mardi 11 décembre 2012

La fonte de la neige le surprit. Dans son esprit quand la neige tombait avec cette qualité, elle restait. En fait la température extérieure avait remonté. La neige était devenue pluie fine, têtue. Quand il était arrivé dans ce village, il n'avait pas donné son nom, ni d'où il venait. Il était arrivé, sale, dépenaillé. L'aubergiste l'avait pris pour un réfugié et avait agi en conséquence. Il lui avait donné à manger contre un service. C'est comme cela qu'il s'était retrouvé à soigner des tracks. Il avait retrouvé des gestes familiers, encore une fois. Il ne se rappelait où il avait pu soigner des bêtes. Les tracks étaient des bêtes farouches, tous les cavaliers vous le diront. « Moins que les dragons ! » pensa-t-il. Il avait ainsi travaillé quelques jours. L'aubergiste l'appelait quand il avait besoin de lui :
- Hé, toi ! Viens par là et nettoie le cellier.
Un jour, il s'approcha de lui et lui demanda :
- T'as un nom ?
Il s'était préparé. Il ne voulait pas qu'on l'appelle Puissanmarto. Ce nom n'était pas le sien. Si jamais les Izuus cherchaient sa trace, il était préférable d'avoir un autre patronyme. Il choisit une sonorité qui s'entendait bien avec la langue locale.
- Ouais, Névtelen.
L'aubergiste eut ce rictus qui découvrait ses chicots et qu'il nommait sourire.
- Alors Névtelen, va t'occuper des tracks.
C'est ainsi qu'il s'était intégré dans la population locale : Névtelen le réfugié. On ne lui posait pas de question sur son passé, pas plus qu'aux autres. On en profitait simplement.
Sous la pluie, il menait les bêtes à l'abri. Les courriers parlaient peu. Fatigués, trempés, ils aspiraient surtout à se réchauffer. Les jours passèrent qui devinrent des lunes, les messagers étaient de plus en plus fréquents. Leurs visages fermés laissaient à penser que les nouvelles n'étaient pas très bonnes. L'aubergiste maugréait contre cet hiver trop doux qui ne tuait pas la vermine et qui n'arrêtait pas la guerre. Car c'est bien ce qu'il se passait. La guerre entre Altalanos et Saraya continuait. Si Saraya en épousant Sacha avait fait alliance de fait avec les Izuus, Altalanos lui avait vaincu le général Lujàn. Des quatre grands généraux de Yas, ils restaient deux dans un face à face qui ravageait le pays.
La nouvelle lune fut le signal d'un exode. De nouveaux réfugiés arrivèrent en masse. La guerre se rapprochait. Les gens du village voyaient d'un mauvais œil ces nouveaux arrivants. On ne pouvait pas les nourrir tous. Le prix des denrées se mit à flamber. La tension montait dans la région. Il y eut le jour noir. La journée avait commencé comme souvent pour Névtelen. Il était parti avec les tracks pour les faire boire. C'est pendant qu'ils s'abreuvaient, qu'il avait entendu les cris. Dans la maison du père Zsugori, on hurlait. Névtelen vit sortir le groupe des ouvriers de la ferme armés de faux, de fourches et d'autres ustensiles aussi dangereux. À la tête de la colonne, le Zsugori lui-même armé d'une hache, criait :
- À mort ! À mort les voleurs ! Sus aux étrangers !
Les tracks devinrent très nerveux devant le bruit. Névtelen les calma comme il avait déjà vu les soldats le faire. La colonne passa devant lui sans le regarder. Il eut un soupir de soulagement quand ils furent passés. Il les vit se diriger vers le camp des réfugiés au bout du village. Bientôt des bruits de bataille lui arrivèrent aux oreilles. Il vit d'autres villageois avec leurs ouvriers aller prêter main forte aux assaillants. L'aubergiste était sorti sur son pas de porte. Les soldats qui étaient là, sortirent aussi avec leur timbale dans une main et le pichet dans l'autre. L'auberge étant en haut du village, on pouvait voir ce qu'il se passait. Névtelen les écouta commenter la bataille. Il entendit l'aubergiste se réjouir de punir ses voleurs de volailles et détrousseurs de potager. Les soldats en rajoutaient en parlant d'espions et de francs-tireurs infiltrés parmi les réfugiés. Névtelen raccrocha les tracks discrètement sans faire trop de bruit. Il n'attira pas l'attention des spectateurs obnubilés par le combat qui faisait rage en bas. Est-ce un combat ? Il en doutait. Il avait vu passer la plupart de ceux qui étaient dans le camp. Il n'avait vu que de pauvres hères fuyant l'horreur. Ce qu'il entendait et ce qu'il voyait confinait au massacre. Il s'éloigna. Arrivé aux écuries, il rassembla ses affaires, fit son balluchon. Déterrant son marteau, il le remit à la ceinture. De l'autre côté, il ajusta la forte lame du couteau qu'il avait dissimulé quand un courrier l'avait perdu. Sans jeter un coup d’œil en arrière, il se mit en marche. Passant derrière l'auberge, il longea le potager. Il vit les autres serviteurs de l'auberge qui continuaient, le dos courbé, à s'occuper des légumes. Pas un ne leva la tête. Névtelen ne se fit pas d'illusion. L'aubergiste serait prévenu de son départ. Il pensa qu'il serait bon de dissimuler ses traces quand il serait dans le bois.
Quand il entra sous les branches basses de la forêt, il eut l'impression de plonger dans la nuit. La faible lumière de cette morne journée n'entrait que difficilement dans cette forêt touffue aux branches basses. Il marcha d'un bon pas pendant la moitié de l'après-midi. En rencontrant un ruisseau, il avait décidé de marcher dans l'eau vers l'amont. Cela lui sembla une bonne idée. Il avait quitté ses sandales et s'était engagé dans l'eau froide. Presque mille pas plus loin, il avait trouvé une liane qui pendait au-dessus du ruisseau. Il l'avait attrapée et s'était hissé en haut d'un arbre. Il avait ainsi pu passer d'un tronc à l'autre. Quand la nuit se mit à tomber, il était bien calé sur une branche maîtresse d'un arbre vieux de plusieurs générations. Il sombra rapidement dans le sommeil.
C'est la sensation de faim qui le réveilla. Il était parti rapidement sans emporter de provisions. La violence l'avait fait fuir. Avec l'hiver qui s'annonçait et la guerre qui se rapprochait, la survie même du village était en cause. Il se demanda si, lui aussi, aurait fait cela dans son village. Son village ! Où était-il ? Cette mémoire perdue était comme une plaie ouverte. Il connaissait trop de choses sur la forge pour que ce soit un hasard. Il s'était cru forgeron. Ici, il avait redécouvert les gestes de soins aux bêtes. Avait-il eu un troupeau ? Il s'était vu comme un de ces paysans qu'il avait vu dans le village. Maintenant il retrouvait des réflexes et des gestes qui lui rappelaient les militaires. Avait-il été soldat ?
Son ventre gargouilla le ramenant au présent. Il allait descendre de son arbre quand il entendit du bruit. Il se plaqua contre le tronc. Il était assez haut pour être protégé. Il entendit arriver des soldats qui s'arrêtèrent dans la clairière non loin de là. Ils discutèrent entre eux pour retrouver leur chemin. Il se pencha un peu en avant pour les apercevoir. Il ne distingua pas grand chose. Quelques uniformes chamarrés tranchaient sur le vert sombre de la forêt. Il se rencogna contre le tronc quand les tracks se remirent au trot. Névtelen eut une brève vision du groupe quand ils passèrent juste sous sa branche. Aucun ne leva la tête. Il attendit un peu et commença sa descente. C'est alors qu'il y eut comme un aboiement de chenvien, mais un chenvien enroué. Il se posa la question de ce qui pouvait crier comme cela. Cela lui évoqua une bête assez grosse. Il préféra prendre son marteau à la main. La question de la direction se posa. Les cris venaient de la direction prise par les soldats, il décida de partir dans l'autre sens. Son estomac attendrait. Il partit en petites foulées. La matinée passa comme cela. Près d'un ruisseau, il fit une pause pour se désaltérer. Il fouilla son baluchon. Il trouva une galette desséchée qu'il avait mise là au cas où quand il avait entendu les premières réflexions sur « ces réfugiés qui venaient piller le bien des honnêtes gens ». Il mâcha longuement. Il n'irait pas loin avec aussi peu de provision. C'est à ce moment-là que sans un bruit, il vit le loup. Névtelen qui s'était appuyé contre un arbre, ne bougea plus. Le loup était assez loin. Il espéra qu'il ne l'avait pas vu. En plus sa chasse avait été bonne. Il transportait dans sa gueule un jako à en juger par la forme. Névtelen retenait sa respiration. Avec une lenteur calculée, il déplaça sa main pour attraper son marteau. Il sentit le sol sous ses doigts. Les aiguilles heureusement ne crissaient pas. Il commença à chercher le manche du marteau en tâtonnant, n'osant pas quitter le loup des yeux. Il s'inquiétait de voir ce loup debout là, un jako dans la gueule et qui ne bougeait pas. Ses doigts rencontrèrent enfin quelque chose. Névtelen sursauta en retirant sa main à toute vitesse. Il avait senti des poils. Il eut un instant de panique en voyant la gueule noire d'un autre loup juste à côté de lui. Et puis, ces yeux rencontrèrent d'autres yeux, des yeux rouges. Il sauta sur ses pieds en reconnaissant le loup noir aux yeux rouges. Il lui entoura le cou de ses bras, la bête ne bougea pas, émettant même une sorte de ronronnement. Névtelen remarqua alors les autres loups, allongés tout autour d'eux. La grosse bête aux yeux rouges à qui il devait son marteau, était en fait l'alpha d'une meute de loups noirs. Celui qui portait le jako se rapprocha et déposa son fardeau à ses pieds. Névtelen se mit à rire :
- Alors là ! Voilà encore un mystère de plus. Serais-je un homme-loup ?
Il n'attendit pas de réponse et se mit à dévorer le jako qu'on lui avait amené. Quand il eut fini, la louve aux yeux rouges se leva. Ce fut comme un signal, toute la troupe fit comme elle. Deux loups engloutirent ce qui restait du jako. La louve le poussa dans le dos et se mit en marche. Névtelen se mit à la suivre. Elle accéléra le pas, Névtelen aussi. Elle passa au petit trot, Névtelen se mit à courir. Autour d'eux, la meute s'était déployée. Névtelen ne se posa plus de question. Il était accueilli par ceux qui l'avaient reconnu. Il pensa qu'ils allaient le conduire là où il pourrait retrouver la mémoire.

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