jeudi 6 décembre 2012

Les soudards qui rentrèrent ne firent même pas attention à lui. Ils parlaient haut et fort. Tout le monde dans l'auberge comprit qu'ils faisaient partie de l'armée de Saraya.
- Amène à boire, tavernier, gueula un des hommes.
Ils s’attablèrent bruyamment en posant leurs armes sur la table ou contre le mur.
- Et moi, j'te dis qu'on aura la paix avec les Izuus !
- Ils les ont massacrés ?
- Non, Saraya a rencontré l'ange de la mort.
Un autre reprit :
- C'est pas lui qui se disait ange de la mort ?
- Si fait, mon gars !
Les pots moussus de bistal arrivant, la conversation s'arrêta. Puissanmarto sortit pour aller s'occuper des tracks. Par les fenêtres ouvertes, il entendait les soldats continuer à discourir sur les mérite du postérieur de la servante. Ils burent avec bruit en éructant tout en échangeant des plaisanteries de mauvais goût.
Puissanmarto était arrivé là depuis quelques jours. En chemin, il avait rencontré des villages rasés et brûlés et d'autres intacts. Il avait ramassé ça et là des nippes plus que défraîchies. Ainsi paré, lors des rencontres qu'il avait faites, on l'avait pris pour un mendiant ou quelque chose d'approchant. Il était maintenant dans cette petite bourgade hors des grandes routes. Sa position géographique lui avait donné l'avantage de ne pas voir passer les armées et de ne pas connaître de bataille. Seuls passaient des groupes légers de courriers. Ce jour-là deux groupes venaient de se croiser dans le village.
Puissanmarto s'occupait des tracks et chassait les ptiss qui énervaient les bêtes. Tout en faisant cela, il écoutait les soldats qui échangeaient des nouvelles. Les uns venaient du bord du grand lac Jelentos et rejoignaient Saraya pour lui porter la nouvelle de la résistance du général Altalanos. Les autres venaient de Mocsar. Puissanmarto dressa l'oreille pour entendre ce qu'ils disaient. Au deuxième pot de bistal, ils commencèrent à se vanter :
- Face à Altalanos, on rigolait pas. C'est des redoutables. Ils connaissent le pays comme leur poche. A chaque fois, on perdait la moitié des hommes.
- Ouais, mais t'étais pas sur le chemin de Mocsar. J'ai participé à tous les combats.
- Et alors moi aussi ! Tiens regarde, ça c'est pas du faux ! dit le soldat en montrant la plaie à peine cicatrisée qu'il avait sur le bras.
- J'te dis pas, mais t'as pas vu l'ange de la mort ! Fait soif ici ! ajouta-t-il en tapant sa timbale sur la table
Le soldat ne put que se rendre aux raisons de l'autre. Les plaies et les cicatrices étaient banales, mais le combat de Mocsar, faisait déjà partie des légendes. La servante amena un autre pot de bistal. Alors il commença son récit :
- Le général nous avait fait savoir qu'une caravane descendait de Maskusa, qu'elle aurait des armes et qu'il fallait l'intercepter. J'étais dans le troisième groupe. Nos éclaireurs l'ont repéré facilement. Ils ont été tester leurs défenses quand ils étaient près du gué. Les Izuus sont aussi de sacrés combattants. On savait qu'il y aurait des hauts gardes mais on s'attendait pas à ça !
Le soudard s'arrêta de raconter pour vider son gobelet. Quand il le reposa, on lui remplit aussitôt. Les autres étaient suspendus à ses lèvres.
- L'ange de la mort a surgi des brumes du matin. Il avait un corps de femme et des ailes à la fourrure sombre. Son arme est noire comme la mort et son regard te retire tout envie de te battre. Nous y avons perdu presque tous les nôtres. Le chef n'a pas voulu courir de risque, il a tendu un piège dans les collines de la route de Mocsar. Mais là aussi, il était là.
- L'ange de la mort en plein soleil !
- Oui, monté sur un tracks, lancé au galop. Sa puissance était telle que tous les miburs ont chargé derrière lui. Nos lignes ont été enfoncées. Là aussi nos pertes furent lourdes. Le chef a envoyé un émissaire au général qui était à trois jours de marche. Là où on a eu de la chance, c'est qu'ils ont dû récupérer leurs bêtes. Quand le messager est revenu, la caravane était à peine reformée. L'armée d'Aserfg entière arrivait à marche forcée avec le général lui-même.
- Comment ça, il a déplacé les gens d'Aserfg pour combattre quelques Izuus.
- Mais t'as rien compris. Saraya se croyait l'ange de la mort et voilà que surgit cette créature qui sème l'épouvante dans nos rangs. Les gens d'Aserfg ont une magie puissante dans leurs armes. Saraya en sait quelque chose puisqu'ils ont forgé pour lui une lame noire aussi dangereuse qu'un snark du désert. La caravane était presque à l'entrée des canaux de Mocsar quand l'armée s'est mise en ordre de bataille en face. Saraya dans son armure noire se tenait devant. Derrière les gens d'Asefrg tapaient sur leurs boucliers avec leurs épées. C'est alors que l'ange de la mort s'est avancé. Elle était seule devant, derrière quelques dizaines de soldats immobiles sur leurs tracks, faisaient une barrière dérisoire. Arrivée à cinquante pas de Saraya, elle a dégainé son épée aux formes aussi tourmentées que l'âme des démons. Les archers ont tiré. Pas une seule flèche ne l'a atteinte comme si une main invisible détournait les traits qui volaient vers elle. Les gens d'Asefrg ont cessé de taper quand ils ont vu cette magie. Elle a levé haut cette lame noire et a défié Saraya.
Tout le monde a entendu son cri. J'ai vu Saraya blanchir comme je te vois. Il a éperonné son tracks et s'est précipité l'arme haute. Je n'avais jamais vu cela et je crois que je le reverrai jamais. Ce n'était pas un combat, c'était une danse de mort.
De nouveau, le narrateur fit signe que sa timbale était vide. On s'empressa de la lui remplir, il la vida à nouveau avant de reprendre le fil de son récit. Puissanmarto s'était rapproché de la fenêtre pour mieux entendre. Salcha était une arme étrange. Il l'avait senti en la forgeant mais ne savait pas dire ce qu'elle renfermait. Sacha avait payé le prix de sa possession en perdant ses yeux bleus. Y avait-il autre chose ?
- Ils étaient comme deux possédés. Leurs bêtes ont fini par s'effondrer sous les coups. Ils ont continué à pied, lui avec sa grande épée à deux mains et elle avec sa lame aux formes tourmentées. Le ciel lui-même s'est mis de la partie. Des nuages noirs se sont accumulés et les éclairs ont commencé à jaillir. C'est à ce moment-là que c'est arrivé. Que j'meure sur l'heure si ça s'est pas passé comme j'vous dis ! Nous, on regardait, on pouvait plus bouger. Saraya a levé sa grande épée et l'a abattue tel un bûcheron. Elle a bloqué le coup mais a mis genou à terre sous l'impact. C'est là qu'on a vu l'éclair les frapper, tous les deux. Ils sont restés un instant immobiles dans un halo de feu et l'épée de l'ange de la mort a bu la lumière. J'avais jamais vu ça et j'crois que j'le reverrai jamais. Il y avait un grand silence, même le vent s'était tu. Plus rien ne bougeait. Et puis doucement, comme au ralenti, ils ont baissé leurs armes. Elle a tendu la main et Saraya a posé ses lèvres dessus. Il a passé son arme dans la main gauche et lui a proposé son poing. Elle a mis sa main dessus et ils se sont dirigés vers nos lignes. Lentement les gens d'Asefrg se sont écartés. Les Izuus ont crié : « gloire à Sacha ! », alors nous avons crié « gloire à Saraya ! ». On a vu les izuus s'avancer comme à la parade et se mettre en rang derrière eux. Alors, ça été le délire. Tout le monde s'est mis à crier et à hurler. J'étais pas loin, quand j'ai vu leurs yeux, j'ai eu froid dans le dos. Ils étaient noirs comme la mort.
Puissanmarto se secoua. Cela venait confirmer les premiers bruits qu'ils avaient entendus dans le village d'une alliance entre Saraya et les Izzus. Il aurait mieux valu dire un mariage entre Sacha et Saraya. Dans ce coin du monde, la guerre se terminait. Les tracks s'énervaient à cause des ptiss. Il alla les calmer, laissant les soldats gloser sur l'histoire. Quand ils partirent, la neige se mit à tomber. Puissanmarto se dit qu'elle tiendrait.

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