Les soudards qui rentrèrent ne firent
même pas attention à lui. Ils parlaient haut et fort. Tout le monde
dans l'auberge comprit qu'ils faisaient partie de l'armée de Saraya.
- Amène à boire, tavernier, gueula un
des hommes.
Ils s’attablèrent bruyamment en
posant leurs armes sur la table ou contre le mur.
- Et moi, j'te dis qu'on aura la paix
avec les Izuus !
- Ils les ont massacrés ?
- Non, Saraya a rencontré l'ange de la
mort.
Un autre reprit :
- C'est pas lui qui se disait ange de
la mort ?
- Si fait, mon gars !
Les pots moussus de bistal arrivant, la
conversation s'arrêta. Puissanmarto sortit pour aller s'occuper des
tracks. Par les fenêtres ouvertes, il entendait les soldats
continuer à discourir sur les mérite du postérieur de la
servante. Ils burent avec bruit en éructant tout en échangeant des
plaisanteries de mauvais goût.
Puissanmarto était arrivé là depuis
quelques jours. En chemin, il avait rencontré des villages rasés et
brûlés et d'autres intacts. Il avait ramassé ça et là des nippes
plus que défraîchies. Ainsi paré, lors des rencontres qu'il avait
faites, on l'avait pris pour un mendiant ou quelque chose
d'approchant. Il était maintenant dans cette petite bourgade hors
des grandes routes. Sa position géographique lui avait donné
l'avantage de ne pas voir passer les armées et de ne pas connaître
de bataille. Seuls passaient des groupes légers de courriers. Ce
jour-là deux groupes venaient de se croiser dans le village.
Puissanmarto s'occupait des tracks et
chassait les ptiss qui énervaient les bêtes. Tout en faisant cela,
il écoutait les soldats qui échangeaient des nouvelles. Les uns
venaient du bord du grand lac Jelentos et rejoignaient Saraya pour
lui porter la nouvelle de la résistance du général Altalanos. Les
autres venaient de Mocsar. Puissanmarto dressa l'oreille pour
entendre ce qu'ils disaient. Au deuxième pot de bistal, ils
commencèrent à se vanter :
- Face à Altalanos, on rigolait pas.
C'est des redoutables. Ils connaissent le pays comme leur poche. A
chaque fois, on perdait la moitié des hommes.
- Ouais, mais t'étais pas sur le
chemin de Mocsar. J'ai participé à tous les combats.
- Et alors moi aussi ! Tiens
regarde, ça c'est pas du faux ! dit le soldat en montrant la
plaie à peine cicatrisée qu'il avait sur le bras.
- J'te dis pas, mais t'as pas vu l'ange
de la mort ! Fait soif ici ! ajouta-t-il en tapant sa
timbale sur la table
Le soldat ne put que se rendre aux
raisons de l'autre. Les plaies et les cicatrices étaient banales,
mais le combat de Mocsar, faisait déjà partie des légendes. La
servante amena un autre pot de bistal. Alors il commença son récit :
- Le général nous avait fait savoir
qu'une caravane descendait de Maskusa, qu'elle aurait des armes et
qu'il fallait l'intercepter. J'étais dans le troisième groupe. Nos
éclaireurs l'ont repéré facilement. Ils ont été tester leurs
défenses quand ils étaient près du gué. Les Izuus sont aussi de
sacrés combattants. On savait qu'il y aurait des hauts gardes mais
on s'attendait pas à ça !
Le soudard s'arrêta de raconter pour
vider son gobelet. Quand il le reposa, on lui remplit aussitôt. Les
autres étaient suspendus à ses lèvres.
- L'ange de la mort a surgi des brumes
du matin. Il avait un corps de femme et des ailes à la fourrure
sombre. Son arme est noire comme la mort et son regard te retire tout
envie de te battre. Nous y avons perdu presque tous les nôtres. Le
chef n'a pas voulu courir de risque, il a tendu un piège dans les
collines de la route de Mocsar. Mais là aussi, il était là.
- L'ange de la mort en plein soleil !
- Oui, monté sur un tracks, lancé au
galop. Sa puissance était telle que tous les miburs ont chargé
derrière lui. Nos lignes ont été enfoncées. Là aussi nos pertes
furent lourdes. Le chef a envoyé un émissaire au général qui
était à trois jours de marche. Là où on a eu de la chance, c'est
qu'ils ont dû récupérer leurs bêtes. Quand le messager est
revenu, la caravane était à peine reformée. L'armée d'Aserfg
entière arrivait à marche forcée avec le général lui-même.
- Comment ça, il a déplacé les gens
d'Aserfg pour combattre quelques Izuus.
- Mais t'as rien compris. Saraya se
croyait l'ange de la mort et voilà que surgit cette créature qui
sème l'épouvante dans nos rangs. Les gens d'Aserfg ont une magie
puissante dans leurs armes. Saraya en sait quelque chose puisqu'ils
ont forgé pour lui une lame noire aussi dangereuse qu'un snark du
désert. La caravane était presque à l'entrée des canaux de Mocsar
quand l'armée s'est mise en ordre de bataille en face. Saraya dans
son armure noire se tenait devant. Derrière les gens d'Asefrg
tapaient sur leurs boucliers avec leurs épées. C'est alors que
l'ange de la mort s'est avancé. Elle était seule devant, derrière
quelques dizaines de soldats immobiles sur leurs tracks, faisaient
une barrière dérisoire. Arrivée à cinquante pas de Saraya, elle a
dégainé son épée aux formes aussi tourmentées que l'âme des
démons. Les archers ont tiré. Pas une seule flèche ne l'a atteinte
comme si une main invisible détournait les traits qui volaient vers
elle. Les gens d'Asefrg ont cessé de taper quand ils ont vu cette
magie. Elle a levé haut cette lame noire et a défié Saraya.
Tout le monde a entendu son cri. J'ai
vu Saraya blanchir comme je te vois. Il a éperonné son tracks et
s'est précipité l'arme haute. Je n'avais jamais vu cela et je crois
que je le reverrai jamais. Ce n'était pas un combat, c'était une
danse de mort.
De nouveau, le narrateur fit signe que
sa timbale était vide. On s'empressa de la lui remplir, il la vida à
nouveau avant de reprendre le fil de son récit. Puissanmarto s'était
rapproché de la fenêtre pour mieux entendre. Salcha était une arme
étrange. Il l'avait senti en la forgeant mais ne savait pas dire ce
qu'elle renfermait. Sacha avait payé le prix de sa possession en
perdant ses yeux bleus. Y avait-il autre chose ?
- Ils étaient comme deux possédés.
Leurs bêtes ont fini par s'effondrer sous les coups. Ils ont
continué à pied, lui avec sa grande épée à deux mains et elle
avec sa lame aux formes tourmentées. Le ciel lui-même s'est mis de
la partie. Des nuages noirs se sont accumulés et les éclairs ont
commencé à jaillir. C'est à ce moment-là que c'est arrivé. Que
j'meure sur l'heure si ça s'est pas passé comme j'vous dis !
Nous, on regardait, on pouvait plus bouger. Saraya a levé sa grande
épée et l'a abattue tel un bûcheron. Elle a bloqué le coup mais a
mis genou à terre sous l'impact. C'est là qu'on a vu l'éclair les
frapper, tous les deux. Ils sont restés un instant immobiles dans un
halo de feu et l'épée de l'ange de la mort a bu la lumière.
J'avais jamais vu ça et j'crois que j'le reverrai jamais. Il y
avait un grand silence, même le vent s'était tu. Plus rien ne
bougeait. Et puis doucement, comme au ralenti, ils ont baissé leurs
armes. Elle a tendu la main et Saraya a posé ses lèvres dessus. Il
a passé son arme dans la main gauche et lui a proposé son poing. Elle
a mis sa main dessus et ils se sont dirigés vers nos lignes.
Lentement les gens d'Asefrg se sont écartés. Les Izuus ont crié :
« gloire à Sacha ! », alors nous avons crié
« gloire à Saraya ! ». On a vu les izuus s'avancer
comme à la parade et se mettre en rang derrière eux. Alors, ça été
le délire. Tout le monde s'est mis à crier et à hurler. J'étais
pas loin, quand j'ai vu leurs yeux, j'ai eu froid dans le dos. Ils
étaient noirs comme la mort.
Puissanmarto se secoua. Cela venait
confirmer les premiers bruits qu'ils avaient entendus dans le village
d'une alliance entre Saraya et les Izzus. Il aurait mieux valu dire
un mariage entre Sacha et Saraya. Dans ce coin du monde, la guerre se
terminait. Les tracks s'énervaient à cause des ptiss. Il alla les
calmer, laissant les soldats gloser sur l'histoire. Quand ils
partirent, la neige se mit à tomber. Puissanmarto se dit qu'elle
tiendrait.
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