lundi 25 juillet 2016

Les mondes noirs : 57

Chimla ouvrait la marche. L’amulette du clan bleu la tirait en avant. Elle n’avait même pas besoin de s’arrêter pour en sentir l’effet sur son cou. Salone suivait, puis Luzta toujours aussi chargée qui se retournait régulièrement pour voir si Luzmil suivait. Une journée lui avait été nécessaire pour se remettre suffisamment pour reprendre la route. Les autres avaient été étonnés de son silence. Elle n’avait pratiquement pas ouvert la bouche. Elle, que le moindre retard dans la chasse mettait en colère, était restée assise comme penchée à l’intérieur d’elle-même jusqu’au lendemain matin. Quand Salone avait proposé de se mettre en route, elle avait simplement acquiescé.
Le paysage changeait sous leurs pieds. Des rochers étaient apparus. Couverts de mousse et de lichen, les couleurs allaient du brun sale au vert sombre. Les rares emplacements de roche nue étaient noirs. La marche n’en était pas facilitée. La pierre trop lisse glissait sous les chaussures mouillées. En tombant, Salone s’était ouvert le front, contusionné l’épaule et claqué les côtes. Les trois femmes avaient eu peur. Pour sauter d’un rocher à l’autre, il avait glissé en prenant son appui. En se relevant, il avait déclaré :
   - J’ai de la chance ! Les cailloux ne sont pas pointus.
Chimla avait pensé différemment. La moindre plaie dans ces mondes noirs était un danger. Et vu comme il bougeait son épaule, Salone allait être dans l’incapacité de se battre correctement.
   - On ferait mieux de marcher entre les rochers que d’essayer de passer dessus, dit-elle.
Luzmil appuya sa déclaration et commença à progresser comme cela. Cela se révéla vite un exercice  difficile. Si parfois l’espace entre deux rochers permettait une marche facile, le plus souvent, on pouvait se coincer les pieds dans un passage étroit, à moins que de hautes herbes ne cachent un trou ou un animal qu’on évitait au dernier moment. Ils progressèrent assez peu, tellement chaque pas demandait une attention particulière.
Au milieu de la journée, le paysage était devenu très minéral. Lentement, ils quittaient le sol marécageux qui maintenant se cantonnait dans les espaces libres entres les formations rocheuses. Le brouillard lui-même qui les accompagnait depuis leur entrée dans les mondes noirs se délitait. Ils étaient assis, inconfortablement, sur les rochers les plus plats et les moins coupants. Luzmil découpait le serpent qu’ils avaient chassé. Alors que Chimla s’était un peu éloignée du groupe pour satisfaire ses besoins, elle avait dérangé un reptile long et noir qui avait préféré fuir. Son cri avait alerté les autres qui avaient sorti les armes. La bête se glissait avec facilité entre les rochers ce qui la rendait difficile à suivre. Quand elle fut face à Luzta, elle se dressa de toute sa hauteur en sifflant. Le serpent n’eut pas le loisir d’attaquer, le sabre de Luzmil l’avait proprement décapité.
Ils virent les squales toujours aussi prompts à apparaître quand régnait l’odeur de la mort. Luzmil jura. Elle avait pourtant enveloppé le serpent du mieux qu’elle pouvait pour éviter toute fuite. Elle fut étonnée de les voir se tenir aussi loin d’eux. Ils balançaient d’un côté et de l’autre comme si la peur les retenait. Si l’un deux faisait deux pas en avant, rapidement, il reculait en claquant des mâchoires. Ils ne s’interrogèrent pas plus sur le phénomène, préférant manger.
Quand ils furent tous rassasiés, Luzmil, qui n’avait pas cessé de surveiller les squales, leur jeta les restes du serpent. Ils se précipitèrent sur cette nourriture. De nouveau, elle fut surprise. Elle ne s’attendait pas à leur virulence après les avoir vu ainsi craintifs.
   - Je ne comprends pas, dit-elle.
   - Quoi donc ?
   - Les squales se comportent d’une manière curieuse.
   - Ils ont eu peur de nous, suggéra Luzta.
   - C’est bien cela que je trouve anormal. Chaque fois qu’on les a vus, ils ont attaqué pour récupérer ce qu’ils voulaient.
   - Tu as raison, reprit Salone. Qu’est-ce qui a changé ?
   - Sûrement pas leur patience, ajouta Chimla. Luzta a raison, ils ont peur de nous. Mais moi aussi, je m’interroge.
   - En tout cas, ne restons pas là… On a encore du chemin. Et puis je ne sais pas si nous allons trouver un riek.
Instinctivement, ils regardèrent tout autour d’eux. La végétation avait bien changé. Le vert cédait la place à du gris et du noir. Ils se préparèrent. Luzmil interrogea Chimla du regard. Celle-ci montra une direction et tous se remirent en marche. La chaleur et la moiteur augmentèrent tout au long de l’après-midi. Ils longeaient des canyons aux roches aiguës hauts comme plusieurs hommes. Au fond, on voyait des arbustes ou de la végétation. Eux foulaient une roche aux arêtes effilées qui aurait coupé la peau à la moindre chute. Arrivée au bord d’une de ces entailles, Luzmil regarda Chimla pour lui demander la direction. Elle sursauta quand Chimla lui indiqua d’aller tout droit.
   - Mais c’est impossible, on ne peut pas traverser ça.
   - Pourtant l’amulette est formelle. Il faut aller de l’autre côté.
Luzmil regarda si elle voyait un passage plus loin. Le soleil les cuisait mais avait fait disparaître le brouillard. D’un côté comme de l’autre, elle ne vit que le canyon qui se prolongeait. Jurant intérieurement, elle estima la largeur. S’il lui était impossible de sauter, elle savait que la corde qui leur restait était assez longue pour atteindre l’autre bord. Le tout était de pouvoir assurer le bout opposé.
   - Tu ne pourras pas, lui dit Salone.
Luzmil tourna un regard étonné vers lui.
   - Il n’y a pas d’arbres et les roches sont coupantes.
   - Et en envoyant une pierre par là-bas, j’ai l’impression que cela pourrait fixer la corde.
   - On n’aura jamais la solidité pour s’accrocher.
Salone se pencha sur le canyon.
   - Il faut descendre et remonter. Il ne semble pas très haut.
Pendant que les deux guerriers discutaient, Chimla était partie longer le bord. Elle cria pour les appeler :
   - Venez voir ici !
Quand ils furent tous les quatre penchés au bord, ils virent qu’à cet endroit la paroi était faite d’une succession de rebords de pierre. Luzmil fut la première à regarder en face.
   - Peut-être que là-bas, désigna-t-elle, on pourrait remonter sans trop de difficulté.
Ils scrutèrent avec attention la paroi opposée. Bien sûr, on était très loin d’un escalier. Pourtant il y avait comme une sorte de gradin naturel qui devrait permettre la remontée.
Luzmil jeta un coup d’œil au soleil et grimaça. La journée était déjà très avancée. Aurait-il le temps de traverser et de trouver un abri avant la nuit ?
Pendant que Luzta démêlait la corde, Luzmil s’attachait. Elle allait descendre. Elle ne garda sur elle que sa dague et son couteau. Salone se cala bien sur la roche et passa la corde autour de ses épaules. C’est avec appréhension qu’elle posa son premier pied sur la paroi en dessous. La pierre lui meurtrissait les mains. Elle fut heureuse de la sentir moins coupante que ce qu’elle pensait. Les deux premiers appuis furent faciles. Le troisième lui fit presque faire un grand écart. Il était bien plus bas qu’elle ne l’aurait aimé. Salone la vit disparaître dans le trou. Chimla et Luzta regardaient, penchées au-dessus du canyon. Ce n’était pas très haut. Luzmil n’en aurait pas pour longtemps. Elles-mêmes s’estimaient capables de descendre. C’est à ce moment-là que Luzmil poussa un cri d’alarme.
  - C’EST PLEIN DE NIDS DE SCHKA ! JE REMONTE !
Quand elle fut de nouveau en sécurité sur le plateau, elle raconta qu’elle avait failli poser le pied en plein milieu d’un nid.
   - C’est trop humide au fond. Il m’a semblé en voir partout. Il faut qu’on essaye ailleurs.
Personne ne fit de remarque. Luzta lova la corde pendant que les autres scrutaient les bords.
   - Par où va-t-on  demanda Chimla ? L’amulette tire toujours par là.
   - Au hasard, souffla Salone.
   - Alors on te suit, déclara Luzmil.
La marche reprit. Avec la journée qui avançait, les nerfs furent de plus en plus tendus. Les choses se gâtèrent encore quand ils arrivèrent devant un affluent du canyon. Les parois en étaient quasi verticales. Luzmil, vu sa largeur, était pour le sauter. Les trois autres ne s’en sentaient pas la capacité. Ils durent faire demi-tour. Ils longèrent à nouveau le bord. Le canyon allait en s’élargissant sans gagner en profondeur. Le soir arriva au moment où il trouvèrent un passage.
Le cri de Luzmil, leur signalant que tout allait bien en bas, fut un soulagement pour eux. Ils lui descendirent tous les sacs, puis ce fut le tour des servantes. Luzmil remonta pour assurer Salone. Son épaule le handicapait. Elle tenait surtout à récupérer sa corde. Sa dernière descente fut difficile. Le manque de lumière la gêna beaucoup.
   - J’ai trouvé un endroit sec, annonça Luzta, alors que Luzmil arrivait en bas. Sous l’auvent là-bas, nous y serons bien.
Les deux guerriers firent la grimace. On était loin de la protection des rieks. Une casquette de pierre couvrait une surface assez grande pour eux quatre. Sans feu, la place serait difficile à défendre contre les possibles attaquants nocturnes.
   - La nuit est trop près. Sans lumière, on ne peut pas aller plus loin. On va faire un tour de garde.
Salone acquiesça.

dimanche 17 juillet 2016

Les mondes noirs : 56

Ce fut Salone qui donna l’alerte. Luzmil vomissait. Arrivée la dernière, elle était près de l’accès. Elle était penchée au-dessus, secouée de violents spasmes. Elle n’avait manifestement plus rien à vomir. Luzta s’approcha d’elle en enjambant Chimla. La nuit était encore très sombre.
   - Les insectes ? demanda-t-elle.
Luzmil tourna vers elle un visage blafard, avant de se pencher au-dessus de l’ouverture pour une nouvelle série de spasmes. Luzta se tourna vers Chimla :
   - Je n’ai rien pour la soigner. Tu as le pouvoir, puisque tu m’as sauvée.
Chimla eut un regard étonné. L’amulette avait du pouvoir mais pas elle.
   - Mais si, insista Luzta. Ma figurine n’avait aucun pouvoir. Je ne sais pas ce que tu lui as fait. Elle m’a guérie.
Chimla ne comprenait pas :
   - Je n’ai rien fait de particulier. Je croyais que tu allais mourir alors je l’ai mise sur ton cœur pour t’apaiser.
   - Oui, mais ça m’a guérie. Il faut faire pareil pour Luzmil. Sans elle, nous ne survivrons pas.
   - Mais je n’ai rien fait, répliqua Chimla avec véhémence.
Salone intervint :
   - Comment as-tu trouvé cette figurine ?
Chimla devint pensive. Elle rappelait ses souvenirs. Elle avait fouillé les affaires, puis elle avait trouvé la figurine et l’avait donnée à… Non, avant elle l’avait serrée contre elle. La puissance de l’amulette pouvait-elle se transmettre simplement comme cela ?
Se tournant vers Luzmil, elle lui dit :
   - Donne-moi ce à quoi tu tiens le plus.
Luzmil qui commençait un geste, s’interrompit pour une nouvelle salve de spasmes. Entre deux efforts, elle murmura :
   - Mon petit couteau.
Luzta se précipita pour le récupérer. Elle avait toujours vu Luzmil s’en servir. Elle avait affûté la lame si souvent qu’elle en était usée. Luzta le passa à Chimla :
   - Fais vite. 
Chimla serra le couteau contre son amulette, en espérant que cela suffirait. Elle pensa qu’elle ne savait rien de la vraie puissance de ce qu’elle portait autour du cou. Et si cela avait affaire avec la Sanmaya ? Elle n’avait même pas été initiée aux rudiments de cette magie. La Sanmaya pouvait-elle avoir un côté lumineux ? Elle n’en avait jamais entendu parler. Elle savait juste que c’était une magie de puissance pour prendre pouvoir sur les autres. Elle avait un coût. Plus on montait de degré d’initiation et plus on était seul. Après avoir traversé les mondes noirs, elle ne savait plus si elle souhaitait le pouvoir. Avant, tant qu’elle avait été une fidèle collaboratrice de Dame Longpeng, le pouvoir la séduisait. Après avoir vécu ce qu’elle avait vécu ici, elle aspirait à une vie simple et surtout sans danger. 
Salone l’arracha à ses réflexions :
   - Passe !
Chimla lui tendit le couteau. Il eut juste le temps de le donner avant une nouvelle crise. Luzmil n’eut pas le temps de le remettre dans sa poche, elle le tenait encore en main quand elle se pencha pour tenter de vomir à nouveau. Le deux mains fermées sur son couteau, elle prit appui sur le rebord de la branche, maudissant son envie de manger qui l’avait conduit là. Penchée en avant, elle attendait le spasme qui ne vint pas. La nausée l’envahissait toujours mais lui revint en mémoire le jour où elle avait reçu son premier couteau, celui précisément qu’elle serrait dans ses mains. Elle se souvint de sa joie. Ce couteau était le signe qu’elle ne serait jamais servante et qu’elle allait devenir une amazone. Elle était une des rares de son âge à en rêver. Les autres n’enviaient pas le sort des apprenties amazones. La discipline était de fer et le rythme de fou. Tout le monde parlait des blessés et des morts qui survenaient régulièrement, les uns pour blâmer la maîtresse des amazones, les autres pour la justifier. Celles qui accédaient au rang d’amazone étaient des guerrières d’élite. C’était le rêve de Luzmil. Très tôt, elle avait su qu’on observait les enfants pour les classer dans différentes catégories. Les matrones qui s’occupaient des enfants les jaugeaient régulièrement. Elle avait toujours été une petite fille bagarreuse. Mais ça ne suffisait pas. Sa dureté naturelle l’avait beaucoup servie. Elle ne pleurait pas, ne se plaignait pas et réglait ses histoires sans en appeler aux adultes même avec les plus grandes. Rêvant de combats et de batailles, elle passait son peu de temps libre à observer l'entraînement des amazones. Elle avait ainsi acquis le respect de tout le groupe des enfants quand elle avait mis hors de combat un grand, déjà désigné pour être un mâle du clan. Elle avait bien vu la maîtresse des amazones montrer les points faibles. Et quand le grand était venu l’embêter, tout en arrogance tellement il était sûr de sa force, elle avait fait ce qu’elle avait vu faire. Le garçon s’était effondré, le souffle coupé. Tout à sa colère, Luzmil avait continué à frapper. Une matrone, alertée par les cris, était arrivée et l’avait ceinturée. À la saison suivante, elle recevait le couteau signe de son destin. Elle l’avait toujours chéri. Elle le tenait constamment affûté et prêt à sortir. Même plus tard, quand elle avait eu accès à de vraies armes, elle avait toujours gardé ce petit coutelas dans sa ceinture. Il était devenu son grigri personnel. C’est avec lui qu’elle avait traversé toutes les épreuves. Elle lui devait sa survie. Larguée sans arme, ni provisions sur le terrain de chasse des mâles d’un clan autre, elle avait eu la chance de découvrir que l’amazone, qui l’avait fouillée pour lui ôter toutes ses armes, n’avait pas trouvé son couteau fétiche. Elle avait été la première à rentrer. Non seulement elle avait survécu mais elle avait chassé les chasseurs. Elle avait décimé le groupe de mâles qui l’avait pris en chasse. Le regard des autres amazones du clan sur elle avait changé. Elle était devenue une héroïne, un modèle à suivre.
Les images de ses souvenirs défilaient dans sa tête. Puis la voix de Luzta la ramena dans le moment présent :
   - Ça va ? Oh ! Ça va ?... lui demanda-t-elle en la secouant.
Luzmil n’avait pas envie de bouger. Elle était bien malgré l’inconfort de la position allongée sur le ventre les deux mains contre sa poitrine.
Luzta s’adressa aux autres :
   - Elle ne bouge plus !
   - Elle respire, déclara Chimla. Je crois que le pire est passé.

vendredi 8 juillet 2016

Les mondes noirs : 55

Luzmil ouvrait la marche. Quand elle arriva au riek, à la nuit tombante, son humeur ne s'était pas arrangée. Elle allait monter dans l'arbre quand elle s'arrêta. Salone, qui était juste derrière elle, faillit lui rentrer dedans.
   - Qu’est-ce qui se passe, demanda Salone ?
   - Quelque chose ne va pas.
   - Qu'est-ce qui ne va pas ?
   - Je sens le danger.
Luzmil fit le tour de l'arbre, cherchant ce qui n'allait pas. Elle ne trouva rien. Elle commença à escalader le tronc. Elle s'arrêta à mi-hauteur, examinant chaque détail.
   - Quelqu'un a piégé l'entrée…
   - Chimla ?
   - Sûrement ! Reste à désamorcer ça…
Luzmil remonta dans l'arbre en appelant Chimla. Personne ne répondit. Salone, à son tour, donna de la voix, sans plus d'effet. Regardant Luzmil, il demanda :
   - Tu crois qu'elle est partie ?
   - Je l'ignore, comme j'ignore ce qu'est devenue Luzta. Si elle a piégé le riek, c'est qu'il reste quelque chose là-haut.
Luzmil, la dague à la main, agita le bras en tous sens. Elle sentit une légère résistance. Elle abaissa immédiatement le bras, mais pas assez vite. Sa dague lui fut arrachée de la main par un morceau de bois qui alla s'écraser sur les épines. Le temps qu'elle récupère son arme, elle entendit des bruits dans le riek. Très vite, elle aperçut la tête de Chimla qui entreprit de dégager le passage. Quand ils furent montés, Luzmil, examina le mécanisme du piège. Elle regarda Chimla d'un autre œil. Elle n'aurait jamais pensé qu'une servante pouvait connaître de tel stratagème.
Luzmil, tout en réfléchissant aux implications de ce qu'elle venait de découvrir, s'approcha de Luzta. Cette dernière dormait paisiblement, couchée en chien de fusil sur le côté, tenant contre son coeur, un jouet d'enfant. Luzmil en fut étonnée. Elle s'attendait à retrouver sa servante agonisante. Elle en fut heureuse. Pendant un instant, elle ne pensa plus à l’échec de sa traque. Sa compagne allait mieux. Elle se tourna vers Chimla :
   - Crois-tu qu’elle pourra marcher demain ? Karabval n’est pas loin.
   - Entre les boissons d’herbes à fièvre, le jus de la bête que j’ai tuée et le repos, elle est mieux. Si elle se réveille, alors…
   - Tu as mangé, interrogea Salone ?
   - Oui, répondit Chimla, j’ai tué une drôle de bête renifleuse qui montait dans le riek. J’ai jeté la tête et les pattes aux scales et j’ai mangé tout ce que je pouvais. Avec le reste, j’ai fait un jus pour Luzta.
   - Il ne reste rien ?
   - Si, dans le linge, là, tu trouveras ce qu’il reste.
Salone se précipita sur la viande. Elle était encore assez fraîche pour être mangée. Même pressée par Chimla, la viande qu’il mangeait lui semblait bonne. Luzmil se contenta de grignoter quelques noix qui restaient dans le paquetage. Heureusement, ils avaient rempli leur gourde pendant le retour.

Le lendemain matin, Luzta se sentait mieux. Elle était assise quand les autres se réveillèrent. Elle tenait toujours sa figurine de chiffon serrée contre elle. Luzmil la regarda :
   - Tu peux marcher, demanda-t-elle ?
Luzta répondit en faisant oui de la tête.
   - Bien, répliqua Luzmil, alors nous allons partir.
Luzta glissa la figurine dans son vêtement contre sa poitrine. Cela étonna Luzmil. Elle allait lui en faire la remarque quand elle vit que Luzta commençait à préparer les sacs. Elle se retourna alors vers les deux autres qui se réveillaient à peine.
   - Luzta peut marcher ! Il faut rattraper Karabval !
On lisait une telle détermination dans son regard que ni Chimla ni Salone ne firent de remarque. Ils rassemblèrent leurs affaires et bientôt, ils furent tous au pied du riek. 
Ils s’étaient répartis les sacs, tellement il était évident que Luzta ne pourrait pas tout porter. Chimla donna une direction et ils se mirent en marche. Le brouillard était dense et chaud. La luminosité était forte preuve que le soleil brillait au-dessus d’eux. Malgré son impatience, Luzmil fermait la marche. Elle craignait trop un égarement. Très vite, la transpiration les détrempa. Ce fut une marche pénible et fatigante.
Très vite Luzmil déchanta. Luzta ne suivait pas le rythme. Ils devaient faire des pauses plus souvent qu’elle ne le souhaitait. Luzmil brûlait du désir de laisser ses compagnons pour courir sus à Karabval, mais la piste était devenue trop froide. Ils avaient commencé à la suivre. Chimla s’en était écartée après un cercle de mousse. Luzmil, qui l’avait vu vert tendre, fut étonnée de voir comme déjà tout pourrissait. Elle avait interrogé Chimla sur son choix.
   - On ne suit pas les traces ! Es-tu sûre ?
   - C’est ce que dit mon amulette, avait répondu l’intéressée. Je serai incapable de le pister. Je dois faire confiance.
Salone avait renchéri en rappelant que l’amulette du clan bleu, en plus de protéger et de soigner, semblait être attirée par l’homonculus. Il pensait même que toutes les amulettes réagissaient de même mais avec moins d’intensité. Luzmil avait sorti la sienne pour tenter l’expérience, sans rien ressentir.
   - Ton amulette n’est pas une amulette de clan ! Elle est loin d’en avoir la puissance ! avait déclaré Salone.
Luzmil n’avait pas été convaincue. Faire le choix de les quitter pour continuer seule était suicidaire. Elle le savait. Elle en avait cependant très envie. Elle passa sa journée à remâcher sa rancoeur de marcher quasiment à l’aveugle.
Quand ils s’arrêtèrent pour la nuit, ils n’avaient pas fait la moitié de ce qu’elle pensait nécessaire pour rattraper le fugitif. Elle était furieuse. Devant les traits tirés de Luzta, elle se contint et déclara qu’elle allait chasser. Chimla commença à préparer le riek pour la nuit. Luzmil ne l’entendit pas, elle était déjà loin.
C’était un petit arbre. Ils durent se serrer pour tenir sur l’encorbellement des branches. Luzmil n’arriva qu’aux dernières lueurs du jour. Les autres sentirent sa colère. Elle jurait contre le sort issu des mondes noirs. Elle n’avait pas vu une seule proie digne de ce nom. Elle avait cependant ramassé des insectes sur son passage. Ils étaient meilleurs cuits. Ce soir, elle les mangerait crus.  

samedi 2 juillet 2016

Les mondes noirs : 54

Chimla regardait Luzta. Les guerriers étaient. partis. La survie de la servante était loin d'être assurée. Chimla prépara les herbes à fièvre. Elle en fit boire à Luzta. Puis elle s'installa pour l'attente. Elle se doutait bien que les guerriers ne seraient pas de retour avant la nuit. Elle se reposa un moment, mieux, elle dormit. À son réveil, Luzta grelottait et délirait. Elle lui fit boire une nouvelle dose d'herbes à fièvre. En attendant l’action des herbes, elle fit l'inventaire des sacs. Elle admira tout ce qu'avaient pu préserver les deux femmes. Luzta était une femme organisée. Tout était bien agencé, bien rangé. Luzmil ne connaissait pas sa chance. Il y avait même des vêtements de rechange… 
En déplaçant une tunique, elle découvrit une petite figurine de chiffon. L'émotion envahit le coeur de Chimla. Elle ne s'attendait pas à trouver un tel trésor. Chimla reconnaissait sans difficulté ce trésor de petite fille. Luzta était si sûre de ne pas revenir qu'elle avait pris son bien le plus précieux, la figurine de son enfance. Chimla devint nostalgique en évoquant la sienne. Elle l'avait perdue depuis longtemps. Les nécessités de la course au pouvoir lui avaient fait se débarrasser de toutes ces choses qui pourraient devenir une arme contre elle. En réfléchissant à leur situation d'aujourd'hui, Chimla pensa que Luzta avait eu raison. Elle avait dû y trouver du réconfort. Chimla prit la figurine de chiffon contre elle. Elle pencha la tête pour lui embrasser le bonnet comme elle faisait quand elle était petite fille. Elle retrouva les mêmes sensations quand enfant elle jouait avec la sienne. Des larmes perlèrent à ses yeux. Chimla ne se laissa pas aller. Elle n'avait rien à retirer de bien d'une faiblesse dans les mondes noirs. Elle reposa la figurine de chiffon qu'elle avait serrée sur son cœur au point de marquer sa peau avec l'amulette du clan bleu.
Elle se concentra sur l'état de Luzta ne s'améliorant pas malgré les infusions. Dans le royaume, on l'aurait amenée à la dame du clan pour qu'elle utilise l’amulette clanique pour la soigner. Mais ici…
Chimla pensa qu'elle ne pouvait rien faire. Elle n'allait pas se séparer de son amulette pour la passer autour du cou de Luzta. Elle prit la figurine de chiffon et la posa sur le cou de Luzta. Ensuite, elle installa la malade du mieux qu'elle put. Autant qu'elle passe les derniers moments de sa vie, le plus calmement possible. Comme la figurine tombait, Chimla prit la main droite de Luzta pour la poser sur le jouet tout en lui murmurant tout bas des mots pour la calmer. Elle vit la main de Luzta se contracter sur la figurine.
   - Bien, dit-elle, au moins avec ça tu seras calme.
Un bruit la mit en alerte. Chimla bondit sur la dague et sur son bâton de riek. Elle se posta au-dessus de la voie d'accès, prête à abattre quiconque voudrait entrer. Un long moment passa et sa patience fut récompensée. Un curieux petit animal avec de longues pattes griffues escaladait le tronc du riek. Elle entendit son reniflement. Il avançait avec prudence. Chimla était immobile comme une statue. Elle attendait. Si elle réussissait, elle aurait son dîner tout chaud. L'animal renifleur arriva à la hauteur de Chimla. Il marqua un long temps d'arrêt. Ses reniflements redoublés étaient le signe de sa perplexité. Chimla vit d'abord monter une patte avant que ne se montre le reste. En le voyant en entier, elle pensa à un échassier à quatre pattes. Elle ne s'interrogea pas plus. Elle planta la dague à travers le corps de la bête, la fixant sur le tronc du riek et l’acheva d'un grand coup de bâton. Les épines lui ouvrirent le crâne. L'animal émit un dernier couinement et ne bougea plus.
Chimla poussa un cri de joie. De la viande fraîche !...
Prudente, elle examina sa prise sous toutes les coutures. Elle voulait être sûre qu'il n'ait pas des piquants venimeux, ou des griffes empoisonnées, ou des dents à vous faire pourrir vivant ou autre chose. Elle attrapa le solide couteau de Luzta et trancha le bout des pattes et la tête. N'ayant vu qu'une peau nue ailleurs, elle détacha la bestiole pour l’étaler sur les aiguilles. Elle la dépeça proprement, mangeant au fur et à mesure les muscles de la bête. Quand son estomac fut plein, Chimla rôta de satisfaction. Avec ce qui restait de viande, elle se dit qu'elle allait revigorer Luzta. Méfiante, avant de faire cela, elle expédia les viscères de la bête à l'extérieur du riek, persuadée qu'elle allait bientôt entendre les scales se battre.
Elle s'approcha de sa compagne de riek. Elle avait toujours la main droite crispée sur sa figurine de chiffon, pressée sur son coeur. Elle semblait moins bouillante et surtout ne délirait plus. Chimla se dit qu'elle verrait peut-être le soir.
En attendant de voir ce qui lui adviendrait, Chimla s'occupa de la viande qui restait. Elle prépara une des branches du riek en lui ôtant toutes ses épines. Quand elle eut une surface suffisante, elle posa une peau sur le bois, puis un tissu. Enfin elle y posa la viande qu'elle emballa dans le tissu. Une fois terminée sa préparation, elle s'installa confortablement et, de toute sa force, avec ses poings, elle écrasa la viande pour lui faire rendre son jus. Tout en travaillant, elle calculait. Si Luzta mourait, ce qui restait probable, jamais Luzmil ne pourrait tout prendre. En s'occupant de Luzta, Chimla gagnait le droit de prendre ce que Luzmil laisserait. Si Luzta survivait, et encore plus, si elle guérissait, elle serait l'obligée de Chimla, ce qui était une position encore plus favorable.
Alors qu'elle finissait de marteler la viande, elle entendit les claquements de mâchoires des scales. Elle trouva que dans ces mondes noirs, ils étaient quelque chose de prévisible...
Elle contempla avec satisfaction le gobelet de jus qu'elle avait obtenue en essorant le tissu dans lequel elle avait martelé la viande. Ça lui avait pris du temps mais ça en valait la peine. Munie du gobelet de jus de viande, elle s'approcha de Luzta. Chimla fut étonnée de sentir sa peau plus fraîche et son corps moins couvert de sueurs. Elle souleva la tête de Luzta, qui ouvrit les yeux, sans lâcher sa figurine de chiffon.
  
- Tiens, bois ! Ça va te revigorer. On fait ça dans le clan bleu pour soigner les malades..
Luzta lui adressa un pâle sourire et se mit en devoir de boire. Elle fit la grimace. Chimla lui donnait raison. La viande de cet animal n'était pas de bonne qualité. Pourtant, elle la houspilla pour qu'elle avale tout. Ce fut un gros effort pour Luzta. La tête à peine reposée, elle s’endormit.
Chimla pensa qu'elle n'avait rien de mieux à faire. Elle piéga l'accès au riek. Elle ne voulait pas se faire surprendre par une bestiole. À peine allongée, elle s'endormit.

mercredi 29 juin 2016

Les mondes noirs : 53

Luzmil était en rage. Elle débordait de colère. Elle jurait contre ce gouam qui lui avait ôté sa proie. Face à tout autre bestiole, elle aurait tenté le passage en force. Même devant un tcheppeur, elle aurait osé. Mais là, elle avait eu peur, terriblement peur comme lors de sa première rencontre avec cette bestiole. Dès qu'elle avait senti l'odeur pestilentielle du gouam, elle s'était camouflée derrière des buissons. Bougeant à peine, lors de son passage à proximité, elle n'avait pas attiré son attention. C'est après son départ qu'elle avait découvert les dégâts qui la mettaient en rage. Cette saloperie avait tout écrasé sur son passage. Il n'y avait plus aucune trace exploitable. Elle avait bien suivi quelques temps la piste du gouam sans découvrir où les traces de Karabval reprenaient. Elle avait fini par faire demi-tour car son estomac ne supportait plus l’effroyable puanteur que la bête laissait derrière elle. Elle récupèra Salone qui suivait de loin. Elle ne lui dit rien. Il ne posa aucune question. Il lui emboîta juste le pas. Gardant le petit trot, ils allaient vers le riek quand retentit le cri. Luzmil stoppa net sa course. Écoutant le cri qui devenait hurlement, elle sentit ses muscles se raidir. C'était sa proie. Elle en était sûre. Elle allait s'élancer pour reprendre sa traque quand Salone l'attrapa par le bras :
   - On ne peut pas y aller maintenant. Il va faire nuit.
Luzmil ne répondit rien. Elle se dégagea d’un geste brusque. Néanmoins, elle reprit le chemin du riek. Salone avait malheureusement raison. Rester sans abri pendant une nuit, n'aurait abouti qu'à sa mort. Et puis Chimla avait son amulette. Ces contre-temps exaspéraient Luzmil. Elle se sentait impuissante à faire autrement. Elle n'aimait pas du tout ce sentiment. Pour la première fois de la journée ses pensées allèrent vers Luzta. Avait-elle survécu ? Luzmil en doutait. Qu'allait-elle pouvoir prendre dans les affaires pour la suite de la mission? Elle faisait le tri dans sa tête. Une musette en plus de son sac à dos était le maximum qu'elle pouvait prendre tout en gardant une capacité à se battre. Karabval était un sacré guerrier. Même amaigri et affaibli, il était venu facilement à bout de leur assaut. Le vaincre serait une bénédiction pour l'avenir. Ce soir, les cris qui perçaient la nuit, représentaient l'espoir de la victoire.
Ils arrivèrent au riek à la nuit tombante.

mardi 21 juin 2016

Les mondes noirs : 52

Quand revint la lumière, Karabval était pantelant. Tout l’amoncellement de rochers était couvert de cette mousse vert tendre qu'il pensait issue de ses cris. Sans réfléchir, il se leva. Il se remit en route, tout en chancelant. Cela ne pourrait pas durer. À chaque nouvelle journée, il reserrait sa ceinture d'un cran. Il allait mourir. Ce n'était pas possible que ce qu'il encourait dure encore longtemps. Son corps s'épuisait. Pourtant pas après pas, dans un brouillard de pensées, il se redressa. Il prit conscience qu'il remontait la rivière. Le terrain était difficile. Les roches étaient petites et glissantes au milieu de grandes herbes humides. Son pied, devenu incertain, glissait sur la pierre grise mouillée. Karabval tombait souvent. Il marchait à côté de la rivière dans une zone mi-eau, mi-pierre. Pour faire le moindre pas, il fallait écarter les grandes herbes qui lui arrivaient aux épaules. Même comme cela, il ne voyait pas tous les pièges. Il se retrouvait obligé de mettre les pieds dans la boue et la vase. Sa progression fut lente et pénible.
Quand il atteignit une zone plus sèche, il se sentit empli de joie. Il n'en pouvait plus. Son corps était presque entièrement tétanisé par l'épuisement. Il posa les mains à plat sur un rocher un peu plus haut que les autres, juste un instant, juste pour reprendre souffle. C'est alors qu'apparut la bête. Elle était aussi grosse qu'une goulque. La tête était plus proche des scales que des goulques. La mâchoire était proéminente, pleine de dents pointues comme des crocs qui se croisaient quand il fermait la gueule.
Karabval se dit qu'il voyait enfin sa mort en face. Il allait finir déchiqueté par un fauve dont il ne connaissait même pas le nom. Cela le fit rire. Ce fut un rire débordant comme sa fatigue. Il riait à gorge déployée, se tenant les côtes pour éviter la douleur de ses muscles tétanisés.
La bête, qui s'approchait en grondant sourdement, s’arrêta. Elle fixa Karabval, renifla bruyamment et éternua plusieurs fois. En entendant cela, Karabval redoubla son rire. Il trouvait extraordinairement drôle d'avoir fait, tout ce qu'il avait fait, d'avoir risqué mille fois la mort, de la mériter pour son dernier larcin, et de ne pas la vivre parce qu'un fauve sanguinaire éternuait. Par petites reculades, la bête s'éloigna. Quand elle fut assez loin, elle fit demi-tour et en trois bonds disparut dans la végétation.
Doucement, comme une marée qui se retire, Karabval cessa de rire. Il retrouva sa fatigue. Il était dans un pays pourri, les mains posées sur une pierre, récupérant comme il pouvait un peu de souffle. Il aurait dû ne pas le faire, mais la sanmaya avait pénétré son être. Il fallait qu'il continue. Il regarda ses bras qui dépassaient de ses vêtements déchirés. Il ne les reconnut pas. Ils n'avaient plus ni chair, ni épaisseur. C'est comme si la peau était simplement tendue sur les os. La bête ne l'avait pas mangé.
Il lui donna raison. Il était impropre à la consommation. Les scales devaient avoir raison. Il était déjà mort bien que bougeant encore.
En lui une force se manifesta. Il fallait qu'il marche. Karabval se remit en route. Le premier pas fut une torture. Au deuxième, il s'étala dans la fange. Malgré tout il se remit debout : il fallait qu'il aille plus loin.
Sa marche reprit, hésitante, douloureuse. Quand, il ne pouvait plus marcher, il rampait. La nuit le surprit dans sa quête. Il ne s'arrêta pas. Quand survinrent les premiers éclats du jour, il rampait sur une dalle rocheuse. La rivière coulait maintenant dans un lit en contrebas de sa position. Il était dans une gorge. De part et d'autre, des falaises se dressaient, véritables murs de pierre lisse. De temps à autre des cascades jaillissaient, venant grossir le flot qui mugissait en contrebas.
Sa seule pensée était : “ Encore un pas… encore un pas”. De chutes en effondrements, il progressait. Il se tenait à la paroi quand il vit que la falaise finissait en cul de sac. Au milieu, comme une grande fontaine à la vasque tranquille débordait en cette rivière furieuse qu'il longeait jusque-là.
Il sut.
Il venait d'atteindre le bout, le bout de son chemin, le bout de ses souffrances, le bout de sa vie.
Près de l'eau à l'aspect si tranquille, sur une petite plage de sable blanc, un tronc d'arbre, que le temps avait rendu semblable à un squelette, dressait les quelques moignons qui restaient de ses branches. Karabval le contempla un moment. Le plus incongru était ce sable resté blanc dans ce monde où tout pourrissait.
Dans un effort final, il se remit en route. Appuyé contre la pierre dont les aspérités déchiquetaient les lambeaux de ses manches, il progressait. Il arriva au point le plus proche de l'arbre. Il s'arrêta une fois de plus. Il fallait qu'il réfléchisse. Comment passer de la paroi de pierre qui formait le tour du cul de sac à cet arbre mort qui était au centre ? Karabval pensa qu'il allait profiter de la pente pour rejoindre l'arbre debout. Il fit un premier pas, puis un second. Il se tordit le pied. Ne voulant pas tomber, il se mit à courir, recherchant un équilibre qui le fuyait. Il arriva sur l'arbre en pleine course. Il avait ouvert les bras pour l'attraper ne voulant surtout pas se retrouver à l'eau. Sa tête heurta violemment le bois qui sonna comme un gong. Le monde se brouilla autour de lui. Il vit d'abord un voile noir. Celui-ci se déchira pour laisser apparaître des milliers de couleurs, puis arriva la pulsation. Karabval la connaissait. C'est elle qui rythmait ses calvaires nocturnes. Elle jubilait. Cela se sentait à sa puissance et à son rythme de tambour de victoire.
Karabval n'essayait même pas de lutter. Les scales avaient vraiment raison. Il était mort. Il était mort depuis que la sanmaya était entrée en lui. Il était mort parce que l'essence même de la sanmaya était la mort. Il se laissa aller. Tout serait bientôt fini.
La pulsation prenait de l'ampleur. Bientôt même les mondes noirs auraient disparu dans le maelström qui allait arriver.
Toc...Toc...Toc…
Karabval entendit cela. Il avait l'oreille collée contre le bois. Quelque chose tapait sur le tronc.
Toc...Toc…Toc...
Intrigué, son esprit se mobilisa pour comprendre. Cela n'allait pas avec la fureur qui allait tout emporter. Il découvrit que le sachet qui contenait l’homonculus venait cogner le bois. Écrasé contre l’arbre, Karabval fit l'effort immense de casser le cordon qui le retenait à son cou. Il y avait un trou dans le tronc. Il le mit dedans.
Ce fut son dernier acte conscient. La douleur et la fureur déferlèrent sur lui, balayant tout ce qui restait d’humain.

jeudi 16 juin 2016

Les mondes noirs : 51




Quand Karabval revint à lui, l'aube pâlissait. Il était exténué d'avoir crié. Comme les autres nuits, il avait hurlé de douleurs, de peurs, de rage. Ses cris devaient s'entendre de loin. Pourtant les autres n'étaient pas là, à son réveil, pour tenter de lui reprendre ce qu'il avait volé. Il avait à la fois la fierté d'être le plus grand des voleurs et l'impression que c'était son destin depuis que ce prêtre fou avait dessiné les spirales de la magie sur son corps. À chaque fois, les douleurs commençaient sur les cicatrices et brûlaient tout son être. De nuit en nuit, elles augmentaient. Chaque matin, il reprenait conscience au milieu d'un cercle de mousse vert tendre, comme si ses cris l'engendraient. Il décida qu'il pouvait dormir un peu. Il pensait que les douleurs ne reviendraient pas maintenant. Quant à ses poursuivants, il espérait que le gouam avait suffisamment brouillé la piste.
Quand Karabval se réveilla, la matinée était bien avancée. Il se mit debout, rangeant ses armes. Il était presque déçu que les autres ne soient pas là. Il soupira. Son calvaire n'était pas fini. Il regarda autour de lui. Le terrain devenait plus rocheux. Il décida de continuer dans cette direction. En marchant sur de la pierre, même la meilleure des pisteuses aurait du mal à le trouver. Il quitta le fond de mousse en sautant sur une pierre plate de grande taille. Il restait étonné qu'aucune de ces bêtes si féroces des mondes noirs n'osent traverser cette zone vert tendre. Peut-être était-ce dû à la couleur? La matinée s'écoula sans qu'il ne voit aucune bête ou bestiole. Il fatiguait vite depuis ces derniers jours. Le sommeil lui manquait, entre autres. Il cessa de sauter de pierre en pierre. Tant pis si cela facilitait la tâche de ses poursuivants. Des deux qu'il avait affrontés, la femme était la plus dangereuse. Si son clan était petit, la préparation des amazones valait celle de Gambayou. Chaque fois qu'il pensait à lui, une bouffée de haine lui employait le coeur. Sans son acharnement à éliminer ses élèves, il n'en serait pas là. Il se raisonna. Les premières douleurs qui l'avaient fait hurler toute la nuit étaient arrivées alors qu'il accumulait les pensées haineuses contre son mentor, imaginant tout ce qu'il pourrait lui faire, si le hasard le mettait entre ses mains.
Le terrain s'élevait doucement. La brume était toujours présente réduisant la visibilité. Cela lui allait. Il ne savait pas où le conduisaient ses pas. Avait-il  traversé les mondes noirs? Si la question lui traversa l'esprit, son intuition lui chuchotait qu'il vivrait là une nouvelle forme d'enfer.
Des rigoles coulaient ça et là, l'obligeant à se mouiller les pieds pour pouvoir traverser. Il jurait à chaque fois. Après il glissait sur la roche sombre. Il avait déjà remarqué des différences. Les plus noires accrochaient bien sous le pied. D'autres, plus grises que noires, glissaient autant que de l'herbe mouillée. Même les arbres étaient différents de ce qu'il connaissait des mondes noirs. Il ne voyait plus de riek, à la forme si caractéristique. Devant lui s'élevaient des arbres plus hauts et au tronc plus développé. Si la fange ne tenait pas sur la roche, elle semblait avoir colonisé les troncs. Il jugea impossible d'y monter. Pour cela, il aurait fallu traverser toute cette couche de pourriture qui couvrait le bois. Il s'était aussi approché d'arbustes en forme de boule. Là aussi, il avait renoncé. L'extérieur était un mur d'épines. A la différence du riek, elles n'étaient que des pointes. Il avait bien essayé de les couper. Ni son épée, ni sa dague n'avaient le tranchant nécessaire pour les éliminer rapidement. Il devait les trancher une par une pour espérer faire un passage.
Quand arriva le soir, il se retrouva devant un amoncellement de rochers. Il vit cela comme un signe. Il allait pouvoir semer ses poursuivants. Il commença son escalade avec cet espoir. À mi-pente, il entendit le bruit. Arrivé en haut  Il ne fut pas surpris de voir un cours d'eau. Il jura. C'était une rivière capricieuse tout en rebondissements et en remous. Cela ne lui laissait que deux choix : monter ou descendre. Il en était encore à peser le pour et le contre quand la nuit tomba. À défaut de lune, ce furent les douleurs qui se levèrent.