jeudi 26 avril 2012


Le surlendemain Quiloma était toujours vivant. Meaqui avait convoqué Qunienka et les survivants du groupe de chasse. Qunienka n'avait pas apprécié. Il aurait préféré entendre son supérieur donner sa version. Sans l'autorité de.son prince pour le protéger, il ne pouvait qu'obéir. Les hommes avaient dormi un jour entier. Il avait été attentif à ce qu'ils soient bien nourris. Il ne pouvait faire mieux pour eux. Ils se retrouvaient dans la grande pièce devant les deux princes. Le mot enquête n'avait pas été prononcé. Pourtant tout le monde y pensait. Le bilan était lourd... Cinq soldats n'étaient pas rentrés, un prince neuvième était entre la vie et la mort mais le plus grave était d'être sans nouvelle de Jorohery. Ni Méaqui, ni Qualimpo ne voulaient endosser la responsabilité de sa disparition. Les deux princes étaient assis le dos à un des murs, sur une des banquettes qui surplombaient un peu la salle. Qunienka se tenait debout à deux pas devant eux. Il regardait vers le centre de la pièce où étaient les cinq soldats. Ils avaient pris la position rituelle de la présentation. Un genou à terre, les deux poings fermés posés sur le sol, bras tendus, ils baissaient la tête en signe de soumission et de déférence. Qunienka sentit la colère monter en lui. Ce salut n'avait pas lieu d'être. Ils n'étaient que princes dixièmes et eux soldats d'un prince neuvième. Ils ne respectaient pas les convenances. Il se tut pourtant. Il ne voulait pas tenter l'épreuve de force. C'est Qualimpo qui avait exigé le salut complet. Méaqui aurait accepté le salut simple.
Dans la voix du konsyli survivant, Qunienka entendit vibrer la colère. Il pensa que la même colère les unissait face à ce qui était un manque de respect envers Quiloma. Voilà encore un fait qui n'allait pas rendre simple la cohabitation des phalanges. Il se concentra sur le récit que celui-ci faisait.
-... Nous sommes arrivés dans le bois sombre, mais le Bras du Prince Majeur avait disparu. Nous ne pouvions continuer sur nos planches. Le Prince Neuvième nous les a fait ôter. C'est alors qu'est arrivé un grand chambardement de branches et de troncs. J'ai su que le crammplac poilu arrivait. Il nous a dépassés sans s'arrêter. Nous avons couru alors que déjà les bruits de lutte se faisaient entendre devant nous. A notre arrivée sur la plateforme, le Bras du Prince Majeur avait disparu. Le Prince Neuvième s'est approché du précipice et c'est là qu'il a subi l'attaque du crammplac poilu. Il a pu éviter le pire mais il a perdu connaissance. J'ai vu où était tombé le Bras du Prince Majeur. Nul ne peut survivre à une chute de cette hauteur et il avait perdu un bras. Nous avons décidé de sauver le prince. J'ai fait les pansements et nous avons préparé la civière.
- Vous n'avez rien fait pour savoir où était le Bras du Prince Majeur ! aboya Qualimpo. C'est impardonnable. Vous auriez dû essayer de descendre pour le retrouver.
Le Konsyli garda le silence. Qunienka vint à son aide.
- Prince Qualimpo, vous avez raison. La topographie est la responsable. Le konsyli et son groupe n'étaient pas équipés pour l'escalade. Maintenant que la tempête s'est tue, je soumets à votre sagacité ma suggestion : qu'une demi-phalange parte avec ce konsyli pour retrouver l'endroit et entreprendre les recherches. Bien équipée, elle aura les résultats souhaités.
Qualimpo le fusilla du regard. Il allait répondre quand Méaqui prit la parole de sa voix de basse:
- Merci Qunienka de ta suggestion, mais avant tout j'aimerais entendre la fin du récit de ton konsyli. Comment ont-ils survécu avec un blessé grave, aussi peu de vivres et un temps de tempête ?
- Prince Méaqui, nous avons cru mourir plusieurs fois. La première fut à la sortie du bois sombre. Il y a là une traversée étroite en pleine pente. Nous n'avions qu'un but courir le plus vite pour sauver le prince.
Eéri ouvrait la route, Zothom suivait. Je suivais tirant la civière. Mlaqui poussait. Ivoho surveillait nos arrières. Le vent nous a déstabilisés. Nous sommes tombés. Eéri nous a sauvés. Il a eu le temps de bloquer la corde qui nous reliait sur une souche. Zothom a freiné sa chute quand la corde l’a tiré en arrière. Sur cette neige glacée, nos planches ne tenaient pas. Cela nous a pris des heures pour déchausser et remonter les quelques pas qui nous séparaient de Eéri. Quand nous avons pu nous regrouper la nuit tombait. Le froid devenait plus intense. J’avais gardé souvenance de notre chemin. Avant qu’il ne fasse tout à fait nuit, j’avais repéré la direction des rochers. Nous les avons atteints à la troisième veille. C’est à tâtons que nous avons retrouvé l’endroit où nous avions bivouaqué. Nous nous sommes posés là. Le vent et le grésil continuaient à tout balayer. Notre abri était précaire. J’espérais pouvoir repartir le lendemain. Nous avons installé le prince et c’est à ce moment que j’ai constaté la disparition de Zothom. Nous avons fait le compte des vivres. L’espoir nous a quittés. Même en nous rationnant sévèrement, nous n’avions plus assez pour faire face à la tempête. Lors de notre chute, les paquetages étaient tombés de la civière. J’ai fait coucher les hommes sur le prince pour le réchauffer. A l’aide des deux dernières capes qui nous restaient, Eéri et moi avons fait une cloison contre le vent.
J’ai supplié le Roi Dragon de nous venir en aide. Sans feu, sans vivre, avec quatre hommes pour toute escorte, un prince neuvième allait mourir. J’ai fait le serment de donner ma vie au Roi Dragon selon le grand rite s’il nous venait en aide.
- Tu sais à quoi tu t’es engagé, Konsyli ? demanda Qualimpo.
- Oui, Prince ! Je donnerai ma vie pour nourrir le Roi Dragon quand il se manifestera. Ce sera un honneur pour moi et les miens.
- Et quelle fut sa réponse ?
- Zothom est revenu. Il avait trouvé la dépouille de notre camarade mort. Il a récupéré son bardât et il nous a pistés.
- Dans la tempête ? Tu te moques de moi ? s’emporta Qualimpo.
- Non, Prince ! intervint Zothom. J’ai ce don de pisteur. Ma famille vient des terres hostiles du grand froid. Nous savons. Le Prince Quiloma m’a choisi parce que j’étais le meilleur de mon groupe.
- Tu oses me répondre sans que je t’interroge ! Tu mérites une punition. Je te ferai fouetter pour ton insolence !
- Permettez-moi d’intervenir, Prince Qualimpo, intervint Qunienka. Seul notre Prince peut prendre cette décision. Tant qu’il est vivant, il est le maître de nos vies.
- Il a raison Qualimpo, renchérit Méaqui. La loi est claire. Un prince de phalange est maître dans sa phalange. Seul un prince de rang plus haut peut intervenir. Quiloma est prince neuvième, ne l’oublie pas.
Qualimpo fit silence. La couleur pourpre de son visage rond parlait pour lui.
- Continue ton récit, Konsyli.
- Oui, Prince Méaqui. Zothom a ramené des vivres mais peu, des vêtements et de quoi faire du feu. Nous avions laissé des pierres à feu lors de notre passage. Nous les avons utilisées. Un jour passa, puis un deuxième sans que cessent les hurlements du vent de tempête. Au troisième jour, le roi Dragon nous a, une nouvelle fois, favorisés. Un troupeau de ses bêtes que les locaux nomment clachs, fuyant devant le crammplac poilu est passé au-dessus de nous. Nous avons senti la terre trembler à leur passage. La panique courait avec eux. Une bête est tombée de la falaise et s’est rompu le cou à quelques pas de notre abri, puis une deuxième s’est écrasée sur le rocher qui nous protégeait du vent. Le crammplac l’avait éventrée.
- Il n’est pas descendu récupérer sa proie ? demanda Qunienka.
- Non, c’est pour cela que j’y ai vu l’action du Roi Dragon. Nous avons profité de leur chaleur en les traînant dans notre abri. Ivoho les a dépecées et a enveloppé le prince dans les dépouilles chaudes. Le lendemain le vent a faibli. La neige tombait toujours mais Zothom et Eéri se sont relayés pour aller chercher du bois. Dans le sac que Zothom a retrouvé, il y avait des herbes pour les blessés. Elles ont permis au Prince de tenir. Une journée a passé. J’ai donné mission à Zothom de partir en éclaireur vers le village. Il a découvert une grotte mieux abritée et plus chaude. Nous avons mis une journée à l’atteindre avec la civière. Dans le ventre de la terre, silence et douceur régnaient. Le Prince fut installé, le mieux possible. C’est dans cet abri que nous sommes restés jusqu’à la fin de la tempête.
- Ton récit fera un beau chant, dit Méaqui. Je pense comme toi que le Roi Dragon a été favorable à Quiloma. D’ailleurs ne continue-t-il pas en lui fournissant le plus joli des marabouts que j’aie jamais rencontré ?
Un sourire apparut sur tous les visages, même sur celui de Qualimpo. Il se leva pour prendre la parole quand un de ses soldats entra dans la salle en disant :
- Celui qui est la Voix du Prince vient vous parler.
Il avait à peine fini de parler que le messager au col rouge pénétra dans la salle.
Les deux princes se levèrent. Méaqui fit un signe, tous sortirent sauf Qualimpo et Qunienka. Quand ils furent seuls avec le messager, ils firent le salut au Prince Majeur. Qunienka mit genou à terre pendant que Méaqui et Qualimpo mettaient leurs poings fermés à hauteur de poitrine.
- Ainsi parle le Prince par sa Voix que je porte.
Il s'interrompit perplexe, regarda autour de lui.
- Où est le Bras du Prince?
- Nous ne savons pas. Il est parti chasser les ennemis du Prince avec un groupe de la phalange de Quiloma et n'est pas rentré.
- Où est le prince neuvième?
- Il a été ramené mourant. Une marabout le soigne.
Le messager croisa les bras sur la poitrine. Le silence se prolongea. Il avait fermé les yeux, semblant regarder à l'intérieur de lui. Personne n'osait faire un geste. Seul la Voix du Prince pouvait reprendre la parole.
- Qui est le guerrier ?
Méaqui prit la parole :
- Il s'agit de Qunienka, second du Prince Neuvième.
De nouveau le silence s'installa. Le messager semblait écouter en lui.
- Moi, porteur de la Voix du Prince, j'ai à vous transmettre ce nouveau message. Le malheur est sur nous. Que mes princes valides et mes guerriers viennent jusqu'à moi pour m'aider dans la guerre qui est mienne. Apportez-moi l'Anneau s'il est retrouvé sans attendre. Grande est mon impatience. Que le prince neuvième reste avec ses troupes. Sa mission est de retrouver mon Bras dont je connais la force et la fidélité. Quand sa mission sera remplie qu'il vienne à moi. Telle est ma Parole, telle est ma Volonté.
Les deux princes et Qunienka dirent d'une même voix :
- Tels seront nos actes !

dimanche 22 avril 2012


La porte de la Solvette faillit exploser sous la poussée. Elle foudroya du regard les hommes qui entraient. Ils s'arrêtèrent tous penauds, ne sachant quoi faire. Ils portaient un brancard. Un autre homme pénétra dans la grande pièce qui servait de maison à la marabout du village.
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Sle (Il est blessé, soigne-le!).
- Pourquoi ferais-je cela ?
Muoucht entra juste à ce moment-là pour traduire. Qunienka se tourna vers lui pour comprendre ce que la femme disait.
- Quiloma (C'est le prince neuvième Quiloma, tu dois le soigner !).
- Il n'a pas fait du bien à la ville. répondit la Solvette sans attendre que Muoucht traduise ces paroles.
- Tu comprends ce qu'il dit ? interrogea Muoucht
- Oui, le sens de leurs paroles est clair. Je ne suis pas prête à aider ceux qui sont capables de tuer comme cela.
Méaqui entra à ce moment-là. Il fit un signe à Qunienka qui lui résuma ce qui arrivait. Il prit la parole :
- Ftem (Femme, soigne-le et la paix régnera ou laisse-le mourir et la mort visitera tout ce village).
- Salaud ! dit La Solvette en faisant signe aux porteurs d'avancer.
- Tmi (Laisse deux groupes ici, pour surveiller, Qunienka !).
La Solvette se retourna brusquement, s'avança vers Méaqui, le fixa dans les yeux et articula froidement :
- Vous pouvez dire ce que vous voulez mais dans cette maison, c'est moi qui décide.
Elevant la voix, elle cria:
- Dehors, tous !
Le vent s'engouffra par la cheminée et souffla telle une tempête dans la pièce, poussant les hommes vers la porte. Méaqui avait pâli à l'apparition du vent. Luttant contre lui pour ne pas courir, il sortit quand même plus vite qu'il ne l'aurait voulu. La porte claqua toute seule derrière lui.
La Solvette, restée seule avec le blessé, s'approcha du brancard. Avec des gestes très doux, elle libéra les attaches et les couvertures, découvrant Quiloma inconscient. Il était brûlant de fièvre. Le sang séché formait de grandes traces brunes sur le blanc de son vêtement. Certaines zones suppuraient avec cet aspect humide et malsain qui fit faire la grimace à la Solvette. Ils lui avaient amené un quasi mourant. Elle découpa les vêtements fronçant le nez quand certaines odeurs la touchaient. Elle se posa la même question que Méaqui. Comment cet homme avait survécu avec de telles plaies au blizzard ? Elle fit un geste vers la cheminée, le feu se ranima. Elle poussa la paillasse vers le feu pour mieux voir. Le crammplac avait entamé le cou un peu, puis ses griffes s'étaient enfoncées dans la cage thoracique, éclatant les côtes. Les quatre lignes de griffures s'achevaient sous le nombril en ayant dilacéré la paroi du ventre. Elle continua à le dévêtir. Enlevant les vêtements souillés de sang, de sanies, d'excréments, elle le mit à nu. Elle porta le tas au feu, ne gardant que le gant gauche à cause de l'anneau de couleur teint au niveau du majeur. Elle regarda quelques instants les flammes dévorer joyeusement ce curieux combustible. Elle se retourna vers Quiloma toujours inconscient. Elle le trouva beau et fut choquée de pouvoir penser cela. Elle refoula cette impression et se concentra sur les soins qu'il nécessitait.

mercredi 18 avril 2012


La fin de la tempête fut assez brutale. Le silence se fit, laissant les hommes et les bêtes étonnés. L'aube pâle se levait. Un vent moyen poussait des nuages qui s'effilochaient. Une certaine tension régnait dans le temple occupé. Qualimpo et Mitsiqui s'interrogeaient sur les chances de voir revenir les chasseurs. Méaqui avait envoyé ses hommes faire le guet pour signaler l'arrivée de Quiloma. La matinée passa lentement. Les villageois profitaient du calme pour arranger ce que ce fils de Sioultac avait détruit ou abîmé. S'ils lançaient des regards toujours apeurés vers les soldats, ils travaillaient sans s'arrêter. Un groupe dirigé par le chef était même venu pour réparer le toit d'une dépendance du temple. On les avait laissé faire. Au repas de la mi-journée, à la table où mangeaient les princes et leurs seconds, l'humeur était morose. Les guetteurs n'avaient rien vu venir. Méaqui se forçait dans la bonne humeur en expliquant que ce « franc-tireur » de Quiloma avait sûrement trouvé un abri et qu'on allait le voir débouler bientôt. Qualimpo voyait mal le groupe survivre. La tempête avait duré trois fois une main de jours. Rester dehors par des froids pareils avec rien à manger et probablement sans feu, ne laissait que peu de chance de survie au groupe. Qunienka était mal à l'aise pour se positionner. Il faisait confiance à son prince pour trouver un moyen de survivre, mais il avait déjà participé à plusieurs chasses au crammplac poilu. Dix hommes contre une telle bête était une folie.
Son instinct le poussait à croire le pire, son attachement à son prince à faire confiance. L'autre sujet tourna autour de la conduite à tenir avec la recherche de l'anneau. Si le retour de Quiloma restait une question ouverte, celui de Jorohery ne semblait faire aucun doute. Les deux princes se mirent d'accord pour laisser un ou deux jours de repos aux hommes après cette tempête et de fouiller une dernière fois la clairière en attendant les volontés de Jorohery.
L'après-midi s'étira en longueur. Les ombres montaient du fond des vallées quand le guetteur donna l'alerte. Quelques hommes arrivaient du col avec un traîneau tiré.
- Ils n'auront pas le temps d'arriver avant la nuit. Ils vont lentement.
- Envoyez cinq groupes avec des torches ! dit Méaqui.
Du haut de la tour de guet, les deux princes regardaient le petit groupe qui avançait doucement. Mazomena de la phalange de Qualimpo, reconnu pour sa vue perçante, observait.
- Cinq hommes, mon prince ! Ils tirent une civière avec une forme allongée.
- Peux-tu les reconnaître ?
- Non, mon prince ! Ils ont l'habit de la phalange du prince neuvième, mais je ne vois pas celui qui est allongé.
Méaqui jura entre ses dents.
- Je n'aime pas cela.
Maintenant les ombres mangeaient la vallée. Il ferait bientôt nuit. Les cinq groupes progressaient vite.
- Il doit y avoir un blessé. Descendons !
Mazomena continua sa veille pendant que les princes rejoignaient le temple. Il vit les groupes progresser, les premières torches allumées à la nuit tombante. Il comprit que la rencontre s'était faite quand leur progression cessa. Puis très vite, il les vit redescendre. Il sentit leur inquiétude à la hâte avec laquelle ils revenaient vers le village. Mazomena rejoignit le temple pour prévenir les princes. En arrivant en bas de la tour, il remarqua que Qunienka attendait à la porte.
Ce fut l'effervescence à l'arrivée de l'expédition. Chaque groupe avait prit en charge un des chasseurs. Le premier qui arriva fut celui qui tirait la civière.
« Le prince est blessé » furent les premiers mots qu'entendit Qunienka. Il se précipita. Écartant les couvertures, il vit le visage du prince. Il était gris. Qunienka eut peur. Sur un signe de lui, le groupe repartit vers le temple.
Allongé sur une banquette près du feu, Quiloma avait la respiration courte et sifflante. Méaqui se dit qu'il allait mourir. Il n'y avait aucun marabout guérisseur pour lui venir en aide. Qunienka l'avait installé du mieux qu'il pouvait. Il avait participé à assez de combat pour savoir que les chances de son prince étaient faibles. Par rapport à d'autres commandants qu'il avait eus, Quiloma avait su se faire aimer de ses hommes. Un konsyli demanda audience. Qunienka sortit de la pièce pour le recevoir.
- Combien de temps? demanda Qualimpo à Méaqui.
- Pas beaucoup. Le crammplac l'a salement ammoché. Je suis même étonné qu'ils aient réussi à le ramener.
- Et Jorohery?
- Pas de nouvelle. J'attends que les hommes se reposent et je les interrogerai.
Qunbienka entra avec précipitation.
- Il y a un marabout guérisseur dans cette ville ! Ou plutôt une marabout !
- D'où tiens-tu cette information?
- Du traducteur.

samedi 14 avril 2012


Kalgar bénissait son métier qui lui permettait d’avoir chaud malgré la rigueur du temps. Sa fille poussait bien. Elle lui avait souri. Il avait fondu. C'est tout juste s'il entendait le vent qui faisait siffler la cheminée. Il prenait l'habitude de voir les extérieurs dans son atelier. Aujourd'hui, il ne faisait même pas attention à eux. Il avait un long travail pour réparer les outils pour cultiver les machpes. Il avait vu Muoucht venu pour lui traduire les demandes des extérieurs. Il en avait profité pour demander des renseignements sur ces pierres noires qu'il avait vu utiliser. Son interlocuteur avait eu l'air étonné qu'ils ne les connaissent pas. L'homme qui portait un anneau rouge au majeur droit, avait déclaré qu'il allait en discuter avec ses chefs pour qu'on en donne un peu à Kalgar pour qu'il fasse le travail pour eux. L'esprit de Kalgar était à la fois occupé à la tâche du jour et à imaginer ce qu'il allait essayer s'il obtenait ses pierres noires qui brûlaient si bien.
Chan écoutait le vent. Il était dans le même état d'esprit que le temps. Devant lui le malch noir attendait qu'il y touche. Il n'arrivait pas à croire que la situation était ce qu'elle était. De mémoire de chef de ville, cela n'avait jamais existé. Il cherchait où était la faute. Pourquoi les esprits s'en prenaient ainsi à eux? Ses pensées dérivèrent sur les sorciers. Il vécut la perte du vieux maître sorcier comme une catastrophe de plus. Le jeune maître sorcier avait disparu. Le maître sorcier Natckin ne valait pas ses maîtres. Il pensait qu'il avait toujours obéi aux esprits. Il en était bien mal récompensé. Il but un peu de malch noir. Ses pensées dérivèrent vers les sombres tunnels où se préparait la récolte hivernale. Ce qu'il avait vu ne le réjouissait pas. Les pots de machpe ne se remplissaient pas vite. Rinca était moins pessimiste que lui. Il avait déjà vu des mauvais débuts de pousse qui avaient bien été compensés par un fin de saison floride. Chan aurait aimé croire Rinca. Il restait pessimiste surtout avec toutes ces bouches à nourrir. Les extérieurs chassaient, mais ils vidaient aussi les réserves de la ville. Il se félicitait du départ de grand chef qui était arrivé, cela avait fait baisser les exigences des occupants. Il fallait bien leur donner ce nom. Les extérieurs devenaient des occupants. Il ne croyait pas, non plus, qu'ils allaient trouver ce knam d'anneau. Vu toute la neige qu'ils avaient remuée, ils l'auraient déjà trouvé. Comment allait-on pouvoir répartir la pénurie? Chaque maison allait vouloir garder ses provisions. Il n'avait pas d'exemple de partage facile. Lors de la dernière famine quand le père de son père vivait, ils avaient eu recours à la force pour obliger certains à partager. Aujourd'hui, il ne pouvait pas prévoir, tout dépendait d'évènements qu'il ne pouvait maîtriser. Chan avait l'impression de tourner en rond. Il finit son verre et alla s'occuper de ses propres grottes.
Kyll écoutait le hululement du vent et le crépitement du grésil sur la roche, assis le dos à la paroi, les genoux ramenés sous le menton. Un enfant de Sioultac mettait une main ou deux mains de jours pour passer. La première était passée sans qu'il ne semble s'affaiblir. Les quatre amis avaient investi la chambre reculée de la grotte de la médiation pour en faire le lieu de leur repos. Le petit couloir qui allait vers la salle aux machpsapsa, avait été déclaré sacré par Kyll sans que les autres ne s'y opposent. Le Crammplac allait et venait sans se soucier du temps. II ne semblait pas affecter par les bourrasques. Sa chasse était souvent fructueuse. Il ramenait aussi du bois mort pour entretenir le feu qui brûlait au fond de la grotte à l'entrée du passage.
- Tes rêves sont-ils agréables ? demanda Rhinaphytia.
Kyll releva la tête.
- Pas tellement, Rhina. Je pense à la ville, au temple. Comment s'en sortent-ils? Je continue à m'interroger sur cet appel qui m'a fait tout quitter.
- Pourquoi ne ferait-on pas un rite divinatoire?
- On peut en dehors du temple? Intervint Nomenjaari
- Je pense, reprit Kyll, j'ai fait quelque chose comme cela en goûtant au machpsapsa.
- Tonlen m'a toujours appris qu'on ne le pouvait pas!
- Pourtant à la grotte de la médiation, il y a des rites.
- Oui mais ce ne sont pas ceux du Temple. On ne peut faire une divination en dehors du Temple. Tonlen est formel.
- Qu'est-ce qu'on risque à essayer ? demanda Rhinaphytia. Avec cette tempête, ça nous occupera.
- Tu manques de respect aux rites, dit Nomenjaari
- Ne vous disputez pas, intervint Iaryango, vous avez tous les deux raisons. Les rites sont importants, mais pourquoi ne pas profitez de ce temps d'attente pour tenter quelque chose.
- Iaryango a raison. Nomenjaari que te faut-il pour m'assister dans un rite de divination?
Ils se mirent tous à la préparation. Ils transposèrent ce qu'ils savaient faire dans le Temple à la grotte de la médiation. Sans bougie, ils utilisèrent des torches. Sans bois odorant, ils brûlèrent des morceaux de machpsapsa. Kyll entra très rapidement en contact avec le monde des esprits. Par rapport à d'autres, il en gardait la mémoire. Il vit la ville sous la domination des extérieurs. Le mot « occupation » résonnait chez tous les habitants de la ville. L'espoir manquait. Pourtant l'avenir n'était pas complètement noir. Une lumière, petite mais nette, s'élevait des enfants. Kyll ne les reconnut pas. La scène n'était pas claire. Il ne savait s'il se situait dans le passé ou dans l'avenir. Il se concentra sur l'enfant qui lui semblait le plus prometteur. Il s'en approcha. Au moment où il pensait pouvoir prendre contact avec l'esprit de l'enfant, ce fut comme s'il avait reçu une gifle magistrale. Il sortit brutalement de la transe :
Kyll dit :
- L'enfant d'hiver fait revenir l'été !

mardi 10 avril 2012


Le vent hurlait. Les hommes se terraient, quelle que soit leur origine. Ceux de la ville utilisaient les passages protégés qui leur permettaient de se déplacer pour aller de maison en maison ou rejoindre les grottes de machpe sans trop s’exposer. L'enfant de Sioultac pilonnait la région depuis déjà cinq jours. Le jour existait-il encore? Cette pâle lueur durant quelques heures ne mettait en relief que les bourrasques de neige. Elle ne réchauffait ni les corps ni les esprits. L'humeur de Chountic était toujours aussi sombre. Il ne parlait plus, il hurlait comme le vent. Tour à tour, il laissait exploser sa colère sur ses ouvriers, sur les extérieurs, sur Chan, sur le temps, sur Sealminc, seul Brtanef échappait à son ire. Curieusement en présence de ce fils, il n’osait pas élever la voix. Heureusement pour sa femme, il passait le plus clair de son temps à s’occuper des plans de machpe, ou à boire à la maison commune avec Rinca dont il entretenait la haine.
Dans la maison Andrysio, Natckin, Tonlen et quelques autres tentaient de redonner sens à leur monde en cherchant dans ce qui avait été sauvé, des pistes pour pouvoir refaire les rites. Le désespoir commençait à s’infiltrer en eux. Ils ne trouvaient rien et dans cette maison même Tasmi n’avait pas de vision. Pour Tonlen le monde s’était écroulé. Il ne pouvait même pas envisager de refaire des rites ailleurs que dans le temple. Sa plus grande angoisse était de ne pas le purifier correctement. Il s’usait les yeux et la mémoire à essayer de retrouver avec l’aide des plus vieux, les passages les plus importants de la Tradition.
Dans le temple, les extérieurs s’occupaient comme ils pouvaient. Il n’y avait pas de place assez grande à l’abri pour organiser des entraînements dignes de ce nom. Méaqui et Qualimpo devisaient, inquiets de savoir Quiloma et ses hommes dehors. Pour Jorohery, ils ne doutaient pas que tout allait bien pour lui. Ils supputaient leur chance d’éviter sa colère quand il verrait qu’ils avaient fait cesser les recherches de l’anneau au début de la tempête. Cinq jours déjà que Quiloma était parti à la chasse au crammplac. Qualimpo ne donnait pas cher de ses chances de revenir vivant. Méaqui était plus confiant. Si quelqu’un pouvait s’en sortir, c’était bien lui. Il n’avait pas les pouvoirs de Jorohery mais avait de l’intuition et sûrement une amulette puissante qui le protégeait. Méaqui ne s’expliquait pas autrement que Quiloma ait traversé toutes ces campagnes sans une égratignure.
Mitsiqui maintenait la rigueur du protocole princier et même s’il donnait parfois son avis, il incarnait aux yeux de tous, la permanence de leur civilisation. Il avait su recréer en peu de temps et avec peu de choses, l’atmosphère d’une résidence princière. Sans le remercier ouvertement, Méaqui et Qualimpo en étaient fort satisfaits. Cela leur permettait de garder l’esprit libre pour faire cohabiter les trois phalanges. Des paris étaient pris sur les chances de Quiloma de revenir. Quoi qu’il arrive, beaucoup de pièces changeraient de poches. Des disputes éclataient régulièrement. Les konsyli essayaient de se débrouiller sans en référer à leurs supérieurs en organisant des rencontres-combat pour vider les querelles. Mais ce jour-là ça avait été trop loin. La phalange de Quiloma et la phalange de Qualimpo s'étaient presque mises en ordre de bataille. Les deux princes avaient dû intervenir. Qunienka n'avait pas assez d'autorité pour régler cela. Méaqui comprenait les hommes de Quiloma. Ils étaient à cran de savoir leur chef dehors par une telle tempête. On ne pouvait pourtant pas laisser faire pour autant. Techniquement, il n'était pas possible de punir tous les hommes. Il fallait faire un exemple. Méaqui prit en mains les opérations. Rassemblant les seconds des trois phalanges, il fit son enquête. Elle fut rapide. Il ressortait que le grand gaillard qui portait le nom de Maéri, était le responsable des coups ayant mis hors de combat quatre guerriers. Le règlement était clair. Il méritait la mort en combat avec le roi dragon.
C’est à la nuit que le cérémonial se déroula. Il eut lieu dans le temple. On ne pouvait y faire tenir tous les phalangistes. Les konsyli prirent place autour de la salle. Maéri muni de son épée en bois fit face au roi dragon. Il connaissait la règle. Face à lui le prince dixième portant le masque du roi dragon avait ses deux épées en main. De chaque côté quatre hommes portant une seule épée, symbolisaient les griffes du roi dragon. Derrière, quatre archers, aux flèches enflammées, se tenaient prêts pour mimer le souffle brûlant. Maéri ne voyait aucun des visages. Le prince portait le grand masque, avec la collerette déployée aux yeux brillants, les autres portaient de petits masques de bois creusé. S'ils les rendaient méconnaissables, ils gênaient la vue. Maéri savait que la seule manière de sauver son honneur était de mourir dignement dans ce combat inégal. Devant lui les dix épées de métal et les flèches enflammées symbolisaient la puissance du roi dragon. Son épée de bois et son petit bouclier rond rappelaient la faiblesse de l’homme. Il regarda Mitsiqui qui tenait encore haut le fanion du signal. Quand il abaisserait son bras, la mort se mettrait en marche. Il avala sa salive, inspira profondément et se rua avant que le tissu ne touche terre. La patte droite du roi dragon se déploya. Il évita les épées, para presque tous les coups. Son sang coula mais trop près de son adversaire, il l’empêchait d’utiliser le feu. Quand la gueule aux dents acérées et aux yeux brillants se rapprocha trop, il fit un roulé-boulé. Une flèche l’atteignit au flanc, provoquant une cuisante douleur. Il continua son mouvement vers la patte gauche. Son sang coulait sur la terre. Parant du bouclier, les quatre griffes de métal, il blessa un des doigts du roi dragon qui se replia. Les trois autres n’en furent que plus agressifs. À la lueur des torches, les konsyli regardaient le combat. Ils avaient hurlé leur fierté quand il avait blessé le roi dragon. Ils hurlèrent encore quand il blessa encore le roi dragon. Ils le virent se reculer un peu pour repartir au combat. Ses plaies se multipliaient. Malgré plusieurs flèches qui le brûlaient, il repartit à l’assaut une fois, deux fois, trois fois, la dernière fois à genoux. Les crocs acérés explosèrent son bouclier et reculèrent juste le temps que quatre flèches le transpercent. Maéri, la poitrine en feu, leva une dernière fois son épée de bois. Les crocs acérés s’abattirent à nouveau. Il y eut un instant d’immobilité et de silence, pendant que le sang s’écoulait emportant la vie du combattant. Puis vint le cri de victoire du roi dragon poussé par les gorges des porteurs de masque hormis les deux blessés qui avaient mis genoux à terre.

dimanche 8 avril 2012


Le vent les fouetta quand ils arrivèrent au col de l'homme mort. La neige ne tombait pas mais ils sentaient qu'elle arrivait. Quiloma regardait le chemin qui partait vers son pays. Les nuages qui se précipitaient sous l'effet du vent étaient porteurs des grandes tempêtes. La mission allait devenir problématique. Ses souvenirs de blizzards remontèrent à son esprit. Sa phalange avait été prise dans une de ses tempêtes fréquentes en cette période de l'année. Ils avaient dû leur salut, à leur cohésion et à la capacité de construire un abri malgré le vent et les précipitations. Cela avait duré plusieurs jours. Simple chef de quart, il avait ramené son groupe entier. Il n'avait eu qu'un blessé sérieux qui avait perdu ses pieds par le froid. Jorohery arriva à sa hauteur. Il regarda aussi les lourds nuages noirs. Sans un mot, il fit un tour sur lui-même semblant scruter les lointains.
- Par là ! dit-il en désignant le versant le plus exposé.
Quiloma fit la grimace mais ne dit rien. Les dix hommes suivirent sans un mot. La végétation était quasi inexistante. Le vent arrivait par rafale, déstabilisant la glisse. Seul Jorohery ne semblait pas concerné. Il avançait droit comme un jeune sapin pendant que ceux qui le suivaient luttaient contre les coups de vents latéraux. La neige se mit à tomber. La lumière déjà pauvre, diminua encore. Quiloma bénéficiait un peu de la protection qui entourait Jorohery. Celui-ci semblait être dans une bulle autour de laquelle les éléments passaient sans le toucher. Quiloma sentait ses hommes souffrir derrière. La paroi était raide et le vent fort. Mais on était en chasse, il fallait serrer les dents.
Quand ils firent une pause derrière le maigre abri d'un bouquet de sapin, Quiloma vit qu'il manquait un homme. Jorohery regardait toujours vers la combe plus bas.
- Ne traînons pas, Prince Neuvième, je sens le crammplac par là.
- Un homme est tombé en traversant l'à-pic.
- Il en reste neuf et tu as choisi les meilleurs. Alors continuons, dit-il en repartant.
Quiloma regarda ses hommes essoufflés qui, penchés sur leurs lances-bâtons, reprenaient leur respiration. Il vit briller dans leurs yeux des éclairs de haine.
La course reprit. Jorohery en tête semblait encore voler sur la neige. Derrière Quiloma et ses neuf hommes luttaient contre un vent et un grésil devenus violents. Plus haut, hors de leurs vues limitées par les lunettes de protection en bois, un regard rouge au-dessus d'un museau noir les observait. RRling envoya son dernier message mental à Stamscoia quand la lumière baissa. La nuit allait être rude et le lendemain serait pire. Son instinct ne se trompait jamais. Il fallait protéger la meute. Elle connaissait, pas loin, une grotte qui serait parfaite. Elle avait fait ce que celui qui n'a pas son nom avait demandé, Stamscoia saurait ce qu'il avait à faire.
La lumière était trop basse. Jorohery le savait mais avait continué. Quand enfin il consentit à s'arrêter, le vent hurlait, les fines particules de glace fouettaient tout. Heureusement, il y avait un abri rocheux qui pouvait les protéger du vent et de la neige. Ils n'étaient plus que sept. Quiloma interrogea ses hommes pendant qu'ils préparaient le feu et le manger. S'ils avaient vu la chute du premier homme, la visibilité était tellement faible que personne ne savait ce qu'étaient devenus les deux autres. Quiloma était sombre, très sombre. Jorohery toujours aussi impénétrable, mangeait sans un mot. Dehors le vent hurlait.
La nuit passa. Quiloma dormit peu et mal. Quand il ouvrait les yeux, à la lueur de la braise du feu, il voyait Jorohery dormant assis, la neige volant au-dessus de la paroi rocheuse et l'homme de garde debout enveloppé dans des fourrures. Quand la lumière revint, il neigeait toujours, le vent soufflait peut-être un peu moins fort.
Jorohery était prêt à partir. Les autres avaient les yeux las de ceux qui ont mal dormi et qui restent fatigués.
- Nous rentrons dans le territoire du crammplac. Préparez-vous au combat !
Jorohery poussa sur ses bâtons. Il avait à peine fait dix pas qu'il disparaissait derrière les vagues de neige qui se jetaient sur la montagne. Quiloma partit à son tour, examinant le sol pour ne pas perdre les traces du Bras du Prince Majeur. Dans sa tête les pensées se mélangeaient. Il pensait aux deux hommes manquants. Ils avaient pu se perdre. C'est ce qu'il espérait. Entraînés et approvisionnés, ils pourraient rentrer à la fin de la tempête. L'autre n'avait pas eu de chance. Le suivant l'avait vu tomber dans la pente raide et sans obstacle. La visibilité médiocre n'avait pas permis de savoir ce qu'il lui était advenu. Puis ses pensées se tournèrent vers Jorohery. Cet homme était incroyable, dur et inflexible, aux pouvoirs qu'on disait immenses, il ne respectait pas grand chose. Quiloma pensa qu'il était trop présomptueux et que cela les perdrait. Avec une telle météo, ils auraient dû renoncer. Au lieu de cela, ils venaient d'entrer dans le territoire de chasse du crammplac poilu. Il lui semblait bien loin de ses territoires habituels. Peut-être était-ce une bête rejetée par sa horde? Même seul, c'était un gibier très dangereux. Les bourrasques de vent, de neige, de grésil ne le dérangeraient pas. Sa peau très épaisse dont on faisait des armures, son poil très chaud, et jusqu'à la membrane supplémentaire sur son œil qui le rendait insensible aux agressions faisaient de lui le prince majeur des animaux. Aller l'affronter avec sept hommes était une folie.
Jorohery sentait la présence de la bête. Il avait vu des poils sur un arbre et des traces de griffes sur un rocher mais il ressentait sa puissance qui imprégnait l'atmosphère. Il approchait de son repaire, il le sentait.
Pourtant la première attaque les prit par surprise. Dans un passage délicat, les hommes s'étaient réalignés pour passer sur la corniche. Au-dessus une falaise d'une dizaine de hauteur d'homme et en dessous une autre barre rocheuse. La visibilité toujours médiocre avait dicté sa loi. Les hommes restaient assez près les uns des autres. C'est ce qui avait permis au crammplac d'attaquer avec autant de réussite. Il avait fait un bond entre le dernier et l'avant dernier. Fatigué par la matinée de marche forcée, le guerrier avait eu un instant de retard qui lui avait été fatal. D'un coup de patte le crammplac lui avait ouvert le ventre et le thorax. Puis il s'était retourné vers le précédent et lui avait cassé les reins pendant que l'homme essayait d'utiliser ses lances qui avaient été empoisonnées.
Quiloma contemplait les dégâts. Il était plus touché qu'il ne voulait le montrer. Celui qui était mort était un des anciens de la phalange. Il était là quand jeune prince dixième, il avait pris son commandement. Il avait participé à toutes les actions, toutes les campagnes et là, loin de chez lui, un crammplac l'avait éventré. L'autre était paralysé. Le coup de patte lui avait cassé la colonne trop haut pour qu'il puisse vivre, trop bas pour le tuer tout de suite. Quiloma était devant un dilemme que Jorohery trancha.
- On le laisse là. Le froid s'en chargera. Nous allons aller le venger.
Reprenant ses lances empoisonnées, il reprit sa progression. Quiloma arrangea l'homme du mieux qu'il pu et repartit derrière ses hommes. La neige et le vent avaient diminué. L'homme ne disait rien. Il connaissait la loi. Quiloma espéra que le froid lui rendrait la fin plus douce.
La progression était devenue prudente. La visibilité s'améliorait. Les cinq hommes restant scrutaient avec attention avant de s'avancer. Seul Jorohery continuait comme si rien n'était arrivé. Il s'éloignait.
Une zone boisée s'étendait devant eux. Ils virent Jorohery s'y enfoncer et le perdirent de vue. Positionnés en étoile, les phalangistes atteignirent le bois sans encombre. Sous les résineux, il faisait presque nuit mais on y était à l'abri du vent et de la neige. Quiloma les fit stopper un moment, le temps de s'accoutumer à la luminosité. Au sol, la couche de neige était mince, voire inexistante. Quiloma donna l'ordre de déchausser. Deux par deux, ils accrochèrent les planches sur les sacs à dos, les quatre autres restant en protection. Brusquement, il y eut un grand bruit de branches cassées vers l'amont. Toutes les lances se pointèrent dans cette direction. Le bruit se déplaça rapidement dans la direction suivie par Jorohery. Quiloma fit mettre ses hommes au petit trot. Ils suivaient la trace de planches qui était le seul lien avec Jorohery. On entendit de grands bruits de bois qui cassent. Il y eut un hurlement, puis le silence. Toujours trottinant, ils arrivèrent sur un promontoire. Des arbres avaient été cassés tout autour. Par terre s'effaçant déjà sous la neige qui se déposait là, du sang frais témoignait de la violence. Quiloma s'avança en suivant les traces qui allaient vers le bord du précipice. Il avait d'un signe immobilisé ses hommes à la lisière du bois.
Sur la plateforme, la neige était remuée, des morceaux de bois brisés, et des traces de lutte se succédaient dessinant un chemin qui allait vers le rebord. Quiloma avança avec prudence, les lances en avant. Un crammplac pouvait monter une paroi à pic. Il fallait se méfier. Un pas, puis un autre le rapprochèrent du bord. Une bourrasque le déstabilisa. Il fit trois pas en arrière, et reprit sa progression. Plus il approchait du précipice, plus la neige avait été remuée. Le vent avait heureusement nettement faibli à cet endroit. Les traces larges des pattes du crammplac étaient évidentes. Il avait attaqué là détruisant toutes les jeunes pousses. Sous un morceau de tronc, il vit un fragment de planche à glisser. Jorohery était invisible. Redoutant de le voir en contrebas, Quiloma se prépara au pire. Il était à un pas du bord quand il eut un sentiment de danger. Il s'immobilisa pointa une lance en avant, de l'autre main, il envoya l'ordre de se rapprocher. Ses cinq guerriers se ruèrent en avant les lances prêtes. Quiloma vit le projectile arriver. Il l'embrocha de sa lance droite et vit avec horreur que c'était un bras humain. Au majeur, il reconnut l'anneau de Jorohery. Il n'eut pas plus de temps, l'énorme bête venait de surgir. Sa lance droite inutilisable, il pointa la gauche. Le crammplac la détruisit d'un seul coup de patte. Les cinq hommes chargèrent, sachant leurs lances trop légères au lancer pour pénétrer la fourrure d'hiver d'un crammplac poilu. Le crammplac avant de fuir avait lacéré le thorax de Quiloma. La dernière vision qu'ils eurent, c'est le sang jaillissant des blessures de leur prince et une croupe blanche plongeant dans le précipice. Deux hommes s'arrêtèrent près du prince pendant que les trois autres atteignaient le bord. En regardant plus bas, ils perdirent espoir pour Jorohery. La pente était presque verticale, faite de rochers. Seul un crammplac pouvait trouver des prises là-dessus.
Celui qui portait un gant à majeur cerclé de rouge prit la parole :
- Le prince est vivant. Jorohery doit être mort. La chasse est finie. Il faut le ramener au village.
- Le crammplac ne va pas nous lâcher !
- Tu as raison, Zothom. Il faut qu'on dégage rapidement. Préparez une civière.
- A tes ordres, konsyli.
- Vous trois surveillez !
- Bien konsyli !
Le konsyli et Zothom préparèrent des perches et firent une civière. Les trois autres tournaient autour, les lances pointées, prêts au combat. Mais il n'y eut pas d'alerte. La neige têtue, continuait à tomber, par contre le vent perdait de sa force.
Rapidement ils installèrent le prince inconscient. Ils le calèrent avec leurs sacs et leurs planches de glisse, le couvrirent pour éviter qu'il n'ait trop froid. Le konsyli comme tous les chefs de quatre, avait des connaissances dans les soins de plaies diverses et guerrières. Il avait fait des pansements, espérant que cela suffirait à ce qu'il ne meure pas. Ancien de la phalange, il avait eu la fierté de la voir se hisser au titre envié de meilleure phalange du royaume, grâce au prince Quiloma. Il ne pouvait envisager sa mort.
Ils prirent le chemin du retour. Deux hommes s'occupaient de la civière pendant que les trois autres surveillaient. Les cinq hommes n'étaient plus qu'une volonté : sauver le prince. Dans cet état, ils ignoreraient fatigue, faim, douleur pour atteindre le but. Malgré la neige, le vent, les pentes, le danger, ils courraient.
De pas très loin le crammplac les observait. Ceux-là ne lui causeraient plus d'ennuis. Kylstatstat lui avait dit, quand ils s'étaient séparés, de blesser cet homme-là pour en finir avec les autres. Il lui avait dit aussi de tuer l'homme qui serait en tête. Les esprits ne l'aimaient pas. Il était une des incarnations du mal. Stamscoia avait tenté de le tuer. Il l'avait désarmé, avait pu lui arracher l'avant-bras qui portait l'anneau, mais l'homme avait roulé en bas de la falaise. Le temps qu'il s'occupe des restants et qu'il redescende la pente, l'homme avait disparu. Vu la neige et le vent au fond de cette gorge, le crammplac avait laissé tomber. S'il n'était pas mort dans la chute, il allait mourir dans cette combe tué par le froid. Stamscoia avait abandonné ses recherches. Le principal était de protéger Kyllstatstat.

mercredi 4 avril 2012


Kyll regardait le ciel.
- Le vent a tourné. On va avoir une visite d'un enfant de Sioultac. A-t-on assez de provisions?
- Si on se rationne, on doit pouvoir tenir, répondit Rhinaphytia.
- Ne crains rien, Kyllstatstat. Je suis capable de chasser quelle que soit la tempête, pensa Stamscoia.
- Il faut qu'on se protège et qu'on rentre du bois pour ne pas mourir de froid, ajouta Kyll. Je sens de la neige, beaucoup de neige.
Joignant le geste à la parole Kyll se dirigea vers l'entrée de la grotte de la médiation.
- Kyllstatstat, il faut que je te parle.
- Commencez sans moi, dit-il aux trois autres, j'arrive.
Se rapprochant du crammplac, il demanda :
- Qu'est-ce qui se passe?
- Les hommes que tu nommes des extérieurs, viennent de se mettre en chasse pour me tuer. C'est RRling aux yeux rouges qui me prévient.
- Elle ne peut pas t'aider?
- Elle va me tenir au courant de leurs déplacements jusqu'à ce que le souffle de Sioultac l'en empêche.
Elle ne peut pas intervenir, ils possèdent un bâton de force rouge. C'est à moi de régler ce problème.
- Un bâton de force rouge ! Qu'est-ce que c'est?
- C'est vrai que tu ne sais rien Kyllstatstat. Notre monde est venu pénétrer le tien sans prévenir. Il y a beaucoup de choses que tu ne connais pas. Je ne peux tout te raconter car ma connaissance est limitée aux miens. Le bâton de force rouge permet aux hommes d'imposer leur loi aux loups noirs. Il vient des grands êtres et un seul fragment du bâton permet d'avoir le pouvoir sur les meutes.
- Ils ne peuvent pas désobéir?
- Le bâton a été cassé et actuellement seuls persistent des fragments qui manquent de puissance. Dès qu'il s'éloigne les loups sont libres. Si RRling essayait d'attaquer ces hommes, elle serait défaite.
- D'où vient ce bâton?
- Je ne connais pas les légendes des hommes. Les miens savent que les grands êtres ont la puissance et savent l'utiliser. Quand arrive un grand être nous nous soumettons, comme tous se soumettent. Parfois, ils enferment leur pouvoir dans des objets et les donnent à leurs enfants. Tel fut le bâton. Ne vous éloignez pas de la grotte. Je vais chasser pour vous et j'irai me battre avec ces hommes.
- Veux-tu que j'interroge les esprits pour toi?
- Si tel est ton pouvoir alors je veux bien. Tu me diras à mon retour de la chasse.
Kyll sortit rejoindre ses amis affairés à ramener du bois. Il regarda partir le crammplac, toujours étonné de la grâce qui émanait du moindre mouvement de ce gros animal.