mardi 15 janvier 2013

Névtelen se renfonça dans un coin obscur et se mit à écouter ce que racontait Schtenkel.
Le roi Yas était arrivé avec le premier corps de son armée. Cela faisait déjà beaucoup de monde. Tichcou n'était pas assez grande pour loger tout ce monde. Yas avait fait venir Schtenkel pour avoir le maximum de renseignements sur la région. Il était là depuis quelques jours quand il décida d'envoyer des patrouilles en territoire ennemi. Il rentrait d'une campagne victorieuse dans le nord de son royaume. De nouveaux territoires étaient passés sous son contrôle. En attendant le gros des troupes, le roi passa son temps à préparer l'attaque de la vallée et à chasser. Dans Tichcou, les habitants étaient affolés de toutes ses troupes qui ne cessaient d'arriver. Heureusement l'intendance suivait. Si Schtenkel savait cela, il avait rapidement compris que pour lui, l'arrivée des différents corps d'armée se traduisait par une quasi-détention. On lui avait dit qu'il était attaché à la maison du roi comme pisteur comme Torétaro avant lui, que c'était un grand honneur et qu'il avait intérêt à remercier le roi pour sa grande bonté. Schtenkel s'était exécuté sur ce point. Il l'avait fait après l'audience du petit matin. Le roi Yas tenait à rendre la justice dès son lever. La sentence la plus courante était la mort, plus ou moins rapide, plus ou moins douloureuse, suivie de près par le knout. Après cela il y avait le repas que le roi partageait avec ses généraux pour fixer la stratégie ou pour régler les différents problèmes de gouvernance. Quand le soleil était assez haut, le roi partait chasser. Ses pisteurs l'accompagnaient toujours. Schtenkel ne leur arrivait pas à la cheville, mais lui connaissait la topographie du lieu.
Un matin, le roi les réunit avant le départ :
- J'en ai plus qu'assez de chasser des ruminants, trouvez-moi des bêtes dignes de mon courage ! De l'or à celui qui trouve une piste, le fouet aux autres.
Ainsi motivés les pisteurs s'égaillèrent dans la nature. Schtenkel faisait équipe avec un jeune pisteur prometteur, Traomtra. Il avait connu Torétaro et avait dit à Schtenkel entre quatre yeux qu'il ne croyait pas un instant à son histoire.
- Des loups, il faut trouver des loups. Ça plaira au roi.
- Cela ne va pas être facile en cette saison, répondit Schtenkel, ils remontent pour suivre les troupeaux de clachs.
- T'as une autre idée ?
Schtenkel ne trouva pas de réponse. Ils se mirent en route, ils avaient cinq jours pour leur mission.
Traomtra courait vite, pas Schtenkel. Traomta était endurant, pas Schtenkel. Traomta savait faire à manger, pas Schtenkel. Il aurait pu continuer la liste longtemps. Schtenkel n'avait qu'un atout, le dragon lui avait laissé la vie. Il était le seul à avoir survécu à une rencontre avec le monstre. En cela il était unique. Il avait conduit Traomtra vers la vallée du dragon. Ils étaient remontés en face parcourant la région de collines boisées à la recherche de traces de gibier intéressant. Traomtra devenait sombre au fur et à mesure que les jours passaient car ils ne trouvaient rien. Le quatrième jour arriva. Le soleil était voilé de nuage. Schtenkel lui dit :
- Tu verras, on s'y fait. C'est la première fois que c'est difficile.
- Les gens de mon peuple ne se font pas fouetter. Mieux vaut mourir !
- Tu es jeune Traomtra. Tu as le temps de changer. Regarde ce qui m'est arrivé. Jeune engagé, je rêvais de gloire et de conquêtes. Je me suis retrouvé dans une unité de second ordre sous les ordres d'un lieutenant qui en voulait au monde entier. Quand il est arrivé ici, il a connu la folie et il est mort d'avoir voulu chasser le dragon. Yas ne fera peut-être pas mieux. Tous ceux que j'ai vu s'attaquer au dragon sont morts. Seuls les guerriers blancs semblent pouvoir l'approcher. Mais ils sont à son service.
- J'entends tous les récits, Schtenkel. Mais un dragon est-ce aussi impressionnant que cela ? Toute bête a ses faiblesses, celle-là comme une autre.
- Je l'ai rencontré, Traomtra, je lui ai parlé et il m'a parlé. Il attend de moi quelque chose, sinon je serais déjà mort.
Subitement Schtenkel leva la tête.
- Regarde ! dit-il en pointant son doigt vers le ciel.
Traomtra leva les yeux. Sa bouche s'ouvrit toute seule. Il jura. Une grande ombre rouge passa en rasant la canopée.
- Tu as de la chance, petit, dit Schtenkel. Il y a longtemps que je ne l'avais pas vu.
- Mais... mais... il est énorme !
Schtenkel se mit à rire.
-  C'est autre chose que des histoires, ça ! Hein, mon gars !
- Il va se poser, dit Traomtra. Je suis sûr qu'il va se poser !
Attrapant ses affaires, il se mit à suivre le dragon au pas de course. Schtenkel le suivit à distance. Il le rattrapa quelques temps plus tard. Traomtra était arrêté et avait l'air dépité. Il scrutait le ciel en tous sens.
- Je l'ai perdu, dit-il avec de la désolation dans la voix.
- Viens, dit Schtenkel, il est temps de rentrer. Sinon ce sera pire à notre arrivée.
Le jeune pisteur se laissa faire quand Schtenkel le prit par le bras. Ils descendaient vers une rivière qui rejoindrait la rivière de Tichcou. En se dépêchant, ils seraient à l'heure pour voir le roi.
- Alors petit homme à la doublure d'or, tu as trouvé un nouveau compagnon qui lit la terre.
Les deux hommes s'arrêtèrent tétanisés. Ils se retournèrent doucement. Des yeux d'or les scrutaient. Les genoux de Traomtra se mirent à trembler. Ils sursautèrent quand la tête du grand saurien fit un mouvement rapide pour arriver à leur hauteur.
- Tu es encore là où il ne faut pas, petit homme à la doublure d'or. Tous ces petits hommes qui lisent la terre, que cherchent-ils ?
Schtenkel hypnotisé par ce regard, se mit à répondre comme un automate :
- Le roi Yas est venu pour te tuer, lui et toute son armée. En attendant ce jour, il chasse.
- Et que chasse le roi qui veut chasser les dragons ?
- Les clachs ne lui suffisent pas. Il veut plus de gloire. Il veut tuer ceux qui peuvent tuer.
Traomtra regardait alternativement le dragon et Schtenkel, incapable de croire ce qu'il voyait.
- Que dis-tu, petit homme qui lit la terre ? Quel est le désir de ce roi tueur ?
Traomtra fit l'erreur de regarder dans l’œil du dragon. La suite lui échappa. C'est Schtenkel qui lui raconta comment il avait raconté leur mission et leur recherche de loups. Le dragon avait écouté le jeune homme sans l'interrompre et lui avait dit :
- Bien, petit homme qui lit la terre. Quand tu passeras le val, tu verras un de ces arbres sur lequel tu es déjà monté. Regarde au pied et tu verras de quoi t'éviter le fouet.
Ayant dit cela, le grand saurien releva la tête et s'envola dans un déchaînement de vent.
Les deux hommes s'entreregardèrent un instant et prirent leurs jambes à leur cou. Ils ne s'arrêtèrent de courir que bien longtemps après. Le dragon leur avait laissé la vie sauve. C'était à peine croyable. Après un repos, ils discutèrent pour savoir s'il fallait raconter. Sans bien comprendre pourquoi, il leurs sembla préférable de ne rien dire. Brusquement Traomtra se figea.
- Là, dit-il en désignant un arbre. On est dans le val et c'est un litmel.
Il courut au pied du tronc et chercha. Il fit signe à Schtenkel :
- Regarde des traces de loups... Elles sont de belle taille et vu leur nombre, ça doit être une meute. Yas va être content...
Ils repartirent heureux, même s'ils arrivaient en retard, le fouet ne serait pas pour eux.
Loin au-dessus de leur tête, planait une grande silhouette rouge.
A leur arrivée à Tichcou, ils furent pris dans le tourbillon des troupes se déplaçant. Le gros de l'armée arrivait en convoi. Il était midi, la majorité des unités avaient fait la pause repas. Cela leur permit d'avancer plus vite. Ils furent quand même obligés de se justifier pour passer. Traomtra sortait son collier. Lors de leur départ il avait noué le silmal donné par l'officier ordonnance de Yas. Il s'agissait d'une cordelette nouée de manière codée. On pouvait, pour celui qui en connaissait le langage, lire la mission et les ordres donnés. Certains avaient tenté de le copier ou de le falsifier sans succès. Il ne suffisait pas de savoir faire les nœuds il fallait aussi savoir comment et où les placer sur la corde. L'armée était ainsi contrôlée par une unité d'élite fait du peuple Olayeboyou que la peau irisée de vert mettait à part. La culture du nœud venait de chez eux. Yas les avait embrigadé au début de son règne. Avec son abondante chevelure, il était apparu comme un dieu à leurs yeux. Depuis ils lui fournissaient les hommes nécessaires. Persuadés qu'ils agissaient pour le compte de l'avatar de leur dieu, ils étaient incorruptibles. Malheur à celui qui essayait de les tromper. Yas leur avait délégué son droit de justice et les Olayeboyou étaient aussi expéditifs que lui. L'officier regarda les deux pisteurs d'un œil soupçonneux :
- Vous êtes en retard, leur dit-il en nouant le silmal d'une certaine manière.
Traomtra ne dit rien pourtant Schtenkel sentit son énervement. Tous les deux savaient que l'olayeboyou signalait ce fait. Ils commençaient à penser que même avec la nouvelle d'une meute de loups, ils n'allaient pas éviter le fouet. Ils n'arrivèrent qu'à la nuit tombante devant le campement du roi. Les hauts gardes étaient en faction. Véritables géants, ils avaient la charge de la protection de la tente du roi et de tout ce qui gravitait autour.
Quand Traomtra donna le silmal, il vit la contrariété se peindre sur les traits de l'olayeboyou.
- Le roi a donné l'ordre de vous punir.
- Mais on a trouvé des traces de loups ! hurla Traomtra.
Le contrôleur arrêta son mouvement vers les hauts gardes, se retournant vers Traomtra, il demanda : 
- Dis-tu vrai ? Sinon ce n'est pas le fouet, c'est la mort !
- Il dit vrai, dit Schtenkel. Je les ai vues aussi. De grands loups, les gens d'ici parlent même de loups noirs.
Le contrôleur fit un autre signe. Un serviteur s'approcha.
- Conduis-les au roi. Qu'ils fassent leur rapport !
En disant cela, il donna un silmal d'accès pour la suite. Le serviteur s'engagea entre deux tentures, Schtenkel et Traomtra le suivirent, la crainte au cœur.
On les fit attendre dans une antichambre. Le roi était avec ses généraux. Ils voyaient entrer et sortir les personnages les plus importants du royaume. L'arrivée du gros des troupes précipitaient le mouvement. Même s'ils étaient mal placés, ils comprenaient que le roi Yas allait régler ce problème de dragon avant de repartir s'occuper de ses affaires.
Quand Schtenkel vit Traomtra sauter sur ses pieds, il mit quelques secondes à comprendre. Lui aussi se raidit dans la position la plus parfaite possible. Devant eux sortaient les quatre grands généraux et on entendait la voix du roi. Ils étaient dans la plus parfaite immobilité, les yeux détaillant le plafond de la tente, quand ils sentirent une présence devant eux. Un ordre claqua. Ils mirent genou à terre devant le roi.
- Des loups ? m'a-ton dit.
- Oui, Majesté, répondit Traomtra sans lever la tête.
- Relève-toi et explique.
Traomtra commença par les empreintes larges et puissantes pour finir par la région et la direction de leur déplacement.
Tournant vers son chambellan un regard chargé de fièvre chasseresse, le roi dit :
- Les loups bougent vite. Qu'on envoie ces hommes et d'autres pisteurs. Je partirai en chasse demain.
Un général se rapprocha :
- Mais l'assaut, majesté ?
- Allons, Saraya, ne me dites pas que vous ne pouvez pas vous occuper de cette bourgade. Quant à vous Stramts avec votre corps d'armée vous arriverez bien jusqu'à la caverne du dragon.
Se détournant, le roi partit, les généraux sur les talons.
Schtenkel et Traomtra échangèrent un regard. Ils n'eurent pas le temps d'échanger leurs impressions. Les ordres tombaient. Bientôt équipés de torche, montés sur des tracks, ils reprirent le chemin qu'ils venaient de parcourir, accompagnés d'autres pisteurs et de serviteurs de la chasse royale.
Ils n'eurent droit qu'à quelques trop courtes heures de sommeil. C'est ainsi qu'ils apprirent que les autres patrouilles n'avaient rien trouvé. Au pied du litmel les traces les attendaient.
Le maître de chasse siffla entre ses dents :
- Le roi va être content.
Quand vint le jour, tous les pisteurs partirent chercher une piste plus fraîche. Ce fut encore le binôme Schtenkel Traomtra qui la découvrit. Quand ils revinrent au camp de base, ils étaient sur un nuage. D'autres pisteurs confirmèrent la présence de la meute dans la région. Quand le roi arriva, il ne cacha pas sa satisfaction.
- Demain, nous partirons en chasse, dit-il. Malheurs aux loups et au dragon !

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