Le surlendemain Quiloma était toujours
vivant. Meaqui avait convoqué Qunienka et les survivants du groupe
de chasse. Qunienka n'avait pas apprécié. Il aurait préféré
entendre son supérieur donner sa version. Sans l'autorité de.son
prince pour le protéger, il ne pouvait qu'obéir. Les hommes avaient
dormi un jour entier. Il avait été attentif à ce qu'ils soient
bien nourris. Il ne pouvait faire mieux pour eux. Ils se retrouvaient
dans la grande pièce devant les deux princes. Le mot enquête
n'avait pas été prononcé. Pourtant tout le monde y pensait. Le
bilan était lourd... Cinq soldats n'étaient pas rentrés, un prince
neuvième était entre la vie et la mort mais le plus grave était
d'être sans nouvelle de Jorohery. Ni Méaqui, ni Qualimpo ne
voulaient endosser la responsabilité de sa disparition. Les deux
princes étaient assis le dos à un des murs, sur une des banquettes
qui surplombaient un peu la salle. Qunienka se tenait debout à deux
pas devant eux. Il regardait vers le centre de la pièce où étaient
les cinq soldats. Ils avaient pris la position rituelle de la
présentation. Un genou à terre, les deux poings fermés posés sur
le sol, bras tendus, ils baissaient la tête en signe de soumission
et de déférence. Qunienka sentit la colère monter en lui. Ce salut
n'avait pas lieu d'être. Ils n'étaient que princes dixièmes et eux
soldats d'un prince neuvième. Ils ne respectaient pas les
convenances. Il se tut pourtant. Il ne voulait pas tenter l'épreuve
de force. C'est Qualimpo qui avait exigé le salut complet. Méaqui
aurait accepté le salut simple.
Dans la voix du konsyli survivant,
Qunienka entendit vibrer la colère. Il pensa que la même colère
les unissait face à ce qui était un manque de respect envers
Quiloma. Voilà encore un fait qui n'allait pas rendre simple la
cohabitation des phalanges. Il se concentra sur le récit que
celui-ci faisait.
-... Nous sommes arrivés dans le bois
sombre, mais le Bras du Prince Majeur avait disparu. Nous ne pouvions
continuer sur nos planches. Le Prince Neuvième nous les a fait ôter.
C'est alors qu'est arrivé un grand chambardement de branches et de
troncs. J'ai su que le crammplac poilu arrivait. Il nous a dépassés
sans s'arrêter. Nous avons couru alors que déjà les bruits de
lutte se faisaient entendre devant nous. A notre arrivée sur la
plateforme, le Bras du Prince Majeur avait disparu. Le Prince
Neuvième s'est approché du précipice et c'est là qu'il a subi
l'attaque du crammplac poilu. Il a pu éviter le pire mais il a perdu
connaissance. J'ai vu où était tombé le Bras du Prince Majeur. Nul
ne peut survivre à une chute de cette hauteur et il avait perdu un
bras. Nous avons décidé de sauver le prince. J'ai fait les
pansements et nous avons préparé la civière.
- Vous n'avez rien fait pour savoir où
était le Bras du Prince Majeur ! aboya Qualimpo. C'est
impardonnable. Vous auriez dû essayer de descendre pour le
retrouver.
Le Konsyli garda le silence. Qunienka
vint à son aide.
- Prince Qualimpo, vous avez raison. La
topographie est la responsable. Le konsyli et son groupe n'étaient
pas équipés pour l'escalade. Maintenant que la tempête s'est tue,
je soumets à votre sagacité ma suggestion : qu'une demi-phalange
parte avec ce konsyli pour retrouver l'endroit et entreprendre les
recherches. Bien équipée, elle aura les résultats souhaités.
Qualimpo le fusilla du regard. Il
allait répondre quand Méaqui prit la parole de sa voix de basse:
- Merci Qunienka de ta suggestion, mais
avant tout j'aimerais entendre la fin du récit de ton konsyli.
Comment ont-ils survécu avec un blessé grave, aussi peu de vivres
et un temps de tempête ?
- Prince Méaqui, nous avons cru mourir
plusieurs fois. La première fut à la sortie du bois sombre. Il y a
là une traversée étroite en pleine pente. Nous n'avions qu'un but
courir le plus vite pour sauver le prince.
Eéri ouvrait la route, Zothom suivait.
Je suivais tirant la civière. Mlaqui poussait. Ivoho surveillait nos
arrières. Le vent nous a déstabilisés. Nous sommes tombés. Eéri
nous a sauvés. Il a eu le temps de bloquer la corde qui nous reliait
sur une souche. Zothom a freiné sa chute quand la corde l’a tiré
en arrière. Sur cette neige glacée, nos planches ne tenaient pas.
Cela nous a pris des heures pour déchausser et remonter les quelques
pas qui nous séparaient de Eéri. Quand nous avons pu nous regrouper
la nuit tombait. Le froid devenait plus intense. J’avais gardé
souvenance de notre chemin. Avant qu’il ne fasse tout à fait nuit,
j’avais repéré la direction des rochers. Nous les avons atteints
à la troisième veille. C’est à tâtons que nous avons retrouvé
l’endroit où nous avions bivouaqué. Nous nous sommes posés là.
Le vent et le grésil continuaient à tout balayer. Notre abri était
précaire. J’espérais pouvoir repartir le lendemain. Nous avons
installé le prince et c’est à ce moment que j’ai constaté la
disparition de Zothom. Nous avons fait le compte des vivres. L’espoir
nous a quittés. Même en nous rationnant sévèrement, nous n’avions
plus assez pour faire face à la tempête. Lors de notre chute, les
paquetages étaient tombés de la civière. J’ai fait coucher les
hommes sur le prince pour le réchauffer. A l’aide des deux
dernières capes qui nous restaient, Eéri et moi avons fait une
cloison contre le vent.
J’ai supplié le Roi Dragon de nous
venir en aide. Sans feu, sans vivre, avec quatre hommes pour toute
escorte, un prince neuvième allait mourir. J’ai fait le serment de
donner ma vie au Roi Dragon selon le grand rite s’il nous venait en
aide.
- Tu sais à quoi tu t’es engagé,
Konsyli ? demanda Qualimpo.
- Oui, Prince ! Je donnerai ma vie
pour nourrir le Roi Dragon quand il se manifestera. Ce sera un
honneur pour moi et les miens.
- Et quelle fut sa réponse ?
- Zothom est revenu. Il avait trouvé
la dépouille de notre camarade mort. Il a récupéré son bardât et
il nous a pistés.
- Dans la tempête ? Tu te moques
de moi ? s’emporta Qualimpo.
- Non, Prince ! intervint Zothom.
J’ai ce don de pisteur. Ma famille vient des terres hostiles du
grand froid. Nous savons. Le Prince Quiloma m’a choisi parce que
j’étais le meilleur de mon groupe.
- Tu oses me répondre sans que je
t’interroge ! Tu mérites une punition. Je te ferai fouetter
pour ton insolence !
- Permettez-moi d’intervenir, Prince
Qualimpo, intervint Qunienka. Seul notre Prince peut prendre cette
décision. Tant qu’il est vivant, il est le maître de nos vies.
- Il a raison Qualimpo, renchérit
Méaqui. La loi est claire. Un prince de phalange est maître dans sa
phalange. Seul un prince de rang plus haut peut intervenir. Quiloma
est prince neuvième, ne l’oublie pas.
Qualimpo fit silence. La couleur
pourpre de son visage rond parlait pour lui.
- Continue ton récit, Konsyli.
- Oui, Prince Méaqui. Zothom a ramené
des vivres mais peu, des vêtements et de quoi faire du feu. Nous
avions laissé des pierres à feu lors de notre passage. Nous les
avons utilisées. Un jour passa, puis un deuxième sans que cessent
les hurlements du vent de tempête. Au troisième jour, le roi Dragon
nous a, une nouvelle fois, favorisés. Un troupeau de ses bêtes que
les locaux nomment clachs, fuyant devant le crammplac poilu est passé
au-dessus de nous. Nous avons senti la terre trembler à leur
passage. La panique courait avec eux. Une bête est tombée de la
falaise et s’est rompu le cou à quelques pas de notre abri, puis
une deuxième s’est écrasée sur le rocher qui nous protégeait du
vent. Le crammplac l’avait éventrée.
- Il n’est pas descendu récupérer
sa proie ? demanda Qunienka.
- Non, c’est pour cela que j’y ai
vu l’action du Roi Dragon. Nous avons profité de leur chaleur en
les traînant dans notre abri. Ivoho les a dépecées et a enveloppé
le prince dans les dépouilles chaudes. Le lendemain le vent a
faibli. La neige tombait toujours mais Zothom et Eéri se sont
relayés pour aller chercher du bois. Dans le sac que Zothom a
retrouvé, il y avait des herbes pour les blessés. Elles ont permis
au Prince de tenir. Une journée a passé. J’ai donné mission à
Zothom de partir en éclaireur vers le village. Il a découvert une
grotte mieux abritée et plus chaude. Nous avons mis une journée à
l’atteindre avec la civière. Dans le ventre de la terre, silence
et douceur régnaient. Le Prince fut installé, le mieux possible.
C’est dans cet abri que nous sommes restés jusqu’à la fin de la
tempête.
- Ton récit fera un beau chant, dit
Méaqui. Je pense comme toi que le Roi Dragon a été favorable à
Quiloma. D’ailleurs ne continue-t-il pas en lui fournissant le plus
joli des marabouts que j’aie jamais rencontré ?
Un sourire apparut sur tous les
visages, même sur celui de Qualimpo. Il se leva pour prendre la
parole quand un de ses soldats entra dans la salle en disant :
- Celui qui est la Voix du Prince vient
vous parler.
Il avait à peine fini de parler que le
messager au col rouge pénétra dans la salle.
Les deux princes se levèrent. Méaqui
fit un signe, tous sortirent sauf Qualimpo et Qunienka. Quand ils
furent seuls avec le messager, ils firent le salut au Prince Majeur.
Qunienka mit genou à terre pendant que Méaqui et Qualimpo mettaient
leurs poings fermés à hauteur de poitrine.
- Ainsi parle le Prince par sa Voix que
je porte.
Il s'interrompit perplexe, regarda
autour de lui.
- Où est le Bras du Prince?
- Nous ne savons pas. Il est parti
chasser les ennemis du Prince avec un groupe de la phalange de
Quiloma et n'est pas rentré.
- Où est le prince neuvième?
- Il a été ramené mourant. Une
marabout le soigne.
Le messager croisa les bras sur la
poitrine. Le silence se prolongea. Il avait fermé les yeux, semblant
regarder à l'intérieur de lui. Personne n'osait faire un geste.
Seul la Voix du Prince pouvait reprendre la parole.
- Qui est le guerrier ?
Méaqui prit la parole :
- Il s'agit de Qunienka, second du
Prince Neuvième.
De nouveau le silence s'installa. Le
messager semblait écouter en lui.
- Moi, porteur de la Voix du Prince,
j'ai à vous transmettre ce nouveau message. Le malheur est sur nous.
Que mes princes valides et mes guerriers viennent jusqu'à moi pour
m'aider dans la guerre qui est mienne. Apportez-moi l'Anneau s'il est
retrouvé sans attendre. Grande est mon impatience. Que le prince
neuvième reste avec ses troupes. Sa mission est de retrouver mon
Bras dont je connais la force et la fidélité. Quand sa mission sera
remplie qu'il vienne à moi. Telle est ma Parole, telle est ma
Volonté.
Les deux princes et Qunienka dirent
d'une même voix :
- Tels seront nos actes !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire