mardi 19 avril 2016

Les mondes noirs : 40

Luzmil attendait Luzta. Cette dernière allait moins vite. Les servantes n’avaient pas l’entraînement des amazones. Elle avait de l’endurance. Elle portait plus longtemps que Luzmil des charges plus lourdes. Aujourd’hui, avec la pourriture verte qui rôdait, ça allait peut-être causer sa perte. Luzmil avait voulu lui prendre certaines choses. Luzta avait refusé. Ça ne se faisait pas. Déjà Luzta était gênée de la gentillesse de Luzmil. Elle n’avait jamais vu, ni entendu pareille chose. Ce signe-là plus que le vol de l’homonculus faisait penser à Lusta que le monde allait mal. Si chacun avait tenu sa place, le monde serait resté monde et elle ne serait pas en train de courir devant un être tout droit sorti d’un cauchemar.
Luzmil remarqua la levée progressive du brouillard. Elle voulait trouver une rivière. C’est ce qu’on lui avait appris. Toujours traverser un cours d’eau avec un bon courant quand il y avait de la pourriture verte dans les parages. Quand elle avait été apprentie amazone, Luzmil avait vu revenir un groupe des mondes noirs. Leurs yeux étaient encore remplis d’effroi à l’évocation de ce qu’elles avaient vu. La maîtresse des novices avait réuni tout le monde et avait fait une mise au point sur la pourriture verte. Elle avait obligé Talenda à se dévêtir devant les autres. Toutes avaient pu voir son moignon à la place du bras.
   - Et n’oubliez jamais, il vaut mieux couper un bras que de laisser la pourriture verte tout bouffer.
Luzmil l’entendait encore cette phrase. Non seulement Talenda avait perdu un bras, mais tout le groupe avait dû fuir pendant deux jours devant la pourriture verte. Elles étaient persuadées que sans la traversée providentielle d’un cours d’eau, elles seraient toutes mortes.
   - On peut encore continuer ou faut faire une pause ? demanda Luzmil.
   - Ya encore du danger ? réplique Luzta.
   - Oui, tant qu’on aura pas mis une rivière entre nous et ça, y’aura encore du danger.
   - Alors on ne s’arrête pas…
Luzmil repartit devant, elle cherchait les passages sûrs. Elles marchèrent comme cela encore un bon moment. Luzmil espérait ne pas tourner en rond. Elle se pensait assez bonne pisteuse pour l’éviter. Pourtant, elle ressentit un immense sentiment de joie en voyant la rivière. Assez large et au courant rapide, elle était tout à fait adaptée. Elle faillit pousser un cri de contentement. Elle se retint. Une pensée venait de lui traverser l’esprit. Quels monstres vivaient dans ces eaux ?
Luzta arriva avant qu’elle n’ait la réponse.
   - Tu as ta rivière, on se reposera de l’autre côté. Regarde, la forme qui dépasse du brouillard…
On dirait un riek.
Luzmil tourna les yeux dans la direction indiquée.
   - Tu as raison, ça se pourrait bien ! Mais avant faut qu’on traverse. Il te reste de la corde ?
   - Ya pas de gué ?
   - Non et je ne sais même pas ce qui vit là-dedans.
Après avoir lancé un regard noir à Luzmil, Luzta se mit à fouiller les eaux du regard. Comme à chaque fois, l’eau n’était pas transparente. Ici, elle avait une couleur de terre. Luzmil estima que la rivière faisait entre quinze et vingt pas de large. Elle fit signe à Luzta de se reposer et alla fureter du côté de la berge. Elle repéra un arbre moins pourri que les autres. Luzta la vit sursauter, se pencher et faire très attention où elle mettait les pieds. Elle la vit disparaître derrière le tronc pour réapparaître au niveau du premier embranchement. Luzmil escalada une branche puis une autre et sembla trouver son bonheur. Elle vérifia soigneusement autour d’elle avant de s’asseoir sur le bois. Elle détacha son sac à dos et en sortit une corde qu’elle attacha soigneusement. Puis avec toujours autant de précautions, elle fit le chemin inverse pour retourner au sol. De nouveau Luzta la vit examiner le sol avec soin et marcher sur la pointe des pieds. Quand elle fut près d’elle, elle entendit l’amazone :
   - Je crois qu’on peut passer. Tu vas me donner la corde que tu as et avec celle que j’ai accrochée à la branche, on devrait y arriver.
Luzta se mit en devoir de dérouler la corde qu’elle avait lovée dans son sac.
   - Non, attends qu’on soit au pied de l’arbre. Mais attention, mets tes pas strictement dans les miens… Y a un nid de schka.
   - C’est quoi ?
   - Je ne sais pas exactement. Tout ce que je sais, c’est que si tu marches dessus, t’es mort !
Les deux femmes se mirent en route. Arrivées près de l’arbre, Luzmil avança de nouveau avec mille précautions. Luzta, qui ne voyait rien de très inquiétant, faisait les mêmes pas, posant les pieds aux mêmes endroits que Luzmil. Quand elles furent au pied de l’arbre, Luzmil attrapa le bout pendant de la corde qu’elle avait attachée et fit signe à Luzta de lui passer sa corde. Elle noua les deux cordes ensemble et, ramassant une branche au sol qu’elle avait soigneusement examinée, elle la fixa au bout libre.
   - Tu vas reculer un peu, dit-elle à Luzta.
Regardant soigneusement le sol, elle fit mettre Luzta à un endroit précis.
   - Ne bouge qu’en remettant tes pas dans tes traces… ya plein de nids par ici.
Elle vérifia que Luzta était bien et s’avança jusqu’au bord de l’eau. Elle était encore à un pas quand elle sentit que le sol devenait trop mou pour la supporter. Elle jura mais recula d’un pas. Elle regarda par terre tout autour d’elle. Son examen la rassura. Il n’y avait aucune trace de schka. Elle fit tournoyer la branche au-dessus d’elle avec la corde, de plus en plus vite avec de plus en plus d’ampleur. On entendait le sifflement sourd de la branche. Luzmil avait le regard fixé sur l’autre bord. D’un coup, elle lâcha la corde et la bûche s’éloigna en vrombissant vers un arbre sur l’autre rive qu’elle heurta d’un bruit sourd avant de tomber dans l’eau dans une gerbe d’écume.
Luzta entendit les jurons de Luzmil pendant qu’elle ramenait la corde. Elle récupéra le tout et fit à nouveau tournoyer l’ensemble.
Elle ne réussit son coup qu’à la quatrième tentative. Elle se retourna et revint vers Luzta en lui faisant de grands signes pour qu’elle approche.
   - On va traverser, lui dit-elle.
En voyant le regard de panique de Luzta, elle ajouta :
   - T’inquiète pas, c’est solide. D’ailleurs je passerai la première avec les sacs.
Joignant le geste à la parole, elle ramassa son sac, l’ajusta devant elle et attrapa la corde d’un petit bond. Luzta poussa un petit cri en voyant la corde ployer sous le poids. Luzmil sembla ne rien entendre. Elle se déplaçait à une vitesse surprenante suspendue sous la corde. Elle traversa la rivière sans encombre et attrapa la branche de l’arbre pour se hisser. Elle se mit debout dessus et sembla danser une sorte de gigue qui fit remuer tout l’arbre. Le craquement fut sinistre et la branche ploya brusquement pour aller s’abîmer dans l’eau. Luzta qui avait poussé un cri en voyant l’amazone tomber, applaudit quand elle vit qu’elle se tenait à une autre branche.
Luzmil testa de nouveau la branche et fut rassurée sur sa solidité. Elle y fixa solidement la corde et le sac puis entreprit de faire le retour toujours suspendue. Arrivée près de Luzta, elle lui fit signe de lui passer un de ses sacs et repartit vers l’autre rive. Luzta qui portait un sac à dos, un sac ventral et deux musettes se retrouva toute légère quand elle eut tout donné Luzmil lui fit des grands signes et l’encouragea de la voix à la fin de son dernier passage.
   - A toi ! Je te descends un peu la corde et tu l’attrapes.
Luzta avala sa salive. Elle savait qu’elle allait devoir le faire mais tremblait de peur à l’idée de se retrouver la tête en bas suspendue sous une corde. Elle dut faire plusieurs essais pour s’accrocher correctement et tomba même une fois.
Luzmil s’impatientait. Le tchéppeur pouvait être n’importe où et elle voulait avoir trouvé un abri avant la nuit. Elle jura comme un hors-clan. Luzta était quasi immobile sur son fil. La corde sous son poids, s’infléchissait beaucoup. Si Luzmil était fine comme une lame de sabre, Luzta était charpentée pour porter.
   - Mais dépêche-toi ! lui cria Luzmil. On a encore du chemin.
Luzta lui jeta un regard noir et fit des mouvements un peu plus rapides. Elle était maintenant à mi-chemin. La corde faisait une courbe et remontait. L’effort pour avancer devenait plus grand.
   - GROUILLE ! YA un truc dans l’eau ! hurla Luzmil.
Ce fut comme si on avait brûlé Luzta, elle s’agita et fila comme une flèche. Luzmil l’attrapa dès qu’elle fut à portée et l’aida à se mettre à califourchon sur la branche :
   - Regarde, lui dit-elle en montrant l’eau.
Luzta vit un dos sombre se déplacer dans la rivière.
   - Je sais pas ce que c’est et j’ai pas envie de savoir !
   - Je vais aller décrocher la corde de l’autre côté et revenir, dit Luzmil.
Elle allait attraper la corde quand un poisson au corps sombre et massif fit un bond hors de l’eau. Il était au moins aussi grand que Luzta. Sa gueule frôla la corde. Il retomba dans une gerbe d’écume qui les atteignit. Les deux femmes se regardèrent :
   - C’est pas une bonne idée… vaut mieux qu’on file.
Luzta opina du chef. Luzmil se mit à descendre, inspectant le sol avant d’y poser les pieds.
   - Ici aussi, ya des nids de Schka. Ces saloperies doivent aimer l’eau.
Avec mille précautions, elles progressèrent s’éloignant de la berge. C’est à ce moment-là qu’elles entendirent crier.
Elles virent arriver quatre des membres de leur groupe. Avec la brume qui traînait encore, elles ne les reconnurent pas. Leurs habits étaient couleur boue. Luzmil leur cria :
   - ATTENTION ! YA DES NIDS DE SCHKA !
Une des quatre silhouettes fit de grands gestes.
   - Je pense qu’ils ont compris, dit Luzta.
   - Peut-être, répliqua Luzmil. Ne restons pas là, il nous faut un abri pour la nuit. Je crois avoir vu la silhouette d’un riek en traversant.
Les yeux rivés au sol, Luzmil avançait avec lenteur. Elle se servait de son épée pour pousser certaines herbes et découvrir le sol. Elles se retournèrent toutes les deux en entendant le hurlement. La brume cachait en partie la scène.
   - Y en a un qui a marché sur un nid, commenta Luzmil.
Elle se retourna pour reprendre son chemin quand Luzta cria :
   - LÀ !
Luzmil regarda dans la direction que montrait Luzta. Elle reconnut le monstre qu’elle avait blessé.
   - Un tchéppeur !
Elle avait envie de fuir et en même temps, elle était fascinée. Elle regarda vers les silhouettes de ses anciens compagnons. Deux avaient attrapé la corde. Le troisième se mit à fuir. Une sorte de nuage jaillit à l’un de ses pieds. Luzmil et Luzta virent le coureur se figer. Le nuage devint une sorte de tornade autour de lui. C’est à ce moment-là qu’il hurla. Ce fut un long cri qui s’interrompit brusquement. La tornade devenait noire et semblait bouillonner. Des branches jaillirent à droite, à gauche puis dans toutes les directions. Quand tout se calma, il ne restait que des lambeaux de vêtements accrochés aux branches d’un noir d’encre.
   - C’est… c’est ça des schka ? demanda Luzta.
   - Oui, murmura Luzmil, c’est ça, une plante carnivore. Tu marches sur le nid et t’es mort. Ça te bouffe, t’as même pas le temps de faire un pas…
Leurs regards se reportèrent vers les deux qui tentaient de traverser la rivière. Leur poids faisait tendre la corde vers le bas. Le tchéppeur, un instant distrait par le cri de la victime des schka, avait repporté son attention sur les deux dernières proies. Il s’élança au galop. Elles le virent piétiner des nids de schka qui lâchèrent leur nuage mortel. C’est tout auréolé de cette brume dévorante qu’il se jeta sur la silhouette qui était la plus proche de la berge.
Sur l’autre rive, elles virent disparaître le tchéppeur, sa proie et les schkas dans les hautes herbes. Ce fut comme si une main géante bousculait le paysage. Et puis des branches jaillirent couvertes d’écume verte avant de fléchir comme si elles pourrissaient à vue d’oeil. Il y eut plusieurs jaillissements qui toujours se terminèrent de la même manière. Puis tout se calma.
Le survivant ballotté comme un fétu de paille par la corde que le tchéppeur avait bousculée et sautant sur sa proie, tentait de progresser. Il montait et descendait au rythme des vibrations de la corde. Pourtant, il avançait. Alternativement au ras de l’eau et presque au sommet de l’arbre, main après main, il s’approchait de l’autre rive.
   - Il va s’en sortir ? demanda Luzta.
   - Je sais pas, répondit Luzmil, dont le regard fouillait la zone où avait disparu le tchéppeur.  Ça bruisse encore là-bas. Je n’aime pas ça !
   - Par l’Idole ! cria Luzta en montrant la rivière.
Luzmil vit alors le dos noir du gros poisson apparaître.
   - S’il voit le grimpeur, il est foutu, commenta Luzmil.
Dans un grand bruit de végétaux écrasés, un tchéppeur se leva. Il était encore plus gros que le premier. Ses yeux flamboyaient en scrutant tout autour. Son regard se fixa sur celui qui traversait. En deux bonds, il fut au bord de l’eau. Se dressant sur ses pattes arrière, il attrapa la corde avec une de ses pattes et se mit en devoir de la secouer. Le pauvre être qui était dessus poussa un cri, se cramponnant du mieux qu’il pouvait. C’est alors que, comme une énorme flèche noire, jaillit des eaux boueuses une énorme mâchoire déjà ouverte.
Luzta détourna le regard et ne vit pas le tchéppeur attraper le monstre de l’eau et le ramener sur la berge. La corde avait cédé et l’homme, qui n’avait pas lâché, se hissa à la force de ses bras jusqu’à la rive. Sans demander son reste, il s’éloigna le plus vite qu’il put.

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