Le temps changea dès qu'ils eurent passé le col. Puissanmarto n'en revenait pas. Devant lui il y avait une vallée profonde et longue qui se prolongeait par un espace dégagé comme il n'en avait jamais vu. Il s'arrêta se faisant bousculer par les suivants. Il se retourna, cherchant du regard un visage connu. Il prit par le bras un autre forgeron dont il savait qu'il avait déjà fait le voyage :
- Que voit-on ?
- C'est la grande plaine comme nous l'appelons. Eux l'appellent Siksag. Les Izuus ont des forteresses mais leurs territoires sont plus loin, là où le soleil est plus chaud. Fais attention, Puissanmarto, les paysans d'en-bas n'aiment pas les étrangers. Et ne regarde pas les femmes mariées, un regard mal interprété et tu te retrouves avec une lame dans le dos.
L'homme se dégagea et reprit sa marche. Puissanmarto se remit en marche avec la fin du tronçon. Derrière lui, achevant la montée, les files de miburs portaient le fourrage.
La descente fut beaucoup plus longue qu'il ne l'avait pensé. Il ne pleuvait plus. Les nuages étaient bloqués sur l'autre versant. Les dieux semblaient plus doux de ce côté-ci de la montagne. La route était bonne. Les lacets succédaient aux lacets. Il voyait la caravane qui s'étalait en contre-bas. Au loin, il vit même la silhouette de Sacha Salcha montée sur son tracks.
Deux jours plus tard, ils furent en bas. Un ruisseau courait au fond. Ils le passèrent à gué, remontant en face pour se diriger vers un bastion. Ils étaient tenus par des Izuus. La caravane fit étape autour. Des bruits se mirent à circuler. La guerre n'était pas loin. A dix jours de marche la ville de Varos était tombée aux mains du général Saraya. La route directe vers le général Stramts était coupée. Les Izuus discutaient de la meilleure stratégie. Quelques fous dont la fille du gouverneur étaient prêts à aller tailler les ennemis en pièces. Les autres dont Stoumal, plus mesurés, voulaient faire un détour. Puissanmarto entendit les uns et les autres discuter des possibilités pendant que la caravane attendait le résultat des discussions pour repartir. Le chemin le plus sûr était le plus long mais passait par les terres des Izuus. Cela voulait dire rallonger le voyage de toute une lunaison. Le plus court passait par Varos et impliquait le combat. Entre les deux, il y avait le chemin de Mocsar, la ville sur pilotis. Cela voulait dire de passer par la terre des marais. Les guides étaient rares et les chemins changeants.
Quand la caravane se remit en route, rares étaient ceux qui savaient l'option choisie. Puissanmarto avait tenté d'aller interroger l'Izuus géant. Malheureusement, il n'avait jamais réussi à l'approcher. Ce matin-là, il était dans l'incertitude comme les autres à un détail. Son chemin était d'aller dans la vallée du dragon.
- Dans deux jours, si on suit la rivière c'est qu'on va à Varos, disait le vieux au jeune.
- Sinon ?
- On partira vers les monts Hegyek. C'est de l'autre côté qu'on saura si on va chez les Izuus ou à Mocsar.
Puissanmarto calcula qu'il lui faudrait quitter la caravane dans deux jours si elle n'allait pas à Varos. Un homme seul avait plus de chance de passer inaperçu que tout un convoi. Selon ce qu'il avait appris, il lui fallait descendre la rivière sur au moins quatre jours avant de repartir vers les montagnes. Là il lui faudrait trouver une obscure vallée avec une ville du nom de Ticou, ou Chitcoul, il n'avait pas bien compris.
Le premier jour se déroula sans incident. Le soleil brillait rendant la marche agréable. Une légèreté flottait dans l'air. La soirée se déroula calmement. Puissanmarto alla se reposer tôt, laissant les autres raconter les histoires du pays. Il entendit parler de Mocsar, la ville de l'eau. Là-bas, il n'y avait pas de miburs, ni de tracks, mais des catchwas. Dans son demi-sommeil, il ne comprit pas bien ce qu'étaient les catchwas. Ces bêtes servaient à tout ce qui devait être fait par des miburs, mais marchaient sur l'eau. Les habitants eux-mêmes, savaient se déplacer sur l'eau. Le jeune demanda :
- Comment cela est-il possible ? La seule fois où je suis rentré dans l'eau et que je ne touchais pas le fond, j'ai failli mourir.
Le vieux lui répondit :
- Tu verras par toi-même si on passe par là. J'ai été forgeron une saison à Mocsar. L'hiver avait été précoce et le col fermé m'avait empêché de rejoindre la vallée. J'étais redescendu comme on vient de le faire. Le fort des Izuus avait déjà quelqu'un pour forger. On m'a conseillé d'aller à la ville sur l'eau. Le travail n'y manquait pas. Le feu n'est pas leur élément. S'ils connaissent bien l'eau, ils ont peu de métal. Ils achètent aux autres selon leurs besoins. Un forgeron qui arrive se voit toujours embauché, mais m'a dit mon interlocuteur, mais jamais un seul n'est resté plus d'une saison. J'ai mis trois jours pour arriver car un homme seul va plus vite qu'une caravane. J'ai été surpris. Je croyais atteindre une ville et je n'ai rencontré qu'une petite bicoque au bord de l'eau. Un vieil homme était assis là. Il me regardait arriver. Je me suis demandé où j'étais. C'est alors que j'ai vu tout un groupe d'hommes qui semblait glisser sur l'eau. Je me suis approché de la berge pour voir ça. C'est la première fois que j'apercevais un catchwa. Imagine une grande pierre sur laquelle tu pourrais faire tenir vingt personnes et une grande pierre qui flotte. Dessus, il y a une panière en tiges d'une plante des marais. C'est là dedans que je me suis retrouvé. Sous la pierre, il y a le catchwa. Je ne savais pas s'il nageait ou s'il marchait au fond de l'eau. Le catchwam, celui qui dirige le catchwa, se tient devant au-dessus de la tête, à moitié dans l'eau. C'est lui qui guide l'animal. On a avancé sur des chemins d'eau pendant une demi-journée et c'est là que j'ai découvert Mocsar.
Le jeune était suspendu aux paroles de l'ancien. Puissanmarto somnolant à moitié se retourna sans cesser d'écouter.
- Imagine une forêt d'arbres, ou mieux de troncs, simplement de troncs et sur ces troncs des maisons, de toutes les tailles, mais en bois. Je n'ai jamais vu de pierre sauf pour les foyers. J'ai débarqué sur un ponton que le catchwam m'a indiqué. J'ai découvert les restes d'une forge. Comme il y avait même un peu de bois, j'ai essayé de démarrer le feu, sans succès. Si je devais garder un seul souvenir de Mocsar, ce serait celui-là : tout est mouillé, toujours, tout le temps et partout. C'est le premier qui m'a donné du boulot qui m'a fourni le feu. Alors j'ai pu travailler et durant toute cette saison, j'ai toujours veillé à ce qu'il ne s'éteigne pas.
L'homme reprit son souffle, siffla un petit coup de cette boisson forte qui ne le quittait pas et reprit :
- Si tout est mouillé, c'est qu'il pleut. Il pleut tous les jours et pas qu'un peu. Parfois on n'a que du brouillard, mais autrement ça va de la bruine à la tornade. Quand la saison s'est finie, je n'en pouvais plus de l'humidité, des insectes et des gens.
Puissanmarto n'entendit pas la suite. Il dormait.
Le jour qui se leva était morose. Des nuages bas étaient arrivés dans le ciel. Puissanmarto leva le nez pour essayer de prévoir s'il pleuvrait. La caravane se mit en route plutôt difficilement. Comme les autres, Puissanmarto avançait sans entrain. Comme toujours, on mangea en marchant. C'est à ce moment-là que tomba la nouvelle. Le fort Izuus près du gué était détruit. Il fumait encore. Tout le convoi s'arrêta. Les ordres arrivèrent. On mit la caravane en position de défense. Des soldats partirent en reconnaissance. L'attente s'installa, la peur aussi.
Puissanmarto se sentit devenir nerveux. S'il voulait partir, il était au bon endroit mais difficile de quitter les lieux sans se faire remarquer. Il décida de patienter.
Autour de lui, l'opinion générale était que les troupes de Saraya n'étaient pas loin. Chacun essayait de voir ce qu'il allait faire. Les commerçants se préparaient à quitter la caravane. La fréquentation des Izuus ne semblaient pas bonne pour les affaires. Quand la nuit tomba, on manquait toujours d'informations. La caravane avait bien fondu. Restaient ceux qui étaient au service du transport des armes et ceux qui jugeaient que se retrouver seul face à une armée en campagne était trop dangereux. Puissanmarto dormit mal. Quand l'aube pointa, il entendit un cri, puis des bruits de combat. Saisissant son marteau, il grimpa sur une butte non loin de son campement. Il vit. Près du gué, des Izuus combattaient des hommes aux tenues sombres. Les attaquants semblaient avoir l'avantage. Tout bascula quand arriva Sacha avec Salcha. La lame noire fit merveille. Assoiffée de sang, elle semblait voler toute seule. Puissanmarto nota que la fille du gouverneur n'avait même pas eu le temps de revêtir une tenue de combat. Elle était enveloppée dans sa tenue de nuit, tissu léger simplement doublé d'une petite fourrure sombre. La ceinture n'avait pas résisté au premier engagement. Son corps dénudé autour duquel virevoltait le vêtement donnait l'impression d'un...
- On dirait un semi-dieu !
Puissanmarto se retourna. L'ancien toujours accompagné du jeune était là, comme lui, le marteau à la main.
- Un semi-dieu ?
- Oui, si Karya et les autres dieux ne sont connus que par leurs représentations, les semi-dieux ont des corps d'homme avec des ailes. Les légendes racontent leur puissance au combat. D'ailleurs les hommes de Saraya reculent.
Puissanmarto reporta son attention sur le champ de bataille. Les attaquants rompaient le combat et prenaient la fuite en retraversant le gué. Des tracks les attendaient. Quelques Izzus qui tentèrent de les poursuivre, furent victimes des tirs des archers ennemis. On entendit la voix de Stoumal et la trompe réclamer le regroupement. Aussi vite que cela avait commencé, le calme revint.
- Tu vois, mon gars, c'est pas bon ça ! Le général Saraya va nous tomber dessus.
Le jeune jeta à l'ancien un regard où se lisait la panique.
- T’inquiète, même si on participe, on va s'en sortir.
Puissanmarto remit son marteau à sa ceinture.
- Tu ne dis rien, Puissanmarto, toi qui as vaincu Fahiny ?
- Non, l'ancien, je n'ai rien à dire. La guerre n'est-elle pas toujours un malheur ?
Les ordres arrivèrent peu de temps après. On allait tenter de rejoindre Mocsar. Il fallait faire vite. Les gardes Izuus retarderaient les soldats de Saraya. Puissanmarto se retrouva embarqué dans le mouvement. Il était difficile de faire bouger rapidement autant de bêtes et d'hommes. Quand la nuit arriva toutes les bêtes avaient traversé. Il était hors de question de s'arrêter. La lune était favorable. On poussa hommes et bêtes et malgré les renâclements, quand ils s'arrêtèrent enfin, ils avaient mis une bonne distance entre eux et le gué. Ils dormirent peu. Le matin arriva avec la pluie. De nouveau on poussa hommes et bêtes. Les Izuus gardaient l'arrière du convoi. Puissanmarto s'était porté en avant. Il aidait les palefreniers à mâter les miburs qui commençaient à fatiguer. Le paysage était fait d'une succession de petites collines qui empêchaient toute vue au loin. C'est à la fin du deuxième jour qu'il découvrit le piège. Une bête était tombée en passant un ruisseau bloquant les autres. Par malheur, le seul passage praticable était bordé de courtes falaises. Un mibur avait glissé et était tombé en travers de la descente. Il fallait le relever avant de pouvoir faire passer les autres. Puissanmarto déjà de l'autre côté avec les premières bêtes, décida d'aller voir en haut de la colline s'il voyait enfin les canaux de Mocsar. Sa surprise fut totale. Les ennemis n'étaient pas derrière mais devant. Sur la colline en face, il vit les soldats se mettre en place. Avec des gestes lents, il se remit à couvert. Heureusement, des arbustes avaient caché sa progression. Il descendit la pente en courant faisant des grands gestes aux autres. Il bloqua les bêtes qui ne demandaient qu'à s'arrêter. Le chef des palefreniers traversa le ruisseau exprimant bruyamment sa colère. Ses ordres étaient clairs : avancer le plus vite possible. Puissanmarto lui fit le récit de ce qu'il avait vu. L'homme sembla se dégonfler :
« Il faut prévenir les Izuus... » fut la seule chose qu'il trouva à dire. Puissanmarto partit au petit trot pour prévenir en arrière. Il coinça un Ismen sur son tracks et lui donna l'ordre d'aller trouver Stoumal. Ce dernier fut tellement sidéré par le fait de recevoir un ordre d'un prismen, qu'il ne répondit pas mais partit au grand galop. Puissanmarto distribuait les ordres, faisait s'arrêter les différents groupes. Les chefs de tronçons devant son aplomb obéirent comme l'Ismen. Il n'attendit pas de voir si tout se passait bien. Il repartit vers le ruisseau et remonta la colline. Avec précaution, il se mit à observer en face. Les soldats s'étaient bien cachés mais on voyait ça et là de petits signes trahissant leur présence, si on regardait bien. Il ne se retourna pas en entendant des tracks arriver. Il vit Stoumal se glisser à côté de lui :
- Parle !
- On les voit là, et là et puis là-bas près du grand arbre.
- Tu as déjà combattu.
- Je ne sais pas, répondit Puissanmarto.
- Ce n'était pas une question, lui répondit Stoumal. Le gouverneur m'a dit ta mission. Tu as désobéi, tu devrais être loin. Tu mérites une punition mais sans toi, nous serions tombés dans le piège. Le prêtre de Karya m'a prévenu. Ton rêve est trop puissant pour que quiconque se mette en travers. Les dieux nous seront favorables, tu es là. Après la victoire tu partiras accomplir ce qui doit être accompli.
Puissanmarto resta abasourdi. Le chef de la caravane redescendit tout en donnant des ordres. Les discussions portèrent sur le nombre des ennemis. Sacha s'en mêla. Elle s'était fait faire un habit par ses servantes pour le combat. Sur son armure de cuir et de plaques, elle avait fait ajouter une sorte de cape pour redonner l'impression qu'elle avait des ailes. Sa possession de la lame noire et sa prestation lors du premier combat lui rendirent attentive l'oreille de Stoumal. Puissanmarto qui voyait les miburs s'accumuler entre le cours d'eau et la crête, les écoutait distraitement. La stratégie des Izuus se résumait à une charge à dos de tracks. « La victoire ou la mort » semblait être leur devise. Il haussa les épaules et s'éloigna. Le géant se détacha du groupe.
- Tu sembles être d'un avis différent, Puissanmarto.
- Suppose que ce soit l'armée de Saraya en face !
- Nous mourrons avec honneur et notre sacrifice sera honoré.
- Oui, et c'est bien mais inutile. Une fois que vous serez morts, Saraya n'aura qu'à se baisser pour récupérer la couronne de Yas et il aura récupéré toutes les armes...
- Que proposes-tu ?
- Faites une charge !
Le géant le regarda d'un air ahuri. Baissant la voix, Puissanmarto lui exposa son idée. Il se retrouva le nez par terre quand le géant lui donna une grande claque dans le dos en lui disant : « génial ! »
Sacha, Stoumal et les autres combattants Izuus préparèrent leurs tracks. La charge commencerait dans de bonnes conditions, en descente, ils pourraient prendre de la vitesse. C'était indispensable pour avoir une bonne force de frappe à l'arrivée. Jetant un coup d’œil en arrière pour vérifier que tout était en ordre, il ne remarqua pas le manège de Puissanmarto, du géant et de quelques autres.
Quand il abaissa le bras, la terre se mit à trembler sous le choc des sabots. Ils atteignirent le haut de la colline et commencèrent la descente.
Les premières flèches partirent de trop loin. Les tracks prenaient de la vitesse. Stoumal eut un instant de flottement en entendant le bruit de la charge s'amplifier. La terre tremblait de plus en plus fort. Il crut un instant qu'une contre-charge arrivait. A côté de lui, Sacha, Salcha tendue en avant, ne semblait pas se poser de question. Ses yeux noirs cherchaient où frapperait la mort. Il se retourna en voyant les soldats de Saraya commencer à fuir sur toute la largeur de la colline. Il eut une vision incroyable d'un troupeau chargeant. Il sourit. Les miburs lancés au galop leur avaient emboîté le pas. C'est cette vision d'apocalypse de centaines de bêtes les chargeant qui faisait fuir les soldats. Il eut juste le temps de se demander ce qui avait affolé les miburs avant le premier contact.
Puissanmarto, la torche encore à la main, regardait la charge des miburs fuyant le feu. Les lourdes bêtes pouvaient quand elles paniquaient être redoutables.
La suite fut moins glorieuse. Il fallut éteindre les foyers allumés pour affoler les miburs et surtout les récupérer.
Puissanmarto ne le vit pas. Il était parti avant que les combattants ne reviennent.
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