lundi 4 avril 2016

Les mondes noirs : 37

Chimla n’en pouvait plus. Les jours succédaient aux jours. Le paysage semblait immuable. C’était toujours le même sol spongieux et les mêmes pluies. Seul le nombre de scorpions volants diminuait. Les attaques n’étaient plus journalières. Elle en avait pris conscience, un jour d’oubli, de mettre son masque. Leur groupe diminuait. Chaque jour, au moins un de leur membre disparaissait. Chimla ne se rappelait pas toutes les disparitions. Certaines se faisaient sans bruit. Juste à une pause, il manquait quelqu’un. Parfois un hurlement leur glaçait le sang. Alors tout le monde s’arrêtait. On se regardait cherchant à savoir qui manquait et surtout ce qui allait manquer. Chacun était déjà chargé au maximum et à chaque disparition, on perdait des armes, des provisions, de l’eau et puis des onguents et des pansements. C’est ce que pensa Chimla en entendant hurler encore une fois. D’un rapide coup d’oeil, elle avait remarqué qu’elle ne voyait plus cette amazone aux cheveux de feu. Plus qu’à Smenla du clan orange, elle pensa à ses pieds qui lui faisaient si mal. La peau en était partie à de multiples endroits. Ses bottes en cuir avaient pris l’eau dès le premier jour. Les meilleures avaient tenu à peine plus. Les cloques et les plaies handicapaient tout le groupe. Certaines entailles pourrissaient, dégageant une odeur pestilentielle. On avait dû abandonner l’un ou l’autre, délirant de fièvre, incapable de marcher. Depuis la séparation du groupe par le gouam, Chimla avait pris l’ascendant sur le groupe. C’est elle qui donnait la direction. C’est pour cela qu’on lui avait soigné les pieds. Curieusement Tordak se portait bien. Ses plaies aussi fréquentes que les autres ne s’infectaient pas ou peu. Seule Chimla semblait l’avoir remarqué. Elle lui avait posé la question un soir à mi-voix pendant qu’ils se reposaient dans le riek où elle les avait conduits comme chaque jour. Dans cet espace presque clos, où l’on ressentait la sécurité, les relations entre les protagonistes changeaient. Tordak devenait presque moins bourru.
   - Ya des plantes qui aident, lui avait-il répondu sur le même ton. Et ya des plantes qui calment les douleurs. Je te montrerai.
   - Merci, répondit Chimla.
   - Ne crois pas que je fais ça pour toi, rétorque
Tordak. Tu es porteuse d'un pouvoir. Si tu meurs, tout le monde mourra et moi avec. Sans toi, on n'en sortira pas.
   - Parce que tu crois que je sais où on va ?
   - Non, mais ce qui te guide est notre seule chance.
Après,
Tordak lui avait tourné le dos et s'était endormi. Chimla réfléchissait à ce qu'ils s'étaient dit. L'amulette qu'elle portait au cou était sûrement la source de ce pouvoir. Dame Longpeng devait le savoir quand elle la lui avait passée. Chimla sentit le poids de la responsabilité. Elle était peut-être la seule à pouvoir sauver le clan bleu… et même le royaume. Ce fut comme si une barre lui écrasait la poitrine. Elle qui n'était qu'une servante sans importance, se retrouvait là où elle n'aurait jamais pensé. Le sommeil fut long à venir.
La brume avait infiltré le riek. L’humidité était partout. La troupe se mit en marche lentement non sans avoir laissé quelques traces de sang sur les épines de l’arbre. Chimla prit le temps de sentir la direction. Elle sentait tous les regards posés sur elle. Hier, elle ne savait pas, mais aujourd’hui, cela la troublait. Avec le brouillard qui s’épaississait, on ne voyait pas à dix pas. Alors qu’elle allait se mettre en route,
Tordak lui prit le bras :
   - Attends ! On ne peut pas y aller comme ça.
Chimla lui jeta un regard interrogatif.
   - On va tous se perdre si on part comme ça. Tu as une corde ?
Mettant son sac à terre, elle sortit le rouleau qu’elle portait depuis le premier jour.
   - Qu’est-ce qu’on en fait ?
   - On va tous s’y tenir. Tu vas t’attacher à une extrémité et on va tous garder la main dessus.
Joignant le geste à la parole,
Tordak fixa la corde sur une bretelle du sac. Chimla ne dit rien mais n’aimait pas cette idée d’être ainsi en laisse. Si Tordak disait avoir besoin d’elle, elle avait besoin de lui pour ce qu’il savait des mondes noirs.  Elle s’enfonça dans la brume scrutant où elle posait le pied. Au bout de dix pas, elle sentit une tension sur la corde puis un relâchement. Elle pensa que Tordak venait de quitter le riek. Très vite, elle oublia ceux qui la suivaient. Le terrain était difficile. Toute son attention était prise. Il lui fallait en éviter les chausse-trappes. Quand elle trébucha une ou deux fois, la corde se tendit brusquement. Tordak jura. Chimla ressentit immédiatement la traction brutale qu’il lui imprima. Quelques heures passèrent ainsi, lentes et difficiles. Malgré tout Chimla se détendit. Sa vue s'était habituée. Elle se raidit à nouveau en voyant d'énormes traces. Elle ralentit :
   - Qu'est-ce?
Tordak s'était rapproché. Il jeta un regard au sol et cracha.
   - C'est pas bon. On dirait des traces de tchéppeur. !
   - De quoi ?
   - De tchéppeur, des saloperies pleines de dents et de griffes, un peu comme des goulques mais en moins moches.
Chimla se pencha un peu en avant pour sentir vers où l'entraînait son amulette. Dans ce coton visuel, tout semblait calme. Elle assura quand même sa main sur la garde de son bâton de riek et se remit en marche. Elle avançait tout en écoutant. Derrière elle, elle perçut les bruits de ceux qui la suivaient. Elle allégea ses appuis jusqu’à ne plus entendre  qu’un léger son de frottement à chaque pas.  Les pas des autres, en arrière, étaient beaucoup plus sonores. Les armes de métal battaient contre les cuirasses de cuir faisant un tintement léger mais distinct. Derrière elle,
Tordak avait aussi dégainé son arme et devait être aux aguets, car la corde se tendait maintenant plus souvent comme s’il suivait moins bien la progression.
Distinguant une masse brune à la limite de son horizon brumeux, Chimla fit un détour et s’arrêta net. Elle venait de trouver un sac à dos.
Tordak la rejoignit aussitôt.
   - Là ! Un sac du clan amarante.
Se penchant, il le ramassa. Son contenu se répandit à terre par de nombreuses fentes.
   - Celui qui le portait n’en aura jamais plus besoin, dit Mafgrok. Un tchéppeur a dû lui faire sa fête. Ya qu’eux pour avoir des griffes aussi larges.
Ils regardèrent tout autour d'eux écoutant les bruits. Ils n'entendaient que ceux qui arrivaient. C'était à chaque fois les mêmes questions.
Tordak les trouvait trop bruyants. Il nota qu'ils avaient tous pris les armes à la main. Leurs regards circulaires en disaient long sur leur peur.
L’attaque fut brutale et silencieuse. Une énorme bête s’abattit sur un serviteur qui poussa un hurlement de douleur quand les griffes lui fouillèrent le ventre. Une amazone tenta de planter son sabre dans le flanc de l’animal sans y parvenir. Elle avait déjà bondi hors de leur vue. On entendit le bruit mouillé de sa course quelques instants, puis ce fut le silence. Le serviteur tenait à deux mains ses entrailles qui se répandaient au sol. On lui avait enlevé son masque pour l’aider à respirer. Ce fut le moment que choisirent des scorpions volants pour attaquer.

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