- Sans les charcs qui m'ont prévenue,
je serais au lit, dit La Tchaulevêté avec un grand sourire.
- Maman ! dit Vodcha en se
précipitant dans ses bras
- Daïdaï, dit Tchavo en se
précipitant dans les bras de Maester.
Brunchma faisait manœuvrer Mimi pour
le faire rentrer dans la cour de la maison et Névtelen se tenait sur
le pas de la porte avec le coffre. Il fut pris d'une émotion
intense. Cette enfant, cette femme, c'étaient... c'étaient... Il ne
trouva pas les mots et surtout, il ne trouva pas le souvenir de son
émotion. La Tchaulevêté regarda Névtelen. Son regard était aigu.
Puis Vodcha attira son attention. Maester fit un signe à Névtelen
pour qu'il pose les affaires dans un coin. Au bout d'un moment les
deux filles se prirent la main et partirent dans une autre pièce.
Maester avait pris les mains de La Tchaulevêté. Ils ne se
quittaient pas des yeux.
- Je suis heureuse de te voir.
- Moi aussi, dit Maester d'une voix
vibrante.
La Tchaulevêté reprit son rôle de
maîtresse de maison. Elle donna des ordres à Névtelen et à
Brunchma pour les installer pour la nuit.
Quand le matin arriva, Névtelen fut
réveillé par le bruit des deux filles qui se disputaient.
- C'est un ange !
- J'te crois pas !
- Même que j'ai vu ses ailes !
Une voix douce et impérieuse
retentit :
- Doucement mes filles ! Les
choses sont parfois différentes de ce qu'elles semblent être et
vous avez encore beaucoup à apprendre.
Névtelen tira le rideau qui fermait le
coin où il avait dormi. La Tchaulevêté préparait à manger. Elle
tourna son visage vers lui. Elle lui adressa un sourire. Névtelen
lui répondit.
- Tu perturbes mes filles, homme sans
nom.
- Pourquoi m'appelles-tu : « homme
sans nom » ?
- Sais-tu ton nom ?
- Ma mémoire a été effacée.
- Non, Névtelen, puisque tu te fais
appeler comme cela. Ta mémoire t'a été cachée.
Ce fut comme s'il avait reçu un coup
de poing dans le plexus.
- Alors qui suis-je ? Dis-le moi !
- Malheureusement, les choses sont plus
difficiles que cela. Quelqu'un a bloqué ta mémoire et la débloquer
sera difficile. Une porte a une clé, ta mémoire aussi. La trouver
est ardu.
- Alors que dois-je...
Il fut interrompu par des coups frappés
au portail.
- C'est bien ce que je craignais !
Va ouvrir, Névtelen, s'il te plaît.
En ouvrant le vantail, Névtelen
découvrit un cortège d'éclopés. L'homme qui avait frappé, eut un
mouvement de surprise :
- La Tchaulevêté n'est pas là ?
- Si, si... Entrez Chef ! dit La
Tchaulevêté.
Des blessés entrèrent seuls ou aidés
par d'autres. Pendant le reste de la journée, toute la maisonnée
fut occupée à donner des soins. Quand tous furent pansés, couchés
ou réconfortés, La Tchaulevêté invita ses filles, leur père et
les deux hommes à venir s'asseoir dans la cuisine. Névtelen sentit
son corps se détendre et la fatigue s'installer. Elle servit une
coupe d'une infusion chaude et revigorante. Ils discutèrent à
bâtons rompus de ce qu'ils venaient de vivre. Avec la guerre, des
bandes armées écumaient le pays. La région n'avait pas été
épargnée et le bourgmestre avait décidé de mettre fin à la
menace. La troupe avait fait battre la campagne en ce début d'hiver
et avait fini par rencontrer les bandits dans une vallée étroite où
les combats avaient été violents. A la fin de la journée, la
victoire était acquise mais les pertes sévères. Le retour bien que
victorieux avait été triste. Les guérisseurs locaux avaient
adressé à La Tchaulvêté certains blessés dont les plaies
semblaient infectées. Maintenant, ils se reposaient tous, le calme
était revenu dans la grande salle. Névtelen regardait les charcs
entrer et sortir par une lucarne. Ils venaient se percher de-ci
de-là, mais tous à un moment où à un autre venaient sur l'épaule
de La Tchaulevêté. Encore une fois de fugitives impressions lui
traversèrent l'esprit. C'était toujours la même souffrance, la
même angoisse. Il se redressa en sentant le regard de la maîtresse
de maison se poser sur lui. Les filles s'étaient endormies sur la
table, Maester parlait de choses et d'autres et racontaient ce qu'il
avait vu dans ses voyage. Brunchma dodelinait de la tête sur son
siège appuyé sur un des poteaux de la maison.
- Je te préparerai un remède,
Névtelen.
Entendant la voix de sa compagne,
Maester s'arrêta de parler et regarda vers Névtelen. Celui-ci
s'était redressé en entendant son nom.
- Alors, je vais guérir !
- Pas si vite, jeune homme, lui
répondit La Tchaulvêté. Pas si vite ! Ce que je vais préparer
va te guérir mais le plus important sera de déterminer le moment de
le prendre. Si tu te trompes, tu pourrais en mourir.
Névtelen fut déçu.
- Ah ! Alors que dois-je faire ?
- Se hâter lentement. Il faut que je
prépare le remède et que je cherche le bon moment.
Névtelen était resté avec ces
paroles. Les activités de la maison de La Tchaulvêté étaient
nombreuses. L'arrivée des trois hommes lui permit de faire face à
tous les blessés qui étaient arrivés. Le bourgmestre lui-même,
vint rendre visite à la guérisseuse. Il la félicita pour ses
résultats, sous-entendit la jalousie des guérisseurs mâles qui
trônaient dans la ville et dont elle ne faisait pas partie, elle qui
employait des méthodes efficaces, certes, mais tellement peu
orthodoxes qu'il serait bon qu'elle se méfie de la vengeance de la
corporation des guérisseurs de Getch, leur grand dieu, béni soit
son nom. Névtelen était subjugué par l'homme. Comment pouvait-on
débiter autant de platitudes en aussi peu de temps ? Puis comme
se termine une tornade, se termina la visite du bourgmestre. La
Tchaulvêté avait l'air moins émue par ce fait que par la tête de
ses filles.
- Allez les filles, vous semblez
impressionnées par le bonhomme. Pourtant sa parole est plus vive que
sa pensée.
- C'est vrai qu'il a l'air vide, dit
Vodcha.
- C'est pas comme Névt, ajouta Tchavo.
Lui, lui a l'air trop plein.
Les deux filles se mirent à rire
ensemble, laissant Névtelen dans un abîme de perplexité.
Un soir, alors que La Tchaulvêté
broyait des herbes dans un bol en bois avec un pilon, il s'approcha
d'elle. Elle le regarda s'asseoir sans rien dire. Les filles, Maester
et Brunchman étaient partis chercher des provisions au marché. Le
soleil qui éclairait était encore assez haut. Les charcs
continuaient leur manège. Névtelen en avait pris l'habitude. Il
savait qu'ils étaient comme une partie de La Tchaulvêté, comme les
autres animaux qui couraient çà et là. Il pensa qu'elle n'allait
pas lui faciliter la tâche. Il voulait savoir. Il se lança :
- Tchavo l'autre jour a dit que j'avais
l'air trop plein. Que voulait-elle dire ?
La Tchaulvêté le regarda de ses yeux
sombres et perçants. Il soutint son regard.
- As-tu déjà vu ton ombre ? Ou
ton reflet dans une mare bien calme ?
Névtelen fut interloqué par cette
réponse :
- Oui, mais...
- Tu es cette ombre ou ce reflet.
La colère lui emplit le cœur. Il en
avait plus qu'assez d'être... d'être et bien, il ne savait pas
quoi, pas qui. Il voulait des réponses. Il le dit assez vertement à
La Tchaulvêté. Elle lui jeta un regard étonné.
- Vois-tu, Névtelen, ce que je prépare
est pour toi. Je comprends ta colère mais qu'y puis-je ?
- Ce n'est pas contre toi que j'en ai,
dit Névtelen en parlant plus doucement. J'aimerais tellement être
moi.
- Les filles ont bien senti. Vodcha a
bien senti. Cet être qui vole et qui est si gros, cet être dont me
parlent les charcs, cet être tu dois le rencontrer.
- Je suis en chemin pour cela, lui
dit-il. Tel semble être mon destin. Je ne sais pas par où aller. Il
vit dans les montagnes mais les montagnes sont vastes.
- Les charcs m'ont renseignée. Il faut
que tu quittes la vallée pour aller vers le pays des grands froids
qui est de l'autre côté des montagnes. Pour cela, tu dois quitter
le chemin facile pour couper par les cols escarpés.
- L'hiver est là !
- Je sais, Névtelen. Les charcs m'ont
signalé aussi un fait curieux et inhabituel : des loups.
Névtelen se redressa. Il revit ces
silhouettes noires qui semblaient veiller sur lui. Il en parla à La
Tchaulvêté.
- Sont-ils des avatars des dieux ?
- Mon savoir est limité dans ce
domaine, Névtelen. Je sens la nature et les forces qui y vivent.
Cette meute est porteuse d'une sagesse très ancienne et toujours
actuelle. Elle sert plus fort qu'elle pour que l'équilibre se
maintienne. Voilà ce que je ressens de leur présence ici. Le hasard
est étranger à ce fait. Tu y es pour quelque chose.
Névtelen se mit à réfléchir sur ce
qu'il venait d'entendre.
- Le remède sera prêt bientôt. Après
il sera bon que tu partes.
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