vendredi 4 janvier 2013

Névtelen, Puissanmarto, Tandrag, Brtanef se pencha contre le tronc et vomit une nouvelle fois.
- T'as un estomac de mauviette, lui dit l'homme qui marchait avec lui.
Névtelen était en colère contre ce mec et ce qu'il disait, contre La Tchaulvêté, contre le gouverneur de Maskusa, contre la voix aux yeux noirs, contre Quiloma, contre La Solvette et contre... lui aussi et peut-être surtout contre lui.
Les images des derniers jours défilaient dans sa tête pendant que les spasmes s'espaçaient. Talmek s'était arrêté un peu plus loin. Il commençait les préparatifs de l'abri pour la nuit. Névtelen l'avait rencontré dans la montagne. Il chassait tout ce qui portait fourrure et en faisait le commerce. L'hiver était une saison propice pour certaines peaux plus rares plus chères.
Névtelen était parti de Felmazik avec autour du cou une petite fiole contenant un liquide épais et brun. Les filles lui avaient fait des adieux émouvants. Maester aussi, était ému. Il lui avait donné ses gages et un peu plus. Quant à La Tchaulvêté, elle lui avait remis le flacon en lui donnant la manière de s'en servir. Il fallait tout boire d'un coup mais au moment opportun quand vie et mort seraient possibles. Il était parti depuis dix jours quand une avalanche le rata de peu. Il crut le moment arrivé. C'est en tremblant un peu qu'il avait débouché le flacon et but le contenu. Le goût en était épouvantable. Malgré les hauts de cœur, il avait tout avalé et essayé de boire un peu pour faire descendre le remède. Quelques minutes plus tard, il avait les entrailles en feu et l'impression que sa tête allait exploser. Il était tombé sans pouvoir se retenir et le monde avait changé devant ses yeux. Des images se télescopaient, s’emmêlaient, se répondaient. Un moment, il avait même vu une tête de loup énorme, noire avec des crocs plus grands que son bras, puis des yeux rouges, d'autres noirs, puis encore des yeux. Ceux-là étaient comme de l'or avec une fente au milieu. Des voix, des sons, des odeurs, des sensations avaient déboulé dans son esprit, en vrac. Il ne savait pas, il ne savait plus quand, qui, où il était. Névtelen devenait Brtanef, puis Tandrag. Puissanmarto se sur-imprimait et tout se diluait dans un brouillard coloré que perçait un dragon portant un arbre. Le feu s'invitait et dansait ses sarabandes jaunes et rouges pendant que dans sa tête résonnait le son des barres de métal frappées en cadence...
- Oh ! L'ami ! Oh ! Tu m'entends...
On l'avait giflé une fois, une autre fois. Névtelen avait senti ses yeux s'ouvrir. Le paysage reprenait un peu de réalité sans devenir complètement consistant, puis son estomac avait eu son premier spasme.
L'homme s'était écarté pour le laisser vomir en paix.
- Vas-y, vide-toi, vide ces saloperies que t'as mangées. !
Névtelen ne l'entendit plus. La dernière sensation fut la neige sur son visage.
Talmek regarda l'homme étendu par terre. « Foutu hasard ! » pensa-t-il. L'option de laisser Névtelen là où il était l'avait effleuré. Après tout, il ne le connaissait pas, ne lui devait rien. D'accord, il avait le visage un peu rond et les yeux bridés comme lui, mais est-ce que cela suffisait ? Il fallait qu'il réussisse sa saison. La dernière avait été mauvaise. Il fit un abri de branches, de neige et y installa Névtelen. « Il va se remettre ! Je vais lui faire un feu et ce sera bien ». Alors qu'il se retournait pour chercher des branches, il les vit, toute une meute de loups noirs. Deux pensées contradictoires lui emplirent l'esprit : le prix des peaux et le danger de la meute. Les pires histoires couraient sur ces loups. Rares étaient ceux qui avaient survécu à leurs attaques. Il prit sa lance et se prépara au combat. Avec le gros arbre dans le dos, il avait peut-être une petite chance surtout s'il laissait un passage vers le malade. Il commença à bouger doucement. C'est alors qu'un grand mâle approcha. Il portait une proie dans la gueule. Il la posa à distance respectueuse de Talmek et se recula, rejoignant le cercle des autres. Talmek chercha l'alfa des yeux. Il ne comprenait pas. Le loup avait déposé un chenvien devant lui, une belle bête avec une belle peau. En regardant chaque loup, il en trouva une aux yeux rouges. Il sursauta. La meute de RRling, il avait devant lui la meute de RRling. Il tomba à genoux à terre et se mit à pleurer. Il y a bien longtemps, bien des saisons, un marabout lui avait prédit qu'il vivrait les légendes avant sa mort. Si Talmek avait oublié bien des choses, il se souvenait toujours de la légende de RRling aux yeux rouges et comment elle servait les dieux et les rois. Il regarda Névtelen d'un œil nouveau. Si RRling était là, c'est que le dieu ou le roi avaient appelé. Il avança doucement et prit le chenvien. Il sentit que la nuque avait été brisée mais qu'il n'avait pas saigné. La peau n'en serait que plus belle. Il sursauta au mouvement de la meute. D'un parfait ensemble, les loups s'étaient couchés.
Il fallut plusieurs jours à Névtelen pour sortir de son brouillard et reprendre pied avec la réalité. Talmek l'entendait parler plusieurs langues. Certaines fois, il comprenait des mots, d'autres fois, cela ne ressemblait à rien. Le seul mot dont il était sûr était « Tichcou ». Il décida qu'ils iraient par là. Les loups lui ramenaient une proie par jour. Il prenait la peau et ce dont il avait besoin. Le reste disparaissait dans une gueule sans laisser de trace.
Les premiers jours de marche furent difficiles. Névtelen s'arrêtait souvent pour vomir. Il avait toujours ces spasmes douloureux. Talmek n'insistait pas et montait le campement.
Un matin, Talmek vit que son compagnon avait meilleure mine. Il mangea mieux.
- Je m'appelle Talmek, dit-il en se désignant.
Névtelen lui jeta un regard lointain. Dans son esprit les images défilaient encore très vite. Cet effet kaléidoscopique le rendait instable. Il articula avec peine devant choisir chaque mot dans la langue qui convenait.
- Mon... histoire... kva... est... trop... longue.
Talmek le regarda bizarrement. Pourtant Névtelen pensait avoir dit ce qu'il fallait. Il essaya de reprendre la parole :
- Smil...tals...neige...bilka...
Il s'arrêta. Les mots ne sortaient pas correctement. Il leva les bras en signe d'impuissance. Talmek n'ajouta rien. Ils mangèrent en silence. Les journées se passaient à marcher. Talmek avait récupéré un macoca. Il ne savait plus où, mais la bête l'accompagnait depuis bien des saisons. Les loups s'en tenaient à distance, heureusement. Il répondait au nom de « mon gros ». Il portait les affaires et les peaux. Le soir, Talmek l'entravait et le laissait trouver sa nourriture.
Petit à petit, Névtelen avait récupéré. Si le monde en lui s'était stabilisé, il gardait une impossibilité de se repérer dans le temps. Des choses lui étaient arrivées mais il ne savait plus quand. Il avait forgé une arme noire, mais était-ce avant ou après la fuite devant les armées de Yas ? Il voyait aussi Abci et ses ronronnements mais en même temps, il voyait RRling aux yeux rouges. La confusion régnait trop dans sa tête. Il se maudissait d'avoir fait confiance à La Solvêté, non, à La Tchaulvette. Ce n'était pas cela non plus. Il ne savait pas bien, les deux figures féminines se superposaient, s'emmêlaient. Où était la vérité ? Et ce rêve qui semblait tourner en boucle devant ses yeux, que devait-il en penser ?
Les jours passèrent ainsi doucement. Les deux hommes ne parlaient guère. Ils avançaient vers la vallée de Tichcou. Talmek avait droit à une peau par jour amenée par les loups noirs. Il en restait toujours étonné. Grâce à Névtelen, Talmek retrouvait des souvenirs. Le nom de Sioultac ne lui était pas inconnu. Le dragon faisait écho aux vieilles légendes d'un pays qu'il avait quitté il y a si longtemps qu'il en avait presque oublié l'existence. Si le nom de Quiloma ne lui disait rien, les histoires de princes dixièmes, neuvièmes ou majeurs, réveillaient des échos venus de son enfance.
La neige était de bonne qualité depuis la dernière chute. L'hiver était bien installé. Ils avançaient maintenant régulièrement. Névtelen avait moins de crise.
- Je pense que nous arriverons à la vallée de Tichcou dans deux mains de jours, dit Talmek.
Névtelen ne se souvenait pas de Tichcou. Seul le nom lui était connu. Pourtant, il sentait que son destin se lierait là-bas.
- Tu as déjà été à Tichcou ? demanda-t-il à Talmek.
- Oui. La région est riche en peaux, mais je préfère descendre vers la plaine pour vendre. Les prix sont meilleurs.
- Parle-moi de Tichcou.
- C'est une bourgade sans charme. Elle a eu son heure de gloire quand Yas est venu pour chasser le dragon. Cela a entraîné sa mort. Depuis elle s'est rendormie dans son ronronnement habituel m'a-t-on dit. La seule chose amusante est le passage des chevaliers de Flamtimo. Plusieurs fois dans l'été, ils préparent une expédition vers la grotte du dragon. Ils veulent la gloire et l'immortalité.
- Schamlt !
Talmek se tourna vers Névtelen devant ce mot étrange qu'il ne comprenait pas. Il le vit sur ses gardes, le marteau à la main. Interloqué, il regarda autour de lui.
- C'est bien de vous promener par là. On manquait de compagnie.
Talmek se tourna vers la voix qui venait de retentir. Il vit un homme debout sur le côté du chemin. Il avait une épée à la main. D'autres hommes se déployaient autour d'eux.
- On n'a pas d'argent, dit Talmek en mettant la main sur son grand couteau.
- Rassure-toi, mon gars, on se contentera de ta bestiole et de ce qu'elle porte. Dis à ton copain de poser son truc, pose ton coutelas et on vous laisse la vie.
- Je crois que tu ne sais pas à qui tu as affaire. Laisse-nous passer. Ça t'évitera la mort, fanfaronna Talmek.
L'homme partit d'un grand rire.
- On a fait les guerres de Yas et tu crois qu'on aurait peur de deux gugusses comme vous !
D'un geste de la main, il fit signe aux autres :
- Allez qu'on en finisse.
Si Talmek se mit en position de défense, Névtelen était parti à l'attaque en courant et en hurlant. Il vécut à nouveau cette accélération de son temps par rapport à celui des autres. Des images d'autres combats vinrent se superposer à ce qu'il vivait. Il avait déjà abattu trois hommes avant que la meute n'attaque.
Talmek regardait en tous sens, cherchant d'où viendrait l'attaque. Le seul homme qui s'approcha de lui fut mis hors de combat par les loups noirs. Pendant qu'un premier broyait le poignet qui tenait l'arme, un deuxième déchirait un tendon d'Achille. L'homme commença à hurler quand un dernier loup lui sauta à la gorge.
Le silence revint aussi vite qu'il avait été rompu.
Névtelen revint vers Talmek et le macoca.
- Str... ne reviendrons plus... kaltirquen... poursuivi par les loups noirs.
Talmek regarda Névtelen avec d'autres yeux. Il le pensait faible et sans défense. Il le découvrait plus dangereux que les soudards de Yas.
- Serais-tu un guerrier blanc ? Un de ces guerriers de légendes ?
- Je ne sais, Talmek. Je ne sais.

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