dimanche 20 mars 2016

Les mondes noirs : 34

Karabval avait trouvé un nouveau riek pour se reposer. Il se sentait de plus en plus fatigué. La vie avait un poids qu’il supportait de plus en plus mal. Tous ces “pourquoi ?” qui le suivaient depuis si longtemps. Il tailla comme à chaque fois un chemin vers le cœur de l’arbre, cet encorbellement de branches où il savait pouvoir se reposer. Il avait de l’eau, il lui restait du serpent et même s’il mangeait froid, le repos serait le bienvenu. Quand la nuit tomba, il mâcha sans entrain la viande froide et s’allongea sur le lit d’aiguilles de riek qui faisaient un matelas bien accueillant. Ses pensées vagabondèrent un moment avant de se fixer sur ce moment qui l’avait beaucoup marqué. Faire face à toutes ces “sorcières” que représentait le conseil du clan, en ne sachant même pas s’il en sortirait vivant, avait été une épreuve au même titre que sa rencontre avec le vieux prêtre. Les yeux fermés, il se souvenait.
- Qu’as-tu fait ? avait demandé Dame Longpeng de ce ton dur et cassant qu’elle maniait comme un fouet.
Karabval avait bafouillé qu’il essayait de réussir l’épreuve de son mentor.
- PLUS FORT ! avait hurlé dame Mallim.
- C’est Gambayou… Il voulait que je rentre dans le temple et que je ramène quelque chose...
- Et tu as tué le vieux prêtre ? coupa dame Erausot. Qu’on l’écorche vif et qu’on en finisse. Le temple sera heureux de cette fin et nous rentrerons dans ses bonnes grâces.
- Doucement, Dame Erausot, doucement. C’est aller vite en besogne. Fasruc est retors et ce n’est sûrement pas pour la mort d’un vieux débris qu’il serait intervenu comme cela. Tout le monde disait l’ancien grand-prêtre devenu sénile.
- C’est de sa faute aussi tout ça, murmura Karabval.
Dame Longpeng tourna son regard vers lui. Ses yeux se plissèrent comme si elle essayait de lire en lui.
- Alors raconte, jeune mâle, et si ton récit est véridique et que tu as fait ton devoir, tu auras la vie sauve.
La voix s’était faite presque douce. La dame du clan n’engageait jamais sa parole à la légère. Karabval se sentit rassuré.
- J’ai guetté pendant des jours pour faire ce que Gambayou nous avait imposé. Je ne voyais pas comment entrer dans le temple avec les goulques. Et puis… et puis…
- Mais parle, Par l’Idole, PARLE !
Karabval sursauta en entendant la voix de dame Erausot. Elle transpirait la haine. Il se lança dans une tirade rapide :
- Le vieux prêtre m’a fait entrer comme si j’étais un ami… Il m’a conduit dans son antre par des couloirs obscurs et là, m’a imposé de lui obéir ou de mourir. Je ne voulais pas mourir… Alors il a fait des choses, des dessins, des incantations et là je ne sais plus… j’ai eu très mal… très froid… la pierre était très froide… et puis y’avait la goulque et … je ne sais plus… Tout fut noir… Quand je me suis réveillé, j’ai cru que j’avais dormi dans le feu… Tous ses dessins me brûlaient…
- Les dessins te brûlaient ? Tu dis bien que les dessins te brûlaient, demanda Dame Longpeng.
Karabval qui avait gardé la tête baissée pour parler la releva pour regarder autour de lui. Il ne vit que des yeux braqués dans sa direction avec une expression d’horreur.
- Déshabille-toi ! ordonna Dame longpeng.
- Quoi ?
- Déshabille-toi tout de suite !
Ce fut au tour de Karabval d’avoir un regard horrifié. Enlever ses habits devant toutes ses femmes… C’était… c’était impossible et pourtant, il n’avait pas le choix. Il commença par enlever sa tunique, découvrant son cou et ses bras et les premières traces rougeâtres qui parsemaient sa peau en des dessins compliqués.
- ARRÊTE ! cria Dame Longpeng qui s’était levée pour donner plus de poids encore à sa parole. Que tout le monde sorte ! MAINTENANT !
Si les gardes tout autour de la salle et les serviteurs se dépêchèrent d’obtempérer, les dames du conseil exprimèrent leur désaccord.
- Stupides que vous êtes, reprit dame Longpeng. Vous ne voyez pas que c’est de la Sanmaya.
Karabval fut sidéré. De la Sanmaya ! Sur son corps ! Les choses étaient pires qu’il ne le craignait. Cette magie était le plus puissant des leviers pour agir sur le monde, rares étaient ceux qui la maîtrisaient. Il fallait que ça tombe sur lui, mais pourquoi Gambayou avait fait ça ? Autour de lui les dames du conseil se retirèrent sans un mot même si leur visage exprimait la désapprobation.
- Nous somme seuls, dit Dame Longpeng après avoir elle-même vérifié les portes. Viens avec moi.
Karabval la suivit dans un passage discret qui s’ouvrait dans l’ombre d’un pilier. Ils se retrouvèrent rapidement dans une petite pièce, simplement éclairée par quelques chandelles.
- Ici, tu ne risques rien ! Enlève le reste !
Avec des gestes lents, Karabval se débarrassa de ce qui restait de ses habits. Dame Longpeng le laissa, là, nu, debout au milieu de la pièce. Elle tourna autour de lui avec une lampe.
- Il n’a dessiné que sur le devant, bien sûr… Rien derrière… Par l’Idole, qu’a-t-il fait ?
- Pardon, Dame, mais je ne comprends pas.
Dame Longpeng sembla sortir de ses pensées. Elle regarda Karabval. Elle lui mit la main sur l’épaule :
- Tu es un bon mâle du clan bleu ?
Karabval hocha le tête.
- Le vieux prêtre a dessiné sur toi des signes très puissants, peut-être les plus puissants de la Sanmaya. Je ne peux même pas les traduire, alors que je connais cette magie et que je sais la pratiquer. S’il a dessiné sur ton ventre et pas sur ton dos, c’est qu’il a voulu marquer ton avenir. Il a mis en route quelque chose mais je ne sais pas quoi…
Dame Longpeng semblait parler pour elle-même.
- ...Ces signes-là y mêlent le clan bleu dans son entier. Tu es comme une tour minée à sa base. Tout peut tomber mais personne ne sait quand cela va arriver. Si je te tue… je précipite la catastrophe. Il faut que je trouve comment protéger le clan.
Dame Longpeng arrêta brusquement son examen.
- Qu’est-ce que c’est ? dit-elle en désignant le petit sac qu’il portait autour du cou.
- C’est une amulette puissante que j’ai trouvée chez le vieux. Elle semble me protéger des goulques. Quand elles sentent ça, elles s’en vont.
- Une amulette… une amulette… Bien sûr… En attendant mieux…
Dame Longpeng fouilla dans son corsage, en sortit un sachet bleuté contenant une amulette. Elle la détacha et l’attacha autour du cou de Karabval.
- C’est l’amulette principale du clan bleu. C’est à ton cou qu’elle nous protégera le mieux jusqu’à ce que je trouve quoi faire, si cela existe…
Une fois le cordon noué, Dame Longpeng alluma des petits braseros tout autour de la pièce et commença une série d’incantations. Karabval se sentait trembler de froid et de peur. Entre deux incantations où revenait sans cesse l’Idole, Dame Longpeng lui dit :
-  Cesse de trembler… Ta misérable petite vie ne risque rien. Il est même nécessaire que je la protège. Je comprends pourquoi Fasruc veut te récupérer. Mais il ne le pourra pas. La survie du Clan en dépend.
Entre les herbes odoriférantes, la chaleur des braseros et le ron-ron de la voix de Dame Longpeng récitant de longues litanies, Karabval sentit refluer la souffrance. Elle était là et absente comme si deux forces se faisaient face incapables l’une comme l’autre de remporter la victoire.

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