mardi 29 janvier 2013

La porte du Milmac blanc s'ouvrit à toute volée alors que la bagarre était quasi générale dans l'auberge. Crachtal et tous les employés étaient occupés à protéger le matériel mis à mal. Névtelen était dans le coin où se tenait Schtenkel. C'était le seul endroit calme de l'auberge. Névtelen essayait d'y glisser ce qu'il pouvait récupérer comme mobilier pour le protéger. Il s'arrêta brusquement, deux tabourets levés, regardant bouche bée vers la porte. Son mouvement devint quasi général comme une vague de silence qui courut dans la grande salle de l'auberge. Crachtal lui-même fit silence, passant du hurlement tonitruant à la mutité complète. Tous les regards convergèrent vers la porte. Une créature blanche gigantesque venait d'entrer.
Le temps resta suspendu un instant.
D'autres silhouettes blanches entrèrent à leur tour. Plus petites, elles avaient l'air plus familières. Puis la grande se secoua. Ce fut comme une tempête dans la pièce, la neige vola partout. Quand le nuage retomba, Névtelen découvrit un géant aux poils hirsutes et à la pelisse de loup.
- Qu'essst-ce que vous aaavez à me rrrregarrrder comme ççça ? Vous n'avez jamais vu un chevalier ?
Une des petites silhouettes blanches se secoua et se mit à courir vers le comptoir :
- AUBERRRGISSSTE ! AUBERRRGISSSTE !
Crachtal sembla se réveiller.
- J'arrive, Monseigneur ! J'arrive !
Avec forces courbettes, il s'avança jusqu'au serviteur du chevalier.
- Que puis-je pour votre seigneurie ?
- Donne-nous ta meilleurrre sssuite. Nous avons forrrcccé l'hiverrr pourrr arrrrrriver. Le princcce a besoin de rrrepos.
Crachtal ne le fit pas répéter. L'auberge était vide. Il s'en fallait de plusieurs lunaisons avant que ne reviennent les premiers voyageurs. C'était un miracle que ceux-ci soient arrivés. De mémoire d'hommes, personne n'avait osé voyager au cœur de l'hiver jusqu'à Tichcou.
Crachtal hurla des ordres pour qu'on prépare et qu'on chauffe les chambres. Pendant que Névtelen et les autres serviteurs s'activaient pour remettre en état une partie de la maison, les soldats observaient ceux qui venaient d'arriver et qui continuaient à entrer. Il y avait dans le regard à la fois du défi et de l'admiration. Voir un prince de Flamtimo en plein hiver au Milmac blanc n'était pas commun.
- DU MALCH NOIRRRR ! hurla le géant.
Crachtal se précipita et apporta une jarre neuve ainsi que sa meilleure chope. Le géant but d'un trait la chope et cracha tout à la figure de l'aubergiste :
- TU APPELLES ÇA DU MALCH NOIRRRR !
Dégainant une grande épée, il l'abattit sur l'aubergiste. Le sang gicla loin et fort. L'assistance fit un bond en arrière. Tout le monde contempla les deux moitiés de Crachtal à terre pendant que le sang se répandait sur le sol de terre battu. Michta fut la première à réagir en hurlant. Un soldat la gifla. Le serviteur du prince se précipita vers son maître avec un gobelet finement ciselé :
- Tenez, mon prrrince, voici de la Slimcha de notrrre rrréserrrve.
- Merrrci, Chmint, dit le prince, puis se tournant vers la salle après avoir vidé son verre, il ajouta :
- Je rrréquisssitionne ccce lieu pourrr en fairrre mon lieu, parrr ccces parrroles, moi, Prrrince RRRoi de Flamtimo je rrrevendique mon drrroit. Que cccelui qui est contrrre sss'oppossse maintenant ou se taissse à jamais !
Tout en disant cela, il parcourut l'assemblée en posant sur elle un regard noir, la main se crispant convulsivement sur la poignée de l'épée ensanglantée. Dans le silence abasourdi des présents, une petite voix s'éleva :
- Mais qu'est-ce qu'on va devenir ?
Le géant se tourna vers l'origine du son. Il s'avança provoquant le recul de ceux qui étaient devant lui. Il s'arrêta devant un tas de vêtements de couleurs vives. Du bout de son épée, il releva le visage de Michta. Il la contempla un instant. Se tournant vers son serviteur, il dit :
- Qu'elle sssoit à mon ssserrrviccce, elle et ssses compagnons !
Puis regardant la femme, il lui dit d'une voix qu'il tenta d'adoucir :
- Trrouve moi du malch noirr buvable !
Se redressant, il dit :
- Que sssortent tous ccceux qui ne sssont pas à mon serrrviccce !
Ce fut la bousculade. Bientôt ne resta dans la salle que les serviteurs du prince, Névtelen et Schtenkel qui longeait le mur pour sortir. Il avait presque atteint la porte quand la voix forte du prince claqua :
- TOI ! QUEL EST TON NOM ?
Schtenkel se retourna doucement. Il vit un serviteur le désignant au prince. Le visage lui était connu. Il chercha un instant. Si le nom lui échappa, il se souvint qu'il était de la maison du prince de Flamtimo à qui il devait la vie sauve lors de son procès.
- Schtenkel, prince, dit-il, résigné.
- Alorrrs, tu ne parrrs pas. Tu es à mon serrrviccce !
La discussion s'arrêta là car les deux commandants du fort de Tichcou venaient d'arriver. Ils marquèrent un temps d'arrêt devant la haute stature du prince debout au milieu de la salle, revêtu de peaux de loup et l'épée à la main. Se redressant, ils s'approchèrent du géant. Le plus âgé prit la parole :
- Prince, nos informateurs nous ont rapporté les faits. Dans notre juridiction, il est coupable de trancher les gens en deux...
Le prince-roi partit d'un grand éclat de rire qui déstabilisa les deux officiers. Se tournant vers la dépouille de l'aubergiste que Névtelen commençait à déplacer, il répondit :
- Cccette canaille qui vole le monde depuis sssi longtemps mérrritait vingt fois la mort pourrr ssses forrrfaits. Me ssservir ssson poissson a sssimplement été le derrrnier !
- Peut-être, mais on ne...
- Et qui va me dirrre le contrrrairrre ? Vous ? Je sssuis Prrrince-rrroi et ne dépend que de mon sssuzzzerrrain. Le rrroi Yasss est morrrt et ssson sssucccccesssssseur n'est pas encorrre là. Alorrrs, sssoldats, ne vous avisssez pas de vouloirrr interrrvenirrr ou ccc'est tout le peuple de Flamtimo qui viendrrra ici. Maintenant, RRROMPEZ !
Vu le personnage, ses arguments et cette grande épée qui semblait douée d'une vie propre, ils n'insistèrent pas. Alors qu'ils sortaient, Michta rentrait avec une jarre venant de l'auberge du mont.
- Voilà, Monseigneur, si elle vous va, ils sont prêts à en fournir d'autre, lui dit-elle en lui tendant une chope.
Attrapant la jarre et laissant le gobelet à Michta, le prince-roi la vida d'un trait. Il eut un rôt de satisfaction :
- Ccc'est bien, femme, rrramènesss-en encorrre !
Névtelen n'entendit pas la suite. Il venait de sortir de la pièce, traînant les restes de Crachtal qu'il avait empaquetés comme il pouvait dans la grande cape que l'aubergiste utilisait quand il devait affronter le froid.

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