mardi 15 mars 2016

Les mondes noirs : 33

La pluie s'était enfin arrêtée. Karabval était dégoulinant d'eau. Le petit vent qui s'était levé, le faisait frissonner. La soif le tenaillait encore quand il repéra enfin un groupe de plantes qu’il connaissait. Les larges feuilles se gorgeaient d’eau au moment de la pluie. Il sortit sa dague pour les couper délicatement avant de les presser dans la poche en cuir qu’il s’était faite. Il était parti trop vite pour les mondes noirs. Son impréparation aurait pu lui coûter la vie. Il était persuadé que le petit sac en cuir autour de son cou était ce qui lui avait permis de supporter l’épreuve de ce voyage. Il y avait trop de coïncidences pour croire que sa chance était suffisante. Les insectes l’évitaient. Il trouvait toujours de l’eau ou de la nourriture à temps. Sans savoir où il allait finir, il avait une direction pour avancer. Il but avidement tout ce qu’il avait récolté des premières feuilles, puis se mit au travail pour remplir à nouveau sa poche à eau. Quand il eut achevé, il reprit sa marche. L’homonculus ne le faisait pas avancer en ligne droite. Karabval était incapable de dire où il se trouvait, et où se trouvait le royaume qu’il avait quitté. Il avançait en faisant confiance. Cela ne lui ressemblait pas. Gambayou leur avait suffisamment inculqué la méfiance. Il avait cassé toutes les amitiés dans leur groupe, les montant les uns contre les autres.
- Seul celui que tu peux contraindre fera ce qu’il doit faire, leur répétait-il régulièrement.
Karabval avait fini par le croire, surtout après son retour du temple. Gamabayou n’avait montré aucune joie à le voir revenir. Le mentor de l’autre groupe l’avait ramené sans ménagement et en se moquant ouvertement de Gambayou qui envoyait ses jeunes, avait-il dit, faire du tourisme.
Karabval, tête basse, avait entendu la colère froide de son mentor à travers les paroles de remerciements qu’il avait dites. La première gifle l’avait pris par surprise et l’avait envoyé à terre. Les injures et les coups s’étaient mis à pleuvoir. Puis, aussi brutalement que cela avait commencé, tout s’était arrêté. Karabval avait relevé la tête. À travers le brouillard rouge qui lui obscurcissait la vue, il avait découvert la silhouette de la dame du clan.
- Que se passe-t-il ? avait-elle dit de cette voix dure qui la caractérisait.
- Ce chien revient après s’être planqué dans le temple, répondit Gambayou, et...
- Ce n’est pas ce qui m’a été rapporté, coupa-t-elle. Amène-le !
Sans attendre, elle fit demi-tour. Gambayou, donnant un coup de pied à Karabval, lui hurla :
- T’AS ENTENDU, ALORS DEBOUT !
Karabval se remit sur ses pieds. Tout un carillon lui sonnait dans la tête. Le monde semblait tanguer, lui donnant la nausée. Certaines plaies saignaient à nouveau poissant ses vêtements. Les autres ne dirent rien, soulagé que leur mentor ne s’en prenne qu’à Karabval. Gambayou donna une autre bourrade pour le faire avancer. Ce fut le coup de trop. Karabval qui déjà vacillait, s’écroula inconscient.
Gambayou connut la panique. La dame du clan avait donné un ordre et cet idiot de jeune mâle allait le faire désobéir. Il se retourna vers les autres membres du groupe, en désigna quatre et leur fit porter Karabval sur un brancard improvisé. Si son désir aurait été de gifler Karabval pour le ranimer, il ne pouvait prendre le temps de le faire sans déplaire à Dame Longpeng. Il fit courir tout le monde le long des interminables couloirs. Contrairement à la dame du clan qui possédait ses propres passages, il devait emprunter les chemins publics. Cela ne plaisait pas à Gambayou. Être ainsi exposé à la vue de tous, dans cette situation humiliante de servir d’ambulance à un inférieur, le faisait enrager. Karabval le paierait. Il s’en fit le serment. En attendant ce jour, il en était réduit à contrôler que ces incapables ne reversent pas leur charge en courant. Quand ils arrivèrent dans l’antichambre de la dame du clan, ils sentirent le poids des regards sur eux et les interrogations des témoins. Gambayou était très mal à l’aise. Les mâles premiers qui formaient un petit groupe non loin se mirent à chuchoter entre eux. Gambayou était sûr qu’on le dénigrait. La demande de la dame du clan le mettait dans une position intenable. Voyant que Karabval ouvrait un peu les yeux, il lui donna une bourrade pour le faire mettre debout. Karabval se leva soutenu par un des porteurs. Dès que Gambayou vit que Karabval ne s'effondrait pas, il renvoya les autres. Il avait assez honte comme cela sans s’exposer devant ses arpètes. Gambayou se mit à faire les cent pas pendant que Karabval tanguait sur place. Dans l’antichambre, les mâles premiers ne les quittaient pas des yeux ce qui augmentait le trouble du mentor. Les autres personnes, essentiellement des dames de la suite de dame Longpeng semblaient s’être désintéressées de ce couple improbable.
La porte s’ouvrit à plusieurs reprises sans qu’on leur fasse signe d’entrer. Gambayou qui observait Karabval, le trouvait plus solide sur ses jambes. Il s’interrogeait sur les raisons de cette exceptionnelle convocation. Le dernier jeune mâle qui avait connu cela, avait été écartelé le lendemain. Personne n’en avait vraiment su la raison. Ce qui inquiétait Gambayou, était que le mentor de ce jeune mâle avait tout simplement été retrouvé pendu. On avait dit qu’il s’était suicidé, mais Gambayou qui le connaissait très bien savait qu’on l’avait sûrement beaucoup aidé. Son angoisse augmentait au fur et à mesure que passait le temps. La nuit tombait qu’en enfin, on lui fit signe de rentrer. Karabval avait presque retrouvé une stature normale. Il avait les traits tirés, semblait épuisé mais tenait debout. Gambayou, comme à son habitude, lui donna une bourrade pour le faire avancer. Karabval grimaça un peu mais fit les quelques pas qui le séparaient de la porte. Il passa entre les deux amazones de garde qui bloquèrent son mentor sans un mot. Karabval se retourna :
- Il n’entre pas ? demanda-t-il.
Pour toute réponse, il reçut un coup de plat d’épée et on lui fit signe d’avancer. Il avait oublié que les amazones de garde aux portes de la dame du clan avaient été rendues sourdes et muettes.
Il tremblait en passant les secondes portes. Il pénétra dans une grande pièce encore sombre. Des servantes s’activaient pour allumer les candélabres, nombreux, qui parsemaient la pièce. De garde en garde, on l’expédia vers l’estrade où était la dame du clan. Cette dernière parlait à voix basse avec d’autres dames, dames premières à en juger par leur air hautain et la richesse de leurs atours.
Karabval se jeta à genoux, face contre terre selon le protocole. Le temps lui parut long avant que quelqu’un ne lui fasse un signe pour qu’il se relève.
Quand il releva la tête, le regard aigu de dame Longpeng était fixé sur lui. Il ressentit un malaise à se faire ainsi examiner.
- Ce n’est pas possible, dit une dame au visage ridé comme une vieille pomme.
- Pourtant, dame Mallim, il s’agit bien de lui.
- Il n’a pas la puissance nécessaire pour vaincre une goulque et à mains nues.
Celle qui venait de parler était grande. Plus jeune que les autres, elle avait la voix ferme et acérée.
- Il n’a peut-être pas eu besoin de tant de puissance, dame Erausot, dit la dame du clan. C’est vrai que son aspect ne le sert pas. Pourtant Fasruc est formel. C’est lui qui a tué l’ancien grand-prêtre.
Karabval n’osait pas répondre, paralysé par la peur face au pouvoir. Il n’avait tué personne. C’est lui qui avait risqué sa vie à cause de ce vieux prêtre sénile.
- Le plus intéressant est que Fasruc l’ait laissé partir. Ses goulques auraient quelques failles ?
La conversation se poursuivit ainsi un moment, le détaillant comme un objet ou un animal. Brutalement Dame Longpeng se tourna vers lui et lui demanda :
- Qu’as-tu fait ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire