vendredi 18 janvier 2013

Schtenkel s'était arrêté de parler après cette déclaration. Il observa son auditoire qui était suspendu à ses lèvres. Tout le monde avait entendu parler de la dernière chasse de Yas, mais personne n'en connaissait le déroulement. La suite précipitée des évènements à cette époque avait occulté les faits. Le désir de sommeil avait été remplacé par celui de savoir. Comme toujours sans que l'on comprenne comment, les gens étaient arrivés. La salle était maintenant pleine.  Crachtal se frottait les mains. Une soirée comme celle-là, remboursait toutes celles où ce damné Schtenkel ne buvait rien et faisait plutôt fuir les clients. Il fit signe à Michta de resservir le conteur. Ce n'était pas le moment qu'il s'arrête.
Dès qu'il eut vidé une nouvelle chope de Malch, Schtenkel reprit son récit. Névtelen voyait bien ce litmel qu'il décrivait, les tentes autour et tout l'aréopage de serviteurs. Les tracks piaffaient, les piqueux et autres gardes-chasse se tenaient prêts. Yas parut. Dès qu'il fut en selle, on se dirigea vers la dernière trace vue.
La journée fut une course sans pause. Les loups furent repérés vers le milieu de la matinée. Le roi devint comme fou. Son regard se chargea de fièvre quand il vit une de ces splendides créatures au poil noir que les snaffs avaient levée. Schtenkel dit à Traomtra :
- Je n'aime pas cela ! Il a le regard de Jianme.
Traomtra qui courait à côté de lui, lui répondit :
- Les oracles ont dit que la journée serait bonne.
- Peut-être, gamin, mais demain ?
Il y eut une sonnerie de trompe pour signaler une proie acculée. Quand ils arrivèrent sur place, Yas remontait déjà sur son tracks avec un nouvel épieu. Ils regardèrent la dépouille au sol. La bête était grande mais son pelage était gris.
- Tu vois, gamin, c'est ce que disent les gens d'ici. On ne tue pas un loup noir.
- Légende ! Tu vas voir la suite.
Effectivement, Traomtra vit la suite. Une meute de loups se faisait massacrer par le roi Yas, que des loups gris. À chaque hallali, l'énervement du roi augmentait. Ils l'entendirent hurler :
- Où sont les loups noirs ? Trouvez-les ou je vous fais tous fouetter !
Les pisteurs, piqueux et gardes-chasse s'égaillèrent dans la clarté de la fin de journée. Schtenkel s'immobilisa à l'entrée d'un petit ravin. Il bloqua l'avancée de Traomtra. Par geste, il lui fit signe. Là, devant eux, une louve jouait avec son petit. Une branche craqua derrière eux. La louve tourna la tête vers eux. Schtenkel sursauta. Son regard était rouge comme la braise.
Elle se leva tranquillement et partit sans se presser de l'autre bord. Se retournant et toujours par signes, Schtenkel donna l'ordre de prévenir le roi. Une louve noire aux yeux rouges, il n'avait jamais vu cela.
Ils n'eurent pas longtemps à attendre. La meute des snaffs arriva, suivie du roi et des servants de la chasse. Le roi n'eut qu'une parole :
- Où ?
Schtenkel montra l'autre côté du ravin. Le roi lui fit signe de suivre et éperonna son tracks. La course commença. La nuit tomba sans qu'elle ne s'arrête. La lune, claire, donnait une lumière pâle, mais suffisante. Schtenkel et Traomtra suivaient la piste des cris des snaffs, ainsi que leur forte odeur. Ils arrivèrent dans une clairière.  Le roi était là, tournant en tous sens, un regard fiévreux. Le chasseur cherchait sa proie. Les snaffs étaient plus loin. Le roi jurait en maudissant ses bêtes incapables de suivre une piste fraîche.
Arrivé à sa hauteur, Schtenkel se pencha en avant pour reprendre son souffle. Il sentit comme le poids d'un regard. Il leva les yeux. Là-bas, une silhouette noire ! 
- Majesté ! Là ! hurla-t-il en montrant le lieu.
L'ombre noire se distingua un instant dans la clarté de la lune.
- Sus ! hurla Yas en éperonnant son tracks.
Ils le suivirent. La folle course reprit dans un terrain plus accidenté. Ils étaient à mi-pente quand ils virent la silhouette de Yas se détacher en ombre chinoise sur un rocher en surplomb. Ils continuèrent leur ascension. Arrivés à sa hauteur, ils l'entendirent monologuer :
- Je sais que tu es là. Tu crois que tu vas m'échapper mais je t'aurai.
Traomtra saisit la bride du tracks pendant que Schtenkel s'approchait de Yas. Ce dernier était au bord du gouffre, scrutant en contrebas pour y chercher la trace de sa proie. C'est alors que retentit un cri puissant et étrange. Yas leva les yeux vers le ciel pour en trouver la provenance. Au loin une gigantesque forme passa devant la lune.
- Toi aussi, je t'aurai. Toutes mes armées sont parties à ta recherche. Tu ne m'échapperas pas non-plus. Maudit sois-tu ! hurla-t-il en levant le poing.
Quelques serviteurs arrivèrent en soufflant.
- Majesté, nous avons perdu la chasse. Il vaudrait mieux rentrer. Nous avons des torches, nous pouvons même bivouaquer, Stilman a quelques provisions...
Le roi fit un geste d'impatience tout en scrutant la forêt sombre.
- Là, les yeux rouges ! Mon tracks !
Schtenkel se mit à penser que la louve le faisait exprès. Elle semblait réapparaître à chaque fois qu'on la perdait. Il n'eut pas le temps de pousser plus loin ses réflexions. Ils couraient à flanc de montagne, Traomtra sur les talons. Plus habitués que les serviteurs du roi à ce terrain inégal, ils suivaient tant bien que mal la progression du tracks. Gêné par la pente, il tomba une première fois, puis une deuxième. Yas le força à chaque fois à repartir. La forme noire semblait l'attendre. A la troisième chute, la monture du roi resta au sol. Haletante, épuisée, elle n'en pouvait plus. Quand ils arrivèrent à cet endroit, Schtenkel et Traomtra eurent la vision démentielle d'un homme hurlant sa haine sous la lune pâle. Aussi épuisés que le tracks, ils s'assirent contemplant la scène sans un mot. Après un dernier éclat, Yas s'abattit à terre.
Quand Schtenkel se réveilla, le soleil montait dans le ciel depuis un bon moment. Il se leva. Le tracks était mort. Traomtra dormait dans une position comique, quant à Yas, roulé en boule contre une souche, il était agité de petits soubresauts. Schtenkel regarda autour de lui. Il ne connaissait pas la région. Tout semblait calme. Il pensa à ce qu'il devait faire pour ramener Yas. S'asseyant sur une pierre, il tira de sa musette un peu de galette. Ses muscles lui faisaient mal. C'est alors qu'il massait ses cuisses et ses mollets qu'il la vit. La louve était une fois de plus devant lui, quelques pas en contrebas. Son regard exercé accrocha d'autres silhouettes réparties un peu partout. La meute ! Ils étaient au milieu de la meute ! Son esprit s'affola un moment, puis la raison lui revint. Si les loups avaient voulu attaquer, ils seraient déjà morts. Le pays lui fit de plus en plus peur. Cette région était un piège mortel et de nouveau il était à côté des mâchoires. Un bruit le fit se retourner. Yas était debout, l'épieu à la main, le regard halluciné. Il attaqua la louve qui l'évita en se jouant. De nouveau, il partit à l'assaut. D'un bond de côté ou en arrière, elle esquivait les attaques, entraînant Yas de plus en plus loin. Quand il planta son épieu trop profondément pour le dégager, il prit sa dague et relança un assaut.
Schtenkel suivait à distance l’étrange manège, bientôt rejoint par Traomtra.
- On devrait pas l'aider ? interrogea-t-il.
- Trop de loups, répondit Schtenkel.
- On s'éloigne du camp, ajouta le jeune pisteur.
- On n'a pas le choix. On ne peut pas le laisser.
Yas ne semblait s'apercevoir de rien, tout à sa poursuite. Le soleil était haut dans le ciel quand ils virent trébucher Yas. Il s'étala par terre, se redressa, glissa à nouveau en voulant récupérer sa dague. Tout occupé à surveiller la louve devant lui, il ne vit pas le grand mâle arriver dans son dos et le percuter. Incapable de résister à la poussée, il fit un bond vers l'avant et tomba dans la pente. Schtenkel et Traomtra coururent. Ils s'arrêtèrent avec peine au bord du précipice. Tout en bas une silhouette tordue était immobile.
Après un instant de stupeur, ils pensèrent aux loups. Regardant autour d'eux, ils prirent conscience  de leur disparition.
- Je t'avais dit, gamin, on ne chasse pas les loups noirs.
- Qu'est-ce qu'on fait ? On peut pas le laisser en bas comme un chien.
- Tu sais où on est, gamin ? Tu pourrais rentrer ?
- Oui, il faut une bonne journée pour rejoindre quelqu'un.
- Alors va et reviens avec des cordes et tout ce qu'il faut pour le sortir de là. Moi, je vais essayer de descendre.
C'est ainsi que quatre jours plus tard, un tracks chargé d'une civière reprit la route de Tichcou. Le chef des serviteurs avait interdit qu'on envoie des messagers. Il avait fait courir le bruit parmi les courtisans que le roi était déjà reparti pour Tichcou. Tellement désireux de plaire et surtout de plaire plus que les autres, ils étaient repartis vers la ville à toute vitesse, lui laissant les mains libres. Il avait renvoyé meute et servants de chasse pour ne garder que les hauts gardes et quelques serviteurs fidèles. La remontée du corps avait été difficile et longue.
La pluie les rattrapa sur la route de Tichcou.

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