La fonte de la neige le surprit. Dans
son esprit quand la neige tombait avec cette qualité, elle restait.
En fait la température extérieure avait remonté. La neige était
devenue pluie fine, têtue. Quand il était arrivé dans ce village,
il n'avait pas donné son nom, ni d'où il venait. Il était arrivé,
sale, dépenaillé. L'aubergiste l'avait pris pour un réfugié et
avait agi en conséquence. Il lui avait donné à manger contre un
service. C'est comme cela qu'il s'était retrouvé à soigner des
tracks. Il avait retrouvé des gestes familiers, encore une fois. Il
ne se rappelait où il avait pu soigner des bêtes. Les tracks
étaient des bêtes farouches, tous les cavaliers vous le diront.
« Moins que les dragons ! » pensa-t-il. Il avait
ainsi travaillé quelques jours. L'aubergiste l'appelait quand il
avait besoin de lui :
- Hé, toi ! Viens par là et
nettoie le cellier.
Un jour, il s'approcha de lui et lui
demanda :
- T'as un nom ?
Il s'était préparé. Il ne voulait
pas qu'on l'appelle Puissanmarto. Ce nom n'était pas le sien. Si
jamais les Izuus cherchaient sa trace, il était préférable d'avoir
un autre patronyme. Il choisit une sonorité qui s'entendait bien
avec la langue locale.
- Ouais, Névtelen.
L'aubergiste eut ce rictus qui
découvrait ses chicots et qu'il nommait sourire.
- Alors Névtelen, va t'occuper des
tracks.
C'est ainsi qu'il s'était intégré
dans la population locale : Névtelen le réfugié. On ne lui
posait pas de question sur son passé, pas plus qu'aux autres. On en
profitait simplement.
Sous la pluie, il menait les bêtes à
l'abri. Les courriers parlaient peu. Fatigués, trempés, ils
aspiraient surtout à se réchauffer. Les jours passèrent qui
devinrent des lunes, les messagers étaient de plus en plus
fréquents. Leurs visages fermés laissaient à penser que les
nouvelles n'étaient pas très bonnes. L'aubergiste maugréait contre
cet hiver trop doux qui ne tuait pas la vermine et qui n'arrêtait
pas la guerre. Car c'est bien ce qu'il se passait. La guerre entre
Altalanos et Saraya continuait. Si Saraya en épousant Sacha avait
fait alliance de fait avec les Izuus, Altalanos lui avait vaincu le
général Lujàn. Des quatre grands généraux de Yas, ils restaient
deux dans un face à face qui ravageait le pays.
La nouvelle lune fut le signal d'un
exode. De nouveaux réfugiés arrivèrent en masse. La guerre se
rapprochait. Les gens du village voyaient d'un mauvais œil ces
nouveaux arrivants. On ne pouvait pas les nourrir tous. Le prix des
denrées se mit à flamber. La tension montait dans la région. Il y
eut le jour noir. La journée avait commencé comme souvent pour
Névtelen. Il était parti avec les tracks pour les faire boire.
C'est pendant qu'ils s'abreuvaient, qu'il avait entendu les cris.
Dans la maison du père Zsugori, on hurlait. Névtelen vit sortir le
groupe des ouvriers de la ferme armés de faux, de fourches et
d'autres ustensiles aussi dangereux. À la tête de la colonne, le
Zsugori lui-même armé d'une hache, criait :
- À mort ! À mort les voleurs !
Sus aux étrangers !
Les tracks devinrent très nerveux
devant le bruit. Névtelen les calma comme il avait déjà vu les
soldats le faire. La colonne passa devant lui sans le regarder. Il
eut un soupir de soulagement quand ils furent passés. Il les vit se
diriger vers le camp des réfugiés au bout du village. Bientôt des
bruits de bataille lui arrivèrent aux oreilles. Il vit d'autres
villageois avec leurs ouvriers aller prêter main forte aux
assaillants. L'aubergiste était sorti sur son pas de porte. Les
soldats qui étaient là, sortirent aussi avec leur timbale dans une
main et le pichet dans l'autre. L'auberge étant en haut du village,
on pouvait voir ce qu'il se passait. Névtelen les écouta commenter la
bataille. Il entendit l'aubergiste se réjouir de punir ses voleurs
de volailles et détrousseurs de potager. Les soldats en rajoutaient
en parlant d'espions et de francs-tireurs infiltrés parmi les
réfugiés. Névtelen raccrocha les tracks discrètement sans faire
trop de bruit. Il n'attira pas l'attention des spectateurs obnubilés
par le combat qui faisait rage en bas. Est-ce un combat ? Il en
doutait. Il avait vu passer la plupart de ceux qui étaient dans le
camp. Il n'avait vu que de pauvres hères fuyant l'horreur. Ce qu'il
entendait et ce qu'il voyait confinait au massacre. Il s'éloigna.
Arrivé aux écuries, il rassembla ses affaires, fit son balluchon.
Déterrant son marteau, il le remit à la ceinture. De l'autre côté,
il ajusta la forte lame du couteau qu'il avait dissimulé quand un
courrier l'avait perdu. Sans jeter un coup d’œil en arrière, il
se mit en marche. Passant derrière l'auberge, il longea le potager.
Il vit les autres serviteurs de l'auberge qui continuaient, le dos
courbé, à s'occuper des légumes. Pas un ne leva la tête. Névtelen
ne se fit pas d'illusion. L'aubergiste serait prévenu de son départ.
Il pensa qu'il serait bon de dissimuler ses traces quand il serait
dans le bois.
Quand il entra sous les branches basses
de la forêt, il eut l'impression de plonger dans la nuit. La faible
lumière de cette morne journée n'entrait que difficilement dans
cette forêt touffue aux branches basses. Il marcha d'un bon pas
pendant la moitié de l'après-midi. En rencontrant un ruisseau, il
avait décidé de marcher dans l'eau vers l'amont. Cela lui sembla
une bonne idée. Il avait quitté ses sandales et s'était engagé
dans l'eau froide. Presque mille pas plus loin, il avait trouvé une
liane qui pendait au-dessus du ruisseau. Il l'avait attrapée et
s'était hissé en haut d'un arbre. Il avait ainsi pu passer d'un
tronc à l'autre. Quand la nuit se mit à tomber, il était bien calé
sur une branche maîtresse d'un arbre vieux de plusieurs générations.
Il sombra rapidement dans le sommeil.
C'est la sensation de faim qui le
réveilla. Il était parti rapidement sans emporter de provisions. La
violence l'avait fait fuir. Avec l'hiver qui s'annonçait et la
guerre qui se rapprochait, la survie même du village était en
cause. Il se demanda si, lui aussi, aurait fait cela dans son
village. Son village ! Où était-il ? Cette mémoire
perdue était comme une plaie ouverte. Il connaissait trop de choses
sur la forge pour que ce soit un hasard. Il s'était cru forgeron.
Ici, il avait redécouvert les gestes de soins aux bêtes. Avait-il
eu un troupeau ? Il s'était vu comme un de ces paysans qu'il
avait vu dans le village. Maintenant il retrouvait des réflexes et
des gestes qui lui rappelaient les militaires. Avait-il été
soldat ?
Son ventre gargouilla le ramenant au
présent. Il allait descendre de son arbre quand il entendit du
bruit. Il se plaqua contre le tronc. Il était assez haut pour être
protégé. Il entendit arriver des soldats qui s'arrêtèrent dans
la clairière non loin de là. Ils discutèrent entre eux pour
retrouver leur chemin. Il se pencha un peu en avant pour les
apercevoir. Il ne distingua pas grand chose. Quelques uniformes
chamarrés tranchaient sur le vert sombre de la forêt. Il se
rencogna contre le tronc quand les tracks se remirent au trot.
Névtelen eut une brève vision du groupe quand ils passèrent juste
sous sa branche. Aucun ne leva la tête. Il attendit un peu et
commença sa descente. C'est alors qu'il y eut comme un aboiement de
chenvien, mais un chenvien enroué. Il se posa la question de ce qui
pouvait crier comme cela. Cela lui évoqua une bête assez grosse. Il
préféra prendre son marteau à la main. La question de la direction
se posa. Les cris venaient de la direction prise par les soldats, il
décida de partir dans l'autre sens. Son estomac attendrait. Il
partit en petites foulées. La matinée passa comme cela. Près d'un
ruisseau, il fit une pause pour se désaltérer. Il fouilla son
baluchon. Il trouva une galette desséchée qu'il avait mise là au
cas où quand il avait entendu les premières réflexions sur « ces
réfugiés qui venaient piller le bien des honnêtes gens ». Il
mâcha longuement. Il n'irait pas loin avec aussi peu de provision.
C'est à ce moment-là que sans un bruit, il vit le loup. Névtelen
qui s'était appuyé contre un arbre, ne bougea plus. Le loup était
assez loin. Il espéra qu'il ne l'avait pas vu. En plus sa chasse
avait été bonne. Il transportait dans sa gueule un jako à en juger
par la forme. Névtelen retenait sa respiration. Avec une lenteur
calculée, il déplaça sa main pour attraper son marteau. Il sentit
le sol sous ses doigts. Les aiguilles heureusement ne crissaient pas.
Il commença à chercher le manche du marteau en tâtonnant, n'osant
pas quitter le loup des yeux. Il s'inquiétait de voir ce loup debout
là, un jako dans la gueule et qui ne bougeait pas. Ses doigts
rencontrèrent enfin quelque chose. Névtelen sursauta en retirant sa
main à toute vitesse. Il avait senti des poils. Il eut un instant de
panique en voyant la gueule noire d'un autre loup juste à côté de
lui. Et puis, ces yeux rencontrèrent d'autres yeux, des yeux rouges.
Il sauta sur ses pieds en reconnaissant le loup noir aux yeux rouges.
Il lui entoura le cou de ses bras, la bête ne bougea pas, émettant
même une sorte de ronronnement. Névtelen remarqua alors les autres
loups, allongés tout autour d'eux. La grosse bête aux yeux rouges à
qui il devait son marteau, était en fait l'alpha d'une meute de
loups noirs. Celui qui portait le jako se rapprocha et déposa son
fardeau à ses pieds. Névtelen se mit à rire :
- Alors là ! Voilà encore un
mystère de plus. Serais-je un homme-loup ?
Il n'attendit pas de réponse et se mit
à dévorer le jako qu'on lui avait amené. Quand il eut fini, la
louve aux yeux rouges se leva. Ce fut comme un signal, toute la
troupe fit comme elle. Deux loups engloutirent ce qui restait du
jako. La louve le poussa dans le dos et se mit en marche. Névtelen
se mit à la suivre. Elle accéléra le pas, Névtelen aussi. Elle
passa au petit trot, Névtelen se mit à courir. Autour d'eux, la
meute s'était déployée. Névtelen ne se posa plus de question. Il
était accueilli par ceux qui l'avaient reconnu. Il pensa qu'ils
allaient le conduire là où il pourrait retrouver la mémoire.
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