Il était une fois, il y a longtemps
une famille de puissants guerriers. Le grand-père avait été nommé
chevalier après la bataille des mille-morts pour avoir sauvé la vie
du roi. A son retour, il était devenu le seigneur de la basse
vallée. Il avait fait construire par ses serfs une bâtisse faite de
troncs d'arbres emboîtés. Sa position sur un promontoire la rendait
sûre. Son fils avait amélioré les défenses en faisant un rempart
autour. Il avait même agrandi son territoire en gagnant un combat
avec son voisin plus haut dans la vallée. Il était devenu le
seigneur de la vallée du Trisman, comme s'appelait le ruisseau qui y
courait. Son propre fils vint au monde alors que le chevalier du
Trisman comme il aimait à se faire appeler, avait des vues sur la
vallée voisine. Il n'avait pas de souvenir de ce père tué lors
d'un engagement avec le seigneur voisin. Il était maintenant le
vassal du seigneur Totmel, vainqueur honni mais vainqueur. La vallée
du Trisman devait fournir des hommes, des vivres et du matériel au
seigneur Totmel. Il fallut que passent trois hivers pour que le jeune
homme soit assez grand et assez fort pour avoir droit à son titre de
chevalier du Trisman. Ce jour-là, il contemplait la demeure
familiale. Les remparts avaient été abattus sur ordre du suzerain,
il n'en restait que les traces. Ohtman attendait son maître d'armes.
Il s'agissait d'un vieux soldat rescapé des guerres du roi. L'homme
était rusé mais fatiguait vite. Ses rhumatismes et sa vieillesse le
handicapaient face à la rapidité et l'endurance de son élève.
- Ne crois-tu pas, Silmion, que je
devrais renforcer à nouveau notre demeure. J'entends parler
d'attaque venue par le fleuve.
- Totmel ne sera pas content,
Monseigneur.
Ils reprirent leur assaut. Silmion
l'interrompit quelques temps plus tard.
- Dois-je attendre qu'on massacre mes
gens pour réagir ?
- Les pirates... ne sont pas venus...
jusqu'ici... pour le moment.
- Non, mais leurs raids vont chaque
jour plus dans les terres.
Essoufflé, Silmion se tenait penché
en avant.
- Jeune maître... je suis trop
vieux... il te faudrait maintenant un vrai maître d'armes...
- Tu es le meilleur, Silmion.
- Peut-être, monseigneur, mais trop
vieux quand même...
Il fut interrompu par un serviteur qui
arriva en courant.
- Monseigneur ! Monseigneur !
Le seigneur Totmel en appelle aux vassaux !
Ohtman se rembrunit. Totmel demandait
des hommes. La situation devait être grave.
- Silmion, je vais prendre la moitié
des hommes et tu garderas les autres pour défendre la vallée. Je
prendrai les plus jeunes. Tu garderas les meilleurs. Prépare-les,
nous partirons demain.
Alors que le maître d'armes allait
partir, Ohtman reprit la parole :
- Trouve-moi aussi cinq jeunes de chez
nous prêts à tenter l'aventure.
Il remonta à la maison. Encore vêtu
de son pourpoint d’entraînement, il croisa sa mère qui lui en fit
le reproche. Pour une fois, il ne répondit pas comme à son habitude
à sa taquinerie. Voyant cela, elle devint grave et l'interrogea.
- Totmel en appelle aux vassaux. Je
pars demain.
Sa mère mit ses deux mains sur la
bouche pour ne pas crier et écarquilla les yeux.
- Non, Mamouchna, je ne ferai pas comme
mon père. Mais tu connais les lois...
Le lendemain de bonne heure, il était
parti. Il était le seul à monter un mauvais tracks. Ses dix hommes
allaient à pied avec leurs piques. Ohtman était un petit vassal. Il
devait fournir dix hommes. Il avait recruté cinq jeunes prêts à
tout pour faire illusion. Il ne voulait pas laisser sa maison sans
défense. Silmion était trop vieux pour le combat. Il lui avait
laissé les meilleurs. Tout en avançant, il s'interrogeait sur les
raisons de l'appel de Totmel. Il pensa aux pirates qui avaient été
signalés pas très loin. Ils avaient dû lui jouer un sale tour et
il voulait se venger.
A son arrivée à la citadelle, un mot
bien flatteur pour cette butte de terre entourée de palissades, le
maître d'armes de Totmel le dirigea vers la basse cour pour
rejoindre les fantassins. Ceux qui avaient fourni des cavaliers,
étaient conviés à la cour sur la butte. Ohtman et ses hommes
furent réunis avec d'autres vassaux pour former le gros de la
troupe. Ça représentait une centaine d'hommes. Si certains plus
riches avaient fourni un uniforme à leurs gardes, la plupart comme
ceux de la vallée de Trisman étaient habillés de bric et de broc.
Seules les armes que Silmion avait fournies étaient de bonne
facture.
Rapidement, ils apprirent la vérité.
Totmel avait constaté la disparition de sa fille, juste après le
passage des pirates. Il était d'autant plus en rage, qu'il avait
essayé de les amadouer en leur faisant un présent. Il avait envoyé
des éclaireurs qui avaient trouvé la trace des pirates en aval dans
les ruines d'un fortin sur un coude de la rivière. Le plan était
simple. La cavalerie attaquerait les positions ennemies, puis les
fantassins suivraient. Par précaution une vingtaine d'hommes fut
missionnée pour couper la retraite possible des pirates. Ohtman et
Chmalno partirent au petit jour pour être à temps pour bloquer la
rivière. Ils allèrent à marche forcée. Si Ohtman ne savait que
peu de choses sur les pirates, Chmalno dont le fief était plus bas,
en avait entendu parler. Les pirates venaient de la mer. Ils ne
repartaient pas après chaque raid. Ils établissaient une base et
pillaient les alentours. Quand ils avaient fini ou quand une armée
intervenait, ils montaient sur leurs bateaux et disparaissaient au
loin... jusqu'à la prochaine fois. La petite troupe arriva à l'aube
du deuxième jour au gué du grand bois. Si Totmel avait raison, ils
n'auraient rien à faire. Tout se passerait en amont à une
demi-journée de marche. Chmalno et Ohtman tirèrent à la courte
paille pour savoir qui passerait sur l'autre rive. Le gué était
assez profond et les récentes pluies l'avait rendu favorable aux
bateaux et difficile aux hommes. Si son tracks avait mauvaise allure,
il était puissant. Il s'en servit pour traverser avec la corde qui
aurait deux usages : permettre aux hommes de passer et bloquer
la rivière. La traversée fut éprouvante pour l'homme et pour la
bête. Arrivé sur l'autre rive, il entoura un arbre avec la corde et
alla la bloquer sur un autre tronc. Ses hommes avaient à peine fini
de traverser que le guetteur hurla. Les pirates arrivaient. Chmalno
et ses archers devaient cribler les bateaux de flèches depuis la
haute rive et Ohtman les attendait de pied ferme avec ses piques. Il
était encore à vérifier les nœuds de la corde quand le premier
bateau rentra dedans. Il y eut un craquement sinistre et l'arbre
cassa. Le bateau tangua violemment, bloqué par le cordage tendu.
Sous l'effet de sa vitesse et de la puissance du courant, le bateau
dont l'étrave s'était fendue, prit de la gîte et commença à
passer sous l'obstacle. Dans le même temps brutalement bousculé par
le tronc cassé, Ohtman fut précipité dans l'eau. La dernière
chose qu'il vit avant de se retrouver sous l'eau fut le deuxième
navire arrivant. Si Ohtman luttait pour ne pas mourir noyé, les
pirates tentaient de se libérer du piège. Sous la pluie de flèches,
l'un d'eux arriva à couper la corde du côté des archers, le bateau
qui put se redresser, vira sur lui-même. La poupe passant en avant,
le filin se bloqua dans la brisure de l'étrave. Le deuxième navire
heurta la corde entre le bateau et la berge où les hommes de Ohtman
pensaient plus à chercher leur maître qu'à combattre. Sous la
violence de ce deuxième impact, les brins de fibre se rompirent.
Ohtman n'entendit rien, ne vit rien. Seuls ses doigts se
cramponnèrent par instinct à ce qu'ils trouvèrent. C'est ainsi
qu'il fut entraîné dans le sillage des bateaux pirates.
La corde oscillait au gré de
l'avancement des embarcations. Ohtman suivait le mouvement. Tantôt
il pouvait aspirer de l'air ou plutôt un mélange d'air et d'eau,
tantôt il lui semblait que ses poumons allaient exploser. Lors d'une
remontée, il eut la vision fugitive des deux navires pirates et d'un
bout de berges. À un autre moment, il remarqua les avirons qui
frappaient l'eau en cadence. Ce fut une nouvelle submersion. Le cycle
se répéta plusieurs fois avant qu'il ne prenne conscience que
personne ne viendrait l'aider. Au mieux, les pirates couperaient la
corde et ce serait la fin pour lui. Il tenta de se hisser le long de
la corde. Ce fut un échec. S'il lâchait une main, l'autre ne
suffisait pas à le tenir avec la force du courant. Il crut
désespérer quand à une de ses émergences, il vit un homme faire
des signes. Il replongea dans son enfer liquide. Le courant sembla
devenir plus violent. Avec toute l'énergie, il se cramponna. Il se
sentit bientôt attrapé et hissé, puis jeté mais à l'air libre.
Il tomba sur le fond du bateau, toussant, crachant, essayant
d'aspirer l'air qui lui avait tant manqué.
- Mbana carantou simousin !
- NON !!!
Le hurlement lui fit rouvrir les yeux.
Juste au-dessus de lui, l'épée levée, se tenait un pirate. Une
jeune femme avait crié. Ohtman la reconnut. C'était la fille de
Totmel. Un autre homme dit :
- Es baya titua canaba.
Le pirate baissa son épée, la remit
au fourreau. Sans ménagement, il attrapa Ohtman et l'assit de force
sur un banc de nage. Incapable de résister, il se retrouva assis à
côté d'un homme à la peau sombre et au visage dur :
- Schmaya !
Ohtman le regarda sans comprendre. Une
grande bourrade dans le dos le plaqua sur le manche de l'aviron :
- SCHMAYA !
Attrapant le bois à pleine main, il se
mit à faire comme son voisin. Il rama, comme les autres sans
interruption jusqu'à la nuit. La rivière était devenue large et
puissante. Une île leur servit de refuge pour la nuit. On le fit
débarquer sans douceur.
Complètement perdu, il se demandait ce
qui allait se passer pour lui. Il voyait l'équipage préparer le
repas. Personne ne semblait s'occuper de lui. C'est alors qu'il vit
arriver la fille de Totmel :
- Tiens-toi tranquille, chevalier et tu
vivras. Ils ont eu des morts lors de l'attaque et ont besoin de bras
pour les rames. N'essaie rien sinon tu mourras.
- Vous n'êtes pas prisonnière ?
demanda Ohtman.
- Pas du tout. Bwanenga ne m'a pas
enlevée. Nous sommes tombés amoureux dès que nous nous sommes vus.
Mon père n'aurait jamais voulu d'une telle alliance alors je me suis
enfuie.
Ohtman resta sans voix. La fille de
Totmel posa une écuelle devant lui et repartit rejoindre un homme
qui devait être de Bwanenga. Il mangea en écoutant les autres
parler sans comprendre ce qu'ils disaient. Parfois, ils le
regardaient, faisaient une remarque et tout le monde riait.
Quand il s'allongea pour trouver le
sommeil, le bruit des ébats de la fille de Totmel et de son amoureux
l'en empêchèrent.
Le lendemain, ils repartirent sur le
même rythme. Quelques jours plus tard, ils arrivèrent près de
l'embouchure du fleuve. Voir la mer fut un choc pour Ohtman, il
n'avait jamais pensé qu'une telle étendue d'eau pouvait exister.
Ils se dirigèrent vers un camp fortifié près duquel étaient
amarrés de nombreux bateaux. Il comprit alors que ceux qui l'avaient
récupéré n'étaient qu'un petit groupe d'une grande expédition. À
leur arrivée, il y eut un regroupement autour de la fille de Totmel
et de Bwanenga. Bientôt arriva un imposant personnage. Il était
plus grand et plus large que tous les présents. Il portait une
coiffure faite de cuir et de cornes. Tous les autres le laissèrent
passer. Il fit le tour de la fille de Totmel comme on aurait fait le
tour d'un tracks sur le marché aux bestiaux. Le silence s'était
fait. Une fois revenu près de Bwanenga, il dit :
- Besmenga silauto comme toudi berzugi
yaouli titimonga berger.
Ayant dit cela, il donna une grande
bourrade dans le dos de Bwanenga, tout en éclatant de rire. Ce fut
comme un signal pour les autres qui partagèrent son hilarité.
Ils ne restèrent pas là. Toute
l'expédition reprit la mer. C'est ainsi que Ohtman se retrouva à
chevaucher les vagues. L'immensité de l'étendue et la hauteur des
vagues lui firent peur. Les premiers jours, il fut prit de
vomissements. Heureusement, tous les soirs, ils touchaient terre.
S'il perdit le compte des jours, il apprit petit à petit la langue
de ces hommes. Il n'était pas le seul enrôlé involontaire de
l'expédition. Chaque bateau en comptait un ou deux. Ils étaient
comme lui reconnaissables à leur teint trop pâle et à leur
isolement.
Un soir alors que le convoi de bateaux
s'était scindé en plusieurs groupes, il fut prit à partie par un
des pirates. Alors qu'il ne maîtrisait que quelques mots, il avait
tenté de répondre à une question qu'on lui avait posée. L'autre
s'était emporté, avait crié des mots qu'il ne comprit pas et
dégainé une épée. Ohtman se retourna en tous sens pour voir
comment il allait pouvoir se protéger. Un autre pirate lui lança
une arme. Les cris fusèrent autour d'eux pendant que se formait un
cercle :
- Semlaya !
- Tiltea !
Ohtman crut même comprendre :
- Mange-le !
Il n'essaya pas d'en savoir plus, il
avait entamé une ronde d'observation avec l'autre pirate. Celui-ci
lança la première attaque qu'il para facilement. Les passes se
succédèrent faites de feintes, de contre-attaques, d'erreurs aussi.
Les deux hommes s'étaient déjà entaillés plusieurs fois quand une
voix s'éleva :
-KILTA !
Il fallut quelques instants à Ohtman
pour comprendre l'ordre d'arrêt. Bwenenga venait d'arriver. Il se
tourna vers l'adversaire d'Ohtman et lui dit :
- Tiltaguet kilta difmaya transmec.
Ce dernier rengaina son arme et
s'éloigna sans un mot et sans un regard. Bwenenga se tourna vers
Othman et lui dit des paroles qu'il comprit à peu près :
- Toi, bien battu, maintenant
tranquille.
Ayant dit cela, il repartit vers le
bateau. Ohtman tout étonné, tendit l'épée à celui qui la lui
avait lancée. Ce dernier s'approcha. D'une main il prit son arme, et
de l'autre lui donna une grande tape dans le dos :
- Bien battu, snok bien battu. Bilonga
moins bon, smalatga Bilonga.
D'autres s'approchèrent aussi et le
félicitèrent. À partir de ce moment-là, ils devinrent amis.
L'homme s'appelait Tuisma. Il lui apprit la langue des cousmains et
leurs règles.
Habitants une terre aride et désolée,
ils ne pouvaient survivre qu'avec peine. Si par malheur les récoltes
n'étaient pas bonnes, il fallait se procurer le nécessaire
ailleurs. Certains devenaient mercenaires. Ce faisant, ils étaient
rejetés du peuple. Se battre pour de l'argent était mal. On ne se
vendait pas chez les cousmains. Se battre pour vivre était
honorable. Celui qui avait assez devait donner à celui qui avait
moins. Malheureusement, ce n'était pas l'avis des autres peuples,
alors les cousmains prenaient ce qu'ils estimaient nécessaire.
Le voyage continua. Plus les jours
avançaient et plus il faisait chaud. Un jour Tuisma lui indiqua une
côte au loin :
- Chez nous !
Les vents jusque là portant, avaient
économisé les rameurs. Ohtman put ainsi regarder l'approche. De
hautes falaises ocre jaune, plongeaient dans la mer. Un nuage de même
couleur les recouvrait.
- Qu'est-ce que c'est ?
demanda-t-il.
- C'est le Ngalma ! Le vent qui
vient des terres brûlées et qui amène poussières et mort. Nous ne
pourrons pas accoster aujourd'hui. Il souffle trop fort. Il faut
attendre qu'il tombe.
Le convoi de bateaux se disloqua devant
les côtes du pays cousmain. Chacun essayait de regagner son village.
Ils louvoyèrent pendant trois jours devant les falaises avant que le
Ngalma faiblisse. Enfin le vent tourna et une brise marine se mit à
souffler. Bwanenga fit établir la voile et manœuvra pour se
rapprocher de la côte. Les falaises formaient comme un mur, parfois
entaillées d'une profonde ombre noire. C'est vers une de ces ombres
qu'ils se dirigèrent. À mesure qu'ils s'approchaient, Ohtman put
découvrir avec le soleil qui baissait sur l'horizon, que ces ombres
étaient en fait de profondes vallées occupées par la mer. Bientôt,
ils naviguèrent entre deux murs de pierre. Tuisma lui avait expliqué
que le pays cousmain était imprenable. Aucun bateau ne pouvait se
risquer dans ces goulets sans s'exposer à des jets de pierres. Quant
à venir par la terre, il aurait fallu aux ennemis traverser les
terres brûlées, où l'eau ne coulait jamais. Le soleil éclairait
maintenant toute la gorge d'une lumière dorée. Le capitaine était
content. Le soleil qui descendait et la mer qui montait était un
heureux présage. Ils passeraient sans difficulté les écueils qui
parsemaient la passe. Ohtman découvrit après un étranglement, que
la gorge s'élargissait brusquement formant comme un lac. Au bout une
pente, pas très douce, permettait de rejoindre le plateau. Des gens
étaient réunis sur la berge agitant les bras et chantant un chant
de bienvenue et de victoire. La fille de Totmel et Bwanenga étaient
à l'avant. Les avirons qu'on avait repris pour traverser le lac
frappaient l'eau en cadence. Sur un ordre de Bwanenga, on cessa de
nager. Bilonga qui tenait le gouvernail, dirigea le bateau. Courant
sur son erre, il toucha la plage tout en douceur et s'échoua dans un
raclement de sable accompagné des cris de joie. Pendant le
débarquement si Ohtman eut droit à quelques regards, ce fut la
fille de Totmel qui monopolisa l'attention. Le soir, on fit une
grande fête pour honorer la nouvelle épouse de Bwanenga et le
retour des guerriers. La fille de Totmel avait été parée de bijoux
et de vêtements cousmains. Hormis son teint pâle, elle ne différait
pas des autres. Il y eut de longues palabres, des échanges de
cadeaux entre familles. Il y avait celles dont tous les membres
étaient tous revenus et celles qui pleuraient des morts. Les
premières devaient compensation aux secondes. Le butin était ainsi
partagé en fonction des besoins de chacun et des pertes. Les
tractations avaient lieu sous l’œil des chefs d'expédition. Plus
la nuit avançait et plus montaient les cris et les rires. Ohtman
lui-même, ne savait plus très bien où il en était. Il avait
consommé sans modération de la boisson locale. Son dernier souvenir
fut l'invitation de Tuisma à se resservir.
Il se réveilla le lendemain avec mal à
la tête et la nausée. Il mit quelques temps à se rappeler où il
était et ce qu'il faisait ici dans cette grande pièce.
Les jours succédèrent aux jours. Sur
cette terre aride, rien ne poussait ou presque. Il fallait beaucoup
se battre pour de maigres résultats. De plus, les cousmains étaient
très conservateurs et ne voulaient rien entendre des propositions
qu'il faisait pour améliorer les choses. Quand le Ngalma se remit à
souffler, le sable cingla tous ceux qui s'aventuraient dehors. Les
quelques plantes qui avaient commencé à pousser, furent détruites.
Ohtman habitait la maison des
célibataires. Les conversations tournaient autour de la durée trop
longue de cet épisode de vent.
- Il va falloir repartir.
Ohtman ne savait plus qui avait émis
cette idée en premier. Elle se propagea comme un feu de paille. Tout
le monde la reprit. Il allait falloir aller chercher ailleurs ce qui
ne poussait pas ici. À la première occasion, ils redescendirent
avec armes et bagages la pente raide qui menait aux bateaux. C'est
ainsi que Ohtman devint un pirate comme tous les cousmains, pour
survivre. Ici, on n'avait pas le choix. Les bouches inutiles
mouraient.
Quand ils partirent, Ohtman garda la
vision de la fille de Totmel pleurant sur la plage. Ils atteignirent
la mer et établirent la voilure. Ohtman pensa que si l'occasion se
présentait, il partirait pour rejoindre les siens. La navigation
dura une dizaine de jours. Ils arrivèrent à l'embouchure d'une
rivière la nuit. L'expédition comptait une dizaine de bateaux venus
de différents endroits du pays cousmains. Le vent favorable les
poussa vers une ville dont on voyait les lumières. Ohtman fut déçu
qu'ils ne remontent pas le fleuve. Au lieu de cela, ils accostèrent.
Leurs coques sombres et leurs voiles noires étaient discrètes dans
cette nuit sans lune. Ohtman se retrouva à courir en hurlant avant
d'avoir réalisé ce qui lui arrivait. Un des gardes de la ville
tenta de l'embrocher. Ses réflexes furent à la hauteur de ce que
lui avait enseigné Silmion. Ohtman vit la lumière s'éteindre dans
les yeux du garde. Il resta ainsi un instant son épée soutenant
encore le corps mort de son adversaire. Le temps lui manqua pour
réfléchir davantage. D'autres gardes arrivaient. Quand le soleil se
leva, ils étaient maîtres de la bourgade. Alors commença le
pillage. Ceux qui tentaient de s'y opposer étaient passés au fil de
l'épée. Les bateaux se remplirent rapidement de tous les biens de
la ville. Ohtman les vit aussi se remplir d'hommes et de femmes qui
furent enchaînés. À la marée descendante du deuxième jour, ils
reprirent la mer. Ohtman fut étonné de ne pas faire voile vers le
pays cousmain. Les bateaux mirent cap au large. Lourdement chargés,
ils allaient doucement. Même avec l'aide des rameurs, la traversée
fut longue. Le guetteur du premier bateau donna l'alerte dès qu'il
vit la terre. Ohtman s'interrogea : était-ce sa terre ? Le
vent assez puissant évita de ramer sur la fin du trajet. Il put
ainsi se rendre à la proue et observer. Le capitaine arriva :
- C'est Sumbaya ! On y trouve tout
et on y vend tout. C'est la première fois que tu viens. C'est la
première fois que tu y viens. Reste sur tes gardes.
Sambaya était une île. Ohtman fut
déçu. Au pied d'un volcan, il découvrit une ville dominant un port
où étaient amarrés des navires venant de toute la terre, à en
juger par leur diversité.
La flottille cousmain s'aligna pour
passer la passe. Il remarqua les cordes qui pouvaient fermer le port.
Il ignorait qu'il était possible d'en tresser d'aussi grosses. Le
premier navire s'amarra et les autres se mirent à couple. Tuisma
prit Ohtman par le bras.
- Tu vas voir. Ça c'est la vie !
Tuisma passa son quartier libre à
initier Ohtman aux différents plaisirs de l'île. Le lendemain, il
se réveilla avec l'impression que sa tête allait exploser. Tuisma
ne semblait pas mieux. Ils durent quand même décharger la
cargaison. Bwanenga avait échangé son butin contre ce qui était
nécessaire aux siens. Ohtman n'avait plus rien de sa part. Ses
agapes de la veille en avaient eu raison. Le deuxième soir, ce fut
la part de Tuisma qui servit à retouver l'ivresse et le vertige des
plaisirs faciles. Le lendemain fut encore douloureux. Il n'y eut pas
d'autre soir de fête, ils étaient partis pour le pays cousmain. À
leur arrivée, ils furent fêtés pour les vivres qu'ils ramenaient.
Le village pourrait tenir le temps que le Ngalma se calme.
Les jours succédèrent aux jours et
Ohtman connut l'ennui. Le Ngalma ne laissa que peu de répit. On
affûtait les armes. On jouait à se battre ou aux palets. C'était
un jeu complexe. Les meilleurs étaient ceux qui en plus de
l'adresse, étaient capables de développer un bon sens stratégique.
La monotonie fut rompue par Soualmi. Il
était le chef d'un village plus loin sur la côte. Le Ngalma avait
fait trop de dégâts. Il n'avait plus assez d'hommes pour armer un
bateau et venait demander de l'aide. Il vint proposer aux
célibataires de venir avec lui pour une expédition. Ohtman accepta
tout de suite. Tuisma accepta aussi mais presque à contre cœur.
Quand il eut assez d'hommes Soualmi eut un grand sourire. Il allait
pouvoir aller chercher des vivres. Avant d'embarquer, ils connurent
l'enfer du voyage jusqu'au village de Soualmi alors que le Ngalam
soufflait en rafale. Ohtman fut heureux de reprendre la mer. Il
pensait déjà aux combats, au butin et à Sambaya.
Ce fut une expédition victorieuse.
Ohtman avait particulièrement brillé au moment de l'assaut. Il
s'était même emparé d'une arme de qualité, une épée sacrée que
le peuple qu'ils avaient attaqué attribuait à leur dieu premier. Il
parada avec à Sumbaya. Quand il se réveilla le lendemain matin, la
tête en feu, il ne l'avait plus. Il se rappela du bouge où il était
entré, des premiers verres qu'il avait payés, des suivants qu'on
lui avait payés et... Après c'était le trou noir. Il s'assit dans
la venelle où il venait de reprendre conscience. Il avait mal
partout et encore plus aux cheveux. Il se redressa péniblement et
marcha difficilement jusqu'au port. Tuisma le repéra et courut vers
lui. Tout en le soutenant, il lui demanda :
- Mais où t'étais ?
Ohtman haussa les épaules en signe
d'impuissance. Tuisma reprit :
- T'aurais jamais dû te promener avec
un tel trésor sur toi.
Ils n'eurent pas le temps de rechercher
le coupable. Soualmi était trop pressé de ramener des vivres chez
lui.
Malgré la perte de l'épée, Ohtman se
retrouva avec la réputation de porter chance. D'autres chefs de
village vinrent le chercher pour monter de nouvelles expéditions. Si
ce fut une saison terrible pour le pays Cousmain, ce fut pour lui,
une vie qu'il jugea exaltante. Tout semblait lui réussir. Les coups
de main les plus audacieux ramenèrent beaucoup de butin.
Les choses changèrent pour lui lors
d'un passage à Sumbaya. À leur arrivée, la ville était en
ébullition. Il y avait eu des combats et des morts après une
attaque en règle. Une flotte importante était venue. Les attaquants
n'avaient rien pillé, ils cherchaient une épée, une épée
tellement sacrée qu'elle valait tous les sacrifices. Si Ohtman avait
manqué de temps pour la retrouver, eux étaient restés le temps
nécessaire. Ils avaient interrogé, torturé, massacré pour en
retrouver la trace. Ils étaient repartis deux jours plus tôt à la
recherche du navire du Guilleton, pirate connu pour sa brutalité et
sa cruauté. Sur l'île, les attaquants avaient sacrifié tous ceux
qui avaient touché l'épée. Ohtman apprit tous ces détails de la
bouche d'un tavernier qui n'avait conservé ses yeux qu'en disant
tout ce qu'il savait avant qu'on ne le torture.
- Tu comprends, racontait-il encore à
la cantonade, j'allais pas risquer ma peau pour un de ses bâtards de
cousmain. D'ailleurs, dès qui zauront fait la fête au Guilleton,
ils vont le chercher le mec et il va falloir qui paye, ce fils de ...
Othman n'entendit pas la fin du
discours, il était déjà parti. Quand il arriva au bateau, ce fut
pour entendre que le préfet de Sumbaya, ainsi que tout le monde
appelait celui qui avait un semblant d'autorité sur la ville, avait
convoqué Soualmi. Le choix à faire était simple : ou il lui
livrait Othman, ou les cousmains ne pourraient plus venir à Sumbaya.
Soualmi avait jusqu'à la nuit pour donner sa réponse. C'est comme
cela que Soualmi lui présenta l'alternative.
- J'ai pas le choix, Ohtman. Les
cousmains ne peuvent se passer de Sumbaya. D'un autre côté, je peux
pas te livrer comme ça,avec tout ce que tu as fait pour les
cousmains...
Ohtman ne voyait pas où il voulait en
venir. Soualmi le livrait-il ? Oui ou non ? Soualmi
continua un discours alambiqué d'où il ressortait que Tuisma avait
volé un bateau, que celui-ci contenait des vivres et de l'eau, qu'il
devait être amarré dans la petite crique derrière la source et qui
si par hasard, les liens de Ohtman ne tenaient pas, qu'il volait une
épée et qu'il disparaissait pendant son transfert, ce n'est pas lui
Soualmi qui donnerait la chasse, surtout par cette nuit sans lune.
C'est ainsi que les choses se passèrent
sous les yeux des gardes du préfet qui furent soulagés de voir
Othman prendre le large. Ils le poursuivirent un peu parce que tels
étaient les ordres. Dans cette nuit noire, ils ne firent pas de zèle
et c'est bredouilles qu'ils revinrent faire leur rapport. Un homme
avait observé tout cela. Lui aussi prit la mer peu après.
Ohtman avait appris assez de choses
chez les cousmains pour naviguer seul. Restait un problème :
pour aller où ? Il ne savait pas où était son pays d'origine.
Retourner chez les cousmains était impossible. Les terres pillées
étaient les seules autres qu'il connaissait. Il mit le cap vers
elles. Quand il vit les nuages s’amonceler, il pensa que son bateau
était bien petit et la tempête bien grande. Plus d'une fois, il
crut chavirer.
Quand elle laissa le fragile fétu
qu'était son embarcation, il constata les dégâts. Des réparations
étaient nécessaires. Il fut heureux d'apercevoir une côte. Elle
lui était étrangère. Comme son bateau avait un équipement de
pêche, il décida de jouer le rôle d'un pêcheur perdu, victime
d'une mauvaise fortune de mer. Il revêtit les vieilles frusques qui
traînaient et faisant une boule de ses habits cousmains, il les jeta
à la mer. Son épée connut un meilleur sort. Il la cacha sous un
couple, ne gardant que son couteau. Il examina la côte se disant que
dans quelques heures, il serait fixé. Il vit de loin quelques
criques prometteuses. Il les évita pourtant, préférant un accès
plus rapide et plus discret pour débarquer.
Quand il toucha terre, il tira le plus
possible son bateau sur la plage et entreprit de le camoufler. Bien
que semblant déserte, la côte ne lui disait rien qui vaille. Il
avait l'impression que quelqu'un le regardait. Les arbres étaient
grands presque tout en tronc avec juste un plumet de feuille tout en
haut qu'il trouva ridicule. Il entreprit d'en escalader un pour
pouvoir se repérer. Arrivé à mi-hauteur, il dut s'avouer vaincu.
Il glissait trop pour arriver en haut. S'il ne pouvait voir
l'horizon, son escalade lui rendit service en montrant derrière les
arbres une colline. Le mieux était d'en atteindre le sommet pour
avoir un vue sur toute la région. Autant le bord de mer était
dégagé autant partout ailleurs, la végétation était dense. Il
progressait avec difficulté sur un sol spongieux et dangereux. Il
tomba plusieurs fois. Les racines étaient traîtresses dans ce pays.
Quand il eut suffisamment monté, il atteignit un sol plus ferme fait
de roches noires qui donnaient naissance à des plantes étranges et
piquantes. Si la colline ne semblait pas très haute, elle se révéla
plus ardue à gravir. Arrivé en haut d'un premier épaulement, il
aperçut un mont plus loin, un mont noir de roches torturées. À son
sommet sortait de la fumée. Il se retourna. Tout l'horizon était
rempli par la mer, immense, grise des nuages qui la surplombaient. Au
loin un bateau chargé de voiles filait vers le couchant, derrière
une flotte de navires bas sur l'eau semblait le suivre. Ohtman pensa
à Guilleton. Vers la terre, il ne voyait rien, la vue était bouchée
par cette montagne noire. Il reprit son ascension. Bientôt la
végétation laissa la place à la pierre. Sous ses pieds le sol
était tiède et la pierre acérée. Il trouva un chemin, pas très
net, une trace à suivre qui semblait monter en pente douce vers le
sommet. Il la suivit. Sa marche en fut facilitée. Les aspérités de
la roche étaient plus usées. Le sentier semblait faire le tour de
la montagne fumante. Devant lui, la mer s'étendait encore et
toujours. Il prit conscience qu'il était sur une île. Au loin, il
devinait comme une ombre. Peut-être était-ce la terre ou une autre
île ? Il décida de monter plus haut pour mieux voir. En
s'approchant du sommet, le sol devenait plus chaud. Par endroits, il
ne pouvait rester sur place sans avoir peur de se brûler les pieds.
Il continua l'ascension. L'air lui-même, était chaud et chargé
d'odeurs piquantes. Il ne savait plus bien où était son bateau. Vu
d'ici toutes les côtes se ressemblaient. Une montée plus raide le
fit se pencher en avant. Quand il arriva en haut et qu'il se
redressa, il découvrit un porche immense creusé dans le basalte
noir. Le chemin y conduisait tout droit. La nuit était presque
tombée. Dans la lumière du crépuscule, il ne voyait pas bien les
détails. Le mieux était qu'il reste là pour être bien placé
quand le soleil se lèverait. Il saurait où aller. Il regarda vers
la grotte. Elle aurait pu contenir plusieurs bateaux cousmains. Il se
retourna une dernière fois pour voir les dernières lueurs du soleil
qui avait disparu derrière l'horizon. Les oranges sanguinolents
disputaient le ciel aux noirs profonds des nuages et au bleu de la
nuit.
- Entre, Petit Homme.
Ohtman sursauta. Derrière lui, une
voix douce venait de retentir. Il se retourna, scrutant la grotte
sans pour autant bouger, laissant ses yeux s'habituer à la pénombre
du lieu.
- Il y a là une pierre froide pour
ceux qui sont comme toi.
Ohtman cherchait la personne qui lui
parlait. Il ne voyait que de noirs rochers. Il y eut un mouvement sur
sa droite, il tourna la tête mais ne distingua rien. Un autre bruit
sur sa gauche ne le renseigna pas plus. Il ne discernait pas où
pouvaient être les occupants de la grotte.
- Je suis venu en paix, dit-il. Je suis
un pêcheur perdu à cause de la tempête.
- Il vaut mieux que tu sois venu en
paix.
Ohtman leva la tête. La voix venait
d'en haut. Il vit mais ne comprit pas. Un disque d'or fendu
verticalement venait de s'éclairer. Il eut un mouvement de recul
quand le disque bougea subitement pour descendre vers lui. Un
monstre ! Il était dans la tanière d'un monstre ! Il jeta
un coup d’œil à droite et à gauche pour trouver une possibilité
de fuir.
- Tu ne venais pas pour voir, Petit
Homme. C'est normal que tu sois surpris. Je suis le seigneur de ce
lieu, l'oracle de la montagne.
- Je...Je suis désolé de vous
déranger, Monseigneur. Je suis juste à la recherche d'un lieu pour
m'y établir en paix.
- J'entends ton désir, Petit Homme,
mais sache qu'il ne te sera pas donné.
- Et pourquoi ? demanda Ohtman.
Le monstre se mit à rire.
- Je suis l'oracle et mon savoir est
grand. Sache que celui qui vient me consulter doit me donner quelque
chose. Que me donneras-tu pour savoir ?
- Je n'ai nul besoin d'oracle. Je
cherche juste la direction de la terre.
De nouveau la masse énorme de l'oracle
fut secouée de rire.
- Que tu es prétentieux, Petit Homme.
La violence est en toi, ainsi que d'autres noirs sentiments et tu
penses échapper aux Tiembeaux !
- Qui sont-ils ?
- Ah ! Voilà une question !
Que me donneras-tu ?
- Mais je n'ai rien !
- Alors donne-moi ce rien !
- Comment repartirais-je si je te donne
mon bateau ?
- Est-il à toi ?
Ohtman se sentit mal à l'aise. Cet
être gigantesque semblait savoir tant de choses.
- En quelque sorte ! Un ami l'a
mis à ma disposition.
- Ta réponse est vraie, Petit Homme,
mais tellement insuffisante. Si tu veux que je réponde à tes
questions, tu devras me donner ton histoire. J'aime beaucoup les
histoires, surtout quand elles sont vraies ! Par contre, Petit
Homme, sache que je déteste les mensonges.
Ayant dit cela, le monstre cracha du
feu tout autour de lui. Des dizaines de torches s'allumèrent sous ce
souffle brûlant.
Ohtman fut sidéré de ce qu'il voyait.
Son interlocuteur était plus grand que tous les êtres qu'il avait
pu voir. Sa tête était grosse comme un bateau. Sa gueule était
remplie de crocs plus gros que son bras. Tout son corps semblait
scintiller du reflet des torches. Il avala sa salive. Personne ne
pouvait lutter contre un être aussi grand, aussi puissant et au
regard aussi hypnotique. Il commença le récit de sa vie. Quand il
eut fini, l’œil rond à la prunelle fendue n'avait pas cligné. Le
silence se fit. Ohtman se dandina sur place en se demandant ce qui
allait se passer.
- Es-tu heureux ? demanda l'oracle
au bout d'un moment.
- Je le croyais, Monseigneur, mais je
m'aperçois en vous parlant que ma vie semble vide. Je ne peux que la
recommencer dans une région où je suis inconnu.
- C'est un des chemins possibles, Petit
Homme.
- Je n'en vois pas
d'autres !
- Sache, Petit Homme qu'on ne
recommence jamais sa vie, on la continue. Si je te parle, me
donneras-tu ton bateau et tout ce qu'il contient ?
Ohtman pensa à ses armes cachées au
fond.
- Mais comment repartirais-je ?
- Aujourd'hui, tu as le choix. Soit tu
repars avec ce bateau et tout ce qu'il contient. Ton chemin sera
alors de violence et de destruction jusqu'à ta mort. Soit tu fais le
choix de la confiance. Tu abandonnes le bateau et tout ce qu'il
contient et je te guiderai. Maintenant, Petit Homme, va sur la pierre
blanche là-bas et dors. Quand le soleil se lèvera, tu me donneras
ta réponse.
Le soleil le réveilla. Il cligna des
yeux, regardant autour de lui pour se remettre les idées en place.
La caverne se révéla un grand tunnel orienté du levant au
couchant. Il n'y avait aucune trace de l'oracle. Ohtman se demanda un
instant s'il n'avait pas rêvé. Il se leva, se dirigea vers le
soleil et s'arrêta au seuil de la cavité. Il surplombait un vaste
cratère rempli d'un bouillonnement rouge et de vapeurs qui lui
piquèrent les yeux. Il recula. Heureusement un courant d'air frais
venant par le tunnel repoussa les émanations toxiques. Quand il leva
la tête, il vit un aigle qui tournoyait au-dessus du cratère. Il le
vit descendre en spirale. Brusquement il comprit que ce qu'il voyait
ne pouvait pas être un aigle. C'était trop gros, trop volumineux,
trop... trop tout. La vérité se fit dans son esprit. C'était
l'oracle. D'ailleurs celui-ci vira sur l'aile et se dirigea vers lui
à grande vitesse. Ohtman se poussa précipitamment pour voir
atterrir la masse énorme du seigneur du mont.
- Alors, Petit Homme, quelle est ta
réponse ?
- Je suis fatigué de la violence et de
ces plaisirs vains qui au fond ne me mènent à rien.
- Ton choix est-il arrêté ?
Définitivement ?
- Depuis que je suis parti, j'ai semé
la mort et la désolation. Je pensais servir à la survie des
cousmains, mais ils ne veulent rien changer. J'ignore ce qu'est
devenue ma mère, ma vallée. Mon esprit s'en inquiète sans avoir de
réponse. Oui, ma décision est prise. Ma place est là-bas, mais je
ne sais où c'est.
- Bien, Petit Homme. Alors tu vas
commencer par me servir... Pour un temps, puis tu partiras avec ceux
qui viendront m'offrir un taureau blanc. Quand tu seras sur leur
bateau, regarde bien la mer. Tu y trouveras celle qui te conduira là
où tu souhaites aller. Alors tu pourras racheter tes fautes en
rétablissant justice et paix. Maintenant, Petit Homme, change les
torches.
C'est ainsi que Ohtman se retrouva au
service du dragon, oracle de l'île de Winan. Les jours succédèrent
aux jours. Il vit venir des gens de tous les horizons, entendit
parler toutes sortes de langues.
Un jour, un cortège arriva, poussant
devant lui un taureau blanc. Le cœur de Ohtman fit un bond dans sa
poitrine. Le jour de son départ arrivait. L'oracle les fit patienter
sur l'aire devant la grotte. Il attendit deux jours avant de les
autoriser à approcher.
Leur chef posa les questions et
l'oracle répondit... de manière sibylline. Leur chef reconnaissable
à son casque orné de plumes semblait déçu.
- Comment fut votre voyage, hommes de
Naïsama ?
- Les vents nous furent favorables, Oh
grand oracle. Depuis que les vaisseaux Tiembeaux sillonnent les mers,
les voyages sont plus sûrs.
- Que cela est curieux, homme de
Naïsama. Les Tiembeaux étaient des gens de terre.
- Ils cherchent le Voleur, Oh grand
oracle, celui qui a dérobé l'épée de leur dieu. Ils ont châtié
celui qui la possédait mais n'ont pu découvrir la cachette du
Voleur. Ils courent le vaste monde à sa poursuite. Certains disent
qu'il est mort dans la grande tempête de la saison des pluies.
Cependant la majorité pense que le Voleur est toujours vivant.
Ohtman avait blêmi. Heureusement
personne ne faisait attention à lui. Il continua malgré tout son
service. Un des hommes de la délégation se leva. Le chef fit la
grimace mais ne protesta pas. Une fois debout, il avança péniblement
en s'aidant de son bâton :
- Oh grand Oracle, tu nous as éclairés
par tes réponses. Sois-en remercié.
Le dragon inclina la tête en guise de
réponse.
- Tes paroles laissent ouvertes de
nombreuses voies et le voyage de retour est long. Peux-tu nous
éclairer de ta sagesse ? Quel est pour nous le meilleur
chemin ?
- Sage parmi les hommes, ta question
est la bonne. A quoi vous serviraient mes paroles si vous n'arrivez
pas à bon port ? Ta sagesse mérite récompense. Mon serviteur
sera votre aide pour ce voyage. Lui saura vous amener là où vous
souhaitez. Son nom est Haute-Manne.
- Ce nom sonne comme une promesse à
mes oreilles, Oh Grand Oracle.
- Sage parmi les hommes, heureux ceux
que tu conseilles et qui écoutent. Pour toi, je vais dire ces
paroles : quand l'image de ton Dieu tu verras, dans le soleil tu
plongeras et ton désir tu trouveras.
Le silence suivit la proclamation de
l'oracle.
- Maintenant, hommes du pays de
Naïsama, allez. Mon serviteur vous rejoindra dans la descente.
Le groupe se leva, salua plusieurs
fois, remercia. Puis ils prirent le chemin pour rejoindre la côte.
Quand ils furent assez loin, le dragon
se tourna vers Ohtman.
- Maintenant va Petit Homme. Ton nom
est et reste ce qu'il est. Il y a mille façons d'entendre ce qui
est et d'en comprendre la vraie nature. Pour les hommes du pays de
Naïmasa, tu es une promesse. Pour les Tiembeaux, tu es une
malédiction. À toi de faire que tu sois ce que tu es.
- Et les Tiembaux, grand oracle, que
vont-ils faire ?
- Ils viendront me voir bientôt, Petit
Homme. Je leur dirai la vérité. Le bateau qui est parti de Sumbaya
a coulé et Ohtman du pays Cousmains n'est plus.
Ohtman partit à son tour. Il n'avait
pour bagage que la confiance mise dans la parole d'un autre. C'est le
cœur léger qu'il s'engagea sur le chemin.
Dès le premier jour, le conflit
s'invita à bord. Le capitaine du bateau s'opposa à Ohtman. Il était
soutenu par le chef de la délégation du pays Naïsama, alors que le
sage ancien était venu soutenir les paroles de Ohtman. La discussion
s'était engagée sur le meilleur chemin pour quitter la crique de
l'île de l'oracle. Si le capitaine voulait passer par tribord,
Ohtman lui conseillait de tirer par bâbord. Sur les ordres de
Maltoga, coiffé de son casque à plumes, il avait tenté la passe
tribord et le bateau avait talonné. Ils avaient alors dû retourner
s'échouer pour réparer les dégâts à la coque. Cela avait pris
quelques jours. À leur deuxième départ, le capitaine avait regardé
Ohtman. Celui-ci d'un signe de tête avait indiqué, une des deux
passes. Le capitaine sans rien dire avait mis le cap dessus. Maltoga
s'était une fois de plus renfrogné. Chef, fils de chef, il
supportait mal que d'autres puissent avoir une opinion différente.
Coulmaba, vieux sage, ne s'opposait pas directement à Maltoga. Il
donnait son avis, puis semblait se désintéresser de la question. Il
revenait dessus aux moments les plus inattendus. Les autres personnes
de la délégation l'écoutaient toujours avec respect. Ses cheveux
blancs étaient son meilleur atout pour être écouté. Chaque
village était ainsi gouverné par l'alliance de la sagesse et
l'autorité, en théorie. Leurs différends reflétaient ce qui se
passait au pays de Naïsama. Les sages devaient conseiller les chefs.
Les chefs devaient écouter les sages et décider, sans toujours en
tenir compte. Être obligés d'écouter exaspérait certains chefs et
ne pas être suivis dans leurs conseils énervait certains sages.
Malheureusement le pays de Naïsama était confronté à des
événements inconnus dans le passé. Un peuple nouveau arrivait.
Voyageant lentement au gré de leurs troupeaux, ils avaient traversé
les grandes plaines et commençaient à s'installer dans le pays de
Naïsama. Les sages n'avaient pas de conseils et les chefs ne
savaient que faire. Ils étaient venus voir l'Oracle, envoyés par le
grand conseil pour être éclairés sur la conduite à tenir. Maltoga
n'était pas satisfait. Les paroles de l'Oracle étaient trop... trop
vagues pour lui donner une conduite à tenir. Comme si cela ne
suffisait pas, Coulmaba était intervenu. La seule satisfaction de
Maltoga était que les paroles qu'il avait reçues étaient tout
aussi, obscures.
Ohtman avait eu besoin de temps pour
comprendre tout cela. Il avait rangé en deux camps les gens de la
délégation. Si celui du sage le regardait d'un bon œil, les
partisans du chef semblaient se méfier de lui.
Le début de la navigation se passa
sans autre incident. Le capitaine connaissait son bateau et la mer.
Il s'était sagement rapproché de la côte. Un matin, les vents se
firent contraires. La mer devint hachée, secouant choses et gens.
Ohtman croisait des gens au teint verdâtre se précipitant vers le
bastingage. Le capitaine avait l'air soucieux. Il s'approcha de lui.
- Je n'aime pas ces vents, serviteur de
l'Oracle. En cette saison, cela ne devrait pas être. Les dieux sont
contrariés.
Ohtman regarda la mer. Elle ne lui
semblait pas hostile surtout vers le levant.
- Le levant est une bonne direction.
Nous irons plus vite que de lutter contre les vents et les dieux.
Le capitaine lui jeta un regard en
biais, mais donna des ordres.
Le bateau tangua moins. Les uns et les
autres reprirent des couleurs. Il leur fallut une journée entière
avant de s'apercevoir du changement de route. Maltoga vint aux
nouvelles. Ohtman entendit le capitaine parler de route plus sûre
sans le citer. La préoccupation du chef était de savoir combien le
détour ferait perdre de temps. Le capitaine fut assez évasif sur sa
réponse.
- As-tu participé à cette décision,
serviteur de l'Oracle ?
Ohtman se retourna pour voir Coulmaba
accoudé au bastingage derrière lui.
- J'ai fait ce que l'Oracle m'a
demandé, répondit-il.
La navigation suivit son cours. La
nervosité du capitaine augmentait avec l'éloignement de la terre.
- Je ne sais plus où nous sommes,
dit-il à Ohtman un matin.
Ils étaient tous les deux seuls sur le
pont avec celui qui tenait le gouvernail. Ohtman leva les yeux au
ciel et dit :
- Regarde les étoiles, elles donnent
et l'espoir du soleil et la direction que tu cherches.
Le capitaine leva les yeux.
- Je ne sais pas lire le ciel,
serviteur de l'oracle.
Ohtman lui fit un cours sur le ciel et
surtout sur cette étoile fixe, là dans le groupe si brillant. Le
vent changea avec le lever du soleil, leur route aussi. Ils allaient
maintenant vers de lourds nuages noirs.
- Il y a eu une tempête, dit un des
matelots.
- Irons-nous dedans, demanda Maltoga,
alarmé ?
- Non, chef Maltoga, dit Ohtman. La
tempête est terminée. Nous allons retrouver le pays de Naïsama
bientôt.
Pour la première fois depuis qu'il
l'avait rencontré, Ohtman eut un sourire de sa part.
- Quelque chose, là-bas ! cria
Ohtman.
Tout le monde arriva à la proue.
Les commentaires allèrent bon train,
sans qu'on puisse réellement dire ce qu'était l'embarcation.
- Il serait préférable de l'éviter,
déclara Coulmaba. Ce genre de choses est toujours source d'ennuis.
Maltoga par principe eut une opinion
contraire. Dans l'oreille d'Ohtman, il y eut l'écho des paroles de
l'Oracle.
- Je ne crois pas au danger, dit-il. Il
me semble que c'est une épave due à la tempête. Notre route passe
à proximité. Nous verrons bien.
Quand ils approchèrent, ils virent une
barque démâtée. La voile déchirée recouvrait le fond de la
barque comme un linceul.
- Là un pied, cria un matelot.
Le capitaine donna les ordres pour
l'abordage. Bientôt les deux bateaux furent amarrés à couple.
Ohtman fit partie de ceux qui descendirent dans la barque. Il souleva
la voile. Il sursauta. Une femme cousmain était étendue sur le
fond, ballottée par le roulis dans l'eau qui avait envahi le fond de
l'embarcation. La tête recouverte de sa coiffe, ne permettait pas de
voir son visage.
- Elle est vivante, dit-il.
- Remontez-la à bord et ne traînons
pas. Cette barcasse ne tiendra pas à flot bien longtemps, répondit
le capitaine.
Ohtman prit la femme dans ses bras et
aidé des matelots rejoignit le bateau. Ils l'allongèrent. La
manœuvre ne lui permit pas de s'en occuper tout de suite. Il regarda
la coque de noix s'éloigner. Basse sur l'eau, il pensa qu'elle ne
tarderait pas à couler. Dès que possible, il revint vers la femme.
Il trouva Maltoga et Coulmaba autour d'elle.
- C'est une cousmain !
- Elle est bien loin de chez elle.
- La tempête l'a poussée bien loin.
Il lui avait enlevé sa coiffe. Ohtman
eut un choc. La fille de Totmel !
- L'Oracle m'avait prévenu, dit-il.
Notre voie est la bonne, nous l'avons trouvée.
Elle avait la peau craquelée de celle
qui n'a pas bu depuis longtemps. Il lui versa un peu d'eau dans la
bouche. Elle toussa sans pour autant reprendre conscience. Ohtman
s'interrogea sur ce que lui avait dit le dragon. Il eut un sourire
sur ce retournement. Que faisait-elle dans une barque de pêche du
pays Cousmain. Les femmes n'étaient pas autorisées à les
manœuvrer. Il s'interrogea sur les évènements qui l'avaient amenée
là.
Elle mit quelques jours avant de
pouvoir raconter son périple. Ohtman traduisait. Elle s'appelait
Sil-Huette. Ce qui veut dire « la belle ». Elle raconta
que séduite par un beau jeune homme, elle avait fui avec lui,
abandonnant tout derrière elle. Si les premiers temps avaient été
heureux, la suite était devenue un calvaire. Le beau jeune homme
avait ramené d'autres conquêtes de ses expéditions. La loi du pays
lui permettait. Elle avait été reléguée quand une des suivantes
avait accouché d'un enfant mâle. À la fin n'en pouvant plus, elle
avait de nouveau fui avec un pêcheur. Son époux leur avait donné
la chasse. Le bateau de guerre Cousmain, plus rapide, avait rejoint
la barque au moment où une tempête se levait. Le pêcheur avait
bien manœuvré mais avait été blessé avant que les bateaux ne
fuient sous la violence des éléments. Ils avaient lutté des jours
et des jours contre le vent et les vagues. L'homme était mort de ses
blessures. Quant à elle, elle avait bien tenté d'établir la
voilure pour se diriger. Son inexpérience avait provoqué la
catastrophe. Un coup de vent avait cassé le mât et son dernier
souvenir était de le voir tomber sur elle.
Elle s'intégra à la vie à bord. Le
capitaine était réservé sur sa présence. Une femme sur un bateau
était toujours source de problèmes. La discipline se renforça.
Elle partagea l'auvent de Coulmaba. Elle jetait toujours des regards
vers Ohtman. Celui-ci portait la tenue que le dragon lui avait
offerte. Cette tenue, blanche, couvrait tout son corps et était
complétée d'un tissu encadrant son visage. Il en ramenait une
partie devant sa bouche, expliquant que l'Oracle lui avait commandé
de se méfier de la lumière de la mer.
Un jour qu'il scrutait l'horizon à la
proue, elle s'approcha.
- Ta voix ne m'est pas inconnue,
serviteur de l'Oracle. Ton nom sonne presque comme celui d'un
compagnon de mon époux.
- Curieuses sont les voies du destin,
lui répondit-il. Quand je t'ai vue, des souvenirs sont aussi venus à
ma mémoire, ceux d'une terre verte et de rivières limpides...
Les yeux de Sil-Huette se voilèrent.
- Tu es le chevalier de Trisman.
- Je fus cet homme, je fus aussi ce
compagnon dont tu parlais. Je suis devenu serviteur du dragon oracle.
Maintenant je suis en devenir.
- J'ai entendu l'homme à la coiffe à
plume, Maltoga. Sans toi, je serais restée dans mon bateau et je me
serais noyée.
- L'oracle m'a éclairé. J'étais dans
l'ignorance que tu étais celle dont il m'avait parlé.
- Que t'a-t-il encore dit ?
- Que viendrait en son temps ce que
nous cherchons.
Coulmaba arrivant, ils firent silence.
- Serviteur de l'Oracle, le capitaine
m'a montré quelque chose au loin, je sollicite ton avis.
Ohtman accompagna le vieux sage vers la
plateforme arrière.
- Regarde au loin, regarde bien, cette
forme là-bas. Elle m'évoque la statue du Dieu Magnata. Le capitaine
parle de nuage. Quelle est ta parole ?
Ohtman regarda sur tribord. Il vit des
masses nuageuses au loin. Leurs formes évoquaient un cavalier sur sa
monture.
- Les vents nous sont favorables.
Allons voir si le soleil sera au rendez-vous.
Le capitaine dérouta le bateau. Ohtman
fut étonné de la persistance des formes dans les nuages.
- On voit la terre dans le lointain,
dit Maltoga.
- Nous ne sommes pas loin du pays de
Naïsama, grand chef. Même avec ce dernier détour nous verrons les
côtes de ta nation.
Bientôt, un îlot solitaire apparut au
ras de l'eau. Encore assez loin, on devinait le rivage de la terre.
Le capitaine retrouvait ses repères. La vue de l'îlot lui fit
redoubler de précautions. Des hauts-fonds pouvaient exister tout
autour. La lumière déclinait avec le soir. Ils longèrent ce bout
de terre sans rien voir d'autres que de grands oiseaux blancs.
- Des rois-bleus ! s'exclamèrent
ensemble tous les hommes du pays de Naïsama. Des milliers de
rois-bleus !
Ohtman fit part de son interrogation.
En quoi ses oiseaux étaient-ils si curieux ?
- Sache, serviteur du dragon-oracle,
que pour le peuple de Naïsama, les rois-bleus sont les messagers des
dieux. Ils sont rares en notre nation. Leurs plumes sont les
parements des casques de nos rois. Un duvet de leur ventre est un
honneur. L'oracle avait raison, nous sommes sur le territoire des
dieux.
Coulmaba n'avait pas fini de parler que
le soleil fit son apparition entre deux nuages sur l'horizon derrière
eux. Une longue langue de lumière s'étendit sur la mer pour venir
éclairer le rivage qu'ils longeaient.
- Plonge dans le soleil ! Plonge
dans le soleil ! a dit l'Oracle. Capitaine stoppe le navire. Il
faut aller voir.
Coulmaba ne tenait plus en place. Il
allait d'un bout à l'autre du bateau en criant qu'il fallait aller
sous la mer.
Le capitaine vira de bord. Il manœuvra
habilement pour garder sa vitesse. Coulmaba criait :
- Plus vite ! Plus vite ! Le
soleil va être couché avant qu'on arrive.
Tout le monde, même Maltoga, semblait
gagné par sa fièvre. Le soleil, indifférent à cette agitation,
s'enfonçait derrière l'horizon. Il jeta ses derniers feux quand le
bateau atteignait enfin son but.
- Là, jetez une bouée, vite !
hurla Coulmaba.
Le capitaine fit ancrer son navire. Il
refusa tout net de faire plonger un de ses matelots avec la nuit qui
tombait. Coulmaba déploya toute son éloquence en vain. Les démons
de la mer étaient trop dangereux la nuit. Ne pouvant obliger
personne à explorer la mer dans le noir, il se rangea à l'avis
général. Ohtman entendit Maltoga dans la nuit, expliquer à
Coulmaba, que peut-être, ils ne trouveraient rien. Les dieux
seraient sûrement mécontents qu'ils n'aient pas plongé dans le
soleil. Ce dernier n'en dormit pas.
L'aube réveillait à peine le ciel que
Coulmaba était prêt. Quand le soleil se leva il poussa un cri. Tous
se tournèrent vers lui. Il semblait tétanisé, le bras tendu
montrant quelque chose. Sa bouche s'ouvrait et se fermait sans
qu'aucune parole n'en sorte. Ohtman regarda ce qu'il désignait
ainsi. Les dieux avaient décidé d'être favorables, le soleil levant
faisait une tache sur l'eau juste autour du cordage de l'ancre.
Quelqu'un cria : « le soleil ! ». Cela
déclencha une agitation générale. Le capitaine donna ses ordres.
Un des matelots se glissa dans l'eau, dûment attaché par un bout.
Un de ses compagnons en tenait l'extrémité. Arrivé à la ligne de
mouillage, il plongea. Tout le monde à bord retint son souffle. Il
remonta après un temps qui leur parut interminable. Il fit des
signes qu'il avait vu quelque chose. Il dit aussi des paroles qui
furent emportées par le vent. Il replongea dans la tache que le
soleil faisait. Quand il remonta, il nagea vers le bateau. Avant même
qu'il ne monte à bord, Coulmaba lui demanda ce qu'il avait trouvé.
- Je... sais... pas.... Il y a...
q'que... chose... qui dépasse... je l'ai attaché... Faut tirer...
Il avait à peine fini de parler que
Coulmaba donnait l'ordre de tirer. Un homme, puis deux, puis tous les
matelots se mirent à la manœuvre. Le bateau était maintenant à la
verticale de son ancre. Sous la traction, il commença à gîter. Le
capitaine donna l'ordre à tous ceux qui ne participaient pas à
l'effort de se mettre sur l'autre bord. Dès que ce fut fait, les
marins reprirent leurs efforts. Malgré cela, le navire gîta encore.
Les matelots regardèrent le capitaine quand le plat bord approcha de
la surface. Celui-ci fit signe de continuer. Il y eut une petite
secousse et doucement le bateau se redressa. Le poids se fit moins
lourd et ils purent commencer la remontée. Coulmaba ne put attendre
l'autorisation du capitaine. Il s'était précipité pour voir ce
qu'il se passait.
- Une ombre, je vois une ombre qui
vient vers nous !
Le capitaine fit un geste impératif
pour empêcher que les autres ne se précipitent pour voir.
- Attendez ! Vous allez nous faire
chavirer.
Coulmaba fut le premier à voir émerger
ce qui avait été trouvé. Au moment une main de pierre trouait la
surface, tous les rois-bleus décolèrent dans un grand tumulte de
cris et de battements d'ailes. Ils passèrent tellement près au-dessus du bateau que tous baissèrent la tête. Les marins se
redressèrent en reprenant leur effort.
Bientôt émergea une statue. Si un
bras et une main étaient couverts de concrétions, le reste était
d'une couleur vert d'eau. Ohtman pensa à Turka, le dieu des enfers
en la voyant. Coulmaba et Maltoga ainsi que tous les hommes du pays
de Naïsama, mirent un genou au sol. Les matelots regardaient le
visage grimaçant de la statue visiblement mal à l'aise.
- Que grâce soit rendue au
dragon-oracle et à son serviteur qui nous ont conduits jusqu'ici.
Les rois-bleus messagers gardaient Sraksik, le grand dieu perdu.
Maintenant s'éclairent les paroles données pour le pays de Naïsama.
Ohtman se rappela les paroles du dragon
à Maltoga : « Quand ce qui a été perdu émergera,
alors ceux qui suivent l'herbe se prosterneront et la paix pourra
régner ! »
Le jour qui suivit, se passa dans
l'exaltation pour les hommes du pays de Naïsama. Ils étaient dans
l’impatience de rejoindre la terre. Ils étaient maintenant
persuadés d'avoir la réponse. Le roi les attendait et le peuple
Nheule lui-même, même s'il ne le savait pas encore, viendrait
rendre hommage avec ses troupeaux. Le capitaine semblait aussi
pressé qu'eux de les débarquer.
- La statue du dieu Sraksik est un bien
lourd fardeau pour le navire, lui dit Ohtman.
- Plus vite, ils seront partis, plus
vite je serais débarrassé de ça ! lui répondit-il. Là où
ils voient un dieu de paix, je vois un démon de l'océan. Cette
pierre verte est maudite.
- Parfois l'enfer est plus près du
paradis qu'on ne le croit.
Quand arriva la nuit, ils furent en vue
des côtes. En scrutant le rivage, le capitaine déclara :
- Le serviteur de l'Oracle nous a bien
guidés, nous serons à Nmahn la grande demain. Les vents nous sont
favorables et la marée aussi.
Les hommes du pays de Naïsama firent
la fête cette nuit-là. Ils ouvrirent les pots de salaison et de
boissons qu'ils avaient emportés pour fêter cette occasion. Quand
le soleil se leva, les vents reprirent de la force. Ils gagnèrent en
vitesse. Nmahn la grande se profila à l'horizon avant que le soleil
ne soit au zénith. Le flux commençait sa montée quand ils se
présentèrent à la passe. Ils furent les premiers à entrer dans le
port. Derrière arrivant en meute, les embarcations des pêcheurs se
pressaient pour être les premiers à quai. Délaissant le port de
pêche et son agitation, le capitaine manœuvra pour rejoindre
l'autre extrémité. De lourds cargos attendaient leurs chargements.
L'agitation y était moins grande. Ils accostèrent à un quai libre.
Les fonctionnaires de Nmahn se présentèrent pour toucher les taxes.
Arrogant et sûr de ses droits, le premier qui vit la statue, changea
d'expression. Ohtman vit le sang refluer de son visage.
- Que... qua... Qu'est-ce que c'est que
ça ? dit-il en montrant la statue.
- C'est Sraksik, le grand dieu perdu !
répliqua Maltoga. Sa bénédiction nous accompagne et la malédiction
sera sur ceux qui s'opposent à lui.
- D'où venez-vous ?
- Notre roi nous a missionnés pour
voir le dragon oracle de l'île de Clacmos. Sur sa parole nous avons
cherché et trouvé. Maintenant le roi nous attend au pays de
Naïsama.
- Alors courez-y vite et ne restez pas
à Nmahn, dit le fonctionnaire en redescendant la passerelle au pas
de course.
Coulmaba dit :
- Voyez la puissance du dieu Sraksik !
Allons et soyons vainqueurs !
Ils ne purent trouver de chariot à
louer, ils en achetèrent un et dès le soir, ils partirent vers leur
pays. Curieusement, nota Ohtman, on laissa les portes de la cité
ouverte après le crépuscule pour qu'ils s'en aillent. Il apprécia
l'onde de peur qui accompagnait cette statue. Il avait pu débarquer
avec Sil-Huette sans se faire remarquer. Le capitaine lui avait remis
une somme d'argent pour le remercier. Il était persuadé que seule
sa présence avait éloigné le mauvais œil. Pour lui, cette statue
était celle du démon de l'eau qui attire les bateaux sur les
écueils. Le capitaine avait avoué à Ohtman avoir tremblé jusqu'à
son arrivée à Nmahn la grande. Il avait accompagné le couple en
ville pour chercher un prêtre du dieu Salmsui, le dieu protecteur
des marins. Il était persuadé qu'un exorcisme était nécessaire
pour son navire.
Ohtman et Sil-Huette partirent quelques
jours plus tard. À l'auberge, il n'avait rien dit de son passé et
s'était présenté comme le chevalier de Trisman et son épouse.
Sil-Huette, fille de Totmel, Seigneur du fief de la Grande Vallée
dans le royaume du roi Slamtis, n'avait rien dit. Elle savait le peu
d'argent dont ils disposaient. Sa tenue blanche et le manque d'arme à
sa ceinture firent tiquer l'aubergiste qui demanda à être payé
trois jours d'avance. Ohtman sortait tous les jours pour chercher une
place dans la caravane partant vers le pays du roi Slamtis. À chaque
fois, on lui opposait que nul ne le connaissait. On préférait des
soldats à la réputation, ou à la mine plus patibulaire. Un jour,
alors que le départ approchait sans qu'il n'ait de place, il fut
bousculé par un spadassin aux muscles saillants et aux cicatrices
nombreuses. Il venait d'essuyer un refus supplémentaire. Non
seulement l'homme ne s'excusa pas mais il le prit à partie :
- Alors blanc-bec, on ne regarde pas où
l'on va.
Ohtman avait comme souvent, ramené son
écharpe devant le visage. Il fixa sur l'homme son regard.
- Et puis j'aime pas les déguisés
dont on sait même pas ce qu'il pense ! dit le mercenaire en
avançant la main pour lui enlever le tissu.
Ohtman lui prit le poignet. De l'autre
il enserra la main droite de l'homme dans la sienne, bloquant son
petit doigt et l'écrasant d'un mouvement tournant. Surpris, hurlant
de douleur, le spadassin se retrouva à genoux. D'une voix blanche
Ohtman lui dit :
- Je pense qu'il serait préférable
que tu t'excuses.
L'homme à genoux, tordu sur le côté,
grimaçant de douleurs, balbutia de vagues mots d'excuses. Ohtman le
relâcha en donnant une poussée qui le fit s'étaler par terre. Se
détournant, Ohtman reprit le chemin de l'auberge.
Le cri n'avait pas fini de quitter la
gorge du marchand, que le spadassin qui avait attaqué Ohtman par
derrière avec sa dague, était étalé mort, sa propre arme dans le
cœur. Quand Ohtman reprit son chemin, personne ne chercha à le
retenir. Il avait presque rejoint l'auberge quand une voix essoufflée
l'appela :
- Monsieur, Monsieur, attendez, mon
maître voudrait vous voir.
Ohtman se retourna. Un serviteur en
livrée avançait presque en courant pour le rattraper.
- Qui est ton maître ?
- C'est un harda qui voyage pour ses
affaires. Il a peur des brigands et souhaite engager un mercenaire.
Tu lui as fait forte impression sur la place. Il dit que tu es ce
qu'il cherche.
Ohtman fit demi-tour et l'accompagna.
L'affaire se conclut rapidement. Non
seulement, Ohtman et Sil-Huette n'auraient pas à payer leur voyage
mais ils auraient des gages pour leur travail. Le harda voyageait
avec son épouse dans une carriole. Ils avaient un serviteur. Le
harda avait apprécié l'efficacité de Ohtman et son aspect moins
grandiloquent que celui des autres mercenaires. Il avait juste exigé
de voir son visage. Il lui avait dit après :
- Ton histoire doit être une épopée,
chevalier pour que tu aies ces yeux-là. Rassure-toi, je ne te
demanderai pas de la raconter.
C'est revêtus du surplis aux armes du
harda, que Ohtman et Sil-Huette partirent avec la caravane vers leur
pays d'origine. Rapidement, on le surnomma le chevalier blanc, à
cause de son habit. Il ne cherchait pas les disputes mais son exploit
à Nmahn la grande lui valait un respect des autres mercenaires. Il y
eut bien quelques jeunes écervelés pour le pousser à bout. Ils
mordirent la poussière tellement vite, que pour tous les autres, le
chevalier blanc était un exemple à suivre, au grand bonheur des
différents marchands.
Ils arrivèrent enfin au bout des
grandes plaines. Vialmad la blanche les accueillit. La caravane se
dispersa. Le harda leur proposa de continuer avec lui. Comme
Sil-Huette l'avait entendu parler du pays du roi Slamtis, ils
acceptèrent. Ils progressèrent par petites étapes en fonction des
achats et des ventes du Harda. Ils passèrent ainsi l'hiver dans une
région au climat doux et quand les jours commencèrent à rallonger
ils prirent la route du nord. Ils avancèrent à la vitesse du
printemps. Le temps doux se réchauffa. Sil-huette avait préparé la
tente pour la nuit. Quand Ohtman entra, elle lui dit :
- Tu nous présentes comme mari et
femme depuis si longtemps...
Ohtman se tourna vers elle.
- Il serait peut-être temps que cela
devienne réalité...
Othman sentit son cœur s'accélérer.
Un jour la main dans la main, ils se
retrouvèrent au bord du fleuve. Le harda les salua. Lui continuait
vers le nord, eux allaient vers l'amont et la Grande Vallée de
Totmel. Ils se mirent en route, l'inquiétude au cœur. Les bruits
sur la Grande Vallée n'étaient pas bons. Othman proposa de passer
par la vallée de Trisman. Ce serait plus long mais plus sûr. Quand
il arriva sur ses terres, il fut atterré. Au lieu des verts
pâturages et des champs bien tenus, il découvrit des friches et des
bêtes efflanquées. Ils s'arrêtèrent dans une ferme. Ohtman
reconnut l'homme, compagnon de ses jeunes années, lui, ne le
reconnut pas. Il demanda le gîte et le couvert en se présentant
comme des voyageurs égarés qui cherchent la route de la capitale.
Maschiman se laissa aller aux confidences à la veillée, autour d'un
pauvre feu qui ne chauffait pas et n'éclairait que chichement. Dans
la pénombre, il se mit à décrire la décadence du fief après
l'enlèvement de la fille de Totmel. Ce dernier s'était laissé
aller à boire encore plus et c'est son maître d'armes qui avait
pris le contrôle du pouvoir. Au nom du seigneur de la Grande Vallée,
il exigeait plus de taxes. Les soldats le suivaient. Bien nourris et
sûrs de leur impunité, ils pouvaient piller du moment qu'ils
ramenaient du butin. La forteresse de Totmel, grosse butte de terre
surmontée de palissades en bois, avaient maintenant des remparts en
pierre, réalisés avec la sueur des paysans. La grogne montait.
Certains avaient pris le maquis et étaient devenus brigands, si bien
que les gens comme lui étaient victimes des uns et des autres. Il
n'osait plus cultiver trop loin de sa maison. Son troupeau était
devenu squelettique et sa femme s'était fait agresser sous ses yeux
sans qu'il puisse la défendre. Ohtman apprit aussi la mort de
Silmion et la relégation de sa mère au fin fond du plateau le plus
froid et le plus venté. La maison forte était devenue la résidence
d'un second de Limpouga, le maître d'armes honni de Totmel.
- La maîtresse de la vallée de
Trisman va-t-elle bien ? demanda Ohtman d'une voix qui fit lever
la tête de Maschiman.
- Nous l'aidons comme nous pouvons,
répondit-il en scrutant le visage de Ohtman. Mais vous, d'où
venez-vous ?
Ohtman n'eut pas le temps de répondre.
Un bruit avait retenti dehors alertant Maschiman et sa femme.
- Les gardes de Limpouga ! Il faut
vous cacher. Passez par derrière !
Ohtman et Sil-huette sortirent dans la
nuit. Ils entendirent des bruits de voix sans comprendre le sens des
paroles. Ohtman fit signe à sa femme de rester à l'abri, lui-même
fit le tour de la maison et s'embusqua plus loin sur le chemin qui
menait à la ferme de Maschiman.
Bientôt il vit arriver des soudards
portant deux poules.
- C'est maigre et il a fallu le
bousculer beaucoup pour l'avoir.
- Bah ! Il s'en remettra.
Othman assomma le premier soldat d'un
coup de son bâton. Le deuxième se retourna à moitié avant de se
retrouver inconscient au sol.
La nouvelle se répandit comme un
éclair dans le fief de la Grande Vallée. Deux soldats avaient été
retrouvés pendus la tête en bas au carrefour de la source froide.
Une mystérieuse ombre blanche les aurait attaqués. C'est ainsi que
commença la légende du chevalier blanc.
Limpouga entra dans une colère noire,
fit des enquêtes et des battues sans résultats. Il fit répandre la
nouvelle que le fait était sans importance. Il y eut régulièrement
des actions mettant hors de combat ses hommes. Quand la moitié de
ses soldats furent hors de combat, la vérité s'imposa à lui. Le
chevalier Blanc existait. Il devait avoir des complicités dans le
pays pour échapper ainsi à toutes ses recherches. Le premier de ses
seconds à mourir fut celui de la vallée de Trisman. Un rescapé lui
raconta :
- On rentrait de patrouille. Schalman
nous guidait. La nuit tombait. Nous étions bredouilles. Aucune trace
du chevalier Blanc. Mais ça, ça ne nous étonnait pas.
Limpouga ne releva pas. Son regard se
fit plus dur, plus noir.
- Et alors, raconte !
- Pardonnez-moi, Seigneur Limpouga,
mais on a l'impression de courir après un fantôme. Donc on arrivait
près de la maison forte de Trisman, quand on l'a vu au milieu du
chemin, tout seul, appuyé sur son épée, comme s'il nous attendait.
Schalman a crié « Sus ! ». Nous somme partis au
galop. Notre charge a pas été loin. Y a une corde qui s'est tendue
et tous, on s'est retrouvés par terre. Y a que Schalman qui a réussi à arrêter son tracks à temps. On s'relevait quand ils nous sont
tombés dessus. Alors le chevalier Blanc s'est avancé. Schalman a
chargé. J'ai même cru qu'il allait me piétiner. Heureusement qu'sa
bête m'a évité. Le chevalier Blanc a pas bougé, enfin pas tout de
suite. Quand Schalman a été sur lui, il a fait un bond. J'y aurais
jamais cru si j'l'avais pas vu. Le tracks est tombé. Schalman a été
tout de suite debout. Ils se sont battus, mais l'autre était l'plus
fort. Schalman l'a même pas touché une fois. Lui, il saignait comme
un tibur à l'abattoir, mais y continuait quand même. Puis on l'a
vu, Schalman, il a trébuché et l'est tombé sur un pieu. On a tout
de suite compris qui s'relèverait pas. Quand on s'est retourné vers
le chevalier Blanc, l'avait disparu comme tous les autres. On était
deux trois pas trop abîmés, alors on a fait des civières pour les
autres et on s'est traînés jusqu'ici.
Limpouga avait fait fouetter les
survivants pour leur échec. Enflammé de colère, il avait parcouru
son fief en tous sens. Il faisait fouetter ou pendre sans
discernement. Quand avec sa dizaine d'hommes valides et sûrs, il
arriva dans le village de Mulpar, il ne s'attendait pas à ça.
Arrivés sur la place, ils virent tous les paysans, armés de leur
fourche ou de leur fléau faire une muraille devant eux.
- Quoi, une révolte ! Manants,
Vous allez voir ! À moi, soldats !
L'épée haute, ils se mirent en
position. Limpouga allait donner le signal quand les paysans
s'écartèrent. Une femme apparut.
- Vous ! s'écria-t-il.
Baissant son épée, il cria :
- Sus ! Chargez !
Les quelques hommes qui le suivirent
furent criblés de flèches. Limpouga n'arriva jamais jusqu'à
Sil-Huette. Son tracks s'effondra, les jarrets coupés par deux
hommes en embuscade avec des grandes faux. Il fut debout rapidement,
regardant en tous sens d'où viendrait l'attaque. C'est alors qu'il
vit la forme blanche s'avançant vers lui. Sans plus réfléchir, il
se rua. Le choc des épées tinta comme un gong. Si Limpouga avec son
épée longue et son armure de cuir renforcée de métal semblait
avantagé, Ohtman était beaucoup plus vif. Son épée et sa dague
semblaient deviner où allait frapper son adversaire. Trop habitué à
une vie facile, Limpouga fatiguait. Sa rage le tenait pourtant debout
malgré le sang qui commençait à couler. Il hurla quand il réussit
à blesser Ohtman.
Quand il vit que Ohtman semblait ne
plus pouvoir se servir de son bras gauche, il repartit à l'assaut.
- Quand je t'aurai tué, j'exposerai ta
tête pour que tous voient bien que tu es bien mort.
Il frappa de taille, manqua son coup et
planta son épée dans le sol.
- Regarde, Limpouga, renégat à ton
serment, dit Othman en enlevant ce qui lui couvrait le visage.
Limpouga poussa un hurlement de
surprise qui lui fit perdre quelques instants :
- Toi ! Tu ne t'es pas noyé !
Othman ne le laissa pas reprendre ses
esprits. Portant attaque sur attaque, il repoussa Limpouga jusqu'au
pied de Sil-Huette. Dans un dernier mouvement que Silmion lui avait
appris, il désarma son adversaire et le blessa au bras droit.
- J'ai appris ce que tu as fait à mon
père, renégat. J'ai vu ce que tu as fait à mes gens. La Loi du Roi
est juste. Tu mérites la mort.
À l'annonce de la sentence, les
paysans hurlèrent leur joie. Dégainant son couteau de sa main
gauche, Limpouga se lança en avant pour transpercer Sil-Huette. Il
n'alla pas au bout de son mouvement. La dague de Othman venait de
l'empaler.
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