vendredi 11 janvier 2013

Les jours succédèrent aux jours. Crachtal, le patron du Milmac Blanc était mauvais. Névtelen ne trouvait pas d'autre mot pour le désigner. Il trichait sur tout, la qualité de ce qu'il servait, la taille de ses chopes, les sommes qu'il demandait, les sentiments qu'il montrait aux autres. Si devant témoin, il parlait presque correctement aux servantes, il les maltraitait en privé. Névtelen était comme les autres, traité avec autant de mépris et de violence, à un détail près. Il avait une crise importante de douleurs. Plié en deux, alors que son ventre était secoué de spasmes, il s'était mis à vomir. Les crises se rapprochèrent tellement qu'il eut un sursaut plus violent qui lui fit perdre conscience. À son réveil, il eut la vision furtive mais nette d'un regard inquiet dans les yeux de Crachtal. Névtelen eut cette intuition. L'homme avait peur de la maladie et des malades. Trop fatigué, il avait fermé les paupières. Quand il s'était réveillé, il s'était retrouvé dans la soupente qui lui servait de chambre. Faible, mais tenant debout, il était descendu jusqu'à la cuisine. Michta l'avait vu. Petite bonne femme couverte de haillons, elle servait chez Crachtal depuis deux saisons. Elle servait à tout, avait remarqué Névtelen. Il avait surpris le patron plusieurs fois passant sur elle ses pulsions qu'elles soient de rage ou de sexe. Michta ne disait rien jamais. Cela aussi, il l'avait remarqué. Il fut étonné quand il la vit s'approcher avec une écuelle de bouillon chaud. Elle la posa devant lui :
- Mange ! T'as besoin de forces.
- Explique- moi.
- Y a rien à expliquer. On t'a monté dans ta piaule. C'est tout.
- Ça, je sais. Mais pourquoi il m'a gardé ?
- Ah ça ! dit-elle en haussant les épaules. J'pense que c'est parc'que tu calmes le gros tibur. Sinon t'aurais viré comme l'vieux.
Névtelen en trempant sa galette dans le bouillon revit la scène. Crachtal avait jeté dehors, au sens littéral du mot un vieux serveur que tout le monde appelait « l'vieux » parce qu'il était malade et qu'il n'allait pas assez vite. Le pauvre s'était relevé avec peine. Névtelen l'avait croisé alors qu'il ramenait les tiburs du pâturage. Le patron lui avait confié ce rôle quand il  s'était aperçu que son mâle, énorme bête dont il était très fier et qui lui rapportait beaucoup à chaque saillie, avait peur de Névtelen au point de se comporter comme un bébé. 
Névtelen voulut demander des précisions à Michta, mais elle était déjà repartie en salle. Le Milmac blanc travaillait essentiellement avec les soldats qui tenaient garnison non loin de là. Les jours de soldes, Crachtal devenait fou. Il lui fallait vider le plus de poches possibles. Il faisait mettre en perce les jarres préparées depuis peu et qui contenaient ce breuvage qu'il osait nommer malch noir. Si le goût en était redoutable, elle saoulait vite et bien, ce que demandaient les soldats.
Depuis ce jour, Névtelen trimait avec les bêtes.
C'est à l'occasion d'un jour de solde qu'il entendit parler d'un personnage qui aurait approché le dragon plusieurs fois et en serait revenu, vivant. Il avait mauvaise réputation puisque toutes ses expéditions s'étaient terminées par la mort des guidés. Son rôle était d'approvisionner le bar avec les jarres de malch noir. Il traînait un récipient avec difficultés quand il repéra cet homme à qui il manquait une main se diriger vers une alcôve proche de la cuisine. Les soldats s'écartaient devant lui, en lui jetant des regards inquiets comme quand on rencontre un objet de mauvais présage. Il posa la question à Michta qui faisait des allers-retours dans la salle pour le service.
- Ah ! Lui ! Evite. C'est Schtenkel. Y porte l'mauvais œil. 
Elle avait dit cela sans s'arrêter. Elle s'éloignait déjà. Névtelen n'eut pas le temps de poser une autre question. Solmia qui avait entendu l'échange, et qui attendait que Crachtal servent les pots de malch, se tourna vers Névtelen.
- C'est lui qu'a guidé les Flamtimo vers l'antre du dragon. Et ils sont morts, toujours, tous !
- Il sait où est l'antre du dragon ?
- Ouais, mais y porte malheur, c'mec !
- Tu vas te bouger ou t'attend qu'je te botte le cul ! hurla Crachtal en s'approchant. Elle est où la deuxième jarre ?
Névtelen repartit en se dépêchant. A son retour, Crachtal était parti dans les réserves. La lumière baissait déjà. La salle se remplissait de pénombre. Névtelen pensa qu'il faudrait allumer les chandelles bientôt. Comme c'était son rôle, il prit sa queue de rat, son stock de chandelles. Se dirigeant vers la première, il passa devant le coin où était affalé Schtenkel. Névtelen se dérouta pour aller s’asseoir près de lui.
- T'as déjà été voir le dragon ?
Il vit Schtenkel lever les paupières.
- T'es un guerrier blanc ?
Névtelen se rembrunit :
- Non, enfin je ne crois pas. Il faut que je rencontre le dragon.
- Écoute, blanc-bec, y tue tous ceux qui l'approchent.
- Oui, mais toi t'es vivant.
- Parlons-en, dit Schtenkel avec violence. Il m'a bouffé une main, m'a laissé une vie de paria. J'en suis à mendier pour pouvoir boire un coup. Tire-toi maintenant.
Névtelen n'insista pas d'autant plus que Crachtal arrivait dans la salle. Il vit le regard noir du tavernier se tourner vers lui mais ce fut sur Michta que tomba la colère. Quand il put revenir dans la salle, Schtenkel avait disparu.
Dans les jours qui suivirent, l'hiver prit de l'ampleur. La neige s'accumula. Les trappeurs des environs vinrent se réfugier et Tichcou prit son rythme de ville coupée du monde. Une histoire étrange commença à circuler. On avait retrouvé la bande du grand Slaff. 
- J'te dis que ces restes, c'est tout c'qui y a. J'ai r'connu les armes. Z'avait les mêmes quand y m'ont attaqué.
Le trappeur qui parlait ainsi, monopolisait l'attention. Tout le monde s'était interrogé et réjoui de la disparition des attaques de la bande du grand Slaff. Certains l'avaient dit en cheville avec les acheteurs de peaux. Ces derniers étaient partis peu après l'arrivée de Talmek et Névtelen. Si Névtelen avait fait le lien, dans Tichcou personne n'avait compris. Maintenant l'explication arrivait. La bande du grand Slaff était tombée sur plus forte qu'elle.
- Et moi, j'te dis qu'des loups noirs y en a plus depuis des générations.
- Ouais, mais t'as pas vu, c'que j'ai vu. Les os sont en miettes et les mâchoires qu'ont fait ça sont les plus grandes que j'ai jamais vues. L'père d'mon père y racontait qu'les loups noirs z'étaient les seuls à pouvoir faire ça.
Crachtal était ravi de cette histoire qui remplissait sa salle. Chacun y allait de son idée et de son interprétation. De vieilles légendes revenaient dans les mémoires alimentant les longues soirées.
Névtelen rangeait dans la réserve quand il entendit la voix de Schtenkel qui se mêlait à la conversation.
- Moi, je les ai vus !
Le trappeur conteur se tourna vers lui, avec un petit air mauvais, dépité de se faire voler la vedette :
- Toi, tu les as vus ?
- Ouais, comme j'te vois et ça m'a pas fait plus plaisir !
Le trappeur aurait bien voulu avoir une de ces réponses qui ferment la bouche aux impudents, mais sa langue trop pâteuse refusa de s'agiter.
- C'tait la saison dernière avant les grandes pluies et l'invasion des volpics.
La voix de Schtenkel était grave et l'heure propice au frisson. Les consommateurs vinrent faire cercle autour de sa table. Sans qu'un mot ne soit échangé, un pot de malch noir frais arriva. Il but une grande lampée et reprit :
- C'est encore un de ces jours maudits où on a vu arriver des étrangers. Mais là, c'tait pas n'importe qui. C'tait le roi Yas en personne avec toute son armée. Y avait des bruits qui couraient d'puis un moment qu'il en avait marre d'ce dragon. Mais y a pas qu'moi qui pensait pas qui viendrait lui-même. Ça a été l'branle-bas quand il est arrivé. Ici, zont tous perdu la tête. Moi, j'me suis dit qu'valait mieux que je m'tire ailleurs, mais j'ai pas eu le temps. Y a ses sbires qui m'sont tombés dessus et j'me suis retrouvé d'vant l'roi avant que j'ai pu dire ouf. Y a fallu que j'raconte encore une fois mes voyages. Ben y f'sait soif et j'avais même pas un p'tit verre à boire.
Crachtal n'attendit pas et entreprit de remplir la chope que Schtenkel vidait aussi vite. Névtelen écoutait aussi. Schtenkel était trop content d'avoir des spectateurs. Il en rajoutait. Au son de cette voix chargée de malch, Névtelen revit des images. Schtenkel parlait de lieux qu'il avait connus.

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