, viens avec un marteau. On va voir comment tu t'en sers. Prends-le avec un manche assez grand.
Tandrag répondit par signe. Cela aussi faisait partie de leur entraînement. Il fallait être capable de comprendre et de répondre aux ordres par signes. Si le maniement des armes lui était peu naturel, il avait appris facilement les signes du langage des guerriers blancs, ainsi que leur langue. Il franchit le seuil de Montaggone. Il avait le temps de descendre jusqu'à chez la Solvette. Il avait trouvé une idée pour l'approcher. Il allait lui parler de ses rêves. Beaucoup dans la ville croyaient dans le message des rêves. Les esprits parlaient beaucoup aux gens comme cela. Si les sorciers étaient maîtres dans l'art d’interpréter les rêves, la Solvette était plus discrète. Si bien qu'on la consultait régulièrement pour cela.
Le vent s'était mis de la partie. Tandrag commençait à avoir froid. Il prit un petit trot pour descendre, tout en faisant attention de ne pas glisser dans la boue qui recouvrait les rues. La maison de la Solvette était un peu plus bas quand il vit l'escorte de Quiloma tourner au coin de la rue. Il jura. Son projet allait tomber à l'eau. Il avança quand même jusqu'au coin de la maison pour regarder dans la rue. Il vit Quiloma frapper à la porte de la Solvette et attendre. Tandrag pensa au pouvoir de cette femme que même le prince n'osait défier. La porte s'ouvrit. Il entra. Tandrag était contrarié par ce fait. Il regarda les guerriers de l'escorte échanger leurs ordres par signes. Il comprit que le prince en avait pour un moment. Il jura encore. La porte s'ouvrit à nouveau. Sabda sortait. Elle se retourna pour dire quelque chose à une personne dans la maison. Les gardes la regardèrent sans rien dire et sans bouger. Le cœur de Tandrag se mit à battre plus vite. À défaut de la mère, il allait demander à la fille. Il regarda sa direction. Bien serrée dans ses fourrures, elle avait pris la rue qui remontait vers les grottes. Tandrag se mit rapidement à faire le tour. Il passa par les réserves de la maison Chountic pour gagner du temps. Il savait qu'à cette heure, elles seraient désertes. Il déboucha sur la place où tourbillonnait la neige avant que n'arrive Sabda. Il eut un instant d'inquiétude, pensant qu'elle pouvait avoir rebroussé chemin. Il fut soulagé de voir sa silhouette tourner au coin de la rue. Il avança jusqu'à elle.
- Bonsoir, Sabda.
Elle sursauta en l'entendant.
- Ah ! Tandrag, tu m'as surprise . Je ne m'attendais pas à te voir. Où vas-tu ?
- L'entraînement s'est fini plus tôt, alors je descendais voir ta mère.
- Tu tombes mal. Le prince est là. Elle ne veut pas être dérangée. Ils ont des choses à se dire et à faire, dit-elle avec un petit sourire.
Tandrag ressentit une gêne à parler de ce qu'il soupçonnait. Sabda, comme sa mère avait une liberté de ton qui le mettait mal à l'aise. Voyant Tandrag se dandiner sur place, Sabda sourit et lui demanda :
- Tu lui voulais quoi ?
- Je fais un rêve qui revient souvent. Je voulais lui demander de me l'expliquer.
- Tu n'as pas demandé aux sorciers ? Pourtant tu es copain avec Kyll !
Le ton de Sabda était devenu acerbe ce qui n'était pas pour plaire à Tandrag.
- Sois pas méchante ! Il se passe des choses autour de moi, que je voudrais comprendre. Les sorciers, le prince, kalgar et les autres ont tous des projets pour moi. On me cache des choses. Les sorciers ne me diront rien. Seule ta mère peut me dire...
- Alors, il te faudra revenir !
- Mais toi, tu ne sais pas expliquer les rêves ?
- Un peu mais je débute.
- Si je te raconte, tu me diras ?
Sabda soupira. Désignant l'entrée des grottes, elle dit :
- Mettons-nous au chaud et tu me raconteras.
Les deux jeunes entrèrent sous le porche des grottes à tiburs. Le froid était moins vif et Tandrag arrêta de frissonner. Il commença à raconter. Sabda posa sur lui un regard acéré. Détournant les yeux, Tandrag continua son récit. Il évoqua le feu qu'il avait répandu pour en finir avec ses poursuivants. Sabda ne montra aucun étonnement quand il se mit à fumer. Au fur à mesure de son récit, il sentait la chaleur qui émanait de lui. Le porche avait cessé d'être froid. L'air y était devenu chaud et humide de ce qui s'évaporait de ses habits mouillés. Il était gêné de cela et en même temps soulagé que Sabda ne dise rien. A la fin de son récit, il lui demanda :
- Alors ?
- Ton rêve est trop complexe pour moi, Tandrag. Dans ces cas-là, ma mère me dit de faire piéger le rêve.
- Piéger le rêve ?
Sabda réunit ses mains. Elle les monta à hauteur de sa bouche, puis les écartant dans un geste ample, elle dit :
- Le monde est vaste et nombreux les chemins. Tu vas prendre un rameau de spimjac et faire un anneau avec un manche. Cette boucle te servira pour capturer la toile d'une noirfileuse au fond des grottes à Tiburs.
Tandrag frissonna, pas de froid mais de peur. Les noirfileuses étaient ces sombres bêtes au venin redoutable qui tissaient des toiles-pièges dans les passages les plus incongrus. On les respectait car elles capturaient un nombre considérable de ptiss. On les craignait en raison de la morsure qu'elles infligeaient à l'imprudent qui détruisait le piège et ne fuyait pas assez vite. Capables de bondir sur plusieurs pas, elles hantaient l'imaginaire de la ville. Les légendes leur prêtaient le mauvais œil.
- Tu en as de bonnes... Jamais je ne me suis approché de ces sales bêtes. On leur donnait la chasse dans la maison de Chountic.
- Ma mère a raison, vous êtes des barbares...
- Ne te fâche pas ! S'il faut capturer une noirfileuse, je capturerai une noirfileuse...
- Non, il te faut juste sa toile-piège. Il faut que tu éloignes la noirfileuse et que tu prennes sa toile-piège avec ton rameau de spimjac.
- Et comment on éloigne ce genre de bestiole ? Tout le monde les craint dans les grottes. Seuls les tiburs semblent s'en moquer.
- Alors prends un tibur, dit Sabda avec un petit rire moqueur.
Tandrag fit la moue.
- Bon, j'éloigne la noirfileuse et après je fais quoi ?
- Avec ton rameau de spimjac et la toile-piège en son centre, tu rentres te coucher en laissant le piège à rêves au-dessus de ta tête. Si ton rêve revient, il sera prisonnier. Amène-le moi.
- Et si mon rêve ne revient pas ?
- Il reviendra ! Mais s'il tarde, il faudra refaire le piège...

lundi 8 octobre 2012

C'est après la fête des rencontres que Tandrag prit la mesure des changements. Quand ils étaient rentrés de leur périple, on les avait accueillis comme des hommes et non pas comme des enfants. Il avait bien aimé. Kalgar l'avait félicité. Il en avait eu le rouge aux joues. Sealminc l'avait bouleversé avec son : « J'ai eu peur pour toi ! ». En rentrant, Tandrag pensait que ce qui leur était arrivé, était normal. Il l'avait fait parce qu'il fallait le faire, il ne voyait pas l'exploit. A part quelques engelures, ils étaient tous rentrés en bonne santé. Ce qui n'était pas le cas d'une des patrouilles qui avait disparu corps et biens. C'est grâce aux regards des autres qu'il avait compris. Ses compagnons avaient raconté leur parcours en l'enjolivant plus ou moins volontairement. Tandrag avait été convoqué par les sorciers pour raconter. Comme toujours, ils posaient beaucoup de questions mais en disaient peu. Lors de la fête des rencontres qui avait eu lieu le lendemain de leur retour, il avait dû raconter encore et encore son histoire. Éeri avait été particulièrement intéressé et lui avait fait préciser des détails. Ses souvenirs de la fête étaient vagues. Reconnu comme « maître » Tandrag, il avait trinqué avec beaucoup de gens, beaucoup trop pour rester lucide. Quand il s'était réveillé après la fête, il avait mal à la tête et un goût désagréable dans la bouche. A la forge, on lui avait expliqué en rigolant, que tout ceci était normal, qu'il fallait qu'il s'entraîne un peu s'il voulait tenir un peu mieux le malch noir. Malgré son malaise, il s'occupa du feu. Qunienka entra dans la forge. Il cligna un peu des yeux en passant de la lumière à l'ombre. Kalgar qui l'avait vu se dirigea vers lui. Qunienka était accompagné d'Éeri. Il fit un geste, désignant Tandrag. Ce dernier eut une bouffée de chaleur. Qu'avait-il fait pour qu'on vienne le chercher ?
- Le prince veut te voir, lui dit Éeri.
- Pourquoi ? demanda Tandrag.
- Ne discute pas, lui dit Éeri, le prince n'aime pas attendre.
Tandrag regarda le maître de la forge. Kalgar lui fit signe d'y aller. Tandrag posa son tablier, et alla vers les extérieurs comme on les appelait encore. Qunienka dit quelques mots à Éeri.
- Le prince veut que tu viennes avec ton marteau, lui dit Éeri en se tournant vers Tandrag.
L'un derrière l'autre, ils allèrent au Montaggone. C'est ainsi qu'était nommé l'ancien temple par les guerriers blancs. Tandrag y entrait pour la première fois. Il fut impressionné, moins que s'il avait connu l'ancien temple. Les remparts n'avaient plus rien de symbolique. Ils étaient hauts et larges. La cour de cérémonie avait été agrandie au détriment de certains bâtiments. Le temple était toujours debout mais l'intérieur était devenu salle commune pour les soldats. Qunienka conduisit Tandrag et Éeri vers la droite vers une petite bâtisse. La porte était juste surmontée d'un dragon stylisé. Tandrag fut époustouflé par la pureté du trait. Oui ! C'était bien ça. On n'avait pas besoin de tout dessiner pour rendre la pureté et la puissance de la bête. Il contempla le dessin oubliant d'avancer. Éeri revint en arrière pour le chercher en le gourmandant. Tandrag rougit jusqu'aux oreilles mais ne répondit rien et avança. La pièce où il pénétra était assez petite. Un réchaud brûlait dans un coin donnant une chaleur douce. Le prince discutait avec Sstanch. Qunienka mit un genou à terre. Éeri pencha la tête bien bas. Tandrag ne savait quoi faire. Il posa son marteau et mit sa main droite ouverte sur sa poitrine en penchant la tête. Quiloma le regarda. Son regard était moins acéré que celui de la Solvette. Tandrag se posait en permanence la question de ce qu'il venait faire ici. Dans sa langue, le prince lui demanda d'approcher. Tandrag obéit. Il vit l'étonnement dans le regard de son interlocuteur.
- Cren..(Tu comprends ce que je dis?)
- Non pas tout.
- On dit : Non, prince ! le reprit Sstanch.
Quiloma leva la main en signe d'agacement. Sstanch se tut. Continuant dans sa langue, Quiloma lui demanda de raconter son voyage. Tandrag fit un récit succinct, évitant de se mettre en avant et évitant les enjolivements. Quiloma l'arrêta une fois ou deux pour demander à Éeri des précisions sur le langage de Tandrag.
- Les autres disent que le tooteme ourse est venuu vous délivrrer des looups ?
- Il ne ressemblait pas à un ours.
- Tu l'as vu de près, dit Éeri, décris-le pour le prince.
- C'est une grosse, très grosse bête. Elle n'a pas fait de bruit et elle a frappé les loups tellement vite que sans les cris des autres j'aurais douté de l'avoir vu.
- Crammplac, dit Qunienka.
Quiloma hocha la tête en signe d’acquiescement.
- Tranc...(C'est celui qui a attaqué le Bras du Prince Majeur et qui m'a blessé. Son comportement est très curieux...)
Si Tandrag ne comprit pas tout, il comprenait que la bête qu'il avait vue n'était pas un ours, mais un animal du monde des guerriers blancs. Il écoutait les hypothèses des autres qui semblaient l'avoir oublié. Il y eut un silence et le prince se tourna vers lui.
- Tu es un jeune gueerrrrier cuuurieuh ! Rdam...
Tandrag écouta comprenant le sens général des paroles du prince. Il fit la moue. Il ne voulait pas devenir soldat pour le prince, ni pour défendre la ville. Le feu de la forge l’intéressait beaucoup plus. Sstanch qui voyait son manque d'enthousiasme, fronça les sourcils et intervint :
- Tu ne peux pas refuser, Tandrag, fils de Chountic. C'est inespéré pour toi.
- Je préfère la forge, maître Sstanch. Le feu est tellement beau !
Quiloma ne l'avait pas quitté des yeux. Il vit le regard de Tandrag qui s'illuminait en parlant de feu. Il fronça les sourcils, parut réfléchir un instant et dit :
- Tu feras moitié de jours à la forge et moitié de jours avec les soldats. Éeri, spri... (tu lui apprendras notre langue et tu veilleras à ce qu'il fasse ce qui doit être fait.)
Ce dernier inclina la tête en disant : «  Ay ! Ay ! Nva Quiloma ! »

vendredi 5 octobre 2012

Tandrag se serait bien passé de la corvée, même si elle avait des côtés agréables. Il avait été désigné pour aller accomplir le rite au totem de la maison Chountic. Aller se promener en hiver jusqu'à la vallée du dragon alors que la neige tombait, n'était pas une sinécure. Biachtic ayant disparu après son coup d'éclat, Chteal étant trop petit, il ne restait que lui. On lui avait adjoint des gardiens de tiburs pour l'aider dans sa tâche. C'étaient des garçons solides de deux saisons plus âgés que lui. La dépouille de Chountic reposait sur un traîneau, avec les provisions nécessaires pour le voyage. Habitués aux lourdes charges, ils ne rechignaient pas à tirer. Ils progressaient en raquettes en suivant la piste que les guerriers avaient tracée pour leurs planches à glisser. Régulièrement, des patrouilles partaient vers la vallée du dragon pour l'observer. Quiloma restait persuadé que son rôle primordial était de veiller sur le dragon. Sabda qui était venue souhaiter bonne chance à Tandrag lui avait rapporté une discussion entre le prince et sa mère, où il tenait une bonne place. Quiloma gardait un œil sur Tandrag. Ce dernier fut étonné de l'apprendre. Il fut encore plus surpris quand Sabda lui raconta que la Solvette avait abondé dans son sens.
- Tu es un drôle d'oiseau, Tandrag. Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu es manifestement différent.
- Je vois bien, Sabda, mais chaque fois que je demande à quelqu'un, on ne me répond pas...
Tandrag ressentait l'inquiétude de Sabda, comme il avait ressenti celle de Miasti. Il savait qu'il était bien jeune pour aller affronter le grand hiver d'avant la fête des rencontres. Il n'avait pas le choix. Le jour de leur départ un pâle soleil éclairait la neige. Il mit sur ses yeux les écorces fendues. Les guerriers blancs avaient amené ces curieuses lunettes avec eux. C'était bien pratique avec toute cette neige brillante. Les premiers moments furent délicieux. Loin des préoccupations journalières, il se sentait en vacances. Les gars qui l'accompagnaient, s'étaient attelés au traîneau. La progression était facile. La légère pente descendante facilitait le déplacement. Ils déchantèrent à la première côte. Chountic pesait lourd, sans parler des provisions pour deux mains de jours. Les sorciers avaient consulté les esprits. Sioultac semblait calme. Les augures étaient favorables. Ils avaient dix jours pour faire ce que les guerriers faisaient en cinq. Même en tirant le chariot, ils devraient y arriver. Même s'il était parti avec cette idée en tête, maintenant Tandrag en doutait. La nuit arrivait et il n'avait pas fait l'étape prévue. Il ne sentait plus ses jambes, ni ses bras d'ailleurs. L'humeur joyeuse de la troupe s'était altérée avec la journée. C'est la patrouille qui revenait, qui leur donna les indications pour trouver un lieu où passer la nuit. Après un repas vite avalé, ils s'effondrèrent sous l'abri de fortune.
La lune se leva, éclairant une scène de chasse. Des loups debout sur la dalle de pierre reniflaient la nourriture. Le chef de meute avait repéré le groupe endormi, des proies faciles. Le feu éteint, n'était pas un problème. Le chef de meute avait juste besoin de trouver le chemin pour descendre. Il longea le bord du surplomb sans rien trouver. Il continua son inspection. C'est le second qui signala un chemin par un petit grognement. Comme un seul être, la meute s'engagea dans la descente. La nuit était jeune et avant qu'elle ne soit vieille, ils auraient le ventre plein.
Tandrag dormait mal. Ses muscles endoloris le réveillaient à chacun de ses mouvements. Il ouvrit les yeux. Si le reste du voyage était comme cela, ils allaient mettre plus de temps que prévu et les provisions allaient manquer. Le silence était presque total. Seul le bruit des respirations troublait l'atmosphère ouatée de la nuit. La lune éclairait ce coin de forêt presque comme en plein jour. Il laissa son regard errer sur la surface blanche et noire sculptée par la lumière de la lune. Une ombre passa. Tandrag sursauta. La peur s'insinua dans son esprit. N'était-ce pas une tête de loup qui venait de se découper en ombre devant lui. Il observa mieux. Mais rien d'autre ne bougea. N'avait-il pas rêvé ? Sa respiration accéléra. Les histoires de loups qu'on racontait au coin du feu, toutes plus horribles les unes que les autres prirent soudain une terrifiante réalité dans ce coin de forêt. Il voulut réveiller les autres, mais n'arrivait pas à se décider. Il ne pouvait mal agir. S'il les réveillait pour rien, il perdait la face, autre peur. Il eut envie de pleurer. La situation le dépassait. Il ne savait quoi faire. Si Kalgar était là, il saurait quoi faire. Les larmes se mirent à couler toutes seules sur ses joues. Il décida de réveiller son voisin le plus proche. Il le secoua :
- Réveille-toi ! Réveille-toi !
Le garçon ouvrit un œil.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- J'ai cru voir des loups.
Tracsent se retrouva immédiatement sur le qui-vive. Lui aussi connaissait les histoires. Il regarda anxieusement autour de lui en demandant à Tandrag de raconter ce qu'il avait vu. Il réveilla les autres. Bientôt le camp fut en ébullition. Le feu fut relancé. Ils étaient une dizaine de jeunes pas très expérimentés. Le totem avait été exigeant en refusant les adultes. Seuls les jeunes pouvaient avoir la pureté pour racheter la faute de Chountic. Ils étaient maintenant livrés à eux-mêmes, regrettant de ne pas avoir mieux écouté les conseils de ceux qui avaient déjà fait cela. Tracsent donnait des ordres. Il fallait protéger le traîneau en priorité. Ils coupèrent des branches de résineux et d'épineux. Le mot « loup » leur donnait du cœur à l'ouvrage. Bientôt, ils furent entourés d'une barrière de branches, avec un feu au centre.
- Ça devrait suffire, dit Tracsent.
Tandrag était soulagé qu'un autre que lui ait pris la direction des opérations. C'est alors que retentit le premier hurlement. Ils se figèrent tous. Il était tout près. D'autres lui répondirent. Les cris venaient de toutes les directions. Les garçons avaient les cheveux dressés sur la tête.
- Là ! cria une voix.
Tous regardèrent apparaître dans une flaque de lumière pâle la forme tant redoutée. Le loup venait en reconnaissance. Il approcha.
Basffin tira une flèche. Il tremblait tellement qu'elle alla se perdre au loin. Tandrag se mordit la lèvre. Le loup ne bougea même pas. Tous se mirent à tirer à tort et à travers.
- Stop ! hurla Tandrag. Ne perdez pas les flèches pour rien.
Cela ne servit à rien. Les tirs s'arrêtèrent quand les carquois furent vides. Une impression de désolation s'abattit sur le campement. D'autres loups sortirent de l'ombre. Eux aussi avaient bien compris qu'il n'y avait plus de flèches. La peur noua le ventre de Tandrag. Il lança un cri inarticulé. Il ne voulait pas mourir comme ça en nourriture pour loups. Tracsent se mit à balbutier des incantations au totem. Basffin son arc à la main avait l'air de ne pas comprendre. Dans ses yeux on voyait le refus de voir la réalité.
- Sortez vos dagues, hurla une voix. On va pas se laisser dépecer comme ça !
Lentement les loups prenaient position. La nuit était encore longue et les défenses bien faibles. Le chef de meute jugea que les branches n'étaient pas une vraie difficulté. Le feu n'était pas bien gros non plus et surtout la viande était fraîche. Lentement le cercle se refermait. Tandrag avait pris à la main non pas une dague, mais le marteau qu'il maniait avec beaucoup plus de dextérité. C'est Éeri qui lui avait conseillé de prendre ce qu'il utilisait le mieux comme arme.
Quelques nuages passèrent devant la lune, obscurcissant le paysage. De nouveau un loup hurla, tout proche, trop proche des branches. Tracsent en tremblant avait jeté une branche enflammée. Le loup avait reculé... un peu et avait fait le tour pour se rapprocher à nouveau. Basffin tomba à genoux, implorant en pleurant l'ours totem de venir à leur aide. Tandrag regarda la réalité avec un détachement qui l'étonna. Il notait tous les détails de la scène comme si tout allait au ralenti. Les loups gris au regard brillant des reflets du feu. La lune qui donnait une lumière pâle. Les nuages qui passaient plus ou moins vite plongeaient la scène dans une obscurité angoissante. Les arbres aux branches nues ou les résineux couverts de neige semblaient figés tout comme les loups juste avant l'attaque. Le premier hurla et se précipita. Tandrag vit ses muscles jouer sous sa peau, les pattes arrière se plier et se détendre. Le loup volait littéralement vers lui. Il nota que la barrière de branches était vraiment trop petite. Il prépara son marteau. Il n'aurait droit qu'à un seul essai. Son bras se détendit en même temps que la mâchoire s'ouvrait découvrant des crocs de bonne taille. Il atteignit le loup juste au niveau de l’œil. Continuant son mouvement, Tandrag accompagna la chute de l'animal. Tracsent se laissa tomber sur le loup agité de soubresauts en enfonçant sa dague à deux mains dans le flanc de la bête. Tandrag déjà se retournait vers les loups. Le suivant avait déjà sauté. Tandrag se dit qu'il ne pourrait pas se relever à temps pour frapper. Il jura dans sa tête. Il leva le bras attendant le choc... qui ne vint pas. Tandrag se releva. Sans un bruit, une bête blanche immense aux poils longs venait de saisir le loup à pleine gueule, lui broyant la cage thoracique. Sans s'arrêter, elle égorgea, éventra plusieurs autres loups avant que la meute ne réagisse en fuyant avec des hurlements de terreur.
- Le totem ours ! Le totem ours !
Tandrag se tourna vers Basffin qui poussait des cris hystériques.
- Il est venu nous sauver. Le totem ours, bénit soit-il !
Tandrag pensa qu'il n'avait jamais vu d'ours comme cela. Il ne put appesantir sur l'aspect de leur sauveur. Celui-ci avait disparu aussi vite qu'il était apparu. Tous les garçons s’entreregardèrent et se mirent à pousser des cris de joie. Adhérant à l'hypothèse de Basffin, ils se mirent à commenter, enjoliver, inventer ce qui venait de se passer. Tandrag ne dit rien. Tracsent s'approcha de lui.
- Bravo, Maître Tandrag. Vous maniez le marteau à la perfection et le totem vous a protégé.
Tandrag vit l'admiration dans le regard de son interlocuteur. Alors qu'il n'était que le petit en partant de la ville, il comprit qu'il venait d'acquérir sa reconnaissance. Les autres acceptèrent cette hiérarchie. Tandrag était le maître et Tracsent son second, comme Tilcour l'avait été pour Chountic.
Le reste de la nuit se passa sans incident. Tandrag avait donné l'ordre de faire un tour de garde. Il avait été obéi sans discussion. Il était le protégé du totem du clan.
Quand Tandrag se réveilla, le petit déjeuner était prêt. Basffin le servit en lui donnant du « maître » tous les deux mots. Cela agaça Tandrag mais il préféra ne rien dire. Malgré les douleurs, ils repartirent le plus tôt possible. Tandrag donna le rythme. Même si on lui proposa de ne pas tirer le traîneau, il prit ses tours comme les autres. Ce fut une belle journée. Au bivouac du soir, ils n'avaient plus de retard. Les conversations tournèrent encore autour des évènements de la nuit précédente et sur la protection dont ils bénéficiaient.
- J'ai entraperçu le totem ours aujourd'hui, disait Basffin.
Les autres approuvèrent bruyamment. Tandrag se dit qu'il n'avait pas été seul à voir cet ours blanc. Voir était un bien grand mot pour ses impressions fugitives d'une silhouette dans la forêt. Fort de son expérience lors du décès de Chountic, Tandrag ne croyait pas que c'était le totem de l'ours. Profitant d'une pause, il s'était un peu éloigné pour satisfaire ses besoins. Il avait vu les traces. Ce n'étaient pas des traces d'ours. Les marques étaient différentes avec des griffes aussi longues que sa dague. Il préféra garder tout cela pour lui. Même si ce n'était pas le totem ours, l'entité les accompagnait et vu son efficacité face aux loups, ils seraient tranquilles le temps du voyage.
Après le repas, il demanda qu'on instaure des tours de garde. La nuit se passa sans incident. On entendit les loups, mais c'était loin.
Le jour suivant, ils avaient acquis l'entraînement. Heureusement car le chemin montait plus qu'il ne descendait. Le ciel se couvrit et en fin de journée, il se mit à neiger. Tandrag eut peur que la neige n'efface les traces des guerriers blancs. Ils ne savaient se repérer en dehors de ce fil conducteur. La routine s'installait et ce jour-là, ils accomplirent le trajet prévu. Personne ne signala le totem ours. Ce qui généra un malaise le soir. Étaient-ils de nouveau seuls ? Tandrag mentit en disant qu'il avait vu la silhouette plus tôt dans l'après-midi mais qu'avec la neige cela devenait plus difficile. L'explication plut aux autres. Tandrag dormit mal à cause de la neige qui continuait à tomber. Sans la trace des planches à glisser des guerriers, ils étaient condamnés.
Sa première pensée le matin fut pour les traces. Il se leva rapidement pour aller vérifier. Le ciel était gris, bas, mais les deux lignes encore bien visibles. Il soupira. Ce fut d'humeur joyeuse qu'il déjeuna ce matin-là. Le départ se fit sous la neige qui avait repris son virevoltement autour d'eux. Basffin qui marchait devant cria :
- Là ! Le totem ours.
Tous regardèrent dans la direction indiquée. Ils ne virent rien. Pourtant, cela leur donna de l'énergie pour tirer le traîneau. Tandrag fut heureux que l'énorme bête les accompagne. Lui aussi se sentait rassuré. Les flocons devinrent petit à petit plus nombreux. Tandrag marchait devant et cherchait les traces qui disparaissaient à mesure qu'ils avançaient. À la mi-journée, ils firent une pause pour manger. Les fronts étaient soucieux.
- D'ici la fin de la journée, nous ne verrons plus rien, dit Tracsent.
- Je sais, Tracsent, je sais. Mais que peut-on y faire ?
- Je vais partir devant. En courant je pense pouvoir marquer une piste jusqu'au refuge de ce soir.
Tandrag approuva. Tracsent n'attendit pas la fin du repas. Il partit tout de suite.
Malgré la neige, ils progressèrent bien. La neige fraîche avait bien gardé les traces profondes des raquettes de Tracsent alors que les deux lignes des guerriers avaient disparu. Ils atteignirent la grotte relais avant que la nuit ne soit complètement tombée.
- Je ne sais pas pour demain. Nous allons peut-être devoir attendre une patrouille pour pouvoir continuer, dit Tandrag.
- Le totem ours va nous aider, répliqua Basffin.
Tandrag ne voyait pas bien comment cela pouvait se faire. Il ne releva pas. Le repas fut presque silencieux. Chacun s'interrogeait sur demain. Tracsent avait eu de la chance de trouver la grotte. C'est ce qu'indiquaient ses traces. Il l'avait dépassée de plus de cent pas quand il avait fait demi-tour pour la rejoindre. Il avait expliqué qu'un bruit lui avait fait tourner la tête et qu'il avait vu l'entrée. Tandrag l'avait interrogé sur ce bruit sans pouvoir lui en faire préciser l'origine.
Le lendemain le jour se leva sous un ciel gris et bas. La neige têtue, effaçait tous les reliefs. Une discussion s'engagea sur la conduite à tenir. Certains, dont Tandrag préféraient attendre qu'une patrouille passe pour suivre ses traces, d'autres menés par Basffin, ne doutaient pas que le totem ours les aiderait à trouver le bon chemin. Il y avait une telle certitude dans la voix de Basffin que petit à petit tout le monde se rangea à son avis. En milieu de matinée, ils reprirent le traîneau. Tracsent marchait devant. Il scrutait le sol avec attention, déclarant par moment quand il voyait les traces des planches à glisser. Ils voyagèrent comme cela toute la journée. Quand le soir arriva, ils auraient dû trouver un surplomb pour s'abriter. Sous ce ciel bas et gris qui devenait noir, avec cette neige qui s'obstinait à tomber, il fallut qu'ils se rendent à l'évidence, ils étaient égarés. Basffin était désespéré. Il pensait voir le totem ours leur donner des indications et la journée n'avait été que la morne succession d'un pas posé après l'autre. A part les bruits de leur groupe, ils n'avaient rien entendu, rien vu. Tandrag cassa une branche de résineux et avec le pot à feu l'alluma. Les autres l'imitèrent.
- Il faut chercher un abri pour la nuit, dit-il. Demain il fera jour et nous prendrons une décision.
Tracsent se sentait coupable de les avoir perdus, tout comme Basffin de les avoir convaincus de partir sans attendre une patrouille pour les guider. Ils reprirent leur progression en silence. Tandrag essayait de comprendre où ils pouvaient être. Lui revenait en mémoire, les histoires de voyageurs perdus dans l'hiver et la neige qui avaient tourné en rond pendant des jours avant de mourir de faim, de froid et d'engelures. Il tournait ces sombres pensées quand devant lui se dressa un mur végétal. Il y avait là un rideau de résineux qui avaient poussé serrés les uns contre les autres. Il se mit à quatre pattes et essaya de voir en dessous.
- Attendez-là, je vais voir si on peut rentrer ici. Tracsent, viens avec moi et toi aussi Basffin, on va se frayer un chemin.
Armés de haches, les deux plus grands élaguèrent des branches basses pendant que Tandrag tenait deux torches pour les éclairer. Rapidement, ils se retrouvèrent sous une voûte d'épineux sur un sol sans neige. Tandrag fit signe aux autres d'avancer. L'endroit leur évoquait une cabane comme ils avaient pu en construire dans les bois en été.
- Nous ne sommes pas les premiers, dit Tracsent. Il y a un rond de pierres.
Tandrag l'éclairait en faisant attention de ne pas mettre le feu à leur abri. Tracsent et Basffin dégagèrent les pierres faisant un tas des aiguilles.
- Là, du bois coupé, dit un des garçons.
Rapidement, un feu fut allumé. Le bois qui avait été stocké là était bien sec et brûlait avec peu de fumée et des flammes courtes. Tout le groupe fut heureux de cette découverte. Ils allèrent chercher le traîneau dehors. Tandrag donna l'ordre d'aller couper des branches pour mettre au pied des troncs de résineux pour empêcher l'intrusion d'indésirables pendant la nuit.
Pendant le repas qu'ils purent prendre chaud, ils discutèrent de ce qu'ils allaient faire le lendemain. Basffin pensait que le mieux était de revenir en arrière pour corriger son erreur et attendre une patrouille. Tracsent pensait que si le temps se dégageait comme il l'espérait, il pourrait prendre des repères en montant en haut d'un arbre.
Bien que se sentant à l'abri comme à la maison, ils établirent un tour de garde. Tracsent réveilla Tandrag quand ce fut son tour.
- Rien à signaler ? demanda Tandrag à moitié réveillé.
- Non, tout est calme, répondit Tracsent.
Tandrag s'installa sur une souche pour ne pas pouvoir se laisser aller au sommeil. Il retourna le sablier. Il laissa son esprit rêver. Plusieurs fois, il se réveilla en sursaut quand sa tête tombait sur sa poitrine. La fatigue se faisait sentir avec de plus en plus d'acuité. Il se leva pour faire quelques pas. Le tapis d'aiguilles étouffait le son de sa marche. Il fit le tour de leur abri, après avoir remis un peu de bois dans le feu. Il alla vers la porte de branches qu'ils avaient confectionnée. Là il s'arrêta net. Il y avait une présence derrière. A travers les branchages entrelacés, il vit deux yeux rouges qui luisaient. La peur lui serra le ventre, des yeux de loup. Vu leur position, ce loup devait être très grand. Il saisit son marteau prêt à se battre. Il n'osa pas crier de peur de déclencher une attaque. Il se dit que le mieux était de reculer doucement pour réveiller les autres. Il allait reculer quand un bruit le figea sur place. La bête ronronnait. Dans son esprit vint l'image de Abci. Il imagina le félin domestique devenu esprit et venu les guider.
- Abci ! C'est toi Abci ?
Le ronronnement ne cessa pas. Tandrag sentit une vague de sérénité l'envahir. Il faillit ouvrir la porte pour caresser le félin. Il pensa que peut-être ce n'était pas Abci mais un piège. Il tenta une expérience.
- Abci, va, va vers le bachkam et nous suivrons tes traces.
Sans cesser de ronronner, les yeux rouges reculèrent. Bientôt, Tandrag n'entendit plus rien. Il retourna vers le sablier. Il était quasiment vide. Quand il s'était levé pour ne pas dormir, il aurait juré qu'à peine un quart de la poudre s'était écoulé. Aurait-il rêvé ? Il réveilla celui qui devait prendre le prochain tour de garde tout en restant perplexe.
Tandrag sentait qu'on le secouait.
- Maître Tandrag venez voir !
Il sauta sur ses pieds pour rejoindre le petit groupe qui était à la porte.
- Regardez ! lui dit-on en montrant des traces.
Tandrag observa le sol à son tour. La neige avait été piétinée, tellement piétinée que les traces étaient inidentifiables. Il n'avait pas besoin de les observer plus pour savoir. L'esprit aux yeux rouges n'était pas un esprit, mais un être de chair et d'os.
- Nous vous attendions pour sortir, Maître. Que fait-on ?
- Je pense qu'il n'y a pas de risque, dit Tandrag, mais soyons prudents.
Joignant le geste à la parole, il décrocha son marteau et avança prudemment dans le tunnel de verdure. Il ne rencontra rien ni personne. La neige ne tombait plus. Tout autour de l'abri de nombreuses traces de loups. Les pattes avaient laissé des empreintes larges, impressionnantes. Puis d'un coup, comme s'ils avaient décidé de faire un chemin, les loups avaient marché en léger déphasage, laissant une ligne de neige écrasée plus nette que les sillons des planches à glisser. Les garçons s'entreregardèrent. Quel était ce mystère ? Tout le monde savait que les loups marchent dans la trace de celui qui le précède et pas comme un troupeau de tiburs. Basffin déclara :
- C'est un signe que nous envoie notre totem !
Tandrag acquiesça.
- Il veut que nous suivions cette trace. Alors ne traînons pas. Allons !
Rapidement, ils se mirent en route. La trace était nette mais droite. Elle n'évitait aucune côte. Après avoir suivi la piste quelque temps. Tandrag décida de faire suivre la piste par un des leurs pendant que les autres le suivraient à vue tout en cherchant le chemin le plus facile pour le traîneau. Ils peinèrent moins tout en avançant aussi vite. Au milieu de la journée celui qui suivait la piste des loups poussa un cri. Une voix au loin lui répondit. Tout le groupe pressa le pas pour voir ce qu'il se passait. Tandrag le premier. En arrivant en haut de la côte, ils découvrirent une patrouille d'une dizaine de guerriers. Il y avait deux konzylis issus des guerriers blancs et huit jeunes engagés de la ville. Le dialogue s'engagea entre les deux formations tout en continuant à marcher. Tandrag s’aperçut que la piste piétinée des loups s'arrêtait un peu plus loin. Après on ne voyait plus qu'une trace. Tout au plaisir de leur rencontre, les autres ne semblèrent pas remarquer ce détail. Les deux groupes firent marche ensemble jusqu'au soir. Tandrag était resté un peu à l'écart des discussions tout à ses interrogations sur ce qu'il avait vu. D'abord cette bête énorme qui avait mis en fuite les loups, puis maintenant des loups qui leur traçaient la route. Le monde était plein de mystères.
À la halte du soir, ils s'aperçurent que leur égarement leur avait fait perdre une journée.
La soirée fut agréable et les perspectives du lendemain bonnes, puisque les guerriers leur donnèrent de la viande. Ils avaient eu la surprise de voir un troupeau de clachs leur passer à portée de flèches sans qu'ils le cherchent. Ils avaient abattu deux bêtes et s'étaient mis en position pour se défendre contre une meute de loups. Seuls des loups pouvaient faire bouger comme cela un troupeau de clachs. Ils n'avaient pourtant rien vu venir. Ils étaient restés en position un long temps. Comme rien n'arrivait, ils avaient patrouillé sans rien remarquer d'anormal. Ils avaient alors repris la route. C'est grâce à ce retard qu'ils s'étaient rencontrés. Ils savaient que le groupe de la maison Chountic était en chemin et il avait eu ordre de surveiller sa progression.
La nuit se passa calmement. Le lendemain les guerriers partirent rapidement et les garçons se remirent à suivre la piste tracée par les planches de glisse. La journée fut agréable, sans vent et sans neige. Bien qu'attentif, Tandrag ne vit aucun signe d'aucune sorte. Ils arrivèrent à la nuit tombante où ils avaient prévu. Dans un jour, il serait au pied du bachkam. Tandrag se mit à rêver d'être rentré à la ville pour la fête des rencontres. Il s'endormit en pensant à la forge et au feu.
Le jour suivant ressembla à ce qu'ils venaient de vivre en moins lumineux. Ils avançaient bien puisqu'ils descendaient dans la vallée du dragon. Il fallait déployer beaucoup d'efforts pour ne pas se laisser entraîner par la charge. Ils furent même au point de repos avant la nuit. Tandrag ne les laissa pas souffler pour autant. Il fit déposer les provisions dans la grotte et laissa cinq garçons. Avec les autres, ils tirèrent la dépouille de Chountic jusqu'au bachkam. L'arbre était à quelques centaines de pas plus loin. En s'approchant, ils virent sur son écorce les profondes marques de griffes laissées par les ours. La neige au pied du tronc était tassée sous la couche de poudreuse. Tandrag comprenait mieux pourquoi le totem ours voulait qu'on amène son père là. Il n'osa pas imaginer ce qui allait se passer une fois le corps déposé. Lentement, ils déposèrent les restes de celui qui fut Chountic contre les racines du bachkam. Tandrag se sentait nerveux. En voyant les gestes de ses compagnons, il comprit qu'il n'était pas le seul. Les autres aussi devaient sentir comme une présence non loin.
- Il me semble que j'entends grogner, dit Basffin.
- Tu imagines trop de choses, lui répondit Tracsent. Finissons-en et rentrons au chaud. Les autres ont fait le feu et à manger.
Pendant ce temps, Tandrag avait sorti les torches et avait enflammé la première. Allégé du poids du corps, ils remontèrent vers la grotte sans effort.
- Les sorciers m'ont donné du clams à faire brûler ce soir. Cela mettra le totem ours et ses avatars dans de bonnes dispositions.
Ils firent une petite fête cette soirée-là. Ils avaient de la viande fraîche, des biscuits de route et un grand pot de plich. Tandrag avait en plus de tout cela, amené un petit flacon de sicha. Les autres ouvrirent des yeux ronds. La soirée était bien avancée. Ils avaient fini le flacon de sicha. Si certains avaient essayé de goûter la sicha pure, ils avaient tous fini par la couper avec de la neige. Cela les amusa beaucoup de voir la neige fondre dans le liquide sombre. Ils rigolaient tous plus ou moins bêtement quand retentit le premier grondement sourd. Il fut suivi de grognements plus ou moins forts. Tandrag qui avait vu le clams s’éteindre, donna l'ordre à Tracsent d'en allumer une nouvelle botte. Plus personne ne riait. Le sérieux de la situation les avait atteints. Ils ne dormirent pas cette nuit-là. La lourde fumée du clams s'élevait dans la nuit reflétant les lueurs rougeâtres des flammes. Cet écran les protégerait.
Basffin tremblait de tous ses membres en marmonnant des litanies de contre-sort. Les autres ne valaient guère mieux. Tandrag les regardait faire. Il ne pensait pas que les ours qui se battaient pour la dépouille de Chountic, viendraient jusqu'à leur refuge. Néanmoins, il veillait près de l'entrée, le marteau à la main.
Le jour le trouva endormi appuyé sur son marteau. Il avait mal partout, la tête lourde et embrumée. Il ne se souvenait pas de ses rêves mais savait qu'ils étaient bizarres. Il se rappelait juste de la sensation de froid. L'odeur du clams imprégnait l'air. Il décida de sortir pour respirer un peu. Le jour se levait à peine. Jetant un regard en arrière il vit ses compagnons réfugiés au fond de la grotte derrière un repli naturel. Il enjamba le tas de cendre de clams. Il fit quelques pas prudents dans la pente. Il n'y avait aucun bruit. Il se demanda s'il devait aller voir au pied du bachkam. Si on leur avait donné des instructions précises pour le dépôt, on ne leur avait rien dit pour après. Il n'avait aucune envie de voir les restes de son père à moitié dévoré. Le totem ours était bien dur d'avoir demandé cela. Sans passer par la clairière de la dislocation, il ne pourrait pas rejoindre le monde des esprits. Son crime devait être bien grand aux yeux du totem ours pour qu'il exige cela. Tandrag se dit qu'il n'avait pas l'ours pour totem. Ce n'était pas lui qui avait été choisi pour porter l'habit. Il imagina différents totems. Le bachkam ne lui disait rien comme tous les totems végétaux. Le loup le tentait bien, mais les sentiments vis-à-vis des loups étaient toujours ambivalents. On louait sa force et son endurance et dans le même temps on avait peur de lui et on le chassait. L'image du loup lui sautant à la gorge lui revint en mémoire mais aussi les traces qui les avaient guidés vers le refuge. Non le loup ne pouvait être son totem. Il y avait aussi des totems dit mineurs comme le chenvien, le jako ou le charc. Tandrag ne se sentait pas d'affinités avec eux, pas plus qu'avec les tiburs ou les clachs. Il se dit qu'il aurait peut-être besoin d'une cérémonie spéciale pour qu'il trouve son totem. Cela arrivait parfois quand les sorciers ne savaient pas, on faisait un rite spécial qui consistait à isoler le candidat et, à l'aide de clams, de potions et de prières, le laisser sans manger dans le noir jusqu'à ce qu'il « voie » son totem. En laissant vagabonder son esprit, vint l'image du feu. Ah ! Il faisait peut-être partie de ceux dont le totem est un élément comme l'air, l'eau ou le feu. Ça devait être cela. Sentant une présence derrière lui, Tandrag se retourna.
Tracsent sortait de la grotte.
- Doit-on aller voir ?
- Non, répondit Tandrag, les sorciers ne l'ont pas demandé et le totem ours non plus. Nous allons nous préparer pour rentrer avant que Sioultac ne se réveille.
Le visage de Tracsent montra son soulagement. Il rentra dans la grotte distribuer les ordres. Tandrag regarda vers le bachkam. Il ne vit rien de particulier. Il rentra aussi.
Le retour allait plus vite. Le traîneau était beaucoup plus léger et les traces bien visibles. Deux jours se passèrent ainsi. Le moral était bon. Encore trois jours et la ville et la fête seraient là et surtout sa forge. Tandrag se disait qu'il avait tourné une page de sa vie. Il avait été fils de Chountic, maintenant pour ceux de sa saison, il devenait maître Tandrag que les totems protégeaient. Il avait entendu ses compagnons s'interroger sur son totem. Chacun y avait été de son opinion. Pour finir, rien n'était tranché. Ce soir-là, ils étaient arrivés avant la nuit sous le surplomb de la falaise. Un mur de pierres sèches fermait l'espace ne laissant qu'une porte qu'on pouvait facilement condamner avec un vantail de branches entrelacées. Tandrag s'était occupé du feu comme à l'accoutumée. Sans rien dire, tout le monde savait qu'il était le meilleur pour le faire. Rapidement il fit bon dans l'espace de sous la pierre. Un des garçons fit une blague sur les loups qui ne se risqueraient pas cette nuit à venir contre le mur. Tout le monde en rit, un peu jaune quand même. Le souvenir de l'attaque était vivace dans toutes les mémoires. La soirée ne dura pas. On discuta un peu mais la fatigue était là. Une fois la porte bien calée, la sécurité était assurée. On donna par principe un tour de garde à chacun. Les guerriers leur avaient dit de ne jamais dormir sans une sentinelle. Obéissant, Tandrag avait donné l'ordre et personne n'avait contredit.
- Maître Tandrag ! Maître Tandrag ! chuchota une voix.
Tandrag ouvrit un œil. Il ne savait plus bien où il était. On continuait à le secouer. Il s'assit tout en se frottant les yeux.
- Sioultac se déchaîne, maître Tandrag !
Effectivement, il entendit la longue plainte du vent et des chocs répétés sur le mur et la porte. Par les interstices, on ne voyait rien. On sentait le vent et le froid. Tandrag jura entre ses dents.
- Ça fait un moment que ça dure, mais maintenant j'ai l'impression d'entendre la plainte de maître Chountic. J'ai peur que son esprit ne vienne nous hanter.
Tandrag écouta mieux. Effectivement, on entendait comme un râle, le même que dans la maison Chountic avant la mort de son père.
- On va brûler un peu de clams. Cela éloignera l'esprit de Chountic.
Joignant le geste à la parole, Tandrag alluma un petit bouquet de bois de clams. L'odeur monta avec les fumées.
- Va te coucher ! Je vais prendre la suite.
Il regarda le garçon s'allonger. Il l'entendit se retourner maintes fois, puis sa respiration se calma. Pendant ce temps la plainte de Sioultac, ou de Chountic ne cessait pas. Elle changeait de registre, pour mieux revenir. Moitié somnolant, il se laissait bercer par le bruit, revoyant le temps passé à attendre que Chountic meure. Alors que sa tête tombait de plus en plus souvent en avant, il prit appui sur un bâton pour ne pas dormir. La fumée du clams lui montait à la tête, il voyait l'ombre immense de Sioultac couvrir les montagnes, la ville, la vallée où ils étaient. Il sentait le vent se renforcer encore et encore. C'est de toute la force de son courroux que Sioultac frappait la région. Tous devaient se terrer. Il vit la grande ombre s'approcher de la falaise dans laquelle était leur refuge. De ses doigts puissants, elle attrapa les blocs de pierres du mur et les arracha.
Tandrag hurla. Tous les garçons se réveillèrent alors que la bourrasque s'engouffrait dans l'abri. Ce fut le chaos. Le mur extérieur avait lâché sous l'accumulation de la neige, les laissant sans protection face au blizzard. Ils reculèrent tous contre la paroi en essayant de récupérer de quoi s'habiller plus chaudement dans le noir absolu de cette nuit de cauchemar. Ils finirent par se récupérer les uns les autres. Hurlant pour se faire entendre, ils firent masse. Ceux qui avaient les habits les plus chauds se mirent à l'extérieur, les autres au centre. Il fallait tenir au moins jusqu'au jour pour récupérer des affaires et se sortir de ce trou mortel. Tandrag était à la pointe de ce tas de corps luttant pour garder sa chaleur. Il sentit le froid malgré ses vêtements. Il sentait les tremblements de ses compagnons. Il eut peur. Il était impuissant face à cela. Le froid allait les prendre. Sioultac était avide de chair chaude. Ses pensées étaient tumultueuses. Et ce froid, ce froid qui s'insinuait en lui. Une sensation lui revint en mémoire. Il avait déjà connu cela. Il ne savait pas quand ni où, mais il avait vécu ce froid, cet engourdissement, cette proximité avec la mort. Il avait … il avait … il ne savait plus. Son cerveau s'engourdissait lui aussi. Ses pensées devenaient comme un puits noir. Il y avait juste le cercle tout en haut, le petit cercle de lumière, petit point lumineux dans un monde noir. Il fixa son esprit dessus. Le petit cercle devint flammes, chaleur, énergie.
Tandrag ne tremblait plus. Si le vent était toujours aussi violent, la montagne venait à leur aide. Le rocher chauffait. On entendit le bruit mat et étouffé des paquets de neige qui tombent. Le vent diminua à chaque chute. Bientôt il cessa dans l'abri. Tracsent se précipita sur le pot à feu.
- Maître Tandrag, il est presque éteint !
Tandrag se dirigea au son de la voix. Il faillit tomber mais se rattrapa de justesse. Il prit le pot des mains de Tracsent. A son contact le feu sembla revivre. Une lueur s'échappa du pot donnant des ombres dansantes. Tandrag devina le foyer éteint. Son sac était à côté. Bien que sous la neige, il le repéra. Il en sortit un peu de bois de clams. Le seul bois assez sec pour reprendre, expliqua-t-il à Tracsent. Il arrangea le foyer pour dégager un peu d'espace et ralluma le feu. Tout occupé à sa tâche, il ne vit pas les regards admiratifs et parfois envieux de ses compagnons. Il commença à regarder autour de lui quand il fut sûr de la pérennité de son feu. La chaleur était bonne, la neige qui avait envahi l'espace fondait doucement. La pierre du sol était tiède, la paroi de l'abri était chaude. Ils devaient leur salut à l'avalanche devant leur refuge. Elle avait bloqué le vent presque complètement. Maintenant c'est en vain que hurlait Sioultac. Il ne mangerait pas leur souffle vital.
La tempête dura trois jours pleins. Ils avaient fait le compte des provisions. En se rationnant, ils allaient pouvoir tenir. La chaleur de la roche ne baissait pas, si bien que le feu n'avait pas besoin de bois. Tandrag comme les autres s'interrogeait sur ce phénomène. C'est comme cela qu'il entendit avec étonnement l'histoire du miracle de la pierre chaude. Basffin racontait que le père de son père, lui avait raconté l'évènement. Deux nouveaux-nés s'étaient retrouvés exposés à la demande des esprits et ils avaient survécu grâce à la pierre qui était devenue chaude à faire fondre la neige. Quand il avait voulu savoir les noms, son père était intervenu et avait réclamé le silence. Le père de son père avait alors mis son doigt devant sa bouche et dit « chut, mon gars. Il est des choses qui ne se disent pas ! » Basffin n'avait pas insisté. Une question fusa :
- C'était un de nous ?
Si plusieurs connaissaient l'histoire, personne n'avait les noms. Personne ne savait s'il avait été exposé. Tout le monde pensait que non. Ils étaient tous nés en saison. Ils n'avaient fait aucun crime. Personne n'avait présenté une raison pour être exposé. Tracsent prit la parole :
- Maître Tandrag, tu devrais demander à Miasti. Elle est une hors saison. Elle a peut-être été exposée.
- C'est une bonne idée. Et si elle ne sait rien, Sabda pourra peut-être m'en dire plus.
La conversation dévia sur d'autres sujets. Si le mauvais temps continuait, ils allaient quand même manquer de vivres. Certains plus gros mangeurs que d'autres, ou plus peureux, ramenaient régulièrement le problème dans les discussions.
Au troisième jour de blizzard, alors que le vent faiblissait enfin, ils virent passer un troupeau de clachs. En haut du tas de neige qui les protégeait, demeurait une fente entre neige et roche. Tous sautèrent du surplomb rocheux, assez loin pour retomber sur leurs quatre pattes sur le monticule de neige, tous sauf un qui se réceptionna mal. Les garçons le virent glisser vers l'intérieur de l'abri. Il s'étala par terre. Tandrag ne lui laissa pas le temps de se relever. D'un coup de marteau entre les deux yeux, il le cloua au sol. Basffin n'hésita pas. De sa dague, il acheva l'animal en hurlant :
- De la viande !...
La journée qui suivit fut utilisée à préparer la viande. C'est Basffin qui dirigea les opérations. Habitués aux tiburs, il donna les ordres et les autres exécutèrent. Tandrag les regarda faire. Ils passèrent encore une nuit dans l'abri. La chaleur qui y régnait était encore suffisante quand ils décidèrent d'escalader le mur de neige qui les séparait de dehors. Le plus dur serait de faire sortir le traîneau. Avant le lever du jour, ils avaient creusé des marches dans la neige pour se hisser vers la sortie. Ils débouchèrent sur un monde blanc, encore plus blanc que dans leur souvenir. Durant ces trois jours, il était tombé au moins une hauteur d'homme de neige. Tandrag comprit qu'il ne pouvait compter sur personne. La ville devait être vers le soleil couchant mais à quelle distance et comment ne pas se perdre ?
- Que fait-on, maître Tandrag ?
Tandrag se retourna pour répondre à Tracsent.
- Nous avons des vivres pour quelques jours, mais pas assez pour attendre qu'une patrouille passe. Lors de la dernière colère de Sioultac, Maître Kalgar disait que le prince avait interrompu toutes les patrouilles pendant dix jours. On ne peut pas attendre. Par contre, on va laisser le traîneau et porter les vivres, nous irons plus vite.
Ils retournèrent dans la grotte pour préparer les sacs et les sangles. Cela leur prit un bon moment. « Trop long ! » pensa Tandrag. Il était préférable qu'ils attendent le lendemain. Cela le contraria. Sioultac lui faisait peur. Sa colère pouvait revenir et alors ils seraient en très mauvaise position. La nuit se passa calmement, voire confortablement. La chaleur de la pierre se faisait encore sentir.
Ils partirent aux premières lueurs du jour. Autant les jours précédents avaient été maussades, autant cette journée était belle. Le soleil inonda leur chemin très tôt. En cette saison, il ne réchauffait pas, il aveuglait. Ils mirent les lunettes fendues pour pouvoir continuer. Malgré cela, la luminosité était effrayante. Tout en marchant, il entendait ses coéquipiers parler de mauvais œil, de bataille d'esprits et de totems. Ils avancèrent bien. Ils pensaient reconnaître le chemin. Cette crête-là et puis cette combe, et puis ce mamelon. Ils étaient sûrement sur le bon chemin. Quand arriva le soir, ils n'avaient pas trouvé le refuge. Il pouvait être à quelques pas mais la neige avait tout changé. Aucun ne connaissait suffisamment les montagnes pour se reconnaître en regardant les sommets.
« Perdus ! Nous sommes perdus ! » Ces paroles raisonnaient dans sa tête à chaque nouveau pas. La nuit arrivait, le froid était leur ennemi. Le soleil se coucha sans qu'ils n'aient trouvé de grotte, ou de surplomb pour se protéger. La lumière déclina, ils purent enlever leurs lunettes. Enfin ! La lune se leva, les éclairant d'une lumière pâle. Tandrag s'arrêta. Penché en avant pour respirer, il attendit que tout le monde se regroupe. Ils l'entourèrent, chacun essayant de reprendre son souffle. La dernière montée avait été dure. Quand tout le monde eut retrouvé une respiration plus calme, Tandrag leur annonça qu'ils allaient continuer plus doucement, mais qu'ils allaient continuer le chemin jusqu'à trouver une place pour la nuit. Personne ne dit rien, mais Tandrag ressentit leur fatigue, leur déception. Ils reprirent leur progression plus doucement. Ils avancèrent en silence, maussades. La lune était assez haute quand Tandrag donna l'ordre de s'arrêter pour manger. Il n'y avait ni abri, ni rocher pour faire du feu. Ils mangèrent des galettes de machpes qu'ils avaient réchauffées entre leurs vêtements. Le repas fut aussi maussade que la marche. On parla peu et pour certains pas du tout. Une invitée fit son apparition : la peur. Ils entendirent les hurlements d'une meute de loups. Tandrag comme les autres, fit un tour d'horizon pour apercevoir quelque chose. Lui aussi se sentit nerveux. Est-ce que la grosse bête qu'il avait déjà vue était encore là pour les protéger ? Il eut du mal à faire descendre les dernières bouchées de machpes. Il donna le signal du départ sans attendre. Les autres finirent rapidement leur repas. Quand il reprit sa marche, il avait son marteau à la main. Les autres aussi avaient sorti leurs armes. Les heures qui suivirent furent très difficiles. La peur leur tenait les entrailles.
- On ne pourra pas continuer comme cela, maître Tandrag, dit Tracsent. Certains commencent à ne plus suivre.
- Là, je vois un petit surplomb. On va se reposer.
Ils firent un dernier effort pour atteindre un auvent de pierres à peine plus haut qu'eux. Ils se tassèrent comme ils purent. Le sommeil les prit à moitié debout. Tandrag résistait comme il pouvait à l'envie de dormir. Il en fallait au moins un pour veiller. Malgré tous ses efforts, ses paupières trop lourdes se fermèrent. «  Un instant, juste un instant » pensa-t-il.
Le paquet de neige le réveilla quand il le reçut sur la tête. Il se serra davantage sur la paroi. Tout le groupe était entassé. Il eut peur au passage du premier clach, puis il vit tout le troupeau sauter pour continuer dans la pente. Derrière, il vit les loups qui, tout à leur chasse, ne leur accordèrent qu'un regard. Tandrag sentit son cœur battre à toute vitesse. Les grands loups noirs couraient en formation. Une bête encore plus grande s'arrêta à quelques pas de lui, le regarda un instant, le fixant de son regard de feu. Puis lançant un hurlement, elle reprit sa course derrière les clachs. Les autres garçons se réveillèrent.
- Des loups ! hurla Basffin.
- Ils sont partis, lui répondit Tandrag, mais nous ne devons pas rester ici. Ils pourraient revenir si la chasse n'est pas bonne. On va aller par là.
Tandrag désignait la crête d'où étaient descendus les loups. Il voulait mettre de la distance entre eux et la meute. La lune n'était pas encore couchée mais la lumière avait diminué. Le jour les trouva sur la crête, petite ligne sombre dans un monde blanc. Ils remirent leurs lunettes fendues avec l'arrivée du soleil. Levant la tête, Tandrag regarda le ciel. Il craignait l'apparition d'une nouvelle colère de Sioultac. Les nuages couraient, arrivant du pays froid. Il pensa que bientôt la neige reviendrait. Il eut peur pour le groupe. Il ne savait pas où ils étaient et jamais il ne pourrait retrouver le chemin. Il en était là de ses sombres pensées quand il vit un éclair rouge dans le ciel. Son cœur bondit dans sa poitrine : le dragon ! Telle une flèche volant dans le ciel, il filait vers l'horizon. Tandrag eut la vision de la région vue de là-haut. Sur le blanc de l'horizon se détachait le trait sombre des fumées de la ville. La ville ! Elle était par là. Tandrag en était sûr. Il se remit en marche avec une nouvelle ardeur, habité par son intuition. Le voyant ainsi partir, les autres durent accélérer. Bientôt tout le groupe trouva un rythme de marche rapide et soutenue. La certitude de Tandrag avait contaminé tous les autres. Au soir, ce fut Tracsent qui le premier signala la grotte relais. Le soulagement fut palpable. Cette grotte, tout le monde la connaissait. Elle était à un jour de marche de la ville.

mercredi 3 octobre 2012

Tandrag surveillait le creuset. Il était maintenant presque froid. Le couvercle de sable avait pris des teintes brun noir et formait une croûte dure. Tandrag n'arrivait pas à imaginer ce qui se passait sous cet agglomérat. Le rêve qu'il avait fait le hantait encore. Les images de vols et les sensations qu'il avait ressenties, restaient très présentes, trop présentes à son esprit, au point d'avoir droit aux remontrances de Smilton sur son travail. Tandrag avait laissé les réserves de la forge diminuer en dessous de ce qui était nécessaire pour la journée. Penaud, il partit faire les aller-retours nombreux que nécessitait le transport du charbon de bois et des pierres qui brûlent. La matinée était déjà bien avancée quand il croisa la Solvette qui montait la rue. Ayant trop peur de se faire disputer à nouveau, il ne s'arrêta pas, se contentant de la saluer. Il accéléra le plus qu'il pouvait. Quand il remonta, lourdement chargé des deux paniers de pierres qui brûlent, il ne put courir. C'est hors d'haleine qu'il atteignit enfin l'entrée de la forge. Dans la pénombre, il chercha du regard la Solvette. Il se baissa pour poser ses paniers, défit le joug qu'il avait sur les épaules et vit celle qu'il cherchait en conversation avec Kalgar. Il se mordit la lèvre inférieure. Il était malséant de déranger le maître pendant qu'il parlait. L'incertitude l'envahit. S'il repartait chercher le bois, la Solvette serait-elle encore là à son retour ? S'il n'y allait pas, il allait avoir les remontrances de Smilton. Il hésita un instant. La peur de se faire rappeler à l'ordre l'emporta. Il rechargea son joug et les paniers vides pour repartir quand Miatisca entra. Tandrag fut surpris de son arrivée. Depuis qu'il était chez Kalgar, personne de la maison Chountic n'était venu prendre de ses nouvelles. Miatisca se dirigea vers Kalgar sans hésiter et lui dit un mot à l'oreille. Il vit les sourcils de Kalgar se lever pendant qu'il le regardait. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Kalgar fit un geste à Tandrag pour qu'il approche. Tandrag sentit son cœur accélérer. Il eut peur qu'on vienne le chercher pour retourner à la maison Chountic. Il arriva près de Kalgar quand les marteleurs se mirent au travail. Le bruit rendait toute communication presque impossible. Kalgar fit signe à Miatisca et Tandrag de sortir. Tandrag fut le dernier à passer le seuil. Kalgar lui mit la main sur l'épaule et lui dit :
- Sois fort, mon gars.
Tandrag regarda alternativement Kalgar et Miatisca. Il ne comprenait pas ce qu'il se passait. Miatisca se tourna vers lui.
- Maître Chountic va mourir. Il faut que tu viennes.
Tandrag en fut soulagé. Il eut honte de ce soulagement mais pensa que ce n'était que cela. Il s'aperçut qu'il avait effacé son père de sa mémoire. Pour lui le vieil homme au ventre proéminent était déjà mort. Il prit conscience que si personne n'était venu de la maison Chountic, lui aussi avait oublié tout ce qui avait trait avec son ancienne demeure. Pourtant il prit un air compassé et suivit Miatisca jusqu'à la maison. De passer le seuil de cette bâtisse lui fit un effet curieux. Il eut l'impression de plonger dans le passé. Il fut assailli dès la porte passée par une odeur forte et désagréable. Tout le monde chuchotait. « La vieille » lui sembla encore plus vieille. Ce fut pourtant la seule qui lui adressa un sourire.
- Qu'est-ce que tu as grandi ! lui dit-elle.
Miatisca l'entraîna vers le fond du couloir. Il connaissait le chemin. Ils allaient vers la chambre de son père. Plus ils avançaient et plus l'odeur devenait forte. Tandrag eut envie de vomir. Pourtant rien ne vint. Il se retrouva dans la pièce. L'odeur était insoutenable malgré les herbes qu'on brûlait pour la chasser. L'homme couché sur le grabat respirait par petites aspirations suivies de souffles râlants. Tandrag le regarda, étonné par le manque de sentiments qu'il éprouvait. Sa vie était ailleurs que dans cette famille marquée par la mort. Quand il revit sa mère, il fut de même étonné. Ils restèrent à distance comme des étrangers. Ses frères étaient là aussi. Il n'y eut pas plus d'échange avec eux.
Alors commença l'attente. La tradition imposait que toute la famille soit présente. Si la vie continuait, la mort était en embuscade dans cette chambre à l'atmosphère irrespirable. Elle allait venir à son heure comme une voleuse. Il fallait donc que chacun la guette. Tandrag connaissait son rôle aussi bien que les autres. Personne ne parlerait avant le dernier souffle. Cela pouvait durer un jour ou dix jours. Tandrag soupira. Il était coincé là. Il n'avait pas le choix.
Le temps passa. Le milieu du jour arriva. Il ne faisait plus attention à l'odeur. Le gisant avait pris une respiration lente avec parfois des pauses qui laissaient penser que... mais il repartait avec une grande inspiration bruyante. On lui servit une collation qu'il mangea debout, comme les autres. Parfois l'un ou l'autre allait s'appuyer sur le mur, mais il revenait bien vite près du lit. Personne ne parlait. Tandrag s'aperçut qu'ils n'avaient rien à se dire. Dans sa tête, tournaient des pensées qu'il préférait garder pour lui. Les autres devaient être comme lui. Même les regards se fuyaient. Tandrag pensa que dès que Chountic serait mort, il serait libre. Biachtic semblait ruminer le même genre de pensées. Son regard sombre était caché par des cheveux longs et hirsutes. Son verre de malch à la main, il ne serait pas long à faire comme son père. Sealminc, droite et raide, remplissait son devoir. Elle portait l'enfant et les oripeaux d'ours. Tandrag rougit de penser au costume de totem comme cela. Pour lui, être porteur d'un habit de totem était un honneur. Il n'était pas ours. Il se demanda quel était son totem. Il lui faudrait sans doute faire une quête dans la montagne, à moins que les sorciers ne lui révèlent. Sealminc n'était pas ours non plus, elle ne faisait que son devoir. Avant d'être malade, Chountic était un bon porteur du totem ours. Il en avait le caractère et de porter l'habit le transcendait. Sealminc semblait déguisée.
Dans la pièce, les allées et venues n'arrêtaient pas. Chacun venait rendre hommage au maître avant sa mort. Tandrag voyait leurs regards se poser sur le maître et sur chacun d'eux. Il eut l'impression que tous ces gens soupesaient les chances de chacun des protagonistes d'occuper la place de maître de maison. Comme le voulait la tradition, ils saluaient chaque membre de la famille en commençant par le porteur de l'habit totémique. Biachtic était le deuxième. Quant à lui, sa position d'apprenti chez Kalgar le mettait à part. Tous ne le saluaient pas. Leurs regards torves étaient explicites. Il ne faisait plus partie de la famille. En avait-il vraiment fait partie ? Cette pensée qui lui traversait l'esprit en voyant cela l'étonnait un peu. Il était un drôle de fils pour ne rien ressentir pour ce père qui mourait.
Le temps s'étirait sans qu'il voie le moindre changement. Il aurait préféré être près de son feu, ou à porter bois et pierres qui brûlent. Tandrag pensait qu'il perdait son temps. Pourtant, il ne bougeait pas. Il ne se sentait pas la force de braver les interdits de la tradition. Ses muscles lui faisaient mal. Une crampe le prit dans la jambe. Il aurait voulu courir et il ne pouvait que piétiner.
Il sortit de la pièce pour marcher un peu et en profita pour aller au lieu d'aisance.
- Viens avec moi !
Tandrag se retourna. La vieille était là, lui faisant signe. Il pensa qu'elle lui avait préparé quelques recettes bonnes pour le goût dont elle avait le secret. Quand il se fut approché, elle lui prit le bras et l'entraîna.
- Il faut que tu saches...
Tandrag ne comprenait plus. De quoi parlait-elle ? Arrivée devant un resserre, elle poussa la porte et le fit entrer.
- Que veux-tu me dire? demanda Tandrag.
- Ton père n'est pas ton père, commença la vieille, quant à ta mère...
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. La porte s'ouvrit à toute volée, Tilcour, le visage rubicond, entra en coup de vent.
- Tu ne dois pas être là, fils de Chountic mais auprès du maître !
Il empoigna Tandrag par le bras en le tirant sans ménagement vers le couloir.
- Quant à toi, la vieille, retourne à tes baquets et à tes pots ! Que je ne te vois plus tourner autour d'eux !
Tandrag entraîné par Tilcour, comprit que la vieille mourait de peur devant Tilcour. Il jura entre ses dents. Ce qu'elle avait commencé à lui dire expliquait pourquoi on le regardait différemment de Biachtic. Il devait comme Chteal, être un fils de Natckin, à moins que sa mère n'ait eu une autre aventure. Il réfléchissait tout en avançant sans écouter les reproches de Tilcour. Il se retrouva dans la chambre à l'odeur répugnante. Il soupira. Le temps allait être long.
L'arrivée de la nuit ne changea rien. Ils étaient tous comme des statues de totem attendant la cérémonie. La fatigue se faisait sentir. Sealminc avait les traits tirés. Chteal passait des pleurs au sommeil. On le coucha sur une paillasse dans un coin. Le temps continua à passer lentement. Tandrag appuyé sur la cloison, pensait au temps pas si lointain où il s'était promené sous la maison. Il y eut un moment de répit dans l'ennui quand Natckin vint présenter ses salutations et proposer de faire un rite pour que le passage se fasse en douceur. Sealminc avait accepté. Biachtic avait haussé les épaules. Il avait ingurgité tant de malch noir qu'il n'avait plus le regard net. Il se déplaçait en tenant les murs. Tandrag hocha simplement la tête quand Natckin se tourna vers lui. Était-ce son père ? Il se mit à douter de cela. Ses yeux et son teint ne correspondaient ni à Natckin, ni à Chountic, ni même à Sealminc. Il y avait là un secret qui commençait à lui ronger l'intérieur. Il se laissa aller à rêver d'un père farouche guerrier, chevaucheur de dragon, pourfendeur de méchants de toutes sortes. Il était encore dans ce monde imaginaire quand Natckin se retira. Le rite semblait avoir été efficace. Chountic bougeait moins. Sa respiration était curieuse. Elle ralentissait, inspiration après inspiration. Puis il y avait une pause. Tandrag comptait. Un, deux, trois, quatre... Les pauses s'allongeaient à chaque fois. Il sursautait à chaque fois que Chountic reprenait son souffle.
Biachtic était de nouveau sorti. Vraiment le malch lui agissait sur la vessie. A son retour, il regarda le gisant :
- Ça va durer encore longtemps ?
Sealminc le foudroya du regard. Les serviteurs présents le regardèrent brièvement puis détournèrent la tête. Biachtic continua ses imprécations :
- Knam, il nous a fait knamer tout notre vie et ça continue...
Sealminc le gifla de toutes ses forces :
- Tais-toi ! C'est ton père, c'est le maître, tu lui dois le respect. Tu n'es même pas digne de porter le totem.
Les reproches se déversèrent en torrent pendant que Biachtic baissait la tête. Le temps que Sealminc reprenne sa respiration, Biachtic avait levé la tête. Son regard brûlait de haine :
- Et toi, que crois-tu ?... Tu fais la fête des rencontres tous les jours et tu penses que les autres ne le voient pas ?
Le visage de Sealminc vira au rouge. Sa main fut plus rapide que sa parole. La violence du claquement déstabilisa Biachtic l'envoyant se cogner à la cloison. Il se releva en se frottant la joue. Sealminc se tenait la tête à deux mains horrifiée de ce qu'elle venait de faire. Le regard de Biachtic était chargé de haine et de rancœur. Il se dirigea vers la porte. Il connaissait la loi. Ses paroles le mettaient en dehors du groupe. Il ouvrit la porte :
- Puisqu'un bâtard est mieux vu que moi, il vaut mieux que je disparaisse... Mais vous me le paierez...tous.
Arrivé dans le couloir, il se mit à courir en hurlant :
- TOUS ! VOUS ME LE PAIEREZ TOUS !
Sealminc chercha un soutien du regard mais n'en trouva pas. Elle aussi avait été trop loin même si elle avait la tradition pour elle. Elle pensa qu'il fallait lui courir après. L'instant d'après, elle se disait que cela ne servirait à rien. Il valait mieux le laisser se calmer. Elle fit un pas vers la porte et fut arrêtée par Miatisca :
- Le maître ne respire plus.
Sealminc lui jeta un regard d'incompréhension puis se souvenant de ce qui se passait, elle se précipita vers la couche où reposait Chountic. Immobile la bouche ouverte, il l'impressionna. Ce n'était pas le premier mort qu'elle voyait, c'était juste le plus important. Alors qu'elle se penchait pour tâter sa poitrine, Chountic prit une grande inspiration. Sealminc sursauta et se releva brusquement. Le gisant inspira une fois, deux fois. La troisième ne vint pas. Le temps sembla suspendu. Tous les présents jurèrent avoir entendu le grognement de l'ours. Tandrag n'en fut jamais sûr. Sealminc était maintenant bien droite.
- Qu'on cherche le chef de ville et le maître-sorcier. Maître Chountic n'est plus. Chteal devient nouveau maître.
Intérieurement, elle jubilait. Elle n'avait jamais aimé Biachtic qui ressemblait trop à son père. Le regarder revenait à regarder ce qu'elle avait vécu avec Chountic. Tandrag ne l’intéressait pas. Enfant de remplacement, elle était heureuse qu'il ait trouvé sa voie ailleurs que chez elle. Chteal était un enfant de l'amour. Elle allait diriger jusqu'à ce qu'il atteigne la saison du travail. Elle aurait le temps de préparer tout à la perfection. Devenue veuve, elle avait aussi la liberté de choisir ses partenaires. Non, vraiment, elle ne regrettait pas le départ de Chountic.
Tandrag regardait tous ces gens qui s'agitaient. Lui aussi se sentait étranger à tout ce remue-ménage. Il ne rêvait que d'une chose, c'est de rejoindre sa forge. Pendant la saison hivernale, les funérailles se dérouleraient en plusieurs phases. Il y aurait une cérémonie pour reconnaître la mort du maître de maison et pour adouber le nouveau maître. Puis viendrait en son temps, la cérémonie de la dislocation. Avec la fête des rencontres qui approchait, Tandrag espérait que la dislocation aurait lieu après. Cela lui permettrait de confirmer son départ pour rester chez Kalgar.
Le chef de ville fut le premier arrivé. Natckin le suivit de peu avec Tasmi sur ses talons comme toujours. Ils vinrent se placer de part et d'autre du grabat. Chountic était posé à plat dos. Son ventre faisait une proéminence sous la couverture. Sstanch se positionna près de la porte. Natckin mit ses mains à plat au-dessus de la figure de Chountic. Il prononça les paroles rituelles habituelles dans ce genre de circonstances. Tasmi répétait après lui à voix basse. Natckin avait pris l'habitude de l’entendre ainsi marmonner dans son dos. Il fut étonné du silence. Il s'interrompit et se retourna vers Tasmi. Celui-ci avait les yeux révulsés et il tremblait. Le maître-sorcier connaissait aussi ces symptômes. Tasmi allait avoir une vision.
Tandrag regardait les officiels autour du grabat de Chountic. Le chef de ville avait l'air de s'ennuyer ferme. Le maître-sorcier récitait des prières et son assistant remuait les lèvres. Sstanch semblait s'ennuyer encore plus que le chef de ville. Appuyé sur le chambranle, il se curait les ongles avec son couteau. Tandrag fatigué, sentait ses paupières s'alourdir. Les paroles du maître-sorcier avaient un effet soporifique sur lui. Il somnolait un peu quand il ressentit le malaise. Il ouvrit les yeux. Rien ne semblait avoir bougé et pourtant quelque chose avait changé. Il scruta ceux qui l'entouraient. Il eut une impression curieuse comme si quelqu'un était entré dans la pièce. Il compta les présents pour s'assurer qu'ils étaient toujours le même nombre. L'assistant du maître-sorcier semblait encore plus perturbé que d'habitude. C'était un sorcier curieux qui semblait toujours à côté. Dans cette chambre avec juste la lumière chancelante des bougies fumeuses, il avait l'air encore plus halluciné. Il le fixa. Le sorcier avait un regard pour le moins curieux. Tandrag pensa que ce sorcier avait une drôle d'idée de vouloir aller regarder dans son crâne. Il le quitta des yeux pour observer les autres. Il fixa tour à tour chacun des présents. Aucun ne semblait ressentir ce que lui ressentait. Chaque fois qu'il bougeait la tête, il avait l'impression de voir une ombre à la limite de son champ visuel. Il s'arrêta sur le maître-sorcier. Sans bouger les yeux, il essaya de percevoir ce qui se passait en périphérie. Une ombre était là entre Sstanch et Tasmi. Gigantesque, elle touchait au plafond et débordait du sol. En bougeant à peine les yeux, il devina ses contours : un ours ! L'ombre d'un ours gigantesque planait au-dessus d'eux. L'assistant du maître-sorcier, mais comment s'appelait-il déjà?, avait tourné ses yeux blancs vers l'ombre. Il émit un grognement et d'une voix caverneuse, il déclama :
- NON, Grrrrrrr ! Pas de dislocation. Grrrrr ! Il doit m'être remis au pied du Bachkam dans la vallée du dragon. Grrrrrrrr !
Tous les regards se tournèrent vers lui. Le maître-sorcier prit la parole à son tour :
- Le totem de la maison Chountic a parlé ! Que tout se fasse comme il le demande.
Tandrag vit l'ombre se dissoudre doucement comme son impression de présence.

lundi 1 octobre 2012

Tandrag rêva.
Il marchait sur un sol dur et noir. Les roches étaient coupantes, acérées. Le ciel était composé de nuages noirs et bas fuyant vers un horizon improbable. Tout autour de lui, s'étendaient d'autres montagnes, d'autres monts en cône fumant et crachant du feu. Le vent était très chaud, très lourd. Tandrag se sentait fatigué. Il traînait le lourd marteau de Kalgar. Il ne savait pas pourquoi mais il ne pouvait le laisser. Il devait le transporter. Il montait vers le sommet, poussé par ses poursuivants. Dans ce monde minéral, il ne voyait aucune vie. Des reflets rougeoyants se reflétaient sur les nuages. C'est tout juste si à l'horizon la lumière prenait des teintes jaunes d'or.
Tandrag sentait tous ses muscles tendus par l'effort. Chaque pas le conduisait un peu plus haut.
Il s'arrêtait de plus en plus souvent pour reprendre souffle. Sa poitrine brûlait à chaque inspiration. Du repos, il lui fallait du repos. C'est à ce moment que venait le Hurlement. La peur déversait en lui son énergie. Il repartait pour fuir ceux qui étaient pires que des loups. Il longeait maintenant une crête. De chaque côté la pente était terrifiante. Tandrag ne pensait plus. Il posait un pas, puis un autre pas. Seul le pas d'après comptait. S'appuyant sur le solide marteau, il évita vingt fois la chute. Derrière, même s'il ne les voyait pas, il savait qu'ils se rapprochaient. Il monta encore pour passer un nouveau pic.
Arrivé en haut, il fit une pause. Son regard embrassa tout l'horizon. Tout en haletant, il s'aperçut qu'il était au bout du chemin. Devant lui il vit un précipice. Loin en bas, des ombres cachaient le sol. Loin devant, d'autres montagnes barraient l'horizon. D'un côté comme de l'autre, il découvrit le même paysage. Se retournant, il vit la sombre colonne monter en hurlant. Trop, ils étaient trop pour qu'il puisse lutter. Il recula d'un pas. La pierre noire céda sous son poids. Il tomba.
Tandrag se sentait flotter. Le paysage défilait sous lui comme s'il volait. Il utilisa le marteau qu'il n'avait pas lâché pour se diriger. S'il le prenait à droite, il tournait par là, s'il le prenait à gauche, il partait du même côté. Il vécut des moments grisants à frôler les montagnes noires. Il se sentait devenir fort. De son marteau, il cueillit le feu dans un des monts fumants. Il le jeta sur la terre, enflammant les pentes. Il partit d'un grand rire. Il vit la colonne noire de ses poursuivants. Son feu les réduit en cendre. Il en éprouva une joie intense presque douloureuse. Il était oiseau. De ses serres puissantes, il fit une arme pour pourchasser les fuyards. Quand sur la terre noire ne resta que le souvenir de ceux qui étaient pires que les loups, il ferma les yeux. Le choc fut rude.
Tandrag se réveilla en sursaut. Il ne savait pas où il était. Il mit un petit moment à reprendre ses esprits, à écouter les bruits de la maison, les craquements nocturnes. Les souvenirs, revinrent. Le smalko devait refroidir maintenant. Il se retourna sur l'autre côté pour se rendormir.
Il se retrouva au bord d'un lac. Le ciel était bleu, le vent calme. Le soleil réchauffait sa peau. Il entendit le chant d'un oiseau. Tandrag ressentit le désir de l'avoir près de lui. Tendant un doigt, il essaya d'imiter le chant entendu. Il vit arriver la boule de plumes dorées. Il en fut très heureux. Il leva la main plus haut pour attirer l'oiseau. Quand ce dernier fut tout près, Tandrag s'aperçut que ce n'était pas un oiseau dorée mais un petit dragon. Cela lui sembla évident.
- Tu es bien petit pour me porter.
- Toi aussi tu es bien petit pour vouloir un grand dragon, dit le dragon.
- Je ne voulais pas te vexer, dit Tandrag, tu es très beau et tu vas grandir.
Le petit dragon émit une sorte de roucoulement qui enchanta le cœur de Tandrag . Plus rien ne serait comme avant. Il avait son dragon et plus rien d'autre n'avait d'importance. Sur sa main qui grandissait, il vit le dragon grandir. Bientôt au bord du lac, il y eut un homme tenant sur son poing un immense dragon.
- Maintenant ! hurla l'homme qu'était devenu Tandrag.
D'un puissant coup d'ailes, le dragon s'éleva dans les airs. Ses serres s'étaient refermées sur le poing de l'homme, l'emportant avec lui dans son vol. Le dragon d'un même mouvement envoya l'homme loin devant lui et plongea. Il se retrouva juste sous Tandrag-homme au moment où celui-ci arrivait au sommet de sa trajectoire. Glissant sur le cou du grand saurien, Tandrag homme se retrouva assis sur le dos. La place était faite pour lui. Malgré les puissants coups d'ailes qui les emmenaient toujours plus haut, il ne bougeait pas. Tandrag-homme siffla une longue modulation. Le dragon vira sur l'aile en accélérant. Tout alla plus vite, de plus en plus vite. Le monde devint comme un brouillard qui défilait de part et d'autre d'eux. Quand tout redevint normal, ils survolaient une région blanche. Le ciel était blanc, la terre était blanche, les montagnes étaient blanches. Le dragon se posa devant une grande grotte, blanche elle aussi. Sur les murs couraient des dessins noirs. Tandrag-homme fixa son regard dessus. Les traits s’arrêtèrent. Tandrag comprit que ces signes étaient savoir. Il les toucha. Ils reprirent leur danse de sur ses bras, son torse, son visage. Bientôt il fut couvert de signes qui ondulaient sur sa peau, passant d'une région à l'autre. Il se mit à entendre des sons, à voir des images. Il y eut un éclair dans son esprit. La vérité fut en lui.
Tandrag se réveilla sous le choc. Il faisait encore nuit mais déjà il entendait le bruit des foyers qu'on rallume. Le jour approchait. Il pensa au smalko et à la Solvette. Peut-être pourrait-elle lui expliquer ce curieux rêve ?