lundi 19 novembre 2012

L'activité continuait sans faiblir. Puissanmarto de temps en temps prenait le temps de forger, mais faisait ça le soir quand les Izuus étaient partis. Les prismens présents le regardaient faire mais n'en disaient rien. Puissanmarto partait d'un lingot de métal et s'amusait à l'étirer, à le marteler. Il en faisait une pointe de lance ou une épée dont les formes étaient étrangement en courbes. Pour finir, il lui redonnait la rectitude des armes des Izuus et mêlait son œuvre à celles des forgerons. Ce matin là, Frapnal était de mauvaise humeur. Tout le monde avait eu droit à des remontrances voire plus. L'ambiance était lourde, tout le monde se taisait, ou parlait peu. Les blagues habituelles tombaient à plat et ne faisaient rire personne. Le premier atelier, où exerçait Frapnal était encore plus sinistre. Puissanmarto se concentrait sur la conduite de son feu.
C'est alors qu'elle arriva. Tous les regards convergèrent vers elle. Elle devait en avoir l'habitude car elle se comporta comme si ils n'existaient pas. Elle démonta de son track avec aisance et grâce. C'était une bête magnifique, dont le harnachement prouvait la puissance de son propriétaire.
- C'est la fille du gouverneur ! dit Balnou.
- Qu'est-ce qu'elle veut encore ? ajouta un Izuus.
- Frapnal va pas être content, murmura quelqu'un à mi-voix.
Puissanmarto la vit mieux quand elle passa pour aller vers l'atelier de Frapnal. Ses vêtements étaient en cuir souple aux couleurs de la maison du gouverneur. Les gardes qui l'accompagnaient portaient la même livrée, celle de la Haute Garde. Ces guerriers d'élite étaient des légendes à eux seuls. On les disait capables des plus grands exploits. Puissanmarto les sentaient trop confiants. Que valaient-ils dans un vrai combat ? D'après ce qu'il avait entendu, la Haute Garde n'avait pas été engagée dans une vraie bataille depuis l'arrivée des Izuus et la prise de Maskusa. Cela remontait à deux générations. En attendant, ils paradaient dans la cour de la citadelle avec leurs épées en métal noir et leurs armures faites de plaques métalliques cousues.
Bientôt, on entendit des éclats de voix venant de la forge d'à côté :
- STRAT....(Il n'en est pas question!) hurlait Frapnal pour couvrir le martèlement
- VOT...( Telle est ma volonté) répondit la fille du gouverneur.
- RTA...(Je n'ai pas d'homme pour faire cela, votre père exige que les armes soient livrées pour le convoi!).
- FRAG PUISSANMARTO (Demandez à Puissanmarto. On m'a rapporté son savoir-faire).
Puissanmarto dressa l'oreille. Qui avait dit quoi ? Il n'aimait pas du tout ce qu'il entendait. Frapnal voulait savoir, la fille du gouverneur refusait de dévoiler ses sources. Elle savait. Elle termina la discussion par un argument implacable :
- KARYA … (Par le Karya sacré, tu dois obéissance!)
Puissanmarto vit débouler Frapnal près de lui. Il semblait en furie. Juste derrière lui, venait la fille du gouverneur.
- Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu aurais mieux fait de t'abstenir. Maintenant tu vas obéir aux ordres de son altesse. Laisse Balnou surveiller le feu.
Tous les regards s'étaient détournés. Tout le monde semblait complètement absorbé par sa tâche présente. Frapnal quitta la forge à grands pas tout en fulminant.
Un page s'avança :
- Son altesse veut une épée qui ne soit pas comme celles des autres.
- Je ne forge pas, je suis chargé d'entretenir le feu. D'autres prismens martèlent.
- Mral (Ne me fais pas croire que tu ne sais pas. On a vu et on m'a dit!), intervint la fille du gouverneur.
Le page traduisit les paroles de sa maîtresse. Puissanmarto s'inclina en disant :
- Quel est son désir ?
De nouveau, il y eut un conciliabule entre la fille du gouverneur et son page. Celui-ci se tourna enfin vers Puissanmarto et lui dit :
- Son Altesse veut une épée courbe aux formes sinueuses qui inspire la terreur à ses ennemis.
Puissanmarto ne répondit pas tout de suite. La fille du gouverneur se situait dans la lignée des femmes guerrières des Izuus. Il la pensait capable de tenir tête aux gardes qui l'accompagnaient. D'où savait-elle qu'il forgeait ? Qui avait trahi son secret ? Il n'était plus temps de se poser la question.
- Il me faudra du temps pour la faire.
Après un aller-retour de traduction, le page reprit :
- Tu as jusqu'à demain !
- Non, répondit Puissanmarto, une arme en métal noir ne se forge pas en deux jours !
En entendant la réponse, la fille du gouverneur s'était tournée vers lui. Il se douta qu'elle comprenait le prismen.
- Trois jours et pas un de plus, lui dit-elle d'un sourire carnassier. Tsal...(allons nous-en !).
Elle repartit aussi vite qu'elle était venue.
Frapnal arriva peu après.
- Tu te crois malin, Puissanmarto ? Le secret des armes noires est perdu depuis des générations. Ne te crois pas plus grand que tu n'es. Ce n'est pas les jouets que tu as forgés qui vont la satisfaire.
- Maître Frapnal, je ne suis pas un prismen. Mes secrets ne sont pas les vôtres. Je ne ferai pas une arme noire des Izuus. Je ferai l'arme noire qui ira à sa main. J'ai besoin de deux choses.
Frapnal se renfrogna. Il n'avait pas le choix. Il fallait qu'il coopère. Soit l'arme était mauvaise et il aurait sa vengeance car la fille du gouverneur le ferait châtier, soit l'arme serait bonne et il en aurait le secret.
- Parle !
- Je dois aller en forêt chercher ce qui m'est nécessaire pour la première chose et je dois savoir le nom de la fille du gouverneur pour que l'épée soit à sa main.
Frapnal se renfrogna encore plus. Dire le nom de la fille du gouverneur à ce non-Izuus lui arrachait le cœur. Il y avait un pouvoir dans le nom, il le savait et manifestement Puissanmarto aussi.
- Va chercher ce qui t'est nécessaire, pour le nom, je vais demander.
Puissanmarto, muni de son passe-droit, partit au petit trot vers la forêt. Avec le convoi qui était presque prêt les contrôles s'étaient renforcés. Des soldats vérifièrent plusieurs fois son passe-droit. Il lui fallut un bon moment pour atteindre la forêt. Cela lui permit de réfléchir. Il avait accepté de faire cette épée sans savoir ce qu'il disait. La crainte lui serrait le ventre. Il savait qu'il avait besoin de quelque chose qu'on rencontrait en forêt mais ses souvenirs s'arrêtaient là. C'est comme lorsqu'il forgeait. Il aurait été incapable avant de le faire, de décrire ce qu'il devait faire. Les gestes revenaient pour ainsi dire tout seuls. C'est comme s'il y avait une barrière entre ses souvenirs et lui. Il entra toujours trottinant dans la forêt qui s'étendait depuis Maskusa jusqu'aux montagnes. Son instinct lui disait de courir sans s'arrêter jusqu'à ce qu'il trouve. Il continua tant que ses muscles le portèrent. Il ne s'arrêta qu'à bout de souffle. Assis sur une souche, il respirait à fond quand il vit ce qu'il cherchait. Il était sur le territoire des loups noirs. Leurs poils étaient accrochés à tous les buissons. Il regarda autour de lui mais il n'y avait aucun signe de vie. Il ramassa les poils. Maintenant il était sûr. C'est de cela qu'il avait besoin. Il trouva aussi par terre un os frais mais rongé. Il sourit. Cela aussi lui servirait. Une fois sa moisson de poils faite, il repartit vers la ville. Il s'arrêta une autre fois pour cueillir des baies bien noires. Il en goûta une. Elle était merveilleusement sucrée. C'était juste ce qu'il lui fallait. Il s'en fit une collation et reprit le chemin de la ville. Il arriva à la forge à la nuit tombante. Frapnal était déjà parti. Balnou l'attendait :
- Frapnal est en rage après la fille du gouverneur. Mais comme il ne peut rien contre elle c'est toi qui vas en subir les conséquences. Fallait pas jouer au Izuus. Nous les prismens, on le sait. Cela nous retombe toujours dessus...
- Oui, Balnou, mais je ne suis pas un prismen. Je ne sais pas ce que je suis mais je ne suis pas un serviteur de Izuus. Elle veut une arme noire, elle va l'avoir. Où sont les autres ?
- Il y a une fête pour un mariage à la ville. Comme demain est jour de célébration, ils sont partis participer.
- Bien, va les rejoindre, tu en meurs d'envie. J'ai à faire.
Balnou ne se fit pas prier et partit sans attendre.
Puissanmarto prépara le feu et un curieux mélange qu'il fit macérer dans un des creusets à chaud. Avec la moelle de l'os qu'il avait mise à part, il prépara une pâte en y ajoutant du charbon de bois qu'il avait pulvérisé.
Le feu avait repris de la force. Il alla chercher un petit lingot de métal qu'il commença à travailler. Il le chauffait peu, mais martelait beaucoup, contrairement aux forgerons Izuus. Quand le métal eut atteint la bonne longueur, il en fit presque un tube et y déposa du charbon de bois pulvérulent. Il recommença son martelage. Il fit cette opération plusieurs fois dans la nuit. Au petit matin, il se reposa un peu.
Frapnal arriva avec le soleil. Son visage fermé et son regard de feu en disait plus long que ses paroles. Il dirigea la célébration au dieu du feu avec raideur. Délaissant les convenances qui voulaient qu'il partage le repas avec les participants, Frapnal prit la poudre d'escampette. Les Izuus et les prismens de l'atelier de Puissanmarto, s'entreregardèrent mais personne ne dit rien. Tout le monde avait remarqué les hauts gardes qui traînaient dans la cour de la citadelle. Ils retournèrent au travail en traînant les pieds.
Balnou se retrouva, comme par hasard, près de Puissanmarto :
- J'espère que tu vas réussir, car sinon on est mal parti...
Puissanmarto ne répondit rien mais reprit sa barre. Les Izuus le regardaient à la dérobée. Sa technique semblait différente de la leur. Ils notèrent qu'il martelait à froid. Par gestes, ils s'interrogèrent mais personne ne savait de quoi il s'agissait. De tout temps, les forgerons martelaient à chaud. Un des Izuus fit le geste de la folie. Les autres approuvèrent de la tête.
Puissanmarto ne s'occupait pas d'eux. A la fin de la journée, il avait en main une lame courbe. Quand les Izuus partirent, ils jetèrent des regards de plus étonnés. Le métal brillait. Ils s'éloignèrent en discutant entre eux. Si les hauts gardes avaient changé, ils étaient toujours présents. Ils virent Frapnal s'approcher de Puissanmarto. Ce dernier s'arrêta de travailler. Frapnal lui dit quelque chose à l'oreille. Puissanmarto eut un sourire. Frapnal s'éloigna rapidement.
Dans la nuit tombante, le feu rugit dans l'atelier. Les prismens présents prirent leurs affaires pour rejoindre les écuries. Ils préféraient dormir avec les tracks et leurs parasites que de subir le bruit de Puissanmarto.
Si certains l'observèrent, ils ne comprirent pas ses faits et gestes. Dans la pénombre, ils ne virent pas que le seau qu'il employait pour sa trempe contenait le mélange qu'il avait préparé. La nuit passa ainsi.
Au petit matin quand ils arrivèrent à la forge, les Izuus eurent un choc. Une épée mi-longue, sinueuse comme une liane reposait sur la pierre du foyer. Ils s'approchèrent. Puissanmarto dormait dans un coin. Un des Izuus la prit en main. L'étonnement se lut sur son visage. Il n'avait jamais eu de lame aussi légère en main. Même sans sa garde, il en apprécia l'équilibre. La lame passa de main en main. Quand Frapnal arriva, ils lui montrèrent. Il regarda le métal de près après l'avoir soupesée et maniée. Il vit que l'épée était finement striée sur toute sa surface. Il sursauta quand il entendit Puissanmarto lui demander :
- Puis-je la finir ?
Frapnal ne dit rien mais lui tendit brusquement.
Puissanmarto la prit avec précaution. De son chiffon, il l'essuya.
- Que vaut ton jouet ? demanda le maître de la forge.
Puissanmarto ne répondit pas. Il fit juste un moulinet et abattit l'arme sur des lames d'épées prêtes à être livrées. Il y eut le bruit du choc du métal sur le métal. Si l'arme de Puissanmarto sonnait encore, les autres lames étaient brisées.
- D'autres questions ?
Frapnal tourna les talons et partit sans un mot. La lame à la main, Puissanmarto fit un tour sur lui-même :
- D'autres questions ?
Personne n'osa intervenir. Il repartit vers le foyer et mit la lame à chauffer. Il la retira plusieurs fois tout en l'essuyant avec un tissu qui émit une fumée âcre et piquante en touchant le métal chaud.
Le soleil était au zénith quand arriva la fille du gouverneur. Elle démonta avant l'arrêt complet de sa monture et se précipita dans la forge. Puissanmarto ajustait la garde.
- Tro... (Montre!), dit-elle en tendant la main.
Puissanmarto ne bougea pas. Il continua tranquillement à finir ce qu'il faisait. Le page entra :
- Son Altesse exige que tu lui montres son épée.
- Non, elle attendra que j'aie fini.
Le page devint blanc en entendant la réponse.
- Ses... (Tu oses...) hurla-t-elle.
Puissanmarto assis sur une enclume, ne leva même pas les yeux.
- La colère n'est pas une aide pour le guerrier, mais son ennemie.
La fille du gouverneur, sidérée l'espace d'un instant, se mit à rire.
- Str... (Tu es un être étrange, Puissanmarto, ne connaîtrais-tu pas la peur ?)
Puissanmarto se leva d'un bond faisant un moulinet avec l'épée. La fille du gouverneur fit un bond en arrière. Les hauts gardes tirèrent leurs armes noires du fourreau. Elle fit un geste d'apaisement.
Dans le même mouvement, Puissanmarto fit tourner l'épée pour lui présenter la garde. La fille du gouverneur avança la main. Puissanmarto fit reculer l'arme :
- Attention, votre altesse. C'est une arme noire. Non pas une de ces pâles copies qu'arborent vos gardes. C'est une vraie arme noire au nom puissant capable de déclencher la haine et la violence.
- Quel est son nom ? dit la fille du gouverneur en prismen.
- Salcha (Celle qui tue avant qu'on la voie), répondit Puissanmarto en Izuus.
La fille du gouverneur sursauta. Ce nom était si proche du sien, qu'elle hésita un instant avant de la prendre en main. Elle sentit la garde simple et sans fioriture s'adapter à sa main. Elle la fit tourner sur elle-même, en appréciant l'équilibre et la légèreté. Elle partit d'un grand éclat de rire.
- Gra....( Tu es bien forgeron, Puissanmarto. Je n'ai jamais vu d'arme semblable.)
Les autres spectateurs regardaient les moulinets que décrivait la lame. Ils étaient comme hypnotisés. La fille du gouverneur les regarda, puis se retourna vers Puissanmarto tout en continuant à manipuler son épée.
- Que leur arrive-t-il ?
- La magie de l'arme opère. Salcha doit retourner au fourreau.
Puissanmarto lui tendit le fourreau de l'épée. La fille du gouverneur rangea l'arme. Autour d'eux la vie sembla reprendre.
- Ta magie est forte, Puissanmarto. Peut-être trop !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire