vendredi 25 mars 2016

Les mondes noirs : 35

Karabval avait du mal à se réveiller. Il était dans un demi-sommeil qui ne semblait même pas le reposer. Depuis son passage dans le temple, il n'avait plus jamais dormi sereinement. D'étranges rêves venaient hanter ses moments de repos. Parfois, souvent même, ils tournaient aux cauchemars. Karabval se réveillait alors, couvert de sueurs, le coeur battant la chamade. Il lui fallait toujours un peu de temps pour se resituer dans le présent. Quand il ouvrit enfin les yeux, il renifla. L’air était chargé d’humidité. Il avait déjà vu cela dans les mondes noirs. Un épais brouillard avait tout recouvert et emplissait l’atmosphère d’un air lourd et collant. Les branches du riek où il se reposait étaient couvertes de gouttelettes. Leurs rencontres faisaient des gouttières tombant avec un bruit étouffé sur les aiguilles. La douleur allait augmenter. Il le savait. L’humidité des mondes noirs semblait avoir réveillé le feu dans les cicatrices sur sa peau. Avec ce brouillard, il allait souffrir plus. Il l’avait remarqué très tôt dans le royaume. Les périodes de pluie étaient toujours synonymes de souffrance pour lui. Quand Gambayou l’avait vu revenir de sa convocation au grand conseil de la dame, Karabval ne lui avait rien dit. Il profitait du calme qui régnait dans son corps. Les autres l'accueillirent avec fraîcheur voire avec une franche hostilité. Karabval avait quelque chose d'innommable puisque personne ne savait, ni ne pouvait dire. Pire, la dame du clan demandait le secret sur son existence à tout le clan. C’est peu après qu’il ressentit les premières pulsions. Il se mit à voler tout et n’importe quoi. Quand l’idée du vol entrait dans sa tête, il ne se maîtrisait plus. Il fallait assouvir cette pulsion. Karabval avait failli plusieurs fois se faire prendre, mais les goulques, qu’on utilisait pour garder les trésors, le laissaient tranquille. Entre l’amulette du clan bleu et celle du vieux prêtre, il s’en sortait toujours. Si les premières fois eurent des témoins, les fois suivantes, il avait pris assez d’assurance et de savoir-faire pour éviter qu’on le remarque. Il avait aussi pris les moyens en fréquentant les hors-clans. C’était la lie de la société. Le pouvoir les tolérait. Ils rendaient parfois des services que personne ne pouvait demander dans son clan. La taverne du puits sans fond était à la fois le lieu où l’on venait s’encanailler et l’endroit discret avec ses nombreux recoins sombres, où l’on pouvait parler sans se faire remarquer. Karabval avait senti de l’attirance pour ce lieu dès le lendemain de son retour au clan bleu. Il lui avait fallu quelques temps pour s’y rendre. Les premières fois, les hors-clans l’avaient regardé lui et ses amis, comme des loups regardent un troupeau de moutons. Lui était trop intimidé pour dire quelque chose. Ils avaient commandé des boissons de mâle et s’étaient assis dans un coin. À la première gorgée, il avait senti le feu descendre tout le long de sa gorge et quelque chose s’était passée. Alors que les autres copains qui l’accompagnaient roulaient sous la table alors qu’ils n’avaient bu que la moitié de leur verre, lui ne sentait rien d’autre qu’une chaleur intérieure. Quand les servantes s’étaient approchées pour débarrasser et la table et leurs poches, il avait réagi avec une vivacité et une brutalité auxquelles elles ne s’attendaient pas. Celle qui tentait de le détrousser avait hurlé quand sa dague lui avait cloué la main sur la table. L’attention de toute la salle s’était focalisée sur lui et ses copains. Des mâles hors-clans étaient tout de suite intervenus. Karabval s’était levé immédiatement, l’épée à la main :
   - Tout doux l’ami, avait dit un grand type au visage marqué d’une cicatrice. Tu es bien nerveux.
Il avait alors récupéré la dague, libérant du même coup la servante, à qui il fit un signe de tête pour qu’elle s’en aille. Elle n’avait rien dit. Elle avait entouré sa main blessée avec son chiffon et avait filé vers les cuisines. Puis l’homme s’était assis sur la table, jouant avec la dague de Karabval. Lui souriant, il dit :
   - On va pas se fâcher pour ça. La Kenasy le méritait bien. Ça lui apprendra à vérifier que sa proie peut pas se défendre. Allez, on va se boire un verre tous les deux puisque tu bois comme un vrai mâle.
Karabval resta sur la défensive. L’homme n’était pas seul. Trois sbires l’entouraient.
   - Je ne suis pas sûr de vouloir, répliqua Karabval.
L’homme à la cicatrice se mit à rire… Karabval se sentit subitement idiot. Il était le seul conscient face à quatre mâles mieux armés et sûrement plus habitués aux combats que lui. Ce rire l’invitait à faire de même et en même temps, cela puait le danger. Avant qu’il n’ait pu décider, la dague s’était mise à voler. L’homme à la cicatrice, d’un vigoureux coup de poignet, l’avait lancée.
Karabval, dans son riek, ressentit la même incrédulité que ce jour-là. Alors qu’il s’attendait à la prendre en plein cœur, elle alla se planter juste au-dessus de son épaule gauche. Au regard incrédule de l’homme à la cicatrice, Karabval comprit qu’il n’était pas le seul à être surpris. La discussion n’alla pas plus loin. Les gardiens venaient d’entrer accompagnés d’une goulque.
   - QU’EST-CE QUI SE PASSE ICI ? hurla le premier.
Dans la taverne du puits sans fond, il y eut un mouvement général de fuite. Dans leur coin, Karabval, ses compagnons inconscients et les quatre hors-clans se trouvèrent bloqués. La goulque avait fait mouvement vers eux.
   - TOI ! hurla le gardien en désignant Karabval, APPROCHE !
Karabaval déplanta sa dague et s’avança vers la goulque. Celle-ci se mit à pousser de petits jappements au grand étonnement des gardiens.
   - Alors, on peut plus boire tranquille, dit-il avec une assurance qu’il était loin d’avoir. Et puis dites à votre petite bête d’aller voir ailleurs.
Ce fut comme s’il avait donné un ordre. La goulque sortit au galop. Son gardien fut obligé de la suivre pour en reprendre le contrôle. Les autres furent assez déstabilisés pour ne pas insister. Autour d’eux, les hors-clans de plus en plus nombreux, finirent de les convaincre d’effectuer un repli stratégique.
Courageusement Karabval avait fait face au groupe, l’épée dans une main, la dague dans l’autre. Une voix avait retenti du fond de l’ombre :
   - Ça suffit les garçons ! Laissez-le.
Un vieil homme aux habits défraîchis mêlant toutes les couleurs sortit de la plus lointaine des alcôves. Il boitait s'appuyant sur une canne torsadée. Tout le monde s'écarta pour le laisser passer. Il s'approcha de Karabval. Quand il fut presque à le toucher, il l’examina sous le nez. Karabval se sentit ridicule les armes à la main, Avec son expérience dans le temple, il resta sur ses gardes.
   - Bien, bien, bien, murmura l’étrange personnage.
Dans la taverne du puits sans fond, tout le monde tint son souffle.
   - Viens avec moi, ajouta-t-il en tournant les talons. Continuez vous autres !
Brusquement tout le monde se détendit, se détournant de Karabval. Lui qui était en garde, baissa ses armes. Le vieil homme se dirigeait vers le fond de la taverne. Il lui emboîta le pas.
Arrivé dans une alcôve, ils prirent un escalier aux marches usées qui débouchait dans une pièce au plafond mansardé. Le vieil homme s’assit sur un fauteuil bas, étendant une jambe raide. Devant lui, une rambarde basse marquait la fin du plancher, surplombant la salle où les bruits familiers avaient repris.
Karabval s’avança jusqu’à la barrière, regarda vers la salle. D’ici, on pouvait observer tout ce qui se passait, voir sans être vus. Il se tourna vers le vieil homme. Il lui jeta un regard interrogatif.
   - Alors c’est toi !. dit le vieil homme en l’examinant de la tête aux pieds.
Karabaval eut un instant de panique. Qu’est-ce que ces paroles voulaient dire ?
   - Je ne pensais pas que cela viendrait par un clan.
Karabval eut l’air de plus en plus surpris.
   - Tu es bien jeune pour l’avoir.
   - De quoi parlez-vous ?
Ce fut autour de l’homme assis d’avoir l’air surpris.
   - Mais de l’amulette que tu as autour du cou. Sais-tu qu’il n’en existe que deux ?
Devant l’air étonné de Karabaval, il continua :
   - En fait tu ne sais rien. Comment as-tu fais pour la récupérer ? Elle avait disparu depuis si longtemps. Mais ne reste pas debout. On va nous monter à boire.
De son bâton, il tapa le sol plusieurs fois. Pendant que Karabaval s’asseyait sur le bord de l’autre fauteuil, une servante monta l’escalier portant deux chopes.
   - Comment va Irakou ?
   - Ses os ne sont pas touchés, répondit la servante sans regarder Karabval. Mais elle va perdre son habilité...
   - Les erreurs coûtent cher… Que personne ne monte, ajouta le vieil homme.
Karabval, qui avait vu le regard que la servante lui avait jeté en biais, pensa qu’il aurait intérêt à surveiller ses arrières dorénavant. Lui aussi avait fait des erreurs et ça lui coûtait cher. Jamais il n’aurait dû faire ce qu’avait demandé Gambayou… Mais alors il aurait été un hors-clan. Il eut un sourire amer… Avec ou sans ce qu’il avait vécu, il se serait retrouvé là. Il attendit que le vieil homme finisse sa chope.
   - Tu vois, parfois les choses nous surprennent. Ce que tu portes autour du cou avait disparu depuis si longtemps que je la croyais perdue. Mais tu es là et tu commandes aux goulques…
   - Je ne comprends rien, réplique Karabval.
Cela fit rire le vieil homme.
   - Je sais bien. Il y a bien des années, deux chasseurs de goulques avaient réussi à faire une amulette pour les contrôler. La mémoire de leurs noms et de leurs exploits est maintenant perdue. On sait juste que si le premier était un hors clan, l’autre avait juré fidélité aux prêtres. Depuis ces temps immémoriaux, l’amulette passe de cou en cou. Si je suis le dépositaire de celle des hors clans, tu es manifestement celui qui détient celle des prêtres. Elle a servi à faire les ceintures que tous ces balourds de gardiens portent. Pourtant, il n’y a plus de ceinture d’activées depuis bien des générations. Je la croyais perdue et tu es là ce soir pour me prouver le contraire.
   - Je pourrais avoir eu de la chance…
   - Oui, mon garçon, et puis tu supporterais les boissons frelatées qu’on sert aux jeunes mâles comme vous. Tu vois, ça aussi, c’est un des pouvoirs de l’amulette.
Karabval se mit à craindre à nouveau pour sa vie. Il était seul au milieu de tueurs avec autour du cou une amulette convoitée. Comme s’il lisait ses pensées, le vieil homme reprit :
   - Pourtant, ici, tu ne risques rien. Malheur à celui qui te ferait du mal. Les goulques seraient alors libérées de leur servitude…
   - C’est pour cela que tu m’as épargné.
   - Oui, je tiens à ma petite compagnie. Chacun à sa place chez moi, Irakou comme toi. Elle était habile mais stupide. Ça aussi, c’est une erreur qui ne pardonne pas.
Karabval but à son tour, pour se donner le temps de comprendre tout ce qu’il venait d’entendre. Quand il prit la parole, ce fut pour attaquer :
   - Tu ne m’as pas épargné, en fait tu as épargné les tiens.
Le vieil homme se remit à rire.
   - Je vois que tu comprends vite.
   - Alors je ne te dois, rien, ajouta Karabval en se levant.
   - Tout doux, jeune mâle. Tu ne me dois rien, je ne te dois rien non plus. Je porte l’autre amulette et je commande aussi aux goulques. C’est pour cela que la taverne du puits sans fond existe encore. Avec cette patte folle, je ne peux plus bouger comme je le veux. Alors, je te propose un marché…
En entendant cela, Karabval repensa aux paroles du prêtre. Cela sentait le piège.
   - J’ai entendu les bruits qui courent déjà sur ton compte. Mes hommes sont très bien renseignés. Tu as réussi quelques beaux coups. Je t’offre mon aide…
   - Contre quoi ? le coupa Karabval.
   - Disons une bonne rétribution…
 Karabval se rassit. Il reprit sa chope et but à petites gorgées pour réfléchir à ce qui s’était dit. Une alliance avec les hors-clans pouvait avoir des avantages. Des bruits couraient sur les liens inavoués entretenus par les clans avec les hors-clans pour exécuter les basses besognes. Cela pouvait être source de pouvoir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire