Leur arrivée à Tichcou passa inaperçu. La nuit était tombée. La neige tombait encore. Les rues étaient désertes. Talmek trouva un bouge non loin de la rivière. Dans la salle, quelques tristes bougies dispersaient l'obscurité d'une clarté fumeuse. Assis à des tables chargées de crasse, divers loqueteux s'alcoolisaient. Talmek et Névtelen n'avaient pas meilleur aspect après tout ce temps passé dans les bois. Avant d'entrer, Talmek avait mis son grand coutelas bien en évidence. Le tenancier leur jeta un regard torve.
- On s'est d'jà vu, demanda-t-il en regardant Talmek et en posant deux pots de malch noir sur le comptoir.
- Ouaip ! J'suis d'jà passé y'a une saison, répondit-il en récupérant sa chope.
Névtelen regardait autour de lui comme s'il découvrait tout cela.
- Y boit pas ? demanda le tavernier.
- J'chais pas. J'l'ai récupéré dans les bois. Il a plus toute sa tête.
Baissant la voix et se penchant vers Talmek, il lui demanda :
- L'est dangereux ?
- Nan ! L'est devenu un peu simplet. Ça d'vait être un ouvrier forgeron ou un truc comme ça. L'a un marteau. Faut que j'trouve où l'laisser. Y m'encombre.
Névtelen semblait ne rien entendre et détaillait ce qui l'entourait.
- J'vois qu't'as des peaux ! Y'en a qu'en cherchent en ville !
- Un bon prix ?
- Faut discuter !
- Reste une piaule ?
- Ouaip, mais on paye d'avance.
Talmek sortit quelques pièces de métal de sa ceinture et les mit sur le comptoir.
- J'vous donne celle là-bas, près des écuries. C'est la plus sûre.
Talmek salua et toujours avec son pot à la main, il fit signe à Névtelen de le suivre. Celui-ci était chargé des peaux et de diverses sacoches. Arrivés dans la chambre, ils déposèrent leurs affaires le long du mur des écuries. Talmek en fit le tour pour voir si elle fermait bien de partout.
- On m'a déjà volé des peaux, alors je me méfie. Demain j'irai voir les acheteurs et le forgeron, puis on verra. Maintenant, allons manger.
Le lendemain Névtelen resta à l'auberge pour garder les peaux. Assis près de la porte de la chambre, il semblait rêvasser en se balançant sur son siège. Des images lui passaient constamment devant les yeux venant se sur-imprimer avec ce qu'il voyait. Quand ce n'était pas des images, c'étaient des sons, ou des odeurs. Il voyait quand même les mimiques des habitués qui demandaient qui il était. Le tavernier avait dit à voix plus ou moins basse que Névtelen était un demeuré trouvé par un trappeur. Il n'avait pas réagi laissant les gens se lasser de jeter des regards en biais vers lui. Il préférait écouter ce qui se disait. Il entendit parler des bandes qui écumaient la région et qui rendaient les chemins difficiles. Il entendit les plaintes des uns et des autres sur le temps, les difficultés actuelles, sur la guerre entre Altalanos et Saraya. Par contre il n'entendit pas parler du dragon, ni de la région plus haut dans les montagnes. Des souvenirs passaient en vrac dans son esprit. Ils faisaient référence à une ville dont personne ne semblait s'occuper à Tichcou.
Talmek était rentré à la nuit. Il avait été vers le comptoir. Névtelen n'avait pas changé le rythme de son balancement. Il semblait toujours aussi absent. Il écouta pourtant.
Talmek était de mauvaise humeur, il engagea la conversation avec le tavernier et quelques autres.
- Donne-moi du malch !
- T'as pas l'air de bonne humeur, dit le tavernier en le servant.
- Y sont pas honnêtes de proposer des prix comme ça. J'croyais qui manquait de fourrures.
Un autre intervint.
- Y manque des fourrures mais ceux qu'essayent de descendre dans la vallée s'font attaquer. Y a que l'gros mec qu'est à l'auberge du mont noir qui semble voyager comme y veut. À croire qu'il est de connivence avec la bande.
- Ouais, mais y a pas d'preuves, dit un troisième. En attendant soit tu lui vends, soit tu crèves de faim.
S'en suivit une discussion sur la bande du grand Slaff, du nom du lieutenant rebelle qui avait déserté avec ses hommes lors de la mort de Yas. À la description qu'ils en firent, Névtelen reconnut leur attaquant. Il eut un sourire intérieur. On ne risquait plus grand chose à descendre dans la vallée. Talmek semblait avoir suivi le même raisonnement car il annonçait qu'il allait sûrement pas rester ici pour se faire plumer par l'gros. La conversation dévia sur lui. Talmek demandait aux uns et aux autres à qui il pourrait laisser Névtelen qu'était fort, qui travaillait sans rouspéter mais qui avait une tête probablement un peu vide.
- Y vient d'où ?
- J'sais pas, répondit Talmek. J'l'ai récupéré dans la montagne. Il a dû se faire attaquer et zont dû le laisser pour mort.
Personne ne demanda qui étaient les « zont ». Il y avait beaucoup trop d'agressions depuis la disparition de Yas.
- Y connaît les bêtes ? demanda le tavernier.
- Ouais, s'est toujours bien occupé de Mon gros.
- Tu d'vrais aller voir au Milmac blanc. Y a le Michto qu'est mort des fièvres y a queques temps.
Après la conversation dévia sur des histoires de trappeurs. Quand Talmek vint chercher Névetlen pour aller se coucher, il était passablement éméché. Une fois la porte fermée, Névtelen lui posa des questions sur sa journée. Talmek lui raconta la rencontre avec le forgeron. Celui-ci n'avait aucune envie de prendre qui que ce soit. Talmek avait continué ses recherches sans trouver de point de chute pour Névtelen. Il conclut la discussion en s’effondrant sur sa paillasse :
- Bon, on va dormir et demain, fra jour !
Névtelen resta un moment allongé sur le dos les yeux ouverts. Les pensées bouillonnaient dans sa tête. Était-il sur le bon chemin, au bon endroit, au bon moment ?
Quand Talmek reprit la route avec son macoca et ses peaux, Névtelen était casé. Le patron du Milmac blanc avait effectivement besoin de bras. Talmek avait présenté Névtelen comme un rescapé d'une attaque en montagne devenu un peu simplet depuis. L’œil du tavernier s'était allumé. Lui avait très bien compris que Névtelen ne comprenait pas tout. Il en avait déduit que les gages de son futur employé seraient à la hauteur de sa compréhension. Talmek avait poussé dans le même sens en demandant un dédommagement pour tous ces jours à le traîner en montagne. Le tavernier avait eu un sourire complice et avait proposé des vivres. Pendant la négociation, Névtelen avait eu l'air absent ou plus intéressé par les mouches que par les hommes qui discutaient de son avenir. Il s'était retrouvé nourri, logé et chargé de tout ce que les autres ne voulaient pas faire. Névtelen avait dit à Talmek avant ces évènements :
- Quoi de plus discret qu'un demeuré ? Il me faut une place comme cela pour me donner le temps.
Ils s'étaient fait leurs adieux aux portes de Tichcou.
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