vendredi 9 novembre 2012

Tienbien était redevenu Daholo, le fils de la veuve Trisman. La rencontre avec son passé avait réveillé ses souvenirs. Il était devenu le chef naturel du petit groupe. Il était resté au moulin quelques jours accueilli par le meunier qui, bien que cousin éloigné de sa mère, se devait de lui offrir l'hospitalité. Puissanmarto et les autres avaient bivouaqué dans le bois derrière le moulin et rendaient service en aidant à la manutention des sacs. La maison Greison occupa tout le monde pendant plusieurs jours. Puissante maison dont le domaine était vaste, elle avait une bonne récolte de salemjes même si elle était tardive. Le va-et-vient des serviteurs et des bêtes de somme avait fait circuler le bruit de l'arrivée des dix hommes de Fahiny, comme on les appelait. La veuve Trisman était arrivée le troisième jour. Elle avait négocié avec le contremaître de la maison Greison une montée jusqu'au moulin. C'est ainsi que Daholo vit arriver sa mère. Elle était assise bien droit sur un mibur qui ne portait que deux sacs. Puissanmarto vit Daholo rester comme tétanisé. Des larmes perlaient au bord de ses yeux. Leur étreinte dura longtemps. Le meunier cria :   
- Allez ! Tout le monde au boulot !
La ronde des sacs reprit laissant seuls comme deux litmels plantés là, la mère et le fils immobiles au milieu de l'agitation. Puissanmarto fut remué par cette vision. Des bouffées d'émotions lui venaient qu'il cachait comme il pouvait.
Au cinquième jour, on vit arriver des soldats montés sur des tracks. Ils démontèrent sans se presser. Puissanmarto avait des envies de meurtres en les regardant, sans savoir pourquoi. Pourtant, il continua à décharger les sacs tranquillement. Les soldats firent de grandes démonstrations d’amitié au meunier qui se dépêcha de leur faire servir à boire. Puissanmarto se dit qu'ils jouaient bien leur rôle de soldats plus prêts à boire un coup qu'à faire leur devoir. Si les uniformes étaient négligés, il avait remarqué que les armes étaient en parfait état. Il les entendit parler à voix forte de la récolte de la famille Greison, du travail pour le meunier. Ce n'est qu'après deux ou trois verres que le chef aborda l'histoire des dix hommes de Fahiny. Daholo fut appelé avec sa mère. Ils lui posèrent nombre de questions. Puissanmarto passait et repassait pas très loin. Il entendait des bribes de conversations. Il fut étonné d'entendre les soldats parler deux langues différentes. Avec Daholo, ils utilisaient le langage commun, mais entre eux, ils utilisaient un parler autre, plus rugueux, plus sourd. Puissanmarto avait mis un peu de temps à s'en apercevoir. Il comprenait les deux. C'est en voyant Daholo ne pas réagir alors qu'il était mis en cause par un des soldats qu'il prit conscience de cette curiosité. Il demanda au meunier, entre deux sacs :
- Ils parlent quelle langue, les soldats ? On ne comprend pas tout.
- Ah ! C'est vrai que tu as oublié. Il parle le langage des Izuus. Ceux qui nous dirigent sont des Izuus, nous nous sommes des Prismens. 
Puissanmarto n'insista pas. Il reprit un sac de salemje moulue. Il le chargea sur son dos et alla vers les miburs qui attendaient leur chargement. Dans le groupe des dix, il était le seul assez fort pour porter un sac seul. Les autres étaient obligés de se mettre à deux ou trois pour faire la même chose. En passant près de la table des soldats Izuus, il les entendit parler de lui. Des mots comme « différent », « marteau de guerre » lui frappèrent les oreilles. Ces propos étaient échangés tout en souriant et en semblant ne faire attention à rien. En voyant le meunier passer, ils l'appelèrent. Tout en plaisantant, ils orientèrent la discussion sur Puissanmarto et surtout sur le marteau.
- C'est une arme de guerre, son marteau, dit l'un.
- Et il est sacrément costaud, dit l'autre.
- Sans compter qu'il n'a pas la tête d'un prismen, dit un troisième.
Le meunier semblait se balancer d'un pied sur l'autre.
- J'sais bien qu'il ne ressemble pas à un gars de chez nous, mais son marteau, il le manie bien pour travailler et pas pour se battre. Y a deux jours, j'ai un de mes srimls qui s'est tordu. J'vous laisse imaginer l'bazar. D'habitude, on démonte, on descend chez le forgeron et on le récupère quand on peut pour le remonter. Ça bloque tout sur au moins trois jours. Là, l'Puissanmarto, il l'a démonté, chauffé, redressé, remonté comme s'il avait fait ça toute sa vie. C'gars, c'est pas un guerrier, c'est un forgeron. Et quand j'vous dis qu'il l'a chauffé, fallait voir. Il sait faire un feu qui chauffe, c'gars ! Ça, vous pouvez me croire
- Allez, on va re-boire un coup, dit le chef des soldats, tes histoires de feu, ça me donne chaud.
Le soir venu, Daholo vint les voir :
- Les Izuus vont nous accompagner en ville. Le gouverneur veut nous remercier. Il paraît que plein de gens nous attendent pour retrouver un fils, ou un compagnon.
Le lendemain matin, ils prirent le chemin de la ville, avec les soldats. La veuve Trisman avait eu droit à être prise en croupe. Il leur fallut une demi-journée pour arriver en vue de la ville.
Puissanmarto et les autres s'arrêtèrent en découvrant le panorama. Le chef des soldats tira sur ses rênes pour bloquer sa monture. Il se retourna étonné de cet arrêt inhabituel. Il vit les dix hommes de Fahiny comme des statues ouvrant de grands yeux, sidérés par la vision. À leurs pieds et s'étendant loin, il y avait Maskusa la grande. Puissanmarto ne pouvait même pas imaginer qu'il existait une telle concentration de maisons quelque part. On découvrait aussi la plaine, aux couleurs ocres des champs coupés. Ça et là des bois donnaient une tonalité verte. Le chef des soldats dit :
- Allez, on avance ! On va pas rester là toute la journée.
La descente se fit sur un bon chemin, bien empierré. Le soleil était au zénith quand ils approchèrent. On entendit une trompe sonner sur les hauts murs qui entouraient Maskusa. Bientôt, ils virent une foule sortir de la ville et venir vers en eux en criant de joie. Puissanmarto entendit le chef des soldats dire dans sa langue :
- Trasmat comla sigla...( Le gouverneur ne va pas être content. Il voulait une arrivée discrète).
Son second lui répondit :
- Srharmt cluifgra...(Il ne faut pas contrarier la foule. Passons par la voie principale. Le gouverneur décidera après).
En observant les autres, il ne les vit pas réagir. Puissanmarto fit comme s'il n'avait rien compris. Il suivit le mouvement qui amena le groupe à la porte de la ville.
- Vive Puissanmarto ! Vive Puissanmarto !
Les cris qui les accueillirent le laissèrent sans voix.
- Écoute, Puissanmarto, ils sont venus pour toi. Tu as détruit la malédiction de la Fahiny.
- J'ai fait quoi ?
- La Fahiny exigeait au moins cinquante jeunes chaque saison pour son service et aucun ne revenait. Plus jamais, elle ne pourra les réclamer !
Autour d'eux des gens se pressaient demandant des nouvelles d'un fils ou d'un frère. Quelques uns reconnaissaient dans un de leurs compagnons, le membre perdu. C'était alors des cris de joie et des vivats à n'en plus finir. En arrivant au palais du gouverneur, seuls lui et Têteblanche n'avaient pas retrouvé leur famille.
Les soldats ne purent empêcher la foule des familles d'accompagner les leurs jusque dans la cour du palais. Quand le gouverneur apparut au balcon, les cris redoublèrent. Il eut bien du mal à obtenir le silence. Il fit un discours émouvant sur le retour des victimes de la Fahiny. Il accorda des subsides aux familles qui retrouvaient un des leurs pour qu'elles puissent l'accueillir dignement. Puis il déclara haut et fort que sur sa cassette personnelle, il paierait pour accueillir ceux qui étaient restés seuls jusqu'à ce qu'ils trouvent gîte et couvert.

C'est ainsi que Puissanmarto et Têteblanche se retrouvèrent dans le bureau du gouverneur. La pièce était grande, bien chauffée, aux murs recouverts de tapisseries. Le gouverneur avait pris place sur son siège de commandement. Légèrement penché sur le côté, il écoutait le chef des soldats faire son rapport sur sa mission. Comme Têteblanche, Puissanmarto tournait la tête en tout sens. C'est vrai qu'il n'avait jamais vu un tel luxe. Pourtant même s'il contemplait toutes les merveilles de la pièce, il écoutait ce qui se disait. Les deux hommes parlaient Izuus. Le gouverneur demanda des précisions sur le travail que Puissanmarto avait fait pour le meunier. Il posa aussi une question sur le devenir de l'autre patrouille. Puissanmarto comprit alors qu'un autre groupe de soldats était parti jusqu'à la maison de la Voix aux yeux noirs. Quand il eut fini son rapport, le soldat se recula de trois pas, salua bien bas. Il se retourna, fit un signe à ses hommes qui lui emboîtèrent  le pas.
- C'est un honneur pour moi que de recevoir celui qui a mis fin au règne de Fahiny...
Puissanmarto se raidit intérieurement. Les paroles étaient flatteuses mais il ressentait une hostilité de la part du gouverneur. Ce dernier continua sur ce mode pendant un moment. A côté de lui, debout légèrement en retrait, un homme était là. « Un conseiller ! » pensa Puissanmarto.
-...mais racontez-moi ce que vous savez de tout cela.
Têteblanche prit la parole :
- Je suis chez elle depuis plusieurs saisons. J'ai vu mourir les autres de froid, de faim, de maladie, d'accidents, sans qu'elle ne fasse rien. Mes souvenirs d'avant n'existent plus comme tous les autres. La mort de Fahiny nous a rendu notre volonté mais pas nos souvenirs. Nos compagnons ont retrouvé la mémoire en retrouvant les leurs. Mais où sont les miens ? Personne ne nous a reconnus !
- J'entends bien ce que tu dis. Comme tu as entendu et comme je le ferais, tu resteras ici jusqu'à ce que tu retrouves les tiens et si tu ne les retrouves pas, ce qui me semble improbable, je donnerai des ordres pour que tu sois installé sur des terres pour assurer ton avenir. Mais raconte-moi les évènements récents. Tu ne sais pas comment tu es arrivé chez Fahiny mais tu as vu arriver les autres. J'aimerais entendre ton récit.
Le gouverneur fit un geste du bras :
- Qu'on amène des sièges pour les invités et qu'on amène à boire.
Les serviteurs s'agitèrent. Puissanmarto et Têteblanche se retrouvèrent assis sur des tabourets.

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