Névtelen était resté le temps
d'enterrer toutes les statuettes. Virnita avait fait une fête en son
honneur. Elle avait duré tard dans la nuit. Des boissons fortes
avaient circulé. Au petit jour, un célibataire du clan Maldana le
conduisit à travers le dédale des couloirs vers l'extérieur. Quand
il arriva sous le porche d'entrée, Virnita était là. Il regardait
le ciel.
- Je ne suis pas chaman, mais le ciel
semble augurer une belle journée. Va, Névtelen. J'ai interrogé
Ouldanabi pour toi. Les simalbabas seraient incontrôlables par un
homme sans nom. Quand tu auras trouvé, ta présence sera un honneur
pour nous.
Il lui prit les avant-bras. Ce geste de
salutations réveilla l'impression d'une image chez Névtelen. Cela
ne dura qu'un instant.
La neige étendait sa blancheur sur
tout le paysage. Névtelen regarda s'il voyait une louve noire aux
yeux rouges.
- Mes pas vont être plus dangereux que
le meilleur des espions. Celui qui les suivra arrivera sans
difficulté chez vous.
- Il n'y a pas de risque, Névtelen.
Pars vers le soleil levant. Quand tu auras dépassé la falaise à la
roche rouge, presse le pas. Une avalanche ne tardera pas.
- Que les dieux vous protègent,
Virnita !
- Qu'ils t'accompagnent, Névtelen.
S'enfonçant jusqu'aux genoux, il se
mit en marche. Il longeait la paroi de la montagne du cratère. Il
n'avait pas fait cent pas qu'il se dit qu'il ne pourrait pas aller
loin s'il continuait comme cela. La neige était trop... le nom ne
venait pas, mais il existait quelque part. Il était hors de vue de
la caverne d'entrée quand lui vint l'idée, ou plutôt quand lui
revint le souvenir de ce qu'il fallait faire. Il repéra l'arbre sans
difficulté. C'était un chuchotaï. Son écorce épaisse et
résistante se découpa avec facilité. Le couteau que lui avait
donné le forgeron ouatalbi était une bonne lame. Ce dernier avait
les larmes dans les yeux lors de leur séparation. Il avait forgé le
métal en suivant tout ce qu'il avait appris avec Névtelen. La lame
manquait de grâce, mais bien façonnée, elle ne casserait pas.
Fixant les écorces sous ses pieds, il se mit au petit trot. Sa
progression fut beaucoup plus rapide. Il avait coupé deux baliveaux
et s'en servait de bâtons pour aider sa progression. De nouveau, il
retrouva cette étrange impression de savoir ce que son esprit ne se
rappelait pas. Il atteignit la falaise à la roche rouge en milieu de
matinée. Il pressa le pas comme lui avait conseillé Virnita. Il
était loin quand il entendit l'avalanche. Virnita avait raison, le
risque était inexistant.
Il courut ainsi jusqu'à la fin
d'après-midi. Il s'arrêta en arrivant en haut d'une petite crête.
Des rochers balayés par le vent tranchaient sur la neige alentours.
Il grimpa dessus. Depuis quelques temps, il avançait sur une ligne
de crête dans une forêt aux arbres sombres. Il découvrit un vaste
panorama. Le pâle soleil éclairait un paysage presque uniformément
blanc. A ses pieds, une rivière serpentait. Assez large, elle
courait suffisamment vite pour ne pas se figer avec l'effet du froid.
Un village au loin se signalait par les fumées qui s'échappaient
des toits. Il compta au moins quinze feux. Un rempart de troncs
juxtaposés l'entourait. Tout en mangeant, il regarda avec attention
ce qu'il se passait en bas. Il n'avait pas oublié la guerre entre
Saraya et Altalanos. Elle continuait probablement, mais pas ici. Le
froid et la neige confinaient les hommes dans les abris. Il pensa
qu'avant la nuit, il lui faudrait trouver un refuge pour se reposer.
C'est alors qu'il le remarqua. Il y avait plus loin dans la vallée,
un autre village et au-dessus un fort. Les remparts étaient en
pierre et non en bois comme le village. Ayant fini son repas, il
ramassa ses affaires. Il regarda une dernière fois en bas et vit un
bateau traverser la rivière.
- Un bac ! dit-il tout haut.
A son bord, deux personnes et un marin
qu'il regarda manœuvrer dans le courant. Les champs étaient sur
l'autre rive. Il regretta que la louve ne soit pas là pour le
guider. Maintenant il était sûr qu'il devait aller vers les
montagnes où le monstre volant avait son refuge. Restait à trouver
la direction.
Il reprit sa progression. Bientôt, il
croisa un chemin où la neige tassée permettait de marcher sans
raquettes. Il les mit dans son dos comme deux ailes de bois et suivit
la voie qui descendait vers la rivière. La route serpentait. Elle
permettait sûrement le passage d'une caravane, ou d'une armée. Il
marcha tous les sens en éveil. Son instinct sentait le danger. Il
prit son marteau à la main et son couteau dans l'autre, non sans
avoir réajusté sa charge. Si la neige étouffait les bruits, la
forêt assombrissait le peu de lumière du soir. Il marchait sur le
bord de la route, sa tenue sombre le rendait discret aux yeux de tous
sauf d'une louve dont le regard ardent ne le quittait pas. Névtelen
arrivait à un tournant quand il entendit les cris. Il se précipita.
Il découvrit quelques gaillards dépenaillés, armés de mauvaises
épées attaquant un véhicule. Son surgissement sema la panique
parmi les assaillants. En un passage, ils étaient trois hors de
combat. Celui qui semblait le chef se retourna contre lui, quant au
dernier, seul face aux agressés, il préféra prendre la fuite.
L'homme n'était pas au mieux de sa forme et après quelques passes
préféra rompre le combat et fuir. On entendit un bruit de chute
suivi de grognements et de claquements de mâchoires. Puis ce fut le
silence. Névtelen se dirigea vers l'agressé. Il vit un homme un peu
bedonnant, qui tenait encore son arme à la main. Névtelen remarqua
la bonne facture de cette épée. L'homme devait avoir une certaine
richesse pour posséder une telle lame. Du sang coulait sur sa
manche. Il regardait Névtelen avec l'air de se demander à quoi
s'attendre. Ce dernier commença à faire le tour des corps à terre.
Il vit que pas un n'avait survécu à son attaque. L'homme de la
carriole avait dû en toucher plusieurs. Ils avaient des plaies
faites par une épée. A part le fuyard, ils n'étaient armés que de
gourdins et de mauvaises épées. En s'approchant d'un corps étendu,
il vit un homme bien nourri. Il avait eu le crâne éclaté par un
gourdin. Sur ses habits, il portait une tunique sans manche, ample
sur laquelle étaient brodées des armoiries. Ne sentant plus de
danger, Névtelen remit son marteau à la ceinture et le couteau dans
sa gaine. C'est alors qu'il reçut le choc :
- T'es un ange venu à notre secours !
Névtelen ne comprit pas tout de suite.
Un corps frêle s'était accroché à son cou.
- Même que t'as des ailes dans le dos.
- Vodcha ! Ne fais pas ça.
- Daïdaï, on ne risque rien, c'est un
ange.
« L'ange » ne savait pas
trop quoi dire devant cet ouragan, l'homme non plus. Il essayait de
canaliser l'enfant qui se révéla être une fille.
- Vodcha, on ne peut pas rester là. La
nuit va tomber et le chemin va être encore plus dangereux. J'ai même
cru entendre des loups.
- Daïdaï, il est mort Tosen ?
- Oui, Vodcha, malheureusement. On ne
va pas le laisser ici.
Se tournant vers Névtelen, il lui
demanda son aide pour monter le corps de Tosen sur la carriole.
- Tu nous as sauvés, sois-en remercié.
L'homme se présenta comme un harda. Il
allait au village de Sayompour. Voyant que Névtelen ne comprenait
rien, l'homme expliqua qu'il était un marchand itinérant et qu'il
allait de village en village pour vendre et acheter. Il proposa à
Névtelen de les accompagner et même de se mettre à son service. La
paye serait intéressante et la nourriture bonne. De nouveau Vodcha
sauta sur Névtelen :
- Dis oui, j'aimerais bien voyager avec
un ange.
C'est ainsi que Névtelen rebaptisé
Névt par Vodcha, décida d'accompagner le harda comme un serviteur.
Daïdaï était le nom familier que Vodcha employait. Cela lui évoqua
une autre enfant appelant son père d'un petit nom familier. Il eut
presque une image. Son esprit n'arriva pas à en retrouver plus, ce
qui lui laissa un sentiment de dépit. Névtelen employa le nom sous
lequel il se présentait : Maester.
Après avoir chargé Tosen, ils se
remirent en marche. Névtelen jeta un coup d'œil circulaire quand la
bête de somme qui tirait la carriole se mit en marche. C'était une
race de tracks plus lourde moins rapide mais plus endurante pour
tirer une charge. Il répondait au nom de Mimi, ce qui fit sourire
intérieurement Névtelen. Ils arrivèrent au bac à la nuit
tombante. Le passeur ne résista pas à l'attrait de faire payer une
course plus chère. La journée avait été bien calme et les temps
bien durs avec cette guerre, c'est pourquoi il demandait un
supplément d'autant plus qu'avec ce tracks il ne savait pas si son
bateau allait tenir dans le courant qui avait bien forci ces derniers
jours. Ce à quoi Maester répondit qu'il ne pouvait pas payer aussi
cher d'autant plus qu'il avait eu une mauvaise saison aussi et qu'il
venait de se faire attaquer, sans compter les frais d’enterrement
qu'allait entraîner le décès de son serviteur qu'il ne pouvait
quand même pas abandonner là juste sur l’embarcadère avec ces
loups qui traînaient autour. La discussion s'éternisait quand on
entendit le hurlement d'un loup suivi d'un autre. A en juger par leur
puissance, ils n'étaient pas très loin. Le marchandage s'accéléra
brusquement et on tomba d'accord. La carriole fut embarquée
promptement et le passeur se mit à hâler sa barge. C'est ainsi
qu'ils arrivèrent aux portes du village au moment où elles se
fermaient pour la nuit. Le garde poussait sans s'arrêter malgré
leur arrivée. Maester cria :
- Ne fermez pas, ne fermez pas votre
maître m'attend !
L'homme eut un instant d'hésitation
suffisant pour que la carriole soit assez près. Hada Maester avait
déjà sauté de son siège pendant que Névtelen maîtrisait le
tracks. Il tenait à la main une pièce qu'il fit miroiter dans la
lumière du soleil couchant. L'homme l'empocha vivement. Il ouvrit la
porte en maugréant avec une vitesse calculée pour donner
l'impression qu'il ne faisait cela que par obligation. Maester fit
signe à Névtelen de faire avancer l'attelage. Le village semblait
bien endormi.
- Allons vers l'auberge, par là !
Le bruit des roues fit venir aux
fenêtres quelques visages vite engloutis par la pénombre de leur
intérieur. Leur marche dura peu. Sous un toit de chaume, une maison
plus vaste découpait sa silhouette sombre sur le ciel qui virait au
noir. Ses fenêtres laissaient échapper de la lumière et un air
entraînant laissait augurer d'une bonne ambiance. Maester frappa à
la porte. L'homme courtaud et au souffle court qui vint ouvrir, lui
lança un grand :
- Bonjour, seigneur Maester, vous voilà
de retour. Quel plaisir de vous voir en bonne forme. Dites à Tosen
de mettre la carriole comme d'habitude...
À la vue de la figure de son
interlocuteur, il s'arrêta net. Son visage jovial devint grave.
- Il est arrivé quelque chose ?
- Nous nous sommes fait attaquer dans
la descente du col. Ces mécréants ont fui sans rien pouvoir voler,
mais Tosen l'a payé de sa vie. Il est dans la carriole.
- Nous lui ferons de belles
funérailles, seigneur Maester. Depuis le temps qu'il vous
accompagnait...
C'est alors qu'une silhouette se
précipita dans ses jambes :
- Oui, mais y a un ange qui nous a
sauvés !
- Demoiselle Vodcha ! C'est un
honneur et un plaisir que de vous voir en bonne forme. Ma femme a
justement préparé une compote dont vous me direz des nouvelles.
Vodcha battit des mains et entra en
courant.
- Un ange ? demanda le tavernier.
- Un voyageur comme nous qui nous a
bien aidés dans la bataille. Il avait dans le dos de curieuses
plaques de bois qu'il utilise quand la neige n'est pas tassée. Je
l'ai engagé pour remplacer Tosen.
- Vous lui avez fait confiance comme
cela.
- Je pense que c'est un mercenaire des
hautes terres qui rentre chez lui. La guerre ne paye pas en hiver. Il
parle peu, connaît les bêtes et est à la hauteur en cas de coups
durs.
L'aubergiste fit une mimique
dubitative.
- Non, je ne crains pas de me tromper.
C'est Vodcha qui a parlé d'ange en le voyant. Montrez-lui ce qu'il
doit faire.
L'homme se dirigea vers Névtelen qui
frottait le museau du tracks. Les nuages s'écartèrent laissant
luire la lune. C'est alors qu'on entendit le hurlement des loups.
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