mardi 22 janvier 2013

La suite était connue de tous. Schtenkel le savait. Il se renferma dans un mutisme boudeur refusant de répondre aux questions. Comme il se faisait tard, personne n'insista beaucoup. Bientôt la salle se vida. Crachtal regardant Schtenkel affalé sur sa table fit signe à Névtelen :
- Ramène-le chez lui !
Névtelen s'approcha du conteur qui ronflait  la tête posée sur ses bras repliés. Il le secoua. Des grognements désapprobateurs du dormeur l'obligèrent à insister. Schtenkel se débattit un peu.
Névtelen insista :
- On ferme ! Il faut y aller !
- Grrrmff !
Névtelen le secoua plus fort. Schtenkel ouvrit un peu les yeux, les referma tentant d'échapper à la poigne de Névtelen. Devant l'insistance, Schtenkel se leva difficilement, titubant à moitié. Névtelen lui passa le bras sous l'épaule. Tout en le soutenant, il se dirigea vers la porte.
- Et dépêche-toi ! Y a pas qu'ça à faire !
Névtelen fit un signe d’acquiescement à Crachtal et ouvrit la porte. Dans la nuit, la neige tombait doucement sans bruit. Ils avancèrent dans la nuit faiblement éclairée par le mauvais fanal que tenait Névtelen. Schtenkel se laissait porter plus qu'il ne marchait. Heureusement, il habitait une masure non loin de là. Quand il poussa la porte délabrée, Névtelen sentit la mort qui rôdait dans ce froid noir qui régnait dans ce lieu. Il pensa que même s'il avait ingurgité beaucoup de malch, Schtenkel allait geler. Ce dernier avait repris un peu de conscience. Il disait :
- T'es mon ami, hein mec ! T'es mon ami !
Névtelen répondait oui par automatisme. Le temps de poser son fardeau sur le grabat, il fit le tour de la baraque. Dans un coin, il y avait quelques pierres qui protégeaient ce qui devait être le foyer. Il prit les quelques morceaux de bois qui traînaient ça et là et démarra un feu. Comme à chacune de ses actions, il vit d'autres moments, d'autres feux plus forts, plus vifs, et surtout plus chauds. À la lumière dansante des flammes naissantes, il allongea correctement Schtenkel qui déjà s'était rendormi. Il le couvrit des quelques fourrures pelées qu'il découvrit en tas. Mal à l'aise, il se sentait incapable de partir en le laissant là, comme ça, prêt à crever de froid. Il soupira et sortit pour aller chercher plus de bois. Il avait laissé le fanal chez Schtenkel. La nuit n'était jamais assez noire pour l'empêcher de se déplacer. Il profita que la neige étouffait le bruit de ses pas pour aller à la grande réserve du fort. Si les soldats disposaient d'une réserve avec eux, la plus grande partie était stockée à l'extérieur. Une corvée faisait la navette tous les jours. Chargé de bois, il reprit la direction de la cabane de Schtenkel. En se retournant pour voir si malgré la nuit noire, il n'y avait pas de témoin, il vit ses traces de pas. Il jura. Profondes et bien marquées en raison du poids qu'il transportait, elles étaient comme une signature. Il décida de faire un détour par la grand rue. C'était plus risqué dans l'immédiat mais plus prudent pour l'avenir. Il dut se cacher une fois. La patrouille faisait son tour. Visible de loin à cause des torches, elle lui permit de changer de route. Quand il arriva chez Schtenkel, il entendit comme un grognement. Il vit alors couché contre Schtenkel qui ronflait un grand snaff. Celui-ci montra les dents. Névtelen lui parla doucement tout en avançant dans la cabane. Posant le bois, il entreprit de préparer le feu pour le reste de la nuit. Le grognement se transforma en un sourd grondement mais le snaff ne bougea pas, seul son regard restait fixé sur lui. Il était grand pour un snaff. Il avait l'avant-train particulièrement développé. A l'état sauvage, ces bêtes nettoyaient la nature des dépouilles qu'ils trouvaient. Quand la nécessité se faisait sentir, en meute, ils pouvaient devenir agressifs. On avait utilisé cette particularité pour en faire des races pour la chasse. Les gens du coin les utilisaient surtout pour défendre les troupeaux. Les jeunes pouvaient se dresser et ils faisaient des compagnons fidèles pour les bergers qui couraient les montagnes. Névtelen s'occupait toujours du feu avec plaisir. Ces flammes dansantes le fascinaient. Il disposa son bois tout en lui parlant pour qu'il dure longtemps. Quand il quitta la cabane, la chaleur commençait à se répandre.
En arrivant au Milmac blanc, tout était plongé dans l'obscurité. Névtelen fit le tour pour passer par la cour. Il se glissa derrière le gardien endormi et rejoignit sa paillasse.
Le lendemain Schtenkel arriva comme d'habitude. Il se posa dans son coin sans rien dire. Névtelen passa et repassa par la salle sans rien remarquer. Crachtal, comme à son habitude, faisait tourner le service à grands coups de gueule. Le Milmac blanc était devenu comme la cantine des militaires. Ceux-ci venaient y dépenser leur solde quand ils la touchaient et vivaient à crédit le reste du temps. C'est Michta qui lui mit la puce à l'oreille :
- T'as vu comme y t'regarde !
Névtelen se tourna dans sa direction, mais ce dernier mangeait le brouet que Michta venait de lui apporter.
- Même qu'y m'a d'mandé d'où tu v'nais.
Névtelen haussa les épaules. Il avait trop à faire pour se poser des questions. L'après-midi passa comme ça. Vers le soir Crachtal lui donna l'ordre de nettoyer le fond de la salle des dégâts faits par une escouade de soldats. Armé d'un balai et d'un seau, il se mit à ramasser tout ce qui traînait.
- T'es pas un peu sorcier ?
Névtelen se retourna brusquement pour regarder qui lui parlait. Il était à côté de la table de Schtenkel. Ce dernier lui avait posé la question à mi-voix sans lever la tête. Névtelen regarda autour d'eux. Vu l'agitation au comptoir, personne ne les regardait. Névtelen répondit de même :
- Non, même pas !
- Mon feu brûle toujours.
Névtelen lui jeta un regard interrogateur.
- Viens après ton service.
Ayant dit cela, Schtenkel se leva et partit. Névtelen continua son travail, sans voir que Michta n'avait rien perdu de la scène.
- Méfie-toi ! lui dit-elle, un peu plus tard quand ils se croisèrent
- De quoi ?
- Y porte l'mauvais œil.
Névtelen lui jeta un regard surpris.
- À cause de ses voyages ? Mais il n'a jamais décidé de ses voyages !
Cette raison ne sembla pas suffire à Michta. Elle avait la même opinion que la majorité des gens. Ce personnage portait malheur. On ne gagnait que des ennuis à rester près de lui. La conversation n'alla pas plus loin.
Le soir venu, Névtelen attendit la noirceur de la nuit pour reprendre la route de la cabane de Schtenkel. Il le trouva assis sur son grabat. Le snaff était couché derrière lui. Il ne bougea même pas quand Névtelen poussa la porte de la bicoque. Une certaine chaleur régnait. Schtenkel fit un geste pour lui montrer le foyer, tout en ajoutant d'une voix pâteuse :
- Regarde ! Je n'ai même pas mis de bois aujourd'hui.
Névtelen regarda le feu qui brûlait doucement. Sans la précision de Schtenkel, il n'aurait pas deviné. Il s'approcha des quelques bûches et reconnut celles de la veille.
- Et tu me dis que t'es pas sorcier !
Névtelen fit un geste d'incompréhension.
- Si tu crois que je n'ai pas vu...
- Vu quoi ?
- Quand t'es arrivé avec ton copain, la bande du grand Slaff a disparu. Y a l'trappeur qu'a retrouvé que les morceaux. Si les loups noirs reviennent, c'est qu'on n'a pas fini d'en voir. Et maintenant t'es là à faire un feu qui chauffe sans bois.
- Oui, et alors ?
- Alors j'vais t'dire c'que j'en pense ! T'es un foutu chasseur de dragon qui veut pas qu'on le sache !
Névtelen resta sans voix. Schtenkel brandit un doigt triomphant :
- Et tu sais pourquoi qu'tu veux pas qu'on l'sache ?
Névtelen fit non de la tête.
- Parce que toi, tu sais comment tu peux en finir avec le dragon !
Névtelen ouvrit la bouche mais ne sut que répondre. Il pensa que quoiqu'il dise, Schtenkel l'utiliserait pour alimenter son discours.
- Ah ! Ah ! Tu dis rien ! Alors j'vais passer un marché avec toi. J'veux la gloire, toi tu t'en fous, sinon tu f'rais pas c'que tu fais. Alors qu'en t'en auras fini avec ce monstre, tu t'tires et moi je reviens avec la gloire !
- Et si je ne veux pas ?
- T'as pas l'choix, mon gars ! J'dis tout aux militaires !
Schtenkel avait dit cela sur un air triomphant, sûr que ses raisonnements d'ivrognes étaient imparables. Névtelen se mit à penser à toute vitesse. Il ne risquait rien à marcher dans son jeu. De plus Schtenkel connaissait la région. Névtelen avait peur de mélanger ses souvenirs tout en marchant vers la grotte du dragon. Tant que ce buveur de malch resterait persuadé de ses délires, il aurait un guide avantageux.
- D'accord, dit Névtelen, et pour sceller notre accord, je te laisse ce feu.
- Alors buvons à notre collaboration, dit Schtenkel en sortant un pot de malch noir.

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