 |
Ajouter une légende |
La matinée n'était pas ensoleillée mais il ne pleuvait plus. Youlba était allée porter ses combats ailleurs. Les bruits du village et de la fête passaient le haut mur. Le jardin où Riak se promenait faisait triste mine après toute la pluie reçue. Mitaou la suivait encore tout étonnée de l'honneur qui lui avait été fait. Tout cela grâce à Riak. Une autre invitée arriva dans le jardin. Comme Riak, elle était suivie par une novice. Sa silhouette empâtée laissait deviner son manque d’exercice. Contrairement à Riak, sous la tunique blanche et rouge, elle portait ses habits. Ce qu'on en voyait montrait la richesse de la propriétaire. D'âge mûr, elle avait l'habitude de donner des ordres. Sa voix claqua, sèche et impérieuse quand les deux hôtes se rencontrèrent. Elle ordonna aux nocives de s'éloigner. Quand elle fut seule avec Riak, elle la prit par le bras comme feraient deux amies et lui dit d'une voix plus mielleuse :
- Je suis la femme de Khanane, prince de la descendance du roi Riou. Je fais ma retraite comme chaque année. La grande prêtresse a la bonté de m'inviter pour la fête. Nous ne nous connaissons pas. Quelle est votre lignée ?
Le seul contact de cette femme avait révulsé Riak. Tout son discours la mettait mal à l'aise. Elle ne savait que répondre.
- Je suis Riak, femme de personne. La grande prêtresse m'a invitée à cause de mes cheveux blancs.
- Je me doutais, chère enfant, des intentions de notre hôtesse. Elle ne peut s'empêcher de recueillir toutes celles qui ont cette blanche chevelure. Au moment où nous devisons ensemble, vous êtes la quatrième… mais je bavarde, je bavarde et je ne vais pas avoir le temps de faire ma méditation. Permettez-moi de vous laisser…
À peine avait-elle dit cela qu'elle lâchait le bras de Riak et qu'elle sortait du jardin, suivie de la novice qui courait pour la rattraper. Quand Mitaou se fût rapprochée de Riak, elle lui dit :
- Méfiez-vous d'elle. Soko, la novice qui doit la guider, m'en a dit du mal. Le retour de la Princesse ne l'intéresse pas. Seules la puissance et la richesse trouvent grâce à ses yeux.
- Je crois que j'avais compris, répondit Riak.
Elle se promena un moment. Étant habituée à être toujours occupée, Riak se trouva vite à court d'idée de déplacement. Elle dit à Mitaou qui la suivait toujours :
- Je vais aller me reposer.
- Bien, Noble Hôte, je vais vous conduire à votre chambre et je viendrai vous chercher pour l'audience.
Arrivée dans la chambre, une fois le rideau tiré, de nouveau, elle ne sut plus quoi faire. Machinalement, elle mit la main sur le médaillon. Elle se mit à chantonner doucement la mélodie qu'elle avait entendue à la cérémonie du matin. Elle se mit à danser et rapidement, se retrouva dans un état second.
Un bruit de pas la ramena à la réalité. Elle se sentait essoufflée et avait les joues rougies par l'exercice. Les pas s'arrêtèrent devant le rideau. Ce n'était pas Mitaou. Une prêtresse entra. Elle avait l'air furieuse. Elle pointa un doigt accusateur sur Riak et lui déclara :
- Je te préviens tout de suite ! Quoi qu'il arrive, c'est moi qui serais la prochaine grande prêtresse. Alors ne te mets pas en travers de mon chemin...
Ayant dit cela, elle ressortit aussi vite qu'elle était entrée. Riak n'avait pas bougé, sidérée par cette apparition. Elle eut à peine le temps de se remettre que Bemba entrait.
- C’est bientôt l'heure de votre audience et je ne voudrais pas que votre tenue ait le moindre défaut.
- La femme de Khanane m'a dit qu'il y avait déjà trois personnes avec les mêmes cheveux que moi. Qui sont-elles?
- Ah, vous avez rencontré la pimbèche… personne ne l'aime celle-là. La grande prêtresse n'a pas le choix. Il faut bien ménager la susceptibilité de Khanane. Il est influent. C'est un descendant du roi Riou. Mais la pimbèche a raison. Vous n'êtes pas la seule, Noble Hôte, à avoir cette blanche chevelure. Il y a d'abord notre mère à toutes, la grande prêtresse et puis il y a la mère Fannebuis. Elle, c'est une crème. Jamais un mot plus haut que l'autre et en plus elle a une belle voix. Bon elle a pas inventé l'eau chaude, mais elle est gentille, surtout avec les noires...
Bemba babillait tout en préparant Riak à la rencontre avec la grande prêtresse.
- … Les noirs, c'est nous les servantes. Bien sûr ya aussi les bicolores. Vous avez les novices et puis les nonnes gardiennes… mais vous en connaissez certaines… mais si, rappelez-vous, Noble Hôte, celles que vous avez bousculées, la nuit de la salutation. Ça on peut dire que vous les avez impressionnées. Avant une mauvaise chute, j'étais comme elles… c'est pour cela que je m'entends toujours bien avec… d'ailleurs c'est Koulfa une bicolore, qui me disait que la mère Loilex avait toutes ses chances de devenir la prochaine grande prêtresse. Fannebuis n'a pas la stature et elle le sait. Elle ne se mettra pas contre la Loilex. Elle a trop peur. Quant à la dernière c'est encore une bicolore comme Mitaou. En plus elle est très jeune dans sa tête… le bruit court déjà que la Loilex est très énervée depuis votre arrivée, d'ailleurs Koulfa avait envie de voir pour parler certaines techniques de combat que vous avez utilisées quand vous….
Bemba s'arrêta net au milieu de la phrase et elle reprit :
- Ah, Noble Hôte, vous voilà parfaite pour aller voir Notre Mère à toutes.
À peine avait-elle fini sa phrase que Mitaou entrait.

Riak se réveilla avant l'aube. Elle avait rêvé de Koubaye. Cela lui avait rendu un peu de paix intérieure. Elle prit la résolution de faire tout son possible pour que tout se passe bien. Quelque part dans le temple, une petite cloche sonna. L'aube était encore très pâle. La servante, toute de noir vêtue entra dans la pièce. La novice, en habit blanc et noir, pliait sa paillasse. Bemba lui dit :
- Le bassin pour les ablutions de la Noble Hôte va arriver. Est-elle réveillée ?
- Je vais voir, répondit Mitaou.
Riak tira le rideau qui séparait l'alcôve de la pièce. Les deux femmes s'inclinèrent :
- Nous vous saluons, Noble Hôte.
Riak sentit qu'elle ne connaissait pas le protocole qui gouvernait la vie de ces femmes. Elle était dans une grande ignorance de ce monde. Elle ne connaissait que ce que la majorité des gens savait. Les prêtresses blanches priaient pour le retour de la Princesse et la restauration du royaume. Le reste était complètement flou.
- Que dois-je répondre, demanda Riak ?
- “Je vous salue”, lui dit Mitaou. Votre tenue est inadaptée, Noble Hôte. La mère intendante vous a fourni un nécessaire.
Bemba qui était sortie un instant revint avec des vêtements blancs et rouges qu'elle posa sur un coffre. D'autres servantes en noir arrivèrent portant bassin et seaux pleins d'eau. Elles posèrent le bassin et le remplirent d'eau fumante et parfumée. Riak regarda cela avec étonnement.
- À quoi ça sert ?
- À vos ablutions, Noble Hôte.
Riak avala sa salive en comprenant qu'elle allait devoir se déshabiller et entrer dans le bassin. Bemba s'approcha d'elle et l'aida à retirer ses habits grossiers de vieille femme qu'elle avait gardés. Quand elle fut en chemise elle l'invita à entrer dans l'eau. Mitaou s'était éclipsée, suivant la cohorte des autres servantes. Riak prit plaisir au contact de la tiédeur. Elle entendit une autre personne entrer. Celle-ci murmura quelques mots à l'oreille de Bemba et s'approcha du bassin. Riak était allongée dedans, la tête reposant sur un coussin.
- Permettez, Noble Hôte, que je vous prépare.
Bientôt Riak se retrouva nue, prise en charge par des mains douces et bienfaisantes. Elle vécut un moment de bien-être comme elle n'en avait jamais connu. Quand elle sortit de l'eau, on l'enveloppa dans un linge chaud et la servante, qui l'avait lavée, l'aida à revêtir ce que la grande prêtresse lui avait fait porter. Riak n'avait jamais rien porté d'aussi fin. Elle avait l'impression de ne rien porter ou presque.
- Ne vous inquiétez pas, Noble Hôte, on se fait très bien à cette tenue, lui dit la servante habilleuse. Vos vêtements vous seront rendus quand vous sortirez du temple.
À ce moment-là, Mitaou entra, suivie d'une nouvelle nuée de servantes qui débarrassèrent la pièce. Riak était trop occupée à écouter la novice pour faire attention aux chuchotements des servantes qui échangeaient des commentaires sur la blancheur de sa peau et de ses poils. Elle suivit Mitaou qui la conduisit vers la salle de cérémonie tout en lui expliquant le déroulement des rites et ce qu'elle aurait à faire. Elles entrèrent dans la grande tente montée pour le temps de la fête. Des servantes s'activaient pour disposer le nécessaire pour le rite. Riak se retrouva sur une estrade sur la gauche de l'estrade principale. Elle fut bientôt rejointe par deux femmes, chacune suivie par une novice. Elles regardèrent Riak, l'air étonné. Elles aussi avaient une robe blanche et une tunique rouge. Elles saluèrent Riak d'un geste de la tête. Alors que l'une d'elle allait dire quelque chose, la novice qui l'accompagnait lui prit le bras et lui fit signe de se taire. À ce moment-là, les novices entrèrent et prirent place en face des invités. Riak reconnut la mère des novices qu'elle avait bousculée. D'un regard aigu elle vérifia que toutes ces jeunes soient bien alignées. Déjà les servantes entraient se disposant au fond de la tente en silence. Puis vinrent les prêtresses, toutes de blanc vêtues. Elles se rangèrent devant l'estrade principale. C'est alors que le tambour se fit entendre. Riak ne l'avait pas vu en arrivant. Elle découvrit que quelques prêtresses étaient rassemblées dans un coin avec des instruments de musique. Le tambour battait comme un coeur, une pulsation lente et sourde. La grande prêtresse entra, suivie des deux que Riak n'aimait pas. Elle se plaça debout face aux autres. Elle était la seule à ne pas porter le voile blanc sur la tête. Ses cheveux en tenaient lieu. Immédiatement, une servante posa un brûle-parfum devant elle, et une autre lui tendit la boîte d'encens.
Tout se figea. Seul le tambour battait. Dehors une trompe sonna. C'était le signal. Le soleil venait d'éclairer le rocher du roi Riou. Mitaou l'avait expliqué à Riak. La grande prêtresse mit l'encens sur les charbons ardents. Une épaisse fumée s'éleva du brûle-parfum. La grande prêtresse fit un signe de la main. Le tambour fut rejoint par les gongs. Elle entama alors le premier chant. Riak, qui ne le connaissait pas, était dispensée de le chanter. Mitaou derrière elle et toutes les autres se joignirent au chant. Ils parlaient de salutations aux dieux. Bientôt Riak sentit l'encens. Cela lui piqua le nez. Elle eut peur d'éternuer. Son médaillon se mit à lui peser sur la poitrine. Le rythme de la musique changea. Ce deuxième chant était le chant que la Princesse chantait tous les matins aux temps heureux. Riak, qui ne l'avait jamais entendu, eut l'impression de le connaître. Elle se mit à le fredonner. Mitaou s'approcha d'elle rapidement, lui demandant de faire silence. Seule la grande prêtresse avait le droit de le chanter à cet office. Le reste de la cérémonie se passa sans autre incident pour Riak. Ce fut une suite de récitatifs, de chorals ou de chants a capella.
Le médaillon était chaud sur sa poitrine. Mitaou lui tapa légèrement sur l'épaule et lui fit signe de la suivre quand la tente de cérémonie se fut vidée. Riak s'aperçut que les deux autres invitées étaient déjà parties. Elle sentit la novice irritée. Elle lui posa la question. Mitaou l’éluda. Au nombre de recommandations qu'elle fit pour le repas qui venait, Riak comprit que la faute qu'elle avait faite en chantant quand il ne le fallait pas, mettait Mitaou en difficulté.
- On mange le matin après l'office de la salutation et le soir avant le lever de l'étoile de Lex.
- Et entre les deux, qu'est-ce qu'on fait ?
- On étudie les chants et les textes rituels. On prépare les offrandes aux dieux et les amulettes pour qui en fait la demande.
- Et moi ?
- Vous, Noble Hôte, vous pourrez méditer ou vous promener dans le jardin.
Riak trouva la perspective peu engageante. Elle n'était jamais restée sans rien faire. La salle à manger du temple était petite. Et le service se faisait par groupe. En tant qu’invitée, elle allait manger avec la grande prêtresse, en premier. Mitaou était la plus impressionnée des deux. Dans la pièce, sur une estrade, la grande prêtresse et ses deux adjointes avaient pris place avec elle, mais sur le côté une prêtresse mangeait avec elles. Mitaou expliqua à Riak un peu plus tard qu’elle dirigeait le temple du village. De chaque côté, deux longues tables. Les deux autres invitées étaient d'un côté et Riak de l'autre.
Le repas se passa sans difficulté. La nourriture restait simple mais bonne. Alors que la grande prêtresse en se levante donnait le signal de la fin du repas, elle fit signe à Mitaou qui se précipita et s'agenouilla devant elle.
- Je recevrai Riak en audience après les rites d’offrandes.
Et elle la congédia d'un geste. Quand Mitaou revint près de Riak, elle était bouleversée. La grande prêtresse lui avait parlé...

Koubaye avait marché toute la journée derrière Siemp. Ils étaient passés rapidement par l'auberge pour prendre le maigre bagage de Koubaye et saluer Sorayib. Les adieux avaient été brefs. Koubaye était parti le coeur lourd. Son grand-père aussi était ému. Il l'avait rassuré en lui disant qu'il allait apprendre bien plus au mont des vents qu'il n'en aurait appris en restant ici toute sa vie.
Siemp n'était pas un homme bavard. Il était pourtant attentif. Beaucoup plus grand et plus massif que Koubaye, il avait fait attention de ménager son jeune compagnon en faisant des pauses régulièrement. Koubaye, qui cherchait à savoir, posait des questions durant ces moments. Il recevait des réponses courtes et évasives, globalement peu informatives.
Il apprit que Siemp était un vieux serviteur de Balima. Il comprit que ce dernier avait de hautes fonctions car il connaissait les grands savoirs et que, depuis peu, on, et Koubaye avait entendu Lacestra, lui avait confié la gestion de la maison des savoirs du mont des vents. Siemp servait de coursier et, avait-il annoncé :
- C'est la première fois que j'emmène un colis aussi bavard.
Koubaye n'avait plus osé l'interroger. Ses pensées étaient alors revenues sur la vie qu'il quittait. C'est alors que l'image de Riak s'était imposée à son esprit. Il n'avait même pas eu le temps de lui dire au revoir. Qu'allait-elle penser ? Il repensa aux derniers moments sur l'estrade. Il avait vu déteindre les cheveux de Riak et après quelques cris, il y avait eu la bousculade. Depuis, il était sans nouvelle. Tout en marchant, il essaya d'invoquer son image sans parvenir à un résultat. Puis la fatigue aidant, il devint comme une machine à marcher. Sa seule pensée était de continuer d'avancer.
Quand la nuit tomba, Koubaye espérait l'arrêt à chaque maison. C'est aux toutes dernières lueurs du jour qu'ils atteignirent un hameau. Au centre, la grande maison était une auberge. Ils y entrèrent. Cela réveilla Koubaye. Il n'avait connu que celle du village et il était curieux de découvrir d'autres lieux. Il fut déçu. Il retrouva une salle de même genre et, s'il ne connaissait personne, il vit bien que ceux qui venaient là, ressemblaient beaucoup à ceux qui fréquentaient l'auberge de Gabdam. Siemp commanda deux repas. Son air bourru et ses réponses brèves découragèrent les tentatives de communications de l’aubergiste. Quelques uns parlaient à haute voix. Koubaye entendit parler de la pluie, des récoltes et de la mauvaise humeur de Youlba. Plus le dîner avançait et plus son excitation diminuait. Alors qu'il finissait sa galette, il ressentit la fatigue comme une chape. Quand Siemp se leva de table, Koubaye le suivit jusqu'à un petit réduit garni de deux paillasses. Il était à peine couché qu'il dormait déjà. Il n'entendit pas Siemp partir, pas plus qu'il ne l'entendit revenir.
Il se réveilla en pleine nuit. Le noir était complet. Il entendait la respiration régulière de Siemp qui dormait. Il s'assit sur sa paillasse recherchant ce qui avait pu le réveiller. Il resta un moment comme cela, laissant son esprit libre d'aller et venir. Il pensa à Riak. Il eut comme un éclair devant les yeux. Il sut. Il sut sa détresse et sa peine, sa colère et sa curiosité. Il sut qu'elle se sentait seule. Alors il murmura :
- Où que tu ailles, quoique tu fasses, j’en aurai le savoir. Sois sans peine et garde ta colère. Ce qui va t’advenir sera l'écheveau de Rma.
Devant ses yeux, la lumière s’adoucit. Il savait Riak en paix.
Le jour n'était pas encore levé quand Siemp le réveilla. Une fois le repas fini, ils reprirent la route. À la première pause, Koubaye demanda :
- On va marcher comme ça combien de jours ?
Siemp le regarda, sembla réfléchir un moment et articula :
- Quatre jours pour atteindre la plaine, et après on ira plus vite. Bien, assez parlé, on repart.
Et sans rien ajouter, il avait remis son baluchon sur l'épaule et s'était remis en route. Koubaye se dépêcha de le suivre. Il pensait : “Plus de quatre jours de voyage… Le monde est-il si vaste ?” Comme souvent quand son esprit était préoccupé par une question, le savoir venait. Il coulait en lui comme un ruisseau, clair et limpide. Le mont des vents était loin, très loin. Même s'ils marchaient plus vite dans la plaine que sur le chemin de montagne qu'ils suivaient, il faudrait presque une lunaison pour y arriver. Il eut un instant de découragement et puis il pensa que Rma saurait bien tisser les fils du temps pour croiser les destins.
Le paysage changeait. Siemp avait pris par le col Difna. Il coupait la montagne au plus court. Koubaye et les siens habitaient la chaîne de montagne au nord du pays. Plus on s'y enfonçait plus les sommets étaient hauts et enneigés. À leurs pieds, on avait la plaine du roi Riou. Là où avait eu lieu la funeste bataille. Cette plaine rejoignait le fleuve Polang qui servait de frontière, avant, avec le royaume des seigneurs. En descendant le fleuve Polang, on rejoignait assez facilement le reste du royaume à travers les gorges du Tianpolang. Un large passage bordé de falaises. C'est par là que passaient les chariots et les gens qui avaient le temps. Tout le commerce entre les deux royaumes y passait.
Pour rejoindre la plaine du roi Riou, on devait passer le saut du Cannfou. La rivière Cann qui courait dans la plaine du roi Riou, donnait naissance à une cascade haute comme dix hommes. Les chariots déchargeaient à ses pieds dans la ville qui portait le nom de la cascade et on chargeait les bêtes et les hommes pour continuer le voyage vers les hautes terres. Le roi Verne avait pris les gorges du Tianpolang dès le premier assaut. Le roi Riou avait dû faire passer son armée par le col de Difna. Le chemin était bien tracé, Siemp et Koubaye avançaient bien. Ils s'étaient arrêtés dans le premier relais et devaient passer le col pour atteindre le deuxième. Koubaye aurait bien aimé passer par l'autre chemin. Il avait nourri le secret espoir de voir sa mère. Aujourd'hui l'étape allait être dure. Siemp lui avait prédit la souffrance et il n’en menait pas large. La montée était raide et longue. Les pauses avaient diminué. Ce soir, l'étoile de Lex revenait et avec elle, les bayagas. Siemp les craignait beaucoup, Koubaye plus du tout depuis cette nuit dans la caverne effondrée. Il savait qu'il ne risquait rien. Il savait leur nature. La pluie les rejoignit avant le sommet, faisant soupirer Siemp. Il avait mis une cape épaisse et avait repris son chemin au même rythme. Koubaye n'avait rien d'autre que son manteau. Il en releva le col et mis son bonnet, peinant pour tenir le rythme. Siemp ne s'arrêta même pas au sommet. La descente fut difficile. Koubaye glissa et tomba plusieurs fois. Siemp se rattrapa quelques fois sans que ces malheureuses expériences ne le fassent ralentir. C'est exténué que Koubaye atteignit le hameau du deuxième relais.
Comme la première nuit, il ressentit chez Riak un mélange d'étonnement et de colère, de plaisir et de peurs.
Au matin, Siemp lui fit presque un discours :
- Aujourd'hui, on va quitter la montagne. Devant nous c'est le coeur du royaume. On va aller beaucoup plus vite dès qu'on aura atteint Smé. Je vais t'apprendre comment les Oh’m'en se déplacent. Le mont des vents est vers l’ouest.
Koubaye sut alors que Siemp était un Oh’m’en et que dans son coeur, la nostalgie de sa steppe était grande. Il ressentit dans ses muscles ce qui devait être fait pour se déplacer comme eux. Cela le fit sourire. En attendant, ils reprirent leur marche. Le chemin était plus facile, plus large, plus fréquenté. La terre était plus riche sur ce versant et des champs en terrasse succédaient aux champs en terrasse. Ils traversèrent un paysage de collines de moins en moins hautes. À chaque petit col, Koubaye découvrait un peu plus la grande plaine. Le soir, ils furent à Smé. Contrairement à ce qu'il pensait, ils n'allèrent pas dans une auberge. Siemp frappa à un haut portail sculpté. Une petite porte s'ouvrit. Un homme de même stature que Siemp les dévisagea et s'adressa à eux dans un idiome que Koubaye ne connaissait pas, la langue des Oh’m’en. Siemp lui répondit dans la même langue. Aussitôt, avec un sourire, le portier les invita à entrer. La cour était assez vaste et entourée de hauts murs. La maison avait un étage. Le portier cria quelque chose en s'adressant à quelqu'un dans la demeure. Immédiatement une femme en sortit et vint embrasser Siemp en exprimant une grande joie. Puis elle se tourna vers Koubaye, le regarda de la tête aux pieds et dit quelque chose à Siemp. Celui-ci répondit en langue commune :
- Mon maître m'a demandé de l'emmener rapidement au mont des vents. Il pourrait marcher comme un Oh’m’en.
Le femme répondit :
- Sait-il ?
- Il n'a jamais quitté la haute vallée !
- Alors il faut qu'il essaye.
Elle se tourna vers le portier en lui donnant des ordres en langue Oh’m’en. Celui-ci courut sous l'auvent qui longeait le mur extérieur et revint avec une brassée de perches. Koubaye les regarda faire, intrigué. Siemp lui dit :
- Suis-moi !
Au bord de la maison, il y avait un escalier montant à une petite terrasse. Siemp s'assit sur le bord, les jambes pendantes et fit signe à Koubaye de faire de même. Le portier disposa rapidement quatre perches près de chacun. Siemp dit à Koubaye :
- Fais comme moi.
Avec dextérité, il attacha les deux plus courtes à ses pieds, saisit les deux longues et d'un coup de rein, il se retrouva debout au milieu de la cour. Koubaye, qui l'avait regardé, fit de même. Quand Siemp le vit debout comme lui, il se mit à marcher en longeant le mur. Koubaye le suivit. Et quand Siemp se mit à courir, Koubaye le suivait encore. Siemp se laissa tomber en avant, et avant de se retrouver face contre terre, il avait défait ses échasses et atterri sur ses deux pieds. Quand Koubaye fit de même, la femme applaudit. Elle dit alors à Koubaye :
- Le maître de Siemp a raison. Tu n'es pas un garçon commun. C'est un honneur pour moi de t'accueillir sous mon toit. J'envoie un marcheur tout de suite pour préparer votre route. En attendant entrez et reposez-vous !

Keylake s'approcha de Riak et de la grand-mère. Les lèvres pincées, elle dit :
- La grande prêtresse a parlé. Nous devons obéir.
Au ton employé, Riak comprit que c'était une formule de politesse. La prêtresse continua en s'adressant à la grand-mère :
- Vous allez remplir la mission qui vous a été confiée. Pour cela vous passerez voir la mère-intendante. Elle verra avec vous ce qui est nécessaire.
Puis elle se tourna vers Riak :
- Quant à toi… tu es notre “hôte”.
Keylake se tourna vers la prêtresse qui avait frappé Mitaou, la novice :
- Mère des novices donne une servante à notre “hôte”. Que les justes gestes soient faits !
La mère des novices s'inclina, imitée par toutes les novices qui mirent le front à terre, en disant :
- Cela sera fait, Mère Keylake.
Riak regarda cela interloquée. Dès qu'elle se releva, la mère des novices se tourna vers une jeune fille en habit blanc et noir et lui dit :
- Va accompagner cette femme jusqu'à chez la mère-intendante et reviens sans traîner. Nous allons commencer les exercices du soir.
Regardant alors Riak, elle dit :
- Vous êtes notre hôte. La grande prêtresse vous fait une grande faveur après ce que vous avez fait. Sache que celle que je punis le mérite toujours. Nos règles sont strictes mais nécessaires pour que soit honorée la blanche princesse qui soutient le peuple.
Riak écoutait emplie d'une impression d’irréalité. Et puis d'un coup, elle comprit qu'elle restait ici, qu'elle ne repartait pas dans les montagnes avec sa Grande Mère aimante mais qu’elle allait rester là avec toutes ces “mères” aux paroles dures et au coeur sec. Elle se tourna vers la grand-mère. Elle lut dans son regard qu'elle était arrivée à la même conclusion. Cette dernière s'approcha de Riak, lui prit les mains et l'embrassa.
- Je fais le plus vite que je peux, dit-elle à Riak. Tu vas voir, tout va s'arranger.
- C'est ce qu'on dit aux petits enfants pour qu'ils se tiennent sages, lui répondit Riak.
La grand-mère sentit au ton de sa voix que Riak n'était pas loin des pleurs. Elle-même se sentait dépassée par les événements. Elle lâcha Riak brusquement et rejoignit la novice qui l'attendait à la porte. Riak vit disparaître la grand-mère après un dernier signe de la main. Sa gorge se serra.
La mère des novices ne lui laissa pas le temps de réfléchir plus. Elle reprit :
- Je vais mettre à votre service celle-là même que vous avez défendue. À elle de prouver qu'elle est digne de l'habit qu'elle veut porter. Si elle échoue dans sa tâche, elle sera renvoyée.
Elle se tourna alors vers Mitaou et lui dit :
- Je te dispense des rites et des prières communes. À toi de t'occuper de notre hôte pour que tout aille bien. Vois avec l’hôtelière pour l'organisation.
Ayant dit cela, elle fit un signe et sortit, suivie de toutes les novices. Riak avait vu pâlir Mitaou à l'annonce de sa tâche. Quand elles furent seules, elle lui demanda :
- Qu'est-ce qu'on doit faire ?
- Venez, répondit Mitaou, la mère intendante va nous attendre.
Riak fut étonnée du vouvoiement de la part de quelqu'un de son âge.
- Comme l'a dit notre mère, nos règles sont strictes. Malheureusement, je n'ai pas la faveur de la Princesse Blanche et je fais beaucoup de fautes. En vous confiant à moi, notre mère me donne une dernière chance. Je n'ai pas le droit d'échouer. Mes parents seraient trop déçus. Jamais je ne pourrais rentrer et amener la honte sur le clan.
Tout en parlant Mitaou entraîna Riak dans un couloir jusqu'à une grande pièce. Derrière une table, une mère, reconnaissable à son habit blanc, s'agitait en donnant des ordres. Mitaou s'approcha d'elle en la saluant avec respect en s’inclinant :
- Je te salue, Mère intendante. Je viens…
- Oui, oui, je sais…
Riak vit la prêtresse se tourner vers le fond de la salle et crier :
- Bemba, viens !
Une forte silhouette jaillit de l'ombre :
- Oui, Mère ?
- Cette jeune fille est l'hôte de la grande prêtresse et cette novice sera sa guide. Va et fais selon mes ordres.
D'un geste, elle les congédia.
Riak se retrouva à nouveau dans un couloir à suivre ses guides. On la fit monter à l'étage par un grand escalier et on la précéda jusqu'à une grande pièce.
- Vous voilà arrivée, noble hôte. Mon nom est Bemba. Je suis là pour satisfaire tous vos besoins. Voici la clochette pour m'appeler. Je serai devant votre porte. Je pense que vous allez vous reposer. Que votre nuit soit profitable!
Ayant dit cela Bemba se retira. Mitaou et Riak se trouvèrent seules. Mitaou s'avança jusqu'à un rideau qu'elle tira découvrant une alcôve garnie d'un matelas :
- Voilà, noble hôte, votre couche. Les premiers rites du temple sont quand le soleil éclaire le Rocher. Bemba viendra avant pour vos ablutions et pour votre repas.
- Et qu’est-ce que je suis censée faire, demanda Riak ?
- Vous reposer, noble hôte, et moi je dormirais à côté pour que votre sommeil soit paisible.
Tous ces “noble hôte” énervaient Riak. Elle se contenait pour ne pas répondre et rendre la situation plus difficile. Elle s'allongea, laissant la novice tirer le rideau. Elle l'entendit bouger un peu dans la pièce. Le silence vint, puis un murmure. Riak regarda ce qu’il se passait. La novice, à genoux, psalmodiait. Riak trouvait la situation cauchemardesque. Elle se coucha en pensant ne pas dormir. La psalmodie eut un effet soporifique.

Riak marchait, appuyée sur sa canne. La grand-mère l'avait déguisée en vieille femme courbée. Elles avaient passé la journée enfermées dans la chambre à se préparer. La grand-mère était sortie plusieurs fois pour chercher des accessoires pour parfaire le déguisement. À la nuit tombante quand elles quittèrent l'auberge de Gabdam, la grand-mère était contente de son travail. Riak restait en colère. Mais elle avait vu telle joie dans les yeux de sa grande mère quand elle parlait de la grande prêtresse qu'elle n'avait pas osé la décevoir. Elle marchait donc à petit pas comme elle s'était entraînée, tenant le bras de la grand-mère. Les quelques mèches blanc sale qui dépassaient de sa coiffe étaient naturelles dans ce couple de vieilles femmes à moitié courbées qui se soutenaient l'une l'autre. C'est ce que semblèrent penser les soldats qu'elles croisèrent. Elles eurent à peine droit à un regard. La grand-mère, qui en faisait trop, avait même dit à Riak d'une voix assez forte comme si elle parlait à une sourde :
- Avance tranquillement, mère, on t'a réservé un siège...
La grande prêtresse était au balcon du temple. Elle fit installer Riak devant elle en contrebas dans le jardin. Il était évident que jamais les gardes ne viendraient la chercher là. Même si Riak en convenait, elle avait pris sa dague. Elle ne faisait pas confiance à cette grande prêtresse qui l'avait manipulée comme un jouet. La grand-mère appréciait l'honneur qui lui était fait. Comme elle le disait et le rédisait à Riak :
- Je n'aurais jamais cru vivre ça.
Hors de l'enceinte, la foule se rassemblait. Le brouhaha passait les murs. Les prêtresses gardaient le silence. Et le temple était un îlot de calme. La nuit était maintenant tout à fait tombée. Le temple était resté dans lumière. Seules rougeoyaient les braises des bâtons d'encens. Riak entendit certaines novices prier pour remercier d'avoir un ciel dégagé. Petit à petit, les lumières furent éteintes. Seules les auberges gardaient des lanternes sourdes. Tout semblait aller pour le mieux quand arriva le premier éclair, bientôt suivi par le tonnerre.
- Youlba !
Riak se retourna pour voir qui avait parlé. Elle vit une jeune fille qui devait avoir son âge. Son regard exprimait de la peur. Immédiatement, une prêtresse surgit et lui asséna deux violents coups de la longue baguette qu'elle tenait à la main :
- Mitaou ! Prie au lieu de crier !
La prêtresse se retrouva à terre avant d'avoir compris. Au-dessus d'elle, une vieille femme cria quelque chose qui fut couvert par le bruit du tonnerre. L'orage se rapprochait. La grand-mère se leva horrifiée. Riak venait de mettre à terre, et une prêtresse, et tous ses espoirs. D'autres prêtresses arrivèrent pour maîtriser Riak. Après en avoir mis deux autres à terre, elle était en passe de tomber sous le nombre quand survint le cri.
Toutes se figèrent et joignirent leurs cris à celui de la foule. Le tonnerre lui-même en fut couvert. Les prêtresses gardiennes retrouvèrent vite leurs esprits ainsi que la grand-mère qui se précipita. Elle s’interposa entre les protagonistes, exhortant les unes et les autres au calme. Le pugilat allait reprendre quand toutes les prêtresses se figèrent. La grande prêtresse venait d'arriver. Même Riak qui s'était demandé un instant si elle sortait sa dague, se mit dans une position d'attente. La grand-mère se précipita pour prendre la défense de Riak. Elle fut arrêtée d'un geste.
- Mère Keylake a raison… tu es arrogante !
- C'est l'autre… là ! qui a commencé, répondit Riak.
Il y eut des interjections étouffées tout autour d'elle, vite réprimées quand la grande prêtresse fit un signe de la main.
- Te rends-tu compte, petite écervelée, que tu es en mon pouvoir…
- Je ne suis au pouvoir de personne ! Koubaye serait là, il vous le dirait.
- Et qui est ce Koubaye ?
- C'est mon petit fils, intervint la grand-mère. Il doit être avec mon mari à nous attendre. Je vous présente toutes mes excuses, Mère du peuple. Nous allons partir… maintenant.
- Crois-tu, vieille femme, que les choses soient si simples ?
La grand-mère devint livide. Riak avait dépassé les bornes et elle allait le payer cher.
- Tu as bien fait de faire ce que tu as fait, dit la grande prêtresse en regardant la grand-mère. Cette enfant n'est pas tienne. Où est sa mère ?
- Elle est restée au hameau, à une journée de marche d'ici, répondit la grand-mère.
- C'est pas ma mère, coupa Riak.
- Mais… bredouilla la grand-mère.
- Ma mère, c'est sa soeur. Elle, elle m'a recueillie quand le village a été brûlé par ces salauds...
- Veux-tu dire que tu es orpheline ? interrogea la grande prêtresse.
- La moitié du village a été massacré et mes parents étaient dedans… la soeur de la mère m'a récupérée et ils ont fait de moi leur fille…
- Comme le veut la coutume, coupa mère Keylake. Une mère obéissante, tu aurais pu suivre son exemple !
Riak détestait cette femme. Dès leur première rencontre elle l'avait détestée. Pour Riak, elle puait la frustration et la jalousie.
De nouveau la grande prêtresse leva la main, imposant le silence.
- La Blanche est revenue, ainsi va le monde. Youlba est présente, pourtant cette année elle n'a pu s'imposer… D'autres forces sont en jeu. Le temps du discernement s'impose. Qu'on fasse venir sa mère et elle sera notre hôte en attendant. Que les justes gestes soient faits !
Ayant dit cela, la grande prêtresse s'en alla. Toutes les présentes s’inclinèrent sauf Riak, raide comme un piquet qui essayait de comprendre ce qu’il se passait.

Koubaye suivait l’homme qui se faufilait dans la foule. Il était grand et sa large carrure facilitait ses déplacements. Il revenait vers le village. Koubaye sentait qu’il devait le suivre. Il essaya de poser des questions à l’homme qui ne répondait pas, se contentant d’avancer. Il s’interrogeait sur la suite. Qu’allait dire son grand-père ? Pourquoi ce besoin de suivre cet homme ? Ses interrogations cessèrent quand l’homme entra dans une maison basse et longue. Il regarda autour de lui. Personne ne semblait s'intéresser à eux. Il poussa Koubaye dans le dos en lui demandant d’entrer et referma la porte soigneusement.
- Mais qu’est-ce qu’on fait là ? demanda Koubaye.
- Chutttt ! fit l’homme en écoutant à travers la porte. Suis-moi !
Il suivit un couloir puis ouvrant une porte descendit une échelle. Il attrapa une lampe qui brillait là et s’enfonça dans un couloir qui bientôt tourna vers la droite. Il y avait des portes de part et d’autre. Il en ouvrit une. Il se glissa derrière des étagères, écarta une tenture et disparut emportant toute lumière. Koubaye se dépêcha de faire de même pour se retrouver dans un tunnel. Régulièrement de lourdes tentures barraient le passage. Il y faisait frais. L’air sentait le renfermé. Ils arrivèrent de nouveau dans une cave. L’homme attendit Koubaye avant de masquer la lampe et d’ouvrir la porte. Il écouta le silence.
Tout semblait calme. On percevait quelques bruits dans le lointain, les bruits familiers d’une maison occupée. Satisfait, il s’engagea dans le couloir entraînant Koubaye. De nouveau, à la faible lueur de la lampe, ils suivirent un couloir. L’homme prit une échelle posée au sol et pendant que Koubaye tenait la lampe, il la posa le long du mur. Avec précaution, il monta jusqu’au plafond et entreprit de soulever doucement une trappe. Les bruits de la maisonnée devinrent audibles. L’homme souleva la trappe complètement et fit signe à Koubaye de le suivre. De plus en plus intrigué, il monta à l’échelle en tenant la lampe. L’homme la lui prit, souffla la bougie et la posa sur une étagère. Il referma la trappe avec lenteur.
- Ici, on ne risque rien. Viens !
Avant que Koubaye n’ait pu poser une question, il s’était dirigé vers une porte et l’avait ouverte. Ils se retrouvèrent dans une cuisine. La femme, qui était aux fourneaux, se retourna en entendant la porte. Elle vit l’homme et Koubaye, et ne parut pas surprise. D’un doigt, elle désigna un passage et dit :
- La deuxième...
- Merci, dit l’homme.
Passant dans un couloir, il s’arrêta devant la lourde tenture qui fermait le passage. Il vérifia que le couloir était vide et, la soulevant, poussa Koubaye devant lui.
Koubaye comprit alors qu’il se trouvait dans une auberge. La pièce était emplie d’hommes qui le dévisageaient.
- C’est lui, dit l’homme en laissant tomber la tenture derrière lui.
- Bien, Siemp, reste dans le couloir et préviens si quelqu’un arrive.
Siemp ressortit laissant Koubaye seul sous les regards scrutateurs de ceux qui étaient là. Il remarqua qu’ils étaient tous aussi mouillés que lui. Avant que quelqu’un n’ait dit un mot, on entendit des bruits de pas dans le couloir. Koubaye sentit la tension monter d’un cran et retomber quand des voix saluèrent Siemp. La tenture se souleva laissant passer deux personnes. Le plus âgé, après un bref regard vers l’assistance, se tourna vers Koubaye.
- Alors c’est toi !
L’homme fit le tour de Koubaye en l’examinant et ajouta :
- Ton grand-père m’a parlé de toi.
Koubaye le regarda interloqué.
- J’étais à côté de toi quand tu as fait la prédiction. C’est arrivé et pourtant le charpentier m’a juré que ça aurait dû être impossible.
Koubaye sentit son coeur accélérer. L’homme tournait toujours autour de lui.
- Sorayib a raison, tu es un garçon étonnant.
L’homme s’arrêta et regarda le groupe assis :
- Votre opinion ?
Tout le monde se mit à parler en même temps. La cacophonie fut interrompue par la silhouette encapuchonnée assise dans un coin, appuyée sur le mur. Il leva la main et tout le monde se tut, même l’homme qui tournait autour de Koubaye s’arrêta.
- Tu te nommes Koubaye, demanda l’homme encapuchonné. Est-ce cela ?
- Oui, répondit Koubaye étonné par cet intérêt.
- Mon nom est Lascetra. Je suis Celui qui sait.
Koubaye sursauta. Devant lui se tenait l’homme détenant le plus haut savoir du pays.
- Il t’arrive de dire des choses avant qu’elles n’arrivent, est-ce vrai ?
- Oui… Maître ?
- Appelle-moi simplement Monsieur.
- Oui… Monsieur.
- Comme aujourd’hui ? Tu dis et cela arrive.
- Oui, Monsieur, mais…
- Mais ?
- Mais je ne le dis que si je sais que c’est ce qui arrivera.
- C’est un savoir difficile.
- Oui, Monsieur.
- Depuis quand sais-tu que tu sais ?
- Je l’ai toujours su, Monsieur.
- Merci de tes réponses, Koubaye.
Lascetra se leva doucement. Les autres firent de même. Il s’approcha de Koubaye et lui mit la main sur l’épaule :
- Il est préférable pour toi, et pour nous, que tu sois mis à l’abri. Être un sachant est difficile et parfois dangereux dans un pays où règnent les seigneurs.
Koubaye lui jeta un regard interrogatif.
- Je te comprends, Koubaye. Tout ceci est difficile pour toi, mais indispensable.
- Mais pourquoi ? demanda Koubaye.
- Il n’y a pas eu de Sachant depuis des générations. Tu es à la fois une chance pour le peuple et un risque pour sa survie. Pour l’instant avec ce qui se passe au palais du roi, révéler la présence d’un Sachant serait un trop grand risque.
Koubaye ne comprenait pas ce qui se passait. Son monde lui échappait. Il pensa à son grand-père. Où était-il ? Pourquoi personne n’était là pour lui ? Lascetra sembla deviner ses pensées.
- J’ai demandé à ton grand-père de faire ce qu’il avait à faire… sans s’occuper de toi.
- Mais pourquoi ? demanda encore une fois Koubaye.
- Parce que nous allons prendre en main ton éducation. Tu vas aller au mont des vents et là tu apprendras ce qui est nécessaire.
Lascetra se tourna vers l’homme qui était arrivé en dernier :
- Balima, tu le prends sous ta coupe. Pars maintenant. Il est préférable qu’il ne reste pas.
Koubaye aurait voulu dire… mais les mots ne venaient pas, il aurait voulu crier comme tout à l’heure sur l’estrade mais sa gorge était trop nouée. Il vit les hommes sortir les uns derrière les autres. Il resta seul avec Balima et Siemp qui pénétra à son tour dans la pièce.
- Je ne te présente pas Siemp, dit Balima, tu l’as suivi. Il va te conduire au mont des vents. Je vous rejoindrai là-bas.
- Je voudrais dire au-revoir à ma grand-mère.
- Tu as entendu ce qu’a dit Lascetra. Il est notre Dernier Savoir. Il est préférable que tu ne restes pas.
Koubaye sentit les larmes lui monter aux yeux. Il refusa de les laisser couler.
- Alors, allons-y ! dit-il d’une voix enrouée.

Riak avait sursauté en entendant le cri du garde. Jusque-là, elle était restée stoïque sous la pluie qui la détrempait, prenant exemple sur ses voisines. C’est en voyant le regard des autres qu’elle avait commencé à s’interroger. Puis elle avait vu les coulées noires sur sa tenue blanche. Elle se sentit comme mise à nue. Elle était là, exposée au regard, en pleine lumière. Autour d’elle, tout alla très vite. Elle entendit plus qu’elle ne vit le remue-ménage. La voix de la grand-mère surgit sur sa droite :
- Tiens, mets cela et suis-moi !
Riak se retrouva couverte d’une lourde cape sombre. Pendant que les rayons de soleil éclairaient le rocher du roi Riou, le silence se fit dans l’assemblée et dans la plaine. La grand-mère la prit par le poignet. Elle avait aussi revêtu une cape semblable. Elle l’attira à travers le groupe de femmes qui les laissait passer vers le bord de la plateforme. Une échelle dépassait d’une trappe qu’on avait ouverte :
- Descends par là et attend-moi en bas.
Riak se retrouva dans l’ombre. À moitié courbée, elle attendit, tendant l’oreille pour entendre le bruit des soldats bousculant les hommes. La grand-mère la rejoignit et lui dit :
- On va par là !
Les deux femmes étaient déjà loin quand l’escalier s’effondra. Elles arrivèrent chez Gabdam avant que la foule ne bouge. La salle était vide. Elles allèrent se réfugier dans la chambre. Riak tremblait de peur et de colère. La grand-mère la calma en lui parlant doucement tout en la déshabillant. Elles se séchèrent et se réchauffèrent. À côté dans la grande salle, les gens arrivaient petit à petit. On entendait le brouhaha des conversations et les bruits des servantes qui allaient et venaient.
- Le plus sûr serait de partir maintenant pour nous mettre à l’abri au village, dit la grand-mère...
Riak ne put cacher sa déception. Elle n’avait rien vu ou presque de la fête et puis elle allait rater sa première salutation à la Dame blanche en tant qu’adulte.
-... mais on ne pourra pas saluer la Dame blanche avec les autres...
Riak commençait à échafauder toutes sortes de plans dans sa tête pour rester quand même, quitte à se battre et à jouer de la dague.
- … Ce serait très dommage. Il est très important que tu sois là pour vivre cette salutation.
Les derniers mots de la grand-mère la firent sortir de ses cogitations enfiévrées.
- Pourquoi est-ce si important ?
- Tu es appelée, par tes cheveux blancs, à jouer un rôle dans le culte de la Dame blanche. La Constellation blanche est le signe de sa vitalité et sa vitalité coule dans toutes les femmes de notre peuple mais plus dans celles qui ont la chevelure blanche comme la tienne.
Riak resta sans voix. Elle ne se voyait pas en prêtresse. Elle en avait entendu parler. Enfermées dans un monastère dans une des montagnes éloignées près de l’horizon, elles consacraient leur vie à honorer la Dame blanche. Elle ne se voyait pas du tout dans ce rôle. Elle le dit à la grand-mère.
- Je comprends tes réticences, mais Youlba est en colère. La grande prêtresse pense que ta venue la met en colère.
Riak fut interloquée. On parlait d’elle sans elle. Elle n’aima pas l’idée.
- Je ne suis pas faite pour être dans un temple. Je suis faite pour les grands espaces et pour la liberté.
- Peut-être, Riak. Si par hasard tu es celle qui doit devenir grande prêtresse, nous le saurons ce soir.
- Comment ça ?
- La grande prêtresse se fait âgée. Elle fut comme toi, une jeune fille aux cheveux blancs et la grande nuit de la fête, Youlba a montré sa colère à sa présence ici. Déjà ce matin, tu as été mise en pleine lumière, il est nécessaire de te préparer pour cette nuit.
Riak allait répondre quand on frappa à la porte. Les deux femmes se figèrent. Les coups recommencèrent tapant selon un rythme particulier. La grand-mère se détendit et alla ouvrir la porte. Une femme âgée en tenue de fête entra, suivie de deux autres vieilles. Riak sentit immédiatement une antipathie envers les deux vieilles. La première entrée semblait un peu absente. La grand-mère s’inclina et fit signe à Riak de faire pareil. Riak ne bougea pas.
- C’est la grande-prêtresse ! Incline-toi ! lui dit la grand-mère.
Riak inclina vaguement la tête tout en scrutant les trois femmes.
- Elle est bien arrogante, dit une des vieilles endimanchées.
- Elle s’est retrouvée en pleine lumière à la salutation du Roi Riou, dit la deuxième. Je ne crois pas qu’elle soit celle qui doit venir après vous.
La femme âgée dégagea sa coiffe, libérant une chevelure blanche abondante qui descendit en cascade jusqu’à sa ceinture :
- Je vous entends, fidèles secondes mères. Elle est jeune et l’arrogance est l’apanage des jeunes. Plus ennuyeuse est la lumière du matin.
- Oui, Mère du peuple, cela n’est jamais arrivé depuis le début de notre ordre.
- Je t’entends, Mère Keylake. Cela est à prendre en considération. Elle a les cheveux blancs et longs de la lignée des Mères du peuple.
- Cela ne suffit pas, dit l’autre avec une pointe d’acrimonie dans la voix
- Je t’entends, Mère Algrave. Cela ne suffit pas.
Si Riak n’aimait pas les deux acolytes de la grande prêtresse, cette dernière l’intriguait.
- Montre-moi comment tu es, dit la grande prêtresse à Riak.
Riak qui avait une simple chemise sur elle la regarda sans comprendre. La grand-mère alla chercher une bougie pour la ramener. Riak faisait face à la grande prêtresse. La grand-mère mit la bougie entre elles deux, laissant le reste de la pièce dans la pénombre.
- Enlève-ta chemise, murmura la grand-mère.
- Jamais, répondit Riak.
Derrière la grande prêtresse, les deux vieilles s’agitèrent. La grande prêtresse fit un signe de la main qui les fit se calmer instantanément. Riak sentit l’autorité qui émanait de celle qui se tenait devant elle.
- Donne-moi ta main, dit-elle à Riak en lui tendant la sienne.
À contre-cœur Riak lui prit la main. Elle fut étonnée par la douceur de la main qu’elle prit. Autant le visage était ridé, autant celle de la main était fine et contrastait avec sa peau habituée aux travaux. Elles se regardèrent dans les yeux. Riak était bien décidée à ne pas baisser les yeux la première. La grande-prêtresse eut un petit sourire. Riak se sentit comme aspirée par ce regard. Pour Riak le monde se résuma à ces deux yeux bleus qui la fixaient.
- Déshabille-toi, dit la grande-prêtresse d’une voix douce.
Elle défit les agrafes qui retenaient sa chemise au niveau des épaules. Celle-ci tomba à ses pieds dévoilant sa nudité.
- Oh ! fit la mère Keylake.
Hormis ses mains et son visage, Riak était presque aussi pâle que ses cheveux. La grande-prêtresse la fit tourner vérifiant que les cheveux atteignaient le creux des reins.
- Remets ta chemise, dit-elle enfin en lui lâchant la main et en claquant des doigts.
Riak reprit contact avec le monde. Elle était nue devant de parfaites inconnues. Sa chemise était à terre. Elle ressentit une bouffée de colère et comme un désir de tuer. Elle aurait bien sauté sur sa dague. Pensant à sa grand-mère, elle se retint, ré-agrafant aussi vite que possible sa chemise sur ses épaules.
- Elle est femme et son poil est blanc, dit la grande-prêtresse, nous verrons ce soir. Allons maintenant.
Elle se retourna vers la porte sans rien ajouter. Les deux autres la suivirent. Juste avant que la mère Algrave ne ferme la porte, elle dit à la grand-mère :
- Prépare-la et vous nous rejoindrez !
La grand-mère salua en acquiesçant. Riak était debout au milieu de la pièce, raide comme une statue et juste éclairée par la bougie. Elle écumait de rage.
- Quel grand honneur, dit la grand-mère. La grande-prêtresse...