samedi 9 avril 2016

Les mondes noirs : 38

Le tchéppeur avait littéralement étripé Diardodé, le serviteur du clan jaune. Il était mort sous le couteau de Luzmil, l’amazone au cœur sensible. Elle n’avait pas supporté l’idée que les scales le dévorent avant qu’il ne soit mort. Ils étaient repartis en file indienne avant de voir le spectacle. Le brouillard avait masqué la vision que le bruit des mâchoires suggéra. C’est les dents serrées qu’ils progressèrent. L’état du sol avait empiré. Ils marchaient maintenant dans une succession de marigots vaseux. Chaque pas était une lutte. Les pieds s’enfonçaient trop profondément. Rapidement, Chimla fit une pose sur un banc de sable un peu moins sale. Tout le bas de ses jambes était couvert d’une boue collante et verdâtre. Elle fit tomber les espèces de vers visqueux qui tentaient de se fixer sur sa peau. Elle bénit son pantalon au cuir épais.  D’autres n’eurent pas cette chance. Elle les vit tenter de les arracher. Les jurons succédèrent aux jurons sans résultat. Les doigts glissaient trop sur ces corps gluants
   - Il faut les couper à ras, leur dit Tordak et vite. Ces saloperies vont vous sucer la moelle.
Pendant que ses compagnons se battaient avec les bestioles, Chimla explora un peu le banc. Son amulette semblait l’attirer dans une direction. Elle butta sur une branche qui dépassait et faillit s’étaler. Elle faillit continuer mais un doute dans son esprit lui fit faire demi-tour. Cette branche était trop dure dans ce monde où tout pourrissait. Elle se pencha pour examiner de plus près cette curiosité. Elle poussa un petit cri qui alerta Tordak qui se précipita l’épée haute.
   - Regarde, lui dit-elle, une épée.
Tordak remit la sienne au fourreau et dégagea l’arme enfouie dans le sable vaseux.
   - Elle n’est pas là depuis longtemps, dit-il en examinant la lame. Elle n’a même pas une tache de rouille. Par contre le manche est très abîmé. A croire que son propriétaire s’est fait manger la main. Regarde ! Des traces de crocs.
Il tendit l’épée à Chimla qui examina le manche à son tour.
   - Impossible de dire à quel clan elle appartient. Elle est trop abîmée.
   - Retournons près des autres, dit Tordak en dégainant à nouveau son épée. Je n’aimerais pas rencontrer ce qui a fait cela.
   - Encore un tchéppeur ?
   - C’est bien possible. A croire que l’on est sur son territoire. Je n’aime pas ça du tout. Il faut qu’on avance.
A leur retour près du groupe, ils virent les nombreuses plaies sur les jambes des uns et des autres. Les vers avaient quasiment fait disparaître la peau par endroit. Du sang s’écoulait. Ceux qui étaient encore deux s’aidaient pour faire les pansements. Les autres se débrouillaient.
   - Tu m’avais parlé de plantes contre les infections et les bêtes, dit Chimla à Tordak.
   - Oui, mais pas ici. Trop d’eau, trop de vase. Il faut qu’on avance, dit-il à nouveau.
Il éleva la voix :
   - Il faut qu’on quitte cet endroit au plus vite. On va avancer plus vite. On n’est pas en sécurité.
Tout le groupe leva la tête et rapidement abandonna ses activités. Tordak avait fait signe à Chimla de repartir. Ils n'attendirent pas que les derniers aient rangé leur sac. Le brouillard les avait engloutis, derrière eux, seule la corde qu’elle traînait derrière elle, faisait le lien entre Chimla et les autres.
La marche reprit inquiète et monotone. Tout le monde était aux aguets. Pourtant les seuls bruits qu’on entendait étaient leur pas. Chimla avançait aussi vite qu’elle pouvait. Pourtant régulièrement Tordak se rapprochait d’elle en disant :
   - Plus vite ! Va plus vite !
Chimla entendait la peur derrière ces mots. Elle accélérait autant qu’elle pouvait. Les obstacles, trop nombreux, l’obligeaient à ralentir. Elle s’effondra même dans l’eau. La première fois dans un marigot peu profond à l’eau presque claire. Tordak ne lui laissa pas le temps de réfléchir. Il l’aida à se relever et la poussa en avant. La deuxième fois, elle se retrouva submergée. Elle négociait une descente quand son pied glissa. Elle partit en grand écart. Incapable de se retenir, elle sentit un de ses muscles se déchirer. Elle cria sa douleur en s'effondrant. C’est quand l’eau lui entra dans la bouche qu’elle cessa de hurler. 
Tordak fut tout de suite là. Il la remit debout sans ménagement :
   - T’es folle de crier comme ça !
Chimla ne répondit rien. La douleur pulsait dans sa cuisse, violente, l’obligeant à serrer les dents pour bouger sa jambe. Tordak avait sorti son couteau et lui enlevait les vers qui avaient réussi à s’accrocher.
   - On peut pas rester là, avance !
Chimla serra la mâchoire et avança la jambe. Elle se serait à nouveau étalée si Tordak ne l’avait pas rattrapée. Il jura sourdement en la tenant sous le bras. De sa main libre, il fit passer la corde à droite de Chimla et la prit sous l’aisselle en se collant contre elle à gauche :
   - Avance, je vais te tenir pour que tu aies moins mal. Dès que je vois des plantes à douleur je t’en donne, mais avance.
Les autres qui arrivaient petit à petit et qui espéraient une pause, les virent partir avec le regard las des gens épuisés. La corde se tendit et le troisième se mit en marche. La colonne repartit. Sans rien dire, tout le monde apprécia que le rythme soit plus lent.
Luzmil avait pris la dernière place. Par rapport aux autres, elle était encore en bonne forme. L’entraînement qu’elle avait subi était bien plus dur. Issue d’un petit clan au bord des mondes noirs, la chef des novices estimait que toute amazone devait pouvoir survivre à tout. Elle en savait moins long que Tordak, c’était évident, mais elle en savait assez pour s’en sortir mieux que les autres. Elle avait la corde dans la main gauche et l’épée dans la droite. Devant elle, se tenait Luzta, sa servante. Elle la protégeait, malgré les moqueries des autres. Quand on lui avait affecté Luzta pour la servir, la ressemblance des noms ne lui avait pas échappé. Luzmil était la lumière du midi et Luzta celle du soir. Elle ne pouvait s'empêcher de voir cela comme un signe. Contrairement à toutes les habitudes, elle la traitait bien et Luzta lui rendait des services que peu de mâles ou d’amazones pouvaient avoir de leur serviteur. Entre elles la confiance était absolue. Cette bizarrerie était passée pour de la mièvrerie et on l’avait surnommée l’amazone au cœur sensible. Luzmil pensait que pour le moment, elles étaient vivantes toutes les deux et Luzmil comptait bien que ça continue. L’attitude de Tordak la tenait en alerte. Cet environnement était trop favorable à une attaque.
Son sixième sens se mit en alerte brusquement. Luzmil se rapprocha de Lusta. Elle resta à moins de deux pas derrière elle, marchant sur la même cadence. La corde se tendit brusquement, lui brûla la main ainsi qu’à Lusta pendant que retentissaient des bruits de lutte mêlés de grognements sourds devant elles. Luzmil dégaina sa dague et, doublant Luzta, attaqua ce qui était non loin. Elle n’eut pas le temps de réfléchir, le corps était massif et le pelage d’un vert sombre. Les pattes étaient énormes ainsi que les griffes. L’effet de surprise jouait pour elle. Elle planta sa dague dans le flanc de la bête. S’appuyant dessus, elle bondit sur l'échine qu’elle attaqua à grand coups d’estoc. Le grondement s’était transformé en rugissement, la bête partit au galop, faisant voler Luzmil qui se retrouva étalée dans la boue. Elle se releva en jurant. Si dans sa chute, elle avait pu récupérer son épée, sa dague était dans le flanc du monstre. Elle tira son long couteau et se remit en position de défense. Elle tendit l’oreille. Les râles des victimes venaient de sa droite. Des pas rapides venaient de sa gauche mais aucun signe de la bête. Elle se rapprocha des victimes. Elle vit à terre deux hommes aux plaies béantes. Si l’un ne bougeait plus, l’autre se tenait la cuisse et le ventre. Luzmil regarda rapidement l’homme immobile. Il avait eu la gorge broyée. Elle alla s’occuper de l’autre. Les plaies au ventre étaient profondes. Ailleurs qu’ici, elles auraient probablement cicatrisées. L’homme gémissait, essayant de rapprocher les bords des plaies de sa cuisse. C’était un serviteur sans maître. Le mâle du clan émeraude avait disparu dans les premiers.
   - Aucun intérêt, pensa Luzmil en continuant son chemin.
Elle trouva sa servante, tenant en tremblant une épée à deux mains, comme on tient une bougie. Cela la fit rire. Non, vraiment, Luzta ne serait jamais une guerrière.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire