Ils avaient réfléchi au meilleur chemin. Tienbien pensait qu'il y avait un village ou une ville à quelques jours de marche. Des gens venaient pour consulter la voix aux yeux noirs. Ils venaient avec des offrandes. Tienbien ne savait pas ce qu'ils venaient chercher ici, mais il était sûr qu'ils venaient. Il avait vu une fois un groupe passer une petite crête un peu plus loin. Après il ne savait pas le chemin. Puissanmarto ouvrait la marche. Ils trouvèrent le passage décrit par Tienbien. Ils escaladèrent la pente assez raide sans grande difficulté. Arrivés en haut, ils découvrirent une vallée où coulait une petite rivière. Puissanmarto montra une trace assez nette se dirigeant vers le fond de la vallée. Ils s'engagèrent dans la descente. Le chemin serpentait en descendant doucement. Ils marchèrent ainsi toute la journée. Le chemin après avoir rejoint le niveau de l'eau serpentait en suivant le cours du ruisseau qui bondissait de rocher en rocher. Montant et descendant, ils atteignirent sans difficulté un petit plateau surplombant une chute. Le ruisseau changeait de direction et rejoignait par un saut de quelques hauteurs d'homme une rivière plus importante en bas. Le soleil déjà bas, n'éclairait plus le fond de la vallée. Puissanmarto donna le signal du bivouac. Il eut un sentiment de déjà vécu. Il trouvait cette impression désagréable. Savoir qu'on avait déjà vécu des choses semblables et ne pas s'en rappeler le faisait enrager.
Le matin, il retrouva la même impression. Il avait dû bivouaquer dans sa vie d'avant pour savoir si bien s'y prendre. Ils reprirent le chemin. Il faisait un long détour pour arriver en bas de la cascade. La température se maintenait dans l'agréable. S'il avait gardé son marteau à la main au début, Puissanmarto l'avait remis à sa ceinture, estimant qu'il n'y avait pas de danger. La journée se passa tranquillement, sans qu'il rencontre âme qui vive. Puissanmarto restait attentif, pas par crainte mais pour voir s'il n'apercevait pas une grande bête noire avec des yeux rouges. Il savait maintenant qu'il s'agissait d'un loup noir. Le souvenir des mots était revenu. Pourquoi un loup noir l'avait-il aidé ? Il finissait par croire Tienbien qui soutenait qu'il avait un destin particulier. Plus petit et plus râblé que les autres membres du groupe, Puissanmarto se sentait différent. Il devait venir d'une autre région, avoir vécu différemment d'eux. Manquait-il à quelqu'un ? Il pensait à tout cela en ouvrant la marche. C'est comme cela qu'ils perdirent la trace.
- Je ne vois plus rien, dit Tienbien. Tu es sûr que c'est par là ?
- J'ai suivi une trace, mais cela devait être celle d'un animal. Je ne vois plus le chemin, répondit Puissanmarto. Ce n'est pas grave. Nous allons vers l'aval. En descendant la pente, nous allons retrouver le ruisseau.
Têteblanche fit la grimace.
- C'est drôlement pentu par là. Je préférerais faire demi-tour.
Une discussion s'engagea pour savoir ce qu'on devait faire. Finalement ce fut Tienbien qui emporta la décision en déclarant qu'on allait sécuriser la descente avec la corde qu'il portait.
Cela prit du temps de faire descendre tout le monde. Si Puissanmarto se laissa aller dans la pente en se freinant d'arbre en arbre, Têteblanche mit trois fois plus de temps accroché à la corde en descendant à petits pas. En attendant que les autres descendent, Puissanmarto alla explorer les environs. Il fut heureux de retrouver une trace plus nette non loin du ruisseau. Il sourit. C'était un vrai chemin et pas une trace sur une pente. Après avoir jeté un coup d’œil en arrière pour vérifier que Tienbien réussissait à faire descendre tout le monde, il s'avança un peu pour aller explorer la suite du sentier. Il fit une centaine de pas. Le ruisseau s'enfonçait dans une gorge et le chemin partait vers le soleil couchant. Il arriva ainsi au bord d'une nouvelle vallée. Il regarda en bas et sursauta. Il y avait une habitation dans les arbres près du cours d'eau. Dans la lumière du couchant, il remarqua que de la fumée en sortait.
Il jura entre ses dents :
- Knam !
Il fut étonné de la sonorité de ce qu'il disait. Ce mot était un juron. De cela il était sûr mais « knam » n'avait pas de sens pour lui. Il remonta vers les autres. Têteblanche était arrivé.
- J'espère qu'on n'aura pas d'autres passages comme ça ! dit-il, essoufflé.
- Non, je ne pense pas. Je viens de voir une maison plus bas.
La nouvelle les réduisit au silence quelques instants puis tous se mirent à parler en même temps. Puissanmarto les laissa faire un peu et leva les mains pour réclamer la parole.
- Je pense qu'il vaut mieux bivouaquer ici pour la nuit. Si nous descendons maintenant nous ne verrons rien. On ne sait pas comment ils vont nous accueillir.
La discussion reprit de plus belle. À la fin tout le monde se rangea à l'avis de Puissanmarto. Ils s’installèrent pour la nuit. Il remarqua que le vent allait dans le bon sens. Il autorisa l'allumage d'un feu en faisant attention qu'il ne soit pas visible de loin. Il avait envie de faire un tour de garde. Il s'en abstint. Les uns et les autres étaient trop fatigués pour rester éveillés. Il dormit mal, les sens aux aguets.
Le matin arriva. Un petit vent froid s'était levé. Ils ranimèrent le feu. Pendant qu'ils mangeaient, chacun alla voir la maison en bas. Elle était nichée au creux d'un virage de la vallée. Elle avait plusieurs niveaux. La fumée qui s'en échappait prouvait son occupation. Les commentaires allèrent bon train. Ils redoublèrent quand Têteblanche revint en disant avoir aperçu quelqu'un. Tout le monde se précipita vers la falaise. Ils finirent tous à quatre pattes pour regarder en bas. Au loin, on voyait un petit nuage de poussière. Puissanmarto pensa : « Peu d'hommes, et des bêtes ! ». Au détour d'un virage, ils virent deux hommes et une monture chargée de sacs.
- Que viennent-ils faire ?
- Ils viennent pour les salemjes.
- Pour les salemjes ?
- Bien sûr, il faut les moudre. En fait en bas c'est un moulin. C'est pour ça qu'il est sur le cours d'eau.
- Alors on peut descendre sans crainte. Qu'en penses-tu, Puissanmarto ?
- On va y aller mais avec prudence. Ils sont peut-être craintifs.
Ils rassemblèrent leurs affaires et entamèrent la descente. Le sentier passait dans un bois. Ils perdirent de vue les arrivants. Avant que le soleil ne soit haut, ils virent à travers les arbres le toit du moulin. Des gens s'affairaient en bas. Ils s'arrêtèrent sur un signe de Puissanmarto et ils observèrent. Le moulin était une grande bâtisse comme celle de la voix aux yeux noirs. On entendait le bruit de la meule à l'intérieur. Elle ne devait pas tourner tout à fait rond car régulièrement revenait un claquement sonore. Les gens qu'ils avaient aperçus de haut, ou d'autres arrivaient. Ils accompagnaient une bête de somme chargée de quatre sacs. Ils virent sortir un gros homme qui s'essuyait les mains sur ses cuisses.
- Ah ! Bonjour maître Stramje. Quatre sacs ! Voilà un beau chargement. Je peux même vous faire cela aujourd'hui, mais il faudra attendre.
- Non, maître meunier, je reviendrai demain à la première heure. J'ai un autre chargement. Je reprendrai mes sacs et vous donnerai les autres.
- Comme vous voulez, maître Stramje. Mais demain j'attends les sacs de la maison Greison. Et vous savez que cela va m'occuper plusieurs jours.
Pendant que les deux hommes discutaient, d'autres personnes déchargeaient la bête et rentraient les sacs.
Tienbien commentait à mi-voix ce que disaient les hommes en bas. Il semblait connaître les us et coutumes locales. Bientôt ils virent repartirent maître Stramje avec son serviteur. Ils les laissèrent s'éloigner. Quand le nuage de poussière de leurs pas fut assez loin, ils reprirent leur cheminement. Le bois s'étendait jusqu'à un muret qui marquait la limite du domaine. Il y avait un passage plus bas avec deux petites marches. Le sentier se continuait jusqu'à une cour. Tienbien ouvrait la marche. Quand il pénétra dans la cour une femme cria. Ils s'arrêtèrent tous. Le meunier apparut à la porte.
- Qu'est-ce qui...
Il regarda vers le groupe.
- Qui êtes-vous ?
- Nous venons de là-haut, répondit Tienbien.
- C'est Fahiny qui vous envoie ?
- Qui est Fahiny ?
- Vous venez par le chemin de Fahiny et vous ne... vous ne connaissez pas Fahiny !
- Vous parlez de qui ? demanda Puissanmarto.
- Fahiny est celle qui sait.
- Celle qui sait ?
- Oui, celle qui sait. Depuis des saisons et des saisons, je lui envoie les gens qui veulent savoir.
- Comment est Fahiny ?
- C'est une femme à peine plus grande que vous, dit le meunier à Puissanmarto. Elle a un regard qui vous transperce et personne ne peut lui résister.
- La voix aux yeux noirs !
- La voix aux yeux noirs ? demanda le meunier.
- Oui, celle qui nous gardait prisonnier là-haut ! dit Tienbien.
Le meunier les regarda l'un après l'autre sans comprendre. Il voyait une dizaine d'hommes envahir sa cour dont l'un au moins avait à la main un marteau fort peu sympathique.
La femme qui avait crié au début dévisageait aussi les arrivants. Quand Tienbien avait parlé, elle avait fixé son regard sur lui et depuis ne l'avait plus quitté des yeux.
- DAHOLO ! Tu es Daholo !
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