mardi 9 février 2016

Les mondes noirs : 24

Le groupe repartit à la nuit tombante. On s’était partagé les vivres et les armes. Le moral était mauvais. Ils se retrouvèrent dans cette pâle lumière jaune-vert qui fatiguait les yeux. Mafgrok avait décidé de ne pas achever les blessés qui pouvaient survivre. Il avait donné ordre de les laisser là. Charge à eux, de rentrer au Royaume pour donner des nouvelles. C’est donc trente guerriers et amazones ainsi que dix serviteurs qui repartirent. Chimla était maintenant la seule servante. Elle portait à son bras le bouclier et tenait dans l’autre main une branche de riek. Plus légère que l’épée, elle était aussi moins longue et mieux adaptée. Elle retrouva avec désagrément le sol mou et spongieux. Elle marchait derrière Tordak. Il était manifestement le seul à connaître au moins théoriquement, ce qui vivait dans les mondes noirs. Ils étaient au milieu de la colonne. Mafgrok avait préféré nommer les amazones en arrière garde. Selon lui, si elles prenaient du retard, cela aurait moins d’importance. Son serviteur était blessé. Il l’avait laissé au riek. Il soufflait en portant une charge presque deux fois plus lourde que tout le monde. Les gardiens étaient devant. Les goulques étaient nerveuses. Chimla les entendaient renifler bruyamment. Elles cherchaient la piste de Karabval. Chimla n’avait même pas approché des gardiens. Sous leurs masques, elle ne savait même pas à qui elle avait à faire. Elle eut les mêmes pensées pour les autres. Elle n’avait vu que quelques amazones sans leur masque et des serviteurs. Les guerriers étaient bien trop fiers pour avoir la faiblesse de les enlever. Certaines voix ne lui étaient pas inconnues, mais ici dans les mondes noirs, elle n’arrivait pas à associer, nom, voix et visage.
Comme les autres, elle faisait surtout attention où elle mettait les pieds. L’humidité de la veille avait détrempé le cuir de ses bottes et de ses guêtres. Elle avait froid aux pieds et surtout elle commençait à avoir mal.
Ils marchèrent ainsi un long moment en silence. Chimla fatiguait. Mafgrok n’avait pas l’air de vouloir faire de pause. Elle serra les dents. Il fallait qu’elle pense à autre chose. L’amulette, elle se mit à penser à l’amulette qui pendait à son cou. Karabval avait l’amulette du clan bleu, Dame Longpeng avait celle de Karabval et elle avait celle de Dame Longpeng. D’ailleurs, elle était bien lourde. Elle sursauta comme si une mouche l’avait piquée. L’amulette tirait sur son cou de plus en plus fort. Elle qui laissait pendre ses membres comme des poids qu’on traîne, se ressaisit. Tordak sentit tout de suite la différence et se retourna.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as vu quelque chose ?
- Non, mais ce que je sens ne me plaît pas.
Il prit la remarque au premier degré et se mit lui aussi à renifler :
- Les goulques ne sentent rien, mais t’as raison, il y a quelque chose dans l’air.
Chimla se mit aussi à renifler. Vaguement une odeur âcre semblait flotter.
- Ya quelque chose qui pourrit pas loin, dit Tordak.
Chimla ne le pensait pas. Ce ne sentait pas la décomposition. Cela sentait…
- On devrait s’arrêter, dit-elle. Ce que je sens n’est pas bon et ce n’est pas de la pourriture.
Elle avait joint le geste et la parole, bloquant ceux qui étaient derrière. Les guerriers devant continuèrent. Ils les perdirent rapidement de vue. Le brouillard s’épaississait, ouatant les sons. Tordak affermit la main sur son épée. Les serviteurs derrière, virent se regrouper autour d’eux.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Quelque chose vient, murmura Tordak.
Ce fut au tour de Chimla de prendre fermement son gourdin de riek en main.
- Prenez vos armes, ordonna Tordak. L’odeur vient par ici.
L’air autour d’eux devint fétide. Un des serviteurs se mit à vomir. D’autres l’imitèrent bientôt. C’était une odeur infecte qui emplissait l’air maintenant. Chimla avait des haut-le-cœur. Autour de son cou, l’amulette était lourde, trop lourde. Elle fit un pas dans un sens et puis dans un autre. Une direction rendait la charge moins pénible.
- Par là, dit-elle.
Elle partit en courant presque suivie par les autres. Leurs pas faisaient des éclaboussures bruyantes. Chimla n’en avait cure. On leur avait pourtant, intimé le silence et la discrétion avant de partir. Elle sentait une telle urgence qu’elle ne n’y pensait même pas. Autour de son cou l’amulette se balançait. Elle était moins lourde à droite. Elle tourna à droite, continuant sa course. Les autres derrière, s’accrochaient comme ils pouvaient. Soudain ses pas foulèrent ses aiguilles. Elle stoppa net. Tordak sur ses talons, l’évita de peu. Puis arrivèrent les serviteurs :
- Encore un riek ! dit l’un d’eux.
- C’est celui qu’on a quitté, cria un autre.
- Suffit ! dit Tordak. Ce n’est pas le même. Il est différent.  Regardez au lieu de dire n’importe quoi.
Tordak s’approcha du tronc et le scruta.
- Il n’y a pas de signe d’aménagement. Personne n’est venu ici.
Les derniers serviteurs s’avancèrent suivis des quelques amazones.
- Pourquoi nous faire courir comme ça ? demanda Traerts.
- Il fallait fuir, répondit Chimla.
- Qu’est-ce que tu fuyais, une odeur ? Une charogne quelconque ?
- Tu ne connais rien, Traerts du clan jaune d’or ! répliqua Tordak. Chimla a raison. Je sais ce qu’elle a fui. D’ailleurs vous allez bientôt le voir. Sentez !
Tout le monde renifla un grand cou. Certains poussèrent des cris de dégoût.
- Approchez-vous du tronc, ordonna Tordak et ne bougez plus. Ce riek a des branches basses, cachez-vous derrière.
- Les amazones ne se cachent pas, siffla Traerts.
- Oui, je sais, répliqua Tordak, Elles préfèrent finir comme Gietta !
Traerts rougit sous l’insulte, mais l’odeur qui devenait à nouveau insoutenable, l’empêcha d’insulter Tordak comme il l’aurait mérité. Elle avait les boyaux qui se tordaient dans des spasmes douloureux.
Si l’odeur était épouvantable, le bruit était léger. Tellement léger que personne ne l’entendit au début. Puis ce devint plus net. Un chuintement se rapprochait d’eux. Chimla associa ce bruit au traîneau qu’on pouvait tirer sur la paille pour la hacher.
- Là, dit un serviteur en tendant le bras.
Tous les yeux se tournèrent dans cette direction. Une forme dépassait du brouillard. Une forme molle se balançait largement au-dessus de leur tête. Le chuintement était maintenant très net et l’odeur à vomir. D’ailleurs beaucoup vomissaient. Un des serviteurs fit deux pas, s’éloignant du tronc pour s’écrouler à quatre pattes plus loin, vomissant ce qu’il n’avait plus dans l’estomac.
Chimla s’exclama :
- Ça nous a vus !
La forme molle se tournait vers eux, se penchant vers le riek.
- Ne bougez-pas, dit Tordak entre deux spasmes.
Des serviteurs partaient en tous sens pour fuir. Il essaya d’en retenir un d’une main tout en tenant son ventre de l’autre. Comme le serviteur tirait trop fort, il le lâcha, ne pouvant le retenir. Celui-ci déboucha en courant sur le tapis d’aiguilles. Il y eut comme un coup de fouet. On le vit porter ses mains à sa poitrine et il disparut comme happé par le brouillard. Tous ceux qui avaient quitté l’abri de la branche basse du riek subirent le même sort. Certains hurlèrent un temps, jusqu’à ce que le silence ne retombe dans un bruit de siphon.
- Qu’est-ce que c’est que cette horreur, demanda Traerts ?
- C’est un Gouam, dit Tordak entre deux spasmes.
- Alors ça se tue, hurla Traerts en dégainant ses deux épées.
Elle sortit en courant, hurlant sa haine et son dégoût. On entendit de nouveau ce bruit de coup de fouet et on vit se planter comme des harpons montés sur tentacules là où s’était tenue Traets. Dans le brouillard, la forme molle bougea plus rapidement. Les coups de fouet succédant aux coups de fouet.
Il y eut un cri horrible poussé par un gosier non humain.
- ELLE L’A TOUCHÉ ! hurla quelqu’un.
Depuis le riek, on entendait le combat. D’autres amazones se jetèrent dans la bataille. Le remue-ménage devint intense. On entendit un premier cri humain, celui-ci. On vit alors un des tentacules faire une boucle en l’air, entraînant dans sa course, une amazone transpercée au niveau de la cuisse. Elle se débattait tentant de frapper le tentacule qui l’emmenait. Son coup d’épée fit mouche mais n’alla pas plus loin. Un deuxième harpon venait de lui transpercer le thorax. Sous les yeux effrayés des serviteurs, on la vit disparaître dans la brume. Bientôt d’autres cris suivirent et le silence revint.
- Ne bougez-pas, redit Tordak, Ne bougez-pas !
Tous les présents étaient tétanisés, aplatis par terre de terreur. Un coup de fouet claqua, suivi du bruit d’un harpon tapant dans le riek.
- IL VEUT NOUS AVOIR, hurla quelqu’un.
Tordak ne vit pas qui c’était. Il entendit se lever l’homme et le bruit de sa course pour fuir les lieux. On entendit claquer le fouet et son cri quand il fut touché. Ce fut un long hurlement qui se termina en gargouillis horrible.
- On va tous y passer, si ça continue, dit Chimla.
- Pas si on ne bouge pas. Il ne peut pas venir sous le riek.
La tête molle se balançait comme si elle cherchait comment atteindre ses proies. Brusquement elle stoppa son mouvement.
Tout le monde retint sa respiration.
Lentement, la forme molle se pencha vers l’extérieur. Puis elle disparut. L’odeur enfin diminua.
Tout le monde tremblait maintenant.
- Pourquoi c’est parti, demanda quelqu’un ?
- Il a entendu ou vu ou senti d’autres proies. Les gouams sont insatiables, répondit Tordak.
Il se tourna vers Chimla.
- Merci, sans toi et ton odorat, on était tous morts. Tu ne sais peut-être pas te battre, mais tu sais survivre !

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