vendredi 29 avril 2016

Les mondes noirs : 42

Salone avait très mal dormi. Il s'était réveillé de nombreuses fois. Son estomac ne l'avait pas laissé tranquille. Avec Luzta, Luzmil grignotait quelque chose tout en faisant l'inventaire des sacs. Tordak n'était pas là. Salone ne l'avait pas entendu partir. Chimla dormait encore, allongée sur le côté, la tête cachée par sa couverture. Bien qu'il ne pleuve pas, tout était humide. Il rangea ses maigres biens dans son sac. Il tournait le dos à l’ouverture quand on entendit Tordak monter.
   - Réveille-toi, Chimla ! J’ai de quoi te réjouir.
Ayant dit cela, il se retourna et fit monter avec sa cordelette un poisson. C’était un machin tout en plaques et en dents. Avec la cordelette, Tordak lui avait attaché la gueule. Chimla s’était dressée sur son coude et regardait Tordak, les yeux encore endormis. Elle regarda un instant le tableau et se dressa sur son céans.
   - Et c’est mangeable, ce genre de saloperie ?
Cela fit rire Tordak.
   - Même froid, c’est bon. Par contre faut bien enlever les arêtes. Si t’en avales une, t’auras le ventre qui va pourrir.
Chimla maugréa un peu mais se leva. Tordak, pendant ce temps, s’était rapproché de Salone. Avec son épée, il coupa les épines de la partie horizontale de la grosse branche. Salone le regarda faire. Il sentait son estomac se révulser en voyant cette nourriture. Il ne pouvait quand même pas se battre pour en récupérer. L’espace ici était trop petit. Il se recula en faisant attention de ne pas tomber dans le trou pour descendre.
Tordak avait posé le poisson sur la branche et, de son coutelas, avait entrepris de le dépecer. Chimla se glissa jusqu’à lui. Elle regarda les gestes posés et experts de Tordak qui, de la pointe de son couteau, passait entre les plaques pour découvrir une chair rouge et ferme. Il détacha un premier lambeau. Après l’avoir bien nettoyé, il le mit dans sa bouche et le mâcha longuement.
   - T’as intérêt à faire pareil, dit-il à Chimla. Vaut mieux avoir un abcès dans la bouche que dans les boyaux.
Il continua son œuvre de dépeçage. Il partageait les lamelles avec Chimla. Celle-ci comme Tordak, examinait soigneusement le lambeaux avant de l’enfourner. Salone les vit une fois ou l’autre retirer une arête avant d’enfourner le morceau. Malgré lui, il salivait. Il grignota quelques miettes qui restaient de sa galette de la veille. Quand Chimla fit signe qu’elle avait assez mangé, Tordak continua son travail, jusqu’à ce qu’il soit lui aussi rassasié. Quand il eut fini, il laissa la carcasse encore bien recouverte de chair.
   - On ne l'emmène pas ? demanda Chimla.
   - Non, ça va pourrir et attirer les scales.
   - Alors, je peux ? demanda Salone.
Tordak le regarda et haussa les épaules :
   - Pas de problème, t’as un couteau !
Salone ne se le fit pas dire deux fois. Il s’approcha à son tour de la bête et entreprit de couper dans la chair. Il n’avait pas la dextérité de Tordak. Ses morceaux étaient plus petits, moins bien découpés mais ça lui remplissait l’estomac. Prudent, il examinait aussi longuement chaque morceau avant de la mâcher consciencieusement. Il en coulait un jus revigorant. C’était une chair dense contrairement aux autres poissons qu’il avait goûtés. Cela lui rappelait plus la viande saignante. Les yeux fermés, il se revit à la terrasse du château du clan Émeraude, dégustant un des plats préparés pour les mâles. Il fut interrompu dans ses rêveries par Tordak qui venait de donner le signal du départ. Salone fut déçu de s’arrêter.
Il descendit du riek le dernier.
Quand il posa le pied sur le tapis d’aiguilles au pied de l’arbre, il vit Chimla penchée en avant, tournant sur elle-même. A son cou, pendait l’amulette. Luzmil et Luzta étaient légèrement en retrait. Chimla fit un geste en disant :
   - Par là.
Salone pensa à ces rituels qui reviennent tous les jours, tout le temps, comme au château Émeraude quand la dame du clan réunissait tous les mâles tous les matins pour choisir son compagnon du jour. Ils étaient toujours décevants. Salone n’avait jamais été choisi. Seuls les mâles premiers avaient une chance de se retrouver à côté de la dame du clan. Lui, comme beaucoup d’autres n’avait jamais réussi à se hisser à ce niveau. Il était resté dans la masse de ceux qu’il jugeait médiocres, ceux qui rêvaient sans arriver à changer de statut.
Tordak ouvrait le route. L’épée à la main, il veillait. Chimla le suivait, lui indiquant s’il fallait changer de direction. Luzmil et Luzta laissaient une dizaine de pas entre Chimla et elles. Salone fermait la marche. Il restait attentif sans pour autant avoir l’arme au poing. Leur progression était difficile. Ils devaient lever les genoux très haut pour pouvoir avancer dans ces herbes et ces bosses. Rapidement Salone ressentit la fatigue. Devant lui, il vit Luzta qui parfois buttait contre l’un ou l’autre des obstacles. Il pensa qu’elle aussi devait ressentir cette lassitude de tous ses muscles. Le poids des sacs l’entraîna à la chute. Avant que Salone ne l’ait rejoint, Luzmil l’aidait déjà à se relever.
   - Faut qu’on fasse une pause, cria-t-elle à Tordak. J’en peux plus.
Salone fut heureux de ne pas être celui qui demandait. Même dans les mondes noirs, il aurait mal vécu de devoir demander du repos avant une amazone.
Tordak se retourna et haussa les épaules. Il en avait marre aussi et la figure de Chamli exprimait l’épuisement. Il regarda autour d’eux. Pour une fois, la pluie ne tombait pas et le brouillard était devenu brume. Il distingua un peu plus loin sur leur droite, la silhouette d’un riek. Il fit signe au groupe :
   - J’vois un riek, on va aller s’y poser.
Ils s’écroulèrent plus qu’ils ne s’assirent au pied de l’arbre. Salone lâcha son sac près du tronc et se laissa tomber à plat dos les bras en croix. Il avait les yeux fermés et respirait bien à fond. Quand il les rouvrit, il écouta ce qu’il se passait autour de lui. Luzta et Luzmil parlaient à voix lasse d’un côté. Chimla et Tordak se querellaient à mi-voix, sur la marche à suivre. Il laissa ses yeux errer sur l’arbre au-dessus de lui, pensant que sans les rieks, ils seraient déjà tous morts. Quelque chose gêna son attention. Il mit un peu de temps à comprendre ce qui le dérangeait. Quand il comprit, il s’assit brutalement et appela les autres :
   - Venez voir, on est déjà venus dans ce riek !
Tout le monde le rejoignit et vint examiner l’arbre. Tordak en commença l'ascension. Il trouva sans peine les prises nécessaires.
   - Tu as raison, Salone. Il est venu ici.
Arrivé à l’encorbellement, Tordak examina les aiguilles. Cela confirma son impression. Karabval était venu. Il trouva même les restes d’un de ses repas sous la forme d’os épars, probablement un serpent, pensa-t-il. Il ressentit un sentiment de jubilation. Ils avaient retrouvé la piste. Maintenant, il fallait trouver la suite et ne pas la perdre. S’il rentrait avec Karabval et son butin, il connaîtrait la gloire et le pouvoir.
Malgré la fatigue, il était de bonne humeur en redescendant. Il partagea son optimisme avec les autres. Il ne déclencha pas la joie qu’il espérait. La fatigue creusait les traits. Les corps étaient douloureux. Seul Salone réagit un peu comme lui.
   - Si on l’attrape...
En disant cela ses yeux brillèrent.
   - Si on survit…
Les deux hommes se tournèrent vers le groupe des trois femmes. Chimla et Luzta semblaient épuisées. Luzmil était debout. Ses traits tirés en disaient long sur sa fatigue.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire